Monnoyer (p. 69-86).

Bois.

Tout le centre de la Guadeloupe proprement dite est rempli de montagnes inhabitées parce qu’elles sont inhabitables. Ces montagnes et tous leurs environs sont couvertes de grands bois aussi vieux, pour ainsi dire, que le terrain qui les porte.

Ces bois ne ressemblent en rien à nos forêts. Les arbres y sont beaucoup plus gros ; beaucoup plus élevés, beaucoup plus serrés. Dans certains endroits, ils forment des massifs tout à fait impénétrables ; leurs sommets se touchent, s’entrelacent et forment un voile épais que les rayons des plus beaux jours ne peuvent pénétrer. De grosses et fortes lianes qui montent, en formant des spirales, autour du tronc, lient si bien ces sommets réunis, qu’elles traversent dans tous les sens, que la hache du bûcheron couperait le pied d’un de ces arbres qu’il ne tomberait pas. Ces lianes redescendent souvent du sommet des arbres jusqu’à terre. J’en ai vu quelquefois qui étaient sèches ; je prenais plaisir à les frapper avec ma canne ; elles tombaient comme une pluie, en myriades de petits fragments et faisaient entendre mille éclats qui se prolongeaient dans tous les détours.

Sous l’ombre de ces grands végétaux croissent des arbrisseaux différents chargés d’aiguillons qui rendent le passage bien difficile, et souvent impossible ; et ce n’est qu’un coutelas à la main qu’on peut s’y ouvrir des sentiers. Ceux mêmes que les chasseurs y ont pratiqués se recouvrent et disparaissent, promptement s’ils n’ont pas soin, de temps à autre, de les rouvrir, tant la végétation y est active.

Dans les bois qui recouvrent les montagnes ou tout plan incliné, on n’aperçoit pas la terre. Les racines des plantes, qui se croisent en cent façons, y sont entièrement à découvert, effet des grandes pluies qui entraînent le terreau dans les fonds. Rien de plus difficile que de marcher sur ces racines quand elles sont mouillées ; on glisse à chaque pas ; heureux quand on peut se soutenir ! Je me rappelle, surtout, un voyage que j’y fis dans un jour pluvieux : sans être plus maladroit qu’un autre, je tombai plusieurs fois, et je revins non sans quelques contusions et le visage et les mains tout écorchés.

Des bronches énormes séparées de leur tronc, des arbres tout mutilés, ou entièrement renversés, feraient croire que, comme les nôtres, on exploite ces forêts. Ce ne sont pourtant que les effets de ces ouragans fougueux qui ne ravagent que trop souvent ces riches et belles contrées.

Ces bois n’appartiennent à personne, ou plutôt appartiennent à tout le monde. Chacun y a un droit égal. On y éprouve un sentiment de liberté qu’on n’éprouve point ailleurs. Là, seul avec la nature, on se croit transporté aux premiers âges du monde, où l’homme, sans faste, sans orgueil, sujet seulement à la loi éternelle, coulait en paix des jours purs et tranquilles.

Je ne ferai point l’énumération des diverses espèces d’arbres qui croissent dans ces bois. J’en nommerai seulement quelques-uns qu’un fréquent usage a rendus célèbres. On y trouve donc :

Le gommier, grand et gros arbre à bois résineux dont on fait les pirogues, et bien connu, sans doute, des Caraïbes.

L’acomat franc et l’acomat boucan, dont le bois, très-dur, incorruptible, est d’un grand usage dans les constructions. On s’en sert principalement pour les moulins à sucre.

Le pistolet, bois très-compacte, susceptible d’un beau poli ; on en fait des meubles.

Le bois rouge, d’un tissu très-serré, d’un rouge foncé, prenant un très-beau poli. Il sert également à le fabrication des meubles.

Le bois vert, très-compacte, incorruptible, d’un vert clair ; sa piqûre occasionne le tétanos, ensuite la mort, si l’on ne reçoit de très-prompts secours.

Le bois gris, de construction.

Le cypre, de construction, brun, répandant, quand on le travaille, une odeur agréable de gingembre qui excite les larmes. Il est une variété de celui-ci qu’on appelle cypre blanc, moins estimé et dont l’odeur est tout à fait désagréable.

Le bois d’ail, de construction, ainsi nommé parce qu’il exhale, quand on le coupe, une odeur ailliacée.

Le brésillet, dont le bois, très-lourd, jaunâtre, d’un tissu serré, sert à faire des chaises.

Le bois jaune, de construction, incorruptible, très-dur,

Le caconier, de construction, très-dur, rougeâtre.

Le bois côtelet, de construction, grisâtre, très-dur.

Le bois de fer, noir, très-dur, incorruptible, de construction, répandant, quand on le brûle, une agréable odeur.

Le baraqua, bois de construction dont on fait aussi des chaises et autres meubles. Son fruit, qui ressemble à une pomme, a la vertu singulière d’enivrer ou d’endormir le poisson. C’est un des moyens dont les nègres se servent pour pêcher ; ils en sèment des morceaux dans les rivières et les étangs, et les poissons qui en mangent viennent flotter, comme s’ils étaient morts, à la surface de l’eau.

Le citronnier rouge, à petits fruits rouges, et le citronnier noir, à petits fruits noirs, tous deux bois de construction. Les ramiers semblent faire leurs délices de leurs fruits.

Bois diable, de construction, très-réfractaire.

L’acajou à meubles, tout différent de l’acajou à fruits, et dont on fait des meubles. Il est bien loin d’égaler en beauté celui de Saint-Domingue. Beaucoup plus poreux, il n’est point susceptible, à beaucoup près, d’un aussi beau poli ; et puis sa couleur rouge pâle ne se peut point comparer à celle du Saint-Domingue.

Le bois de rose, employé avec tant de succès dans l’ébénisterie.

Bois-dou-caca, de construction, dur, répandant, lorsqu’on le travaille, la fétide et rebutante odeur des excréments humains ; cette odeur est si forte qu’elle attire, sur ceux dont les vêtements en sont imprégnés, les mouches des environs.

Le coubaril, bois très-dur, prenant un très-beau poli, d’une belle couleur marron et dont on fait toutes sortes de meubles.

Le savonnier, dont les baies, ramollies et macérées dans l’eau, forment un bon savon qui mousse presqu’autant que le savon ordinaire ; j’ai eu la curiosité de m’en servir pour ma barbe, et j’en ai été fort content.

Le fromager, d’une grosseur extraordinaire ; j’en ai mesuré un qui avait deux mètres trois décimètres de diamètre. Il en est un aux Trois-Rivières, sur le bord du chemin et devant l’habitation de M. Venture, se disant de Paradis, qui offre presque cette dimension ; je ne l’ai cependant pas mesuré. Cet arbre superbe porte un fruit allongé dont le plus grand diamètre varie de quatre à cinq pouces, et rempli d’un beau coton soyeux, d’un gris jaunâtre, dont on fait des oreillers.

Ces bois offrent de grandes richesses aux botanistes. La classe des cryptogames y est surtout très-nombreuse. On y voit des fougères et des mousses d’une rare beauté. Presque tous les arbres portent des plantes parasites de diverses espèces. Les nègres appellent ces plantes grands mouchés (grands messieurs), parce qu’elles vivent aux dépens des autres : ils se connaissent en parasites !

On n’entend point dans ces bois, comme dans nos forêts, le concert ravissant de mille oiseaux divers qui célèbrent leurs tendres amours. Le silence de ces lieux n’est interrompu que par le cri sauvage de quelques espèces dont je parlerai plus loin. Il n’y a point d’oiseaux chanteurs dans la colonie.

Dans les bois qui se trouvent entre la Soufrière et la Grande-Citerne, que je ferai connaître ailleurs, aussi bien que dans ceux qui sont situés au nord du volcan, on voit çà et là de petites fumerolles qui exhalent une fumée assez abondante. On connaît dans toute l’étendue des bois plus de quatre-vingts sources thermales, et comme la plupart de ces sources donnent naissance à des torrents, je parlerai des principales à l’article des rivières.

Les animaux qu’on trouve le plus souvent dans les bois, sont :

Parmi les mammifères :

Le rat à dos noir, le rat à dos gris, le rat d’eau, l’agouti.

L’agouti vit de graines de palétuvier jaune, de fruits d’icaque, de graines de pistolet, de racines de manioc, de patates, de bananes ; les heures de ses repas semblent être réglées : c’est ordinairement entre six et sept heures du matin et entre quatre et cinq heures du soir qu’on le voit manger. C’est une observation que les chasseurs ont faite. Il habite les arbres creux, y fait son nid avec des fouilles sèches, et a ordinairement quatre à cinq petits à la fois. On le chasse au fusil, avec des pièges, ou au chien courant. Comme entre ses repas il ne s’écarte guère de son trou, le chasseur veille dans le voisinage du lieu d’où son chien l’a fait lever. Après avoir fait faire, à l’ennemi qui le poursuit mille et mille détours pour lui donner le change, l’agouti revient enfin à son trou, et le chasseur lui lâche son coup de fusil. Quelquefois, poursuivi de trop près par le chien, il monte se cacher dans le creux d’un autre arbre, et, pour l’en déloger, une légère fumigation faite avec un peu de paille, de papier, ou de toute autre chose, est le seul moyen que le chasseur emploie.

On y trouve aussi l’anolis et le mabouïa.

Parmi les oiseaux :

Le coucou-manioc, le sucrier, le mangeur d’herbe, le gros-bec, le siffleur, le periche, le gligli ; quelques espèces d’oiseaux-mouches ; la tourterelle, l’ortolan, le ramier à tête blanche, le gros et le petit ramier à cou rouge, le ramier cendré, la perdrix à croissant, la perdrix rouge, la perdrix noire, la grosse grive, la grive verte, la grive à pieds jaunes, la grive trembleuse, la grive gros bec, la grive tapeuse ; celle-ci a le plumage noir, elle ne vit que de fourmis et d’insectes qui se trouvent sur les arbres ; en cela, elle diffère des autres espèces qui se nourrissent de graines. La bécasse, le crabier, le diablotin.

Ce dernier mérite une attention particulière. Je dirai sur ses mœurs ce que m’en a appris une personne digne de foi, qui les a étudiées et qui doit les connaître aussi bien que qui que ce soit, de M. Marie Michaud, habitant du Palmiste, un des plus fameux chasseurs de la colonie.

Le diablotin, espèce de pétrel, est plus gros qu’un pigeon ; son plumage est blanc sous le ventre, grisâtre partout ailleurs ; ses jambes sont courtes, ses pattes noirâtres, conformes à celles du canard ; son bec, long de deux pouces environ, est pointu à l’extrémité ; la partie supérieure, recourbée par le bout, dépasse la partie inférieure ; sa queue est courte, ses ailes très-longues ; il ne vit que de poisson ; sa chair est huileuse, coriace, mais d’un goût agréable ; les créoles l’estiment singulièrement ; il a presque le cri d’un canard sauvage.

Cet oiseau n’habite pas l’île toute l’année, et pendant le séjour qu’il y fait, il se tient dans les montagnes. À la fin du mois de septembre, il vient faire et préparer son nid ; ce travail, qui dure à peu près quinze jours, étant fini, le diablotin disparaît : on ignore où il se retire.

Ce nid ne ressemble point à celui de tout autre oiseau. C’est dans le tuf des montagnes que le diablotin le construit ; il creuse un trou, en suivant une ligne droite et horizontale, dont la profondeur varie de deux à quatre pieds ; arrivé là, il en pratique un autre qui coupe celui-ci à angle droit et auquel il donne à peu près la même longueur, et c’est au bout de cette double galerie qu’il prépare le lieu circulaire où il dépose sur quelques feuilles sèches le doux fruit de ses amours.

A, le nid. — B, C, les galeries. — C, l’entrée.

Comme l’hirondelle, cet oiseau revient chaque année au même nid ; mais, il l’abandonne ou le creuse beaucoup plus profondément, s’il vient à s’apercevoir qu’on l’ait découvert. Il en est, dans ce cas, dont la première galerie a plus de dix pieds de profondeur.

Dans les derniers jours de novembre, on le voit revenir ; c’est alors qu’il pond, et un œuf tout seul, de la grosseur de celui d’une poule. Le mâle et la femelle couvent alternativement, en sorte qu’il y en a toujours un au nid. Il couvent environ six semaines.

C’est entre sept et neuf heures du soir que les diablotins vont en compagnie à la mer plonger pour se procurer de petits poissons dont ils font leur nourriture et celle de leurs petits ; ils reviennent entre trois et cinq heures du matin, et ils ne se séparent que dans le voisinage des montagnes pour retourner à leurs nids. Ceux qui tardent trop à revenir et qui se laissent surprendre par le jour, ne peuvent regagner leurs nids : ils tombent à terre, sans doute parce que l’éclat de la lumière les aveugle.

On a constamment observé que, quand on chasse toujours dans le même lieu, le nombre de diablotins diminue chaque année à raison de ce qu’on en a tué, et que ce lieu devient enfin désert, quoique le voisinage en soit toujours également peuplé ; que si, pendant autant d’années on ne les chasse pas, leur nombre augmente chaque année dans la même proportion qu’on l’a vu diminuer, et redevient enfin à peu près le même. Ces animaux vivraient-ils en tribus ou en familles sans se mêler ? ou, après s’être partagés les montagnes, seraient-ils assez scrupuleux observateurs de leurs conventions pour ne pas envahir un terrain qui, dans l’origine, ne leur aurait point été accordé ? Quoi qu’il en soit, cet animal est bien digne de fixer l’attention des naturalistes.

Quand le père et la mère ont donné à leurs petits les soins que la nature exige, ils partent pour ne revenir qu’aux derniers jours de septembre prochain. Ils sont alors d’une maigreur extrême.

Il est une variété de diablotin qu’on appelle campin ou maupin. Il a les mêmes mœurs, pratique son nid de la même manière. Il ne diffère du diablotin qu’en ce qu’il est plus petit, qu’il vient à des époques différentes, et qu’il n’habite que les montagnes voisines de la mer, comme le groupe du Houëlmont, le morne Palmiste, le morne de la Graine-Verte. Il vient faire son nid à la Toussaint, et revient pondre à Noël.

C’est au mois de mars que les petits diablotins qu’on appelle cotons sont bons à manger, et c’est alors qu’on en commence la chasse.

Cette chasse se fait de jour et de nuit. La chasse de jour n’a rien de bien amusant, elle se fait avec des chiens qui entrent dans les trous et en rapportent les cotons morts ou vifs.

La chasse de nuit est beaucoup plus intéressante, elle se fait à la pipée ; je vais en donner une idée.

Quelques jours avant de commencer la chasse, on va dans les bois préparer un ajoupa. C’est un appentis dont un bout pose par terre, l’autre est soutenu par quelques perches situées verticalement ; cet appentis est couvert de feuilles de séguine, de balisier, de roman-bâtard, espèce de roseau qui ressemble à la canne à sucre, quelquefois de feuilles de palmiste. Sous cet ajoupa, on prépare un lit de feuillage, et c’est ordinairement des feuilles de l’orme, arbrisseau très-commun, qu’on se sert à cet effet, parce qu’elles conservent moins l’humidité que toutes autres, et que, étant petites et disposées en bouquets, elles font un lit plus élastique.

Coupe verticale de l’ajoupa.
B, C, le terrain. — A, B, l’appentis. — A, D, la perche.

Quand l’ajoupa est ainsi disposé, les chasseurs se rassemblent. J’ai dit que les diablotins sortent de leurs trous entre sept et neuf heures du soir pour aller pêcher, et qu’ils ne reviennent qu’entre trois et cinq heures du matin. C’est à ces différentes époques seulement qu’on peut chasser.

Donc, quand les diablotins commencent à se faire entendre, le chasseur s’assied, reste immobile et pipe toujours de la même manière. L’oiseau s’avance, s’abat sur lui, et vient mettre le bec dans sa bouche. Le chasseur, avec adresse et promptitude, le saisit par le cou et l’étouffe afin qu’il ne puisse crier ; car, au plus léger cri, les autres, qui le suivent, s’enfuiraient sans retour. On en prend quelquefois vingt dans une pipée, et on appelle pipée chacun des intervalles où l’on peut chasser.

Après la première pipée, c’est-à-dire après neuf heures du soir, il n’y a plus un seul diablotin dans les bois, et au cri lugubre de ces oiseaux nocturnes succède le plus profond silence. C’est alors que les plaisirs de la chasse commencent.

On fait un grand feu près de l’ajoupa, on allume des torches faites avec du bois, des feuilles et de la résine de gommier ; on prépare un festin, chacun se met à l’œuvre ; l’un plume les diablotins, l’autre fait des broches avec des rameaux de manglier ; celui-ci fait dans un coui (moitié de calebasse) une sauce piquante avec du beurre, du jus de citron, du vinaigre et du piment ; celui—là, avec un fauconot[1], espèce de vase fait avec une feuille de séguine, et qui peut contenir deux ou trois pintes, va puiser de l’eau à une source voisine, tandis qu’un autre fabrique des gobelets avec des feuilles de différentes espèces.

On dresse le souper sur le gazon ; une pièce de bœuf salé, une morue salée, bien blanche et bien épaisse, quelques bouteilles de Médoc et de Madère, quelques flacons de rhum accompagnent les diablotins. On mange, on boit, on chante, on rit. Après ce joyeux repas, on se couche sur le lit de feuillage ou l’on reste à parler auprès d’un bon feu.

À trois heures du matin, tout le monde est sur pied ; le cri des diablotins commence à se faire entendre ; on couvre le feu, on éteint les flambeaux, et la seconde pipée commence. Vers cinq heures, quand tous les diablotins sont rentrés dans leurs trous, qu’on ne les entend plus voltiger dans les bois, on rallume le feu, on fait du café ; après l’avoir pris, on partage les diablotins, puis chacun retourne chez soi.

  1. Rien de si simple que de faire un fauconot : on se met sur la tête une feuille de séguine, et pour qu’elle conserve la forme de la tête, on en roule les bords.