Monnoyer (p. 27-37).

Villes de la Guadeloupe.

La Guadeloupe n’a que deux villes, la Pointe-à-Pitre et la Basse-Terre.

La Pointe-à-Pitre est située dans la Grande-Terre, à l’entrée méridionale de la rivière Salée. Son plan est horizontal ; elle est grande, belle et bien peuplée d’indigènes et d’étrangers. Ses rues sont presque toutes tirées au cordeau ; elles sont larges, bien pavées, et ont pour la plupart de faciles trottoirs. Les maisons sont en général bien bâties. Les édifices publics n’ont rien de remarquable. On y a construit, cependant, sous le gouvernement de M. le comte de Lardenay, une assez belle église derrière le morne de la Victoire, qu’on minait alors à dessein d’y faire une place. À l’une des extrémités de la ville est le Cours, promenade assez belle, mais que le voisinage de la mer rend très-malsaine à cause de toutes les immondices que les flots y poussent. Les quais en sont fort beaux et très-commodes pour le chargement et le déchargement des navires qui s’amarrent à terre comme dans nos ports. La rade offre un abri sûr aux bâtiments pendant l’hivernage, et c’est là ou aux Saintes que se retirent les navires français pendant cette saison dangereuse.

La Pointe-à-Pitre est le centre du commerce de la colonie. La grande affluence d’étrangers de toute nation qui abondent dans cette ville en rend le séjour très-malsain. Déjà elle rivalise de richesses et d’affaires avec Saint-Pierre de la Martinique, et il n’y a pas de doute qu’un jour elle ne devienne beaucoup plus florissante.

Il ne manque qu’une chose à cette ville, l’eau. On avait formé le projet de l’y amener du quartier Mahant. On devait faire là, en face la Pointe-à-Pitre, un vaste réservoir qui recevrait l’eau d’un torrent qui descend des montagnes ; des conduits en plomb, traversant la rivière Salée, devaient faire communiquer ce réservoir avec un autre qu’on creuserait sur l’autre rive, et d’où l’eau devait se distribuer dans toutes les rues, au moyen de nombreux canaux. Ce projet était sagement conçu. L’a-t-on réalisé ? je l’ignore.

La Basse-Terre, séjour du gouvernement, est moins grande, moins peuplée, moins commerçante, mais beaucoup plus saine et beaucoup plus agréable que la Pointe-à-Pitre. Elle est située sur le bord de la mer à l’extrémité de la Guadeloupe proprement dite. Elle est fort allongée dans la direction du nord-ouest au sud-est ; la rivière aux Herbes la partage en deux parties dans la direction approchée du nord au sud. Ces deux parties forment deux paroisses, Saint-François, sur la rive droite, le Mont-Carmel, sur la gauche. Une partie des rues ont des canaux où roule une eau claire, dérivée de la rivière aux Herbes. Cette eau, pourtant, n’est jamais propre, d’abord parce qu’on y jette toutes sortes de saletés, quoique la police le défende ; ensuite, parce qu’à chaque instant du jour, on y baigne des enfants. Cette eau ne se répand pas directement de la rivière dans les canaux ; elle est amenée par des conduits souterrains à un réservoir situé derrière l’église Saint-François, précisément au bas des degrés qui conduisent au presbytère, vulgairement appelé couvent. C’est de ce réservoir qu’elle part pour se distribuer dans la ville. Les maisons sont en général bien bâties ; les rues sont larges, mais très-mal pavées. Les plus remarquables sont : la Grande-rue qui traverse la ville dans toute sa longueur ; les rues de l’Église et du Domaine, parallèles à la première ; la rue du Sable qui les coupe à angles droits ; enfin la rue des Normands. Cette ville n’a pas de quais : elle n’a qu’une très-petite cale où l’on débarque ordinairement ; ce qui serait bien suffisant si cette cale était un peu plus solidement construite et en même temps d’un plus facile accès. Mais ce qu’on nomme ainsi n’est tout bonnement qu’une très-petite jetée pavée et soutenue du côté de la mer par quelques mauvais piliers de bois. En 1822, il s’agissait de faire construire des quais. D’habiles ingénieurs, disait-on, en avaient déjà tracé le plan. On pourrait ici se demander le cui bono de tant de dépenses : car, la rade étant très-peu profonde, les bâtiments sont obligés de jeter l’ancre au large, et pour les charger ou les décharger, on se sert de gabares, espèces de bateaux plats, larges et ouverts par les deux extrémités, absolument semblables aux bacs que l’on voit sur quelques-unes de nos rivières. Ces gabares se dirigent à la rame et s’approchent aussi près du rivage que l’on veut. On n’a donc qu’à rouler les barils du magasin à ces bateaux ; ainsi l’on sent qu’à moins que ces quais ne fussent en glacis, ils ne pourraient offrir aucune commodité ; et dans ce cas, autant et même mieux vaudrait employer l’argent qu’on y mettrait à faire faire quelque chose de plus utile pour la colonie, à réparer, par exemple, les chemins de l’intérieur, qui dans certains endroits sont impraticables.

Cette cale est l’entrée de la ville pour ceux qui y arrivent par mer. Elle peut avoir soixante-douze mètres de largeur. Le trajet de la cale à la Grande-Rue peut être d’un demi-kilomètre. Il aboutit sur le Cours qui n’est qu’une partie de la Grande-Rue, beaucoup plus large dans cet endroit, et dont le milieu, planté de très-beaux tamarins, offre aux habitants un ombrage délicieux. Aux deux extrémités de cette promenade sont deux fontaines pyramidales, d’où jaillit une très-belle eau bonne à boire et dont on se sert pour les usages domestiques et pour la table.

En suivant la Grande-Rue, vers la rivière, on trouve à gauche, avant que d’arriver au pont, une petite place à l’entrée de laquelle, et sur la Grande-Rue, est encore une fontaine à quatre faces. À l’autre extrémité de cette place, se montre l’église paroissiale et préfectorale de Saint-François dont la façade, est assez belle ; près de cette église est un massif de beaux sabliers, dont l’épais feuillage ombrage un assez vaste terrain qui jadis était l’asile silencieux des morts. Derrière ce massif, et sur une éminence, se fait remarquer un petit clocher construit en 1820, et qui n’a rien de remarquable.

Le pont qui fait communiquer les deux parties de la ville est mal construit, l’architecture en est lourde. À peu de distance de ce pont, sur la paroisse du Mont-Carmel et toujours dans la Grande-Rue, on voit la place du Marché-Neuf, qui est fort belle. C’est un carré long dont le plan, parfaitement horizontal, est borné d’un côté par le mur de la geôle, de l’autre par des maisons particulières ; à l’une des extrémités par la Grande-Rue, à l’autre par le rivage. Ces deux extrémités sont fermées par une belle grille en fer. Presqu’au milieu de cette place est un fort beau tamarin. À quelque distance de là, on voit à gauche le vieux gouvernement ; c’est un palais assez beau, où les gouverneurs faisaient autrefois leur résidence et où sont maintenant les bureaux et les archives du gouvernement ; c’est là aussi que le conseil de guerre tient ses séances et que se donnent les bals et les fêtes publiques. En face de ce palais, dans une petite rue fort rapide qui conduit au champ de Mars ou d’Arbeaux, est une vaste enceinte qui renferme le greffe, la salle du conseil supérieur, érigé en 1820 en cour d’appel et celle du tribunal de première instance et de commerce.

Le reste de la Grande-Rue n’offre plus du côté de la mer que des maisons en ruine ; mais à trois cents mètres environ du vieux gouvernement, on voit encore à gauche un monument digne de nos grandes villes d’Europe. C’est l’hôpital neuf ; il a été construit en 1820 sous le gouvernement de M. le comte de Lardenoy ; situé sur un lieu élevé, au milieu d’un très-grand terrain, il présente tous les avantages possibles pour la salubrité ; il est construit en pierre de taille tirée d’un îlot des Saintes, couvert en tuile. On y peut loger fort à l’aise trois cents malades, au besoin même quatre à cinq cents. Il n’a qu’un étage et le rez-de-chaussée ; il offre trois corps de bâtiments qui se tiennent et laissent entre eux un carré long d’environ quatre mille mètres de surface. Un beau jet d’eau, qui retombe dans un bassin circulaire, occupe le milieu de cet espace qui, du côté de la rue, est fermé par une belle grille en fer. Sur le vestibule opposé à la grille, on lit cette inscription :


Louis XVIII,
Roi de France et de Navarre,
Hôpital militaire de Saint-Louis,
érigé en 1820, sous le gouvernement de son Excellence Antoine-Philippe, comte de Lardenoy, lieutenant général des armées du roi, etc., etc., gouverneur. M. Siméon Roustagneuq, chevalier de Saint-Louis et de la Légion d’honneur, etc., ordonnateur.


Le 10 de juillet 1821, à 5 heures de l’après-midi, M. l’abbé Graff, vice-préfet apostolique, assisté du père Michel, curé de la paroisse du Mont-Carmel, bénit ce monument. Le gouverneur, son état-major, tous les employés, Madame la comtesse de Lardenoy, entourée de ses dames d’honneur, assistaient à cette cérémonie. Dans la cour étaient sous les armes une compagnie de grenadiers et une de voltigeurs. La musique donnait des airs analogues à la circonstance, et pendant ce temps, les sœurs de charité introduisaient les malades dans les salles.

Il était temps qu’on les délogeât, car peu de jours après cette cérémonie, l’ancien hôpital, qui était situé sur un escarpement qui domine la mer, fut renversé par un coup de vent.

Dans la cour de cet hôpital neuf, veillait le plus gros et le plus beau chien de Terre-Neuve que j’aie jamais vu.

Le palais où loge le gouverneur est très-beau et assez vaste ; il est situé sur le champ d’Arbeaux ; il fut construit sous le gouvernement des Anglais ; il est de bois, couvert en essentes. Il est séparé du vieux gouvernement par un parc bien planté, dans lequel est un beau bassin. Le tout est fermé de murs, excepté toute la façade donnant sur le champ de Mars qui l’est par une grille en fer.

La ville est défendue par le fort Saint-Charles et par la batterie Royale et celle des Illois. Le fort Saint-Charles est situé à l’extrémité sud-est de la ville, à l’embouchure de la rivière des Gallions, sur un rocher escarpé ; il est entouré de remparts, et ces remparts sont protégés du côté de la ville par de larges fossés ; il renferme des casernes et une prison. Ce fort domine la ville et la rade ; mais il est dominé au sud-est par la masse énorme du Houëlmont. La batterie Royale, trop malheureusement célèbre par les sanglantes exécutions qu’on y a faites, quand on remit les noirs en esclavage, est située à l’autre extrémité de la ville, sur une éminence voisine du cimetière. La batterie des Illois est située plus loin, sur le chemin de la rivière des Pères ; ces deux batteries n’ont rien de remarquable.

On ne saurait guère faire un pas dans cette ville sans avoir sous les yeux quelques scènes plus ou moins riantes, plus ou moins pittoresques. Mais il n’en est pas qu’on puisse comparer, selon moi, au beau tableau que l’on aperçoit le matin d’un beau jour, de l’extrémité sud du Cours, quand on se tourne vers l’intérieur de l’île. On a devant soi la rue du Sable, qui se dirige en ligne sur une pente rapide. Au haut de cette rue, répond l’habitation Dulion avec ses environs, lieu charmant par sa situation ; derrière, et à une grande élévation, c’est le volcan et quelques autres montagnes qui se développent avec une majesté vraiment frappante. Les premiers rayons du soleil dorent d’abord le sommet de la soufrière, et semblent enflammer la fumée qui s’en échappe par cinq endroits différents, tandis que le reste du tableau est encore dans l’ombre ; bientôt, en s’élevant, ce roi de la nature lance sa lumière sur le centre du paysage et paraît ainsi éloigner les montagnes dont les forêts qui les revêtent restent dans l’ombre ; non, rien n’égale la beauté de cette scène ravissante ! que de fois, pour en jouir, n’ai-je pas été, dès cinq heures et demie du matin, m’appuyer contre le dernier des tamarins du Cours qui répond précisément au bas de la rue du Sable ! j’y découvrais toujours de nouvelles beautés que mes yeux ne pouvaient se fatiguer de contempler ; j’adorais en secret la sagesse incréée qui traça le plan de ce vaste univers, et je me demandais s’il était bien possible qu’il existât des hommes assez aveugles ou assez pervers pour mettre en problème sa divine existence.