Monnoyer (p. 52-57).

Caractère, mœurs, éducation des créoles blancs.

Beaucoup de nonchalance et de paresse dans les exercices du corps, beaucoup de fausseté dans les opérations de l’esprit, et pourtant beaucoup de présomption ; des passions fougueuses à l’excès, un orgueil démesuré qui fait qu’ils se croient au-dessus de tous leurs semblables, quoique d’ailleurs leur origine, qui ne se perd pas encore dans la nuit des temps, n’ait rien de bien brillant ; de la coquetterie chez les femmes, de la galanterie chez les hommes, voilà à peu près le fond du caractère des créoles. Chez eux, la fortune tient lieu de tout. Est-on riche, on est savant, plein d’esprit, on est prince, on est roi ; est-on pauvre, ou n’a-t-on que le simple nécessaire, eût-on d’ailleurs un génie transcendant et des qualités éminemment remarquables, on n’est qu’un pauvre diable, indigne des regards de ces divinités insulaires. On ne s’étonne pas que le créole fasse son idole de la richesse, parce que, ne vivant pour ainsi dire que de passions, la richesse toute seule peut lui fournir les moyens de les satisfaire. Mais qu’il ne regarde, et n’accueille qu’avec un mépris insultant quiconque n’a pas, comme lui de vastes domaines, qu’il se croie, au-dessus de tous les hommes, uniquement parce qu’il est riche, c’est ce qu’on ne saurait lui passer ; car, si l’on on excepte quelques familles distinguées et vraiment recommandables, que sont, dans l’origine, ces dédaigneux créoles ? d’heureux aventuriers dont l’unique talent fut de contraindre, par la force, des hommes comme eux de sacrifier à leur vanité leurs veilles, leurs sueurs et même les plus doux sentiments de la nature.

Il est pénible de le dire, mais malheureusement rien n’est plus vrai, s’il y a des mœurs à la Guadeloupe, il n’y a guère de moralité, moins encore de religion ; la vertu n’y est qu’un nom qu’on ne comprend pas ; et, nulle part, la morale d’Épicure n’eut plus de partisans. Avoir toujours bonne table, s’amuser, jouir, comme on dit, de la vie, c’est la philosophie du créole.

À leurs discours, cependant, quelquefois à leur extérieur, on jugerait les créoles plus favorablement ; en les étudiant, le charme cesse bientôt.

Si le désordre moral est extrême à la Guadeloupe, si l’appât des richesses y fait commettre tant d’injustices, il ne faut pas s’en étonner ; l’instruction religieuse y est à peu près inutile ; on n’a pas soin, comme on Europe, d’inspirer de bonne heure aux enfants la crainte et l’amour de la divinité ; on les laisse vivre jusqu’à seize ou dix-huit ans sans leur donner ou leur faire donner la moindre notion sur ce qu’ils doivent à leur créateur, à leurs semblables, à eux-mêmes ; et c’est lorsque les passions, portées à leur maximun d’effervescence, exercent sur eux un empire absolu, c’est lorsque l’amour brûle leur cœur d’une flamme souvent impure, qu’on leur parle pour la première fois de morale et de religion. Et pourquoi ? parce que c’est à cette époque qu’on pense à les engager dans les liens du mariage. On dispose tout à cet égard, puis on se rappelle qu’il est une cérémonie consacrée par un antique usage et qui doit précéder ; une cérémonie sine quâ non, la première communion ; alors, on les fait inscrire à l’église ; trois mois avant la cérémonie commencent les instructions, et c’est dans cet intervalle qu’il faut leur apprendre les principes et les devoirs sacrés de la religion ; c’est dans trois mois qu’il faut développer, échauffer et faire croître le germe précieux et délicat de la vertu dans des cœurs agités par mille passions et que l’amour entraîne ; aussi, qu’arrive-t-il ? chacun le devine aisément ; cette dévotion de circonstance n’étant qu’un édifice construit sur le sable, s’écroule promptement ; les leçons qu’on a reçues s’oublient, on reprend son train de vie accoutumé, et on finit sa carrière comme on l’avait commencée.

Savoir lire et écrire, un peu de grammaire, de géographie, les premières règles de l’arithmétique, quelques éléments d’histoire, voilà l’éducation que reçoivent chez eux les créoles des deux sexes et le nec plus ultrà de ce qu’on en peut attendre, n’étant point susceptibles du degré d’application qu’il faut apporter pour de profondes études.

Si nous voulons découvrir la cause de cette inapplication chez les jeunes créoles, c’est, je pense, dans la manière de les élever durant leurs premières années qu’il la faut chercher. Une tendresse aveugle, pour ne pas dire coupable, dans les parents, fait qu’on passe tout à l’enfant, même les caprices les plus bizarres ; tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait est bien ; tout cède à ses fantaisies ; il devient nécessairement volontaire, indocile, colère, entêté ; on lui laisse un empire absolu sur les esclaves de la maison ; il les tyrannise à son gré : il n’a jamais tort. On lui inspire dès le berceau l’amour du luxe et l’orgueil des richesses ; loin d’étouffer ses passions naissantes, on les allume au feu d’un scandaleux exemple ; on n’a devant lui aucune retenue, ni dans les discours ni dans les actions ; c’est quand il est ainsi préparé et qu’il a atteint dix, douze ou quinze ans, qu’on l’envoie aux écoles. On vient dire à un maître : Voici mon fils, faites-on un homme, à peu près comme on dirait à un statuaire ; Voici un bloc de marbre, faites-en un Apollon. Faire de votre fils un homme, et un homme instruit, la chose est vraiment bien facile ! il est indocile, volontaire, insolent, vicieux, entêté ! Encore, si le maître avait sur lui toute l’autorité qu’il doit avoir, et qu’on lui confie partout ailleurs que dans les colonies, quelques mauvaises qualités qu’eût cet enfant, pourvu qu’il ne manquât pas d’intelligence, on en tirerait un parti quelconque ; mais telle n’est pas la prétention du père ou de la mère ; ils voudraient que l’enfant fût instruit et pourtant qu’on ne le captivât pas, qu’on n’usât point à son égard des moyens ordinaires pour faire naître chez lui la bonne volonté ; ils offrent même, pour cela, de payer davantage ! Pauvres gens qui s’imaginent qu’avec de l’or on peut tout se procurer ! Mais l’étude, par elle-même, a quelque chose de rebutant ; comment donc se flatter qu’un petit être tout plein de vanité et d’orgueil, follement idolâtré, qui n’a jamais suivi que ses penchants, obéi qu’à lui-même, et qui, contre tout, trouve un appui dans la faiblesse de ses parents, comment, dis-je, se flatter qu’un tel enfant se captivera, de lui-même, assez pour apporter aux leçons du maître la dose d’attention nécessaire pour qu’il puisse en recueillir quelques fruits ?

Trop aveugles créoles, que vous entendez mal l’intérêt de vos enfants ! En les privant ainsi d’une bonne et solide éducation, vous leur fermez pour toujours la source des vrais plaisirs. Que de malheurs vous accumulez sur leurs têtes ! de combien de consolations ne privez-vous pas leurs vieux jours ! mais pour bien sentir ces vérités, il faut connaître ce que vous ne connûtes jamais, tout le prix de l’éducation. Quiconque n’a pu jouir du bienfait de la lumière, ne sait l’apprécier.

C’est avec peine que j’écris ces lignes ; j’aurais voulu les pouvoir supprimer ; mais il eût manqué quelque chose à mes notes, et, dans la nécessité où j’étais de parler du caractère, des mœurs et de l’éducation des créoles, devais-je trahir la vérité ? Ce qui me console un peu, c’est que si l’on essayait ici de me faire un reproche, ce ne pourrait être que celui de n’avoir pas dit tout ce que je sais à cet égard.