Voyage à la Grande-Viti
VOYAGE À LA GRANDE VITI,
GRAND OCÉAN ÉQUINOXIAL
I
Les îles Viti[2], situées entre le 174e et le 180e degré de longitude ouest, furent visitées pour la première fois en 1643 par le navigateur hollandais Tasman. Toutefois, pendant près de deux siècles, de même que la plupart des îles disséminées dans cette partie de l’océan Pacifique, elles sont restées à peu près ignorées. Dans le cours de ses voyages, le capitaine Cook toucha la l’extrémité orientale de l’archipel ; après lui, le capitaine Bligh, en 1789, et le capitaine Wilson, en 1792, y passèrent successivement, mais sans s’y arrêter.
Aussi, jusqu’à ces dernières années, tout ce qu’on en savait n’allait pas au delà de vagues informations dues aux-bâtiments de commerce qui s’y rendaient pour y charger le bois de santal, ne s’occupant du reste que fort peu d’en étudier les mœurs et les ressources.
C’est à un Français, à Dumont d’Urville, que l’on doit les premiers renseignements précis sur ce grand archipel. Le célèbre marin l’avait traversé dès 1828, sans que les tempêtes et le mauvais état de son navire lui permissent d’y séjourner ; mais ayant été appelé de nouveau dans ces parages en 1838 pour y faire justice d’un acte de violence commis sur l’équipage d’un bâtiment de commerce français, il en profita pour entrer en relations avec un des chefs les plus influents de Viti-Levou et réunit de nombreuses et intéressantes informations sur le climat et sur les mœurs et le caractère des indigènes. Un an plus tard, le capitaine Wilkes, de la marine des États-Unis, et en 1853, le capitaine Erskine, de la marine anglaise, ont à leur tour visité les Viti. Plus récemment, enfin, en 1855, le capitaine Durham, commandant le navire de Sa Majesté Britannique le Herald, s’est rendu dans ces îles, sur lesquelles l’Angleterre songe à étendre un protectorat longuement préparé par les démarches moitié religieuses, moitié politiques de ses missionnaires. C’est aux communications adressées à la Société géographique de Londres, au sujet de cette dernière expédition, que nous empruntons le compte rendu d’une reconnaissance détaillée de la rivière Rewa, le cours d’eau le plus considérable de la grande île de Viti-Levou. Ce mémoire, ou plutôt ce journal, tenu pour ainsi dire pas à pas et au jour le jour, a dû, par sa nature même, négliger beaucoup de faits rapportés ailleurs ; mais s’il n’y faut pas chercher une histoire circonstanciée des Viti, on y trouve, saisis dans toute leur réalité, les traits les plus saillants du paysage et des mœurs. C’est la vie de ces populations lointaines surprise, en quelque sorte, sur le fait, sans apprêt, et selon son cours habituel. Sans rien lui enlever de son caractère propre, nous l’avons complété, lorsque le sujet traité l’a exigé, par des renseignements puisés aux meilleures sources, et surtout dans les deux volumes publiés par les missionnaires Thomas Williams et James Calvert sous le titre de Fiji and the Fijans.
L’expédition détachée du Herald était composée de MM. John-Denis Macdonald, aide-chirurgien et auteur de ce récit ; de Samuel Waterhouse, missionnaire wesleyen ; Milne, botaniste, et Joseph Daywel, maître d’équipage.
« Nous partîmes, dit M. Macdonald, le 15 août 1856 du port de Keruka, petite île au nord-est de Viti-Levou, nous dirigeant par un bon vent sur Mbao, pour de là gagner l’embouchure de la Rewa. En donnant dans une de ces passes qui découpent les récifs côtiers de ces parages, nous fûmes arrêtés par l’examen d’un banc de corail qui, par sa structure aussi bien que par la tradition qui s’y rattache, attire tout d’abord l’attention. Il a l’apparence d’un immense gâteau de miel, perforé qu’il est par toute une population d’insectes marins ; la surface, qu’une profonde fissure verticale partage en deux, se détruit lentement sous l’action combinée des eaux et de l’atmosphère. Débris d’un ancien récif élevé au-dessus du niveau de la mer, il est recouvert d’une maigre végétation dont deux chétifs cocotiers sont les spécimens les plus remarquables. Les Vitiens qui n’ont guère étudié encore les insectes corraligènes et les forces vulcaniennes dont le concours actif et incessant a élevé et élève encore au-dessus des eaux toutes les îles du grand Océan, expliquent par la légende suivante, l’origine de ce rocher.
« Ndengée, la divinité supérieure des Vitiens, avait envoyé Lando-Alewa, une déesse, et Lando-Tangam, un dieu, pour sceller au sein des eaux le Ndaveta-Leva ; mais tous deux s’étant laissé surprendre dans l’exécution de ce travail par les premières clartés de l’aurore furent métamorphosés en rochers qui forment le récif même dont nous venons de parler. Il porte le nom de Vaka-Tangka-ni-sai-sai, littéralement : « le lieu où se déposent les harpons », parce qu’on prétend que c’est là que Rambeuli, un dieu vitien, a l’habitude de placer son harpon (sai-sai) en revenant de la pêche, son occupation préférée.
« La divinisation de tout ce qui frappe l’imagination des Vitiens est une des formes les plus répandues de leurs traditions religieuses. Vaillants guerriers, amis regrettés, phénomènes de la nature, rochers ou pierres d’un aspect extraordinaire, tous les objets de leur admiration ou de leur terreur prennent facilement place dans leur Olympe. Toutefois, et c’est là ce qui sépare leurs croyances de la pure idolâtrie, ces consécrations accordées à des armes, à des plantes, à la mémoire de combattants renommés, paraissent relever plutôt d’un sentiment de respect ou de crainte que d’un hommage réellement religieux. Néanmoins la distinction est au moins fort incertaine, et si on peut contester le caractère fétichique de ces symboles matériels qu’on rencontre fréquemment aux Viti, on doit reconnaître que, au-dessous de l’Être suprême, invisible, tout-puissant sur l’ensemble des choses terrestres, dont ils admettent généralement l’existence, leur ciel est peuplé d’une rare quantité de divinités secondaires dont la nature et les attributs varient selon chaque île, selon chaque village, selon même les passions de chaque individu.
« La passe qui donne entrée dans les eaux de Mbao, était autrefois tenue en grande vénération par les indigènes. Eu la traversant, ils avaient l’habitude de se dépouiller du salu, pièce d’étoffe légère qui forme leur coiffure, et de pousser le cri de respect qu’on fait entendre à l’arrivée d’un chef. Et si on avait à déployer la voile dans ce lieu consacré, on devait le faire dans le plus profond silence.
« Ayant atteint Mbao vers le soir, nous fîmes dès le lendemain matin une visite au roi Thakombau, dont la protection nous était indispensable pour le voyage projeté. Le chef actuel de Mbao, petite île, rocher rattaché à Viti-Leva par un récif seulement accessible à marée basse, Thakombau, est la grande figure historique de l’archipel des Viti ; c’est le Louis XI en raccourci, à la fois violent et rusé, de ces contrées lointaines. Par une politique souvent habile, toujours cruelle, mais dont les missionnaires anglais ont absous récemment les excès par le baptême, Thakombau a réussi a étendre sa souveraineté sur la presque totalité des trois cent soixante îles, îlots ou rochers qui composent l’archipel Vitien, et sur les 150000 insulaires qui le peuplent. Sans doute, parmi les tribus de l’intérieur des deux grandes îles de Viti et de Vanoua-Levou, cette souveraineté est plus nominale qu’effective, et l’espèce de constitution féodale qui dominait aux Viti et faisait de chaque district, de chaque village une souveraineté indépendante, résiste encore dans les petits centres les plus éloignés de l’action politique du roi Thakombau ; néanmoins son influence y est reconnue et tend à s’y développer, tandis qu’elle est très-réelle dans les districts rapprochés de Mbao, domaine personnel de ce roi des rois. — Tanoa, père de Thakombau, avait tenté déjà cette œuvre d’unification, mais avec des chances très-diverses, et, dans ses dernières années, même, il avait été chassé par l’aristocratie de Mbao, qui le détestait à la fois pour son despotisme et pour les cruautés qui étaient son unique moyen de gouvernement. — Thakombau obtint de ne pas quitter Mbao ; et, après avoir longuement préparé son plan, dissimulant ses intrigues sous l’apparence la plus inoffensive, il réussit à former un parti avec lequel il surprit, pendant la nuit, les adversaires du vieux Tanoa ; les uns furent tués, les autres prirent la fuite et passèrent sur l’île de Viti-Levou. Mais on les livra bientôt au vainqueur, et le glorieux retour de Tanoa à Mbao fut célébré par un festin dans lequel ces malheureux furent mangés. — Thakombau a lui-même rencontré bien des obstacles dans ses projets d’unité monarchique ; il a eu à lutter plus d’une fois contre de dangereux soulèvements ; et s’il est permis de supposer que des intentions mondaines se mêlent à ses nouvelles croyances religieuses, on peut croire que l’appui des missionnaires et l’influence anglaise qui l’accompagne ne sont pas absolument étrangères à sa conversion. Il n’est pas tout a fait de l’avis de César, et pense probablement qu’il vaut mieux être le second dans toutes les Viti, que le premier dans Mbao. Les Anglais sont loin, et il compte vraisemblablement que, soutenu par leur protectorat, c’est en définitive lui qui retiendra la réalité du pouvoir.
« Nous fûmes reçus avec beaucoup de cérémonie à la résidence de Thakombau. Un passage nous ayant été ouvert à travers des paquets de tissus indigènes, d’énormes rouleaux de cordes et d’autres articles laissé en présents par une tribu vassale dans une récente visite, nous aperçûmes, assis dans une attitude pleine de dignité, le chef de Mbao lui-même, le plus puissant peut-être des souverains de la Polynésie, et sans contredit le plus énergique de tous. Il se leva cependant à notre entrée, devinant que nous nous attendions à cette marque de déférence, et rejetant une pièce d’étoffe blanche, longue de huit a dix yards (environ neuf à dix mètres), qui l’enveloppait jusqu’à la ceinture, il m’invita à m’asseoir sur l’unique chaise qu’il possédât. Les autres personnes qui m’accompagnaient se placèrent sur les balles de tissus, ou s’accroupirent les jambes croisées, comme les gens du pays. Il était impossible de ne pas admirer le fier maintien de ce chef : d’une taille puissante, presque gigantesque, il avait toutefois des membres bien formés et d’une heureuse proportion. Son apparence, qui s’éloignait du type nègre plus que celle des individus de rang inférieur, était agréable et intelligente. Avec sa chevelure soigneusement relevée, apprêtée selon la mode recherchée du pays et couverte d’une sorte de gaze de teinte brune, il avait tout à fait l’air d’un sultan de l’Orient. Aucun vêtement n’emprisonnait son cou ni sa large poitrine, et ne dissimulait la couleur naturelle d’une peau d’un noir transparent, mais prononcé. Malgré cette sobriété de parure, qui était une affaire de choix et non de nécessité, ainsi que l’attestaient les richesses nombreuses étalées autour de lui, il avait certainement quelque chose de royal dans son attitude. Non loin de lui se tenaient son épouse favorite, femme assez forte, aux traits souriants, et son fils et héritier, bel enfant de huit à neuf ans. — Thakombau était, en outre, environné, à une distance respectueuse, de la foule de ses courtisans humblement agenouillés.
« Le roi des Viti nous témoigna les meilleures dispositions pour seconder notre exploration, nous fournit un large canot doublé avec l’équipage de rameurs nécessaire, et, pour plus de sûreté, nous donna pour guides plusieurs personnages influents.
II
Tous nos préparatifs terminés, nous partîmes de Mbao dans la matinée du 16 août et bientôt nous entrions dans le Wai-ni-ki ou embouchure principale de la Rewa. Comme nous tournions la pointe extrême du Delta, au village de Kamba, Korai-Ravula, un chef de haut rang, nous fit remarquer ses terres en friche tandis que les champs voisins étaient plantés d’ignames, et il nous dit obligeamment que si notre course était terminée assez tôt, il se hâterait de mettre son terrain en culture, mais qu’autrement, il ne nous abandonnerait point pour un pareil motif.
« Sur la rive gauche du fleuve, les naturels nous signalèrent un canal étroit, passant à travers des bouquets de mangliers. Ce lieu est sacré ; chacun le traverse dans un silence religieux, et les branches mêmes des arbres suspendues au-dessus des eaux sont tabou : c’est-à-dire qu’il est défendu d’y toucher. La divinité qui règne en cet endroit possède un tambour de telle dimension, dit-on, qu’il faut huit personnes pour le battre, et lorsqu’on l’entend résonner, c’est un présage certain de guerre pour les tribus voisines. Dans les temps difficiles, le chef actuel de Mbao s’est rendu propice le dieu par des offrandes de tortues et de porcs. On nous montra sur la rive droite une petite anse, également entourée de mangliers, où demeurait une autre divinité d’humeur joyeuse, qui exigeait que les canots de Mbao vinssent déposer pour elle des vivres sur l’un des bords de la rivière, et ceux de Rewa sur l’autre : mais quoique les indigènes eussent pour cette espèce de naïade vitienne une certaine déférence, ses ordres étaient depuis longtemps fort négligés, soit avarice, soit refroidissement de dévotion. Enfin, dans le même lieu, se tenait encore un troisième dieu, dont le principal divertissement consiste, assure-t-on, à assaillir de sarcasmes les individus qui s’approchent de son séjour.
« Le village de Navuso est placé au conflnent du Wai-Levu et du Wai-Manu dont la réunion forme la Rewa proprement dite. C’est le chef-lieu du district de Naitasiri. Le chef nous fit un accueil empressé et nous promit de nous procurer toute l’assistance qui serait en son pouvoir, pour l’exécution de notre entreprise. Korai Ravula, chargé de lui communiquer un message de Thakombau, par lequel celui-ci l’invitait à nous faire accompagner par des personnes de confiance auprès des chefs de l’intérieur qui relevaient de son autorité, remplit sa mission dans un discours très-éloquent, dont la conclusion fut l’offre de deux dents de cachalot et d’autres présents que nous avions emportés pour cette circonstance. Ko-Mai-Naitasiri nous adressa ses remercîments dans un discours conforme à la rhétorique vitienne, au milieu d’un tonnerre d’acclamations et d’applaudissements que fit éclater l’assemblée de ses courtisans et de ses amis. Un repas composé de porc, d’ignames, de taro, servi dans des plats de bois portés par des femmes, nous fut ensuite offert. Un coquillage d’eau douce, du genre des cyreæ, contenu dans des vases de terre compléta le festin. Le bouillon que donnent ces bivalves est très-savoureux, mais leur chair forme un aliment assez fade. Dans la conversation qui suivit, nous pûmes nous convaincre que l’esprit de conversation est un don naturel des Vitiens ; ils ont un tact particulier pour deviner le sujet sur lequel il vous plaît de parler, et celui sur lequel vous désirez garder le silence. Ils savent causer avec suite, leur parole a du trait et de la vivacité, et, de même que les membres de l’expédition américaine de Wilkes, nous pouvons déclarer que de toutes les populations sauvages de la Polynésie, les Vitiens sont les seuls avec qui on puisse discuter raisonnablement et tenir une conversation suivie. Ils aiment la plaisanterie ; manient habilement l’ironie, et dans les heures du soir ils se réunissent volontiers pour se dire les nouvelles locales ou se raconter d’anciennes légendes. Leur littérature, qui manque en général du feu de l’imagination, brille jusqu’à un certain point par l’esprit.
« Le lundi, 17 août, nous quittâmes Navuso, avec Ko-Mai-Naitasiri, qui s’offrit à nous escorter. Il avait précédemment projeté de se rendre à un salevu ou assemblée vitienne, mais il nous dit cordialement qu’il renoncerait volontiers même à une affaire plus importante pour nous faire profiter directement de son influence.
Notre petite troupe s’augmenta dans la journée de Ratu-Vakaruru, neveu de Ko-Mai-Naitasiri. Il nous accosta, étendu nonchalamment, comme un gentilhomme, dans un petit canot conduit par deux hommes. Il portait pour ornement une défense de sanglier suspendue à son cou par un collier de verroteries blanches, et avait autour des reins une pièce de calicot bleu. Ratu-Vakaruru me parut un des plus beaux types de la race vitienne, et j’aurais souhaité qu’il fût possible d’en faire un dessin exact, ne fût-ce que pour rectifier les images incorrectes qu’on a publiées de ces insulaires.
« La rivière qui prend ici le nom de Wai-levou (wai, eau ; levou, grande), est bordée à droite de berges escarpées qui se rattachent à un pays montagneux, tandis que la rive gauche, moins élevée, est parsemée de belles touffes d’une variété d’aréca ; ses rives offrent à chaque pas des échappées de l’effet le plus pittoresque. On la dit infestée d’une sorte de requin d’eau douce. Ko-Mai-Naitasiri me raconta que quelques hommes étant venus d’une distance considérable dans cette partie de la rivière, afin de couper des arbres destinés à la construction d’un temple, l’un d’eux, au retour, sauta dans l’eau, je ne sais pour quel motif. Aussitôt un de ces requins d’eau douce le happa fortement au pied ; l’un de ses compagnons, s’élançant à son secours, fut à son tour saisi à la main, et huit autres individus furent successivement mordus dans leur lutte pour dégager leurs camarades. L’homme dont la main avait été emportée mourut bientôt par la perte de son sang, mais les autres purent être guéris. On prétend que ces dangereux animaux n’attaquent jamais les gens de Mbao, et il n’était pas rare autrefois d’entendre ces soi-disant privilégiés s’écrier en abordant ce passage : « Mai Kumbuua, je suis de Kumbuna », une des désignations de Mbao. Le village de Naitasiri se présenta à nous à un détour de la rivière qui porte ici le nom spécial de Waini-Kumi (littéralement : l’eau de la barbe). D’après une tradition du pays, en effet, les jeunes gens encore imberhes hâteraient la croissance de leur barbe en se lavant le menton dans une source qui découle d’une roche située à cet endroit, vers l’un des bords du Wai-Levu. Le petit ruisseau, en tombant du haut du rocher, dont la coupe est presque verticale, produit une faible cascade qui cependant, à l’époque des grosses pluies, prend un certain développement. C’est la seule chute d’eau que renferme le district de Naitasiri.
« À mesure que nous avancions, mes yeux découvraient de toutes parts un riche feuillage ou se mêlaient des plantes grimpantes, de belles fougères et les tiges du ninsawa ; entre les éclaircies que laissaient ces touffes de verdure s’étendaient çà et là, sur les bords du Wai-Levou, des espaces revêtus de hautes herbes ou des prairies d’une végétation plus modeste. La rivière se resserre graduellement de Wai-ni-Kumi à Naitasiri ; mais là elle s’élargit de nouveau, et ses deux rives, particulièrement celle de gauche, prennent une hauteur considérable.
III
En arrivant à Naitasiri, nous amarrâmes nos canots, et gravissant une berge roide, couverte d’un gazon épais, nous suivîmes un sentier tracé à travers un bosquet de pamplemoussiers dont les fleurs épanouies chargeaient l’air de leur parfum. Il fut convenu que nous habiterions la maison du tala-tala ou instituteur, celle du chef résident, Na-Ulu-Matna, n’étant pas en suffisant état d’entretien. Josias, l’instituteur, homme de bonne mine, né aux îles Tonga, vint à notre rencontre ; il était vêtu d’une chemise de coton rayé, d’une jaquette en calicot blanc, et ses reins étaient serrés par une pièce de masi, étoffe indigène faite de l’écorce du mûrier à papier, et pour la fabrication de laquelle les Vitiens sont renommés dans toute la Polynésie. Nous secouâmes amicalement la main de Josias, et bientôt après nous attendions l’arrivée de Na-Ulu-Matua, étendus sur les nattes qui couvraient confortablement le sol. Le chef, frère aîné de Ratu-Vakaruru, est si renommé pour sa taille gigantesque et sa corpulence, qu’il en a reçu les surnoms de Na-Nygari-Kau, le Colosse, et de Na-Ka-Bvu-Bvu, littéralement : la Chose énorme. Il fit bientôt son apparition, et sa présence justifia pleinement tout ce que nous en avions entendu dire. Vakaruru mesurait six pieds cinq pouces et demi (environ 1m, 95) de hauteur ; mais son frère était de beaucoup plus grand, et chargé d’un embonpoint qui était un véritable fardeau pour lui. Nous serrâmes la main à notre nouvelle et noble connaissance, qui s’accroupit à une distance respectueuse de son oncle Ko-Mai-Naitasiri, se risquant à peine à prendre part à la conversation autrement que par un murmure plein de réserve.
« Nous parcourûmes ensuite le village de Naitasiri, cherchant a y reconnaître les restes de l’ancien culte barbare ; il n’en restait plus rien qu’un tertre revêtu de gazon et d’arbustes, sur l’emplacement du temple des esprits ou Mbure-Kalau. Nous remarquâmes cependant un arbre d’un port élevé, nommé Tavala, sur l’écorce duquel on apercevait une suite d’incisions verticales, s’étendant du tronc jusqu’à la naissance des plus petites branches ; c’était une espèce de registre des corps morts (Mbukulas, en langue vitienne) amenés en ce lieu pour être consacrés dans le temple avant qu’on les fît cuire et qu’on les mangeât. Les incisions les plus basses étaient profondément marquées par suite de l’épaisseur de l’écorce, tandis que les plus élevées étaient à peine visibles. »
Les Vitiens sont encore loin d’avoir renoncé au cannibalisme ; s’il disparaît partout où les missionnaires anglicans étendent leur influence, on en retrouve encore la détestable pratique dans les districts de l’intérieur. Mais là même, il se dissimule, il se cache et ne se fait pas gloire de ses appétits féroces ; autrefois, au contraire, on tenait à honneur de constater le nombre des victimes dévorées ; parfois c’était à l’aide d’incisions successives sur des arbres ou des poteaux, souvent aussi c’était en plaçant dans les environs de la demeure du chef une pierre commémorative de chaque corps qu’il avait mangé. Un missionnaire rapporte à ce sujet le fait suivant, à peine croyable, s’il n’en attestait sérieusement la véracité. Parmi les chefs les plus renommés pour leur anthropophagie, Ra-Undreundu fut le plus fameux de tous, sans contredit ; il était un sujet d’étonnement et d’horreur pour les Vitiens eux-mêmes. La fourchette dont ce monstre se servait avait mérité un nom spécial : on l’appelait undro-undro, une expression par laquelle on désigne une personne ou un objet supportant un fardeau pesant. Ra-Vatu, le fils de ce cannibale, se promenant, avec le missionnaire anglican qui l’avait converti au christianisme, au milieu de ses domaines héréditaires, montra des rangées de pierres placées là pour indiquer le nombre de corps humains que Ra-Undreundu avait dévorés. On eut la curiosité de les compter, et il s’en trouva huit cent vingt-deux ; si quelques-unes n’avaient pas été enlevées, on serait arrivé à neuf cents. Ra Vatu affirma que son père avait seul mangé tous ces corps, sans jamais admettre aucun convive à ses affreux festins. Une autre rangée, disposée dans le même but par un nommé Naungavuli, présentait déjà une ligne de quarante-huit pierres ; la collection s’était heureusement arrêtée là, le collectionneur étant devenu chrétien. — L’anthropophagie a, du reste, chez les Vitiens, un caractère d’autant plus révoltant qu’elle ne dérive pas seulement, comme chez la plupart des tribus sauvages, d’un sentiment de vengeance poussé à son extrême limite ; c’est un goût spécial, une prédilection, un raffinement de gourmandise, si on peut le dire. La chair humaine est le mets par excellence, et, pour se le procurer, il n’est pas besoin du prétexte d’une offense à punir. C’est fréquemment l’unique cause et l’unique but des guerres de village à village. Comme le mets recherché n’est pas assez abondant pour suffire à tous les appétits, les chefs se le réservent exclusivement, et ce n’est que par une faveur spéciale qu’ils abandonnent à leurs inférieurs un morceau de cette nourriture délicate.
Après avoir passé la nuit à Naitasiri, dans la demeure de l’instituteur et avoir fait les arrangements nécessaires, nous reprîmes notre navigation en canots, bien que le temps fût assez mauvais. Dans la journée, nous vîmes sur la rive droite l’emplacement d’un village dont les habitants avaient succombé à une maladie nommée lila, qui prend Souvent un caractère épidémique et a une certaine analogie avec la fièvre typhoïde. De l’autre côté de la rivière on apercevait les ruines d’un autre village détruit par les gens de Rewa, sur le soupçon conçu par leur chef que Ko-Mai-Natasiri aurait courtisé la reine. Dans une première rencontre, il périt peu de monde, la plus grande partie des combattants de Naitasiri ayant pris une fuite prudente. À la suite d’explications, la paix fut conclue avec Rewa, et les habitants revinrent à leur village et reconstruisirent leurs maisons, se fiant à la bonne foi de leurs adversaires. Mais, à peu de temps de là, ceux-ci les attaquèrent à l’improviste pendant la nuit, et une centaine de femmes et d’enfants furent massacrés par cette trahison, le surplus de la population s’étant enfui de nouveau.
IV
Nous eûmes plus d’une fois occasion, en nous promenant avec Ko-Mai-Naitasiri d’entendre le tama ou acclamation respectueuse, proférée non-seulement à la vue du chef lui-même, mais encore lorsqu’on approche de sa demeure. Hommes et femmes se prosternaient et restaient immobiles jusqu’à ce que nous fussions passés ; les individus qui conduisaient des canots s’arrêtaient également, appuyés sur leurs pagaies, en tournant vers le chef le flanc de leurs embarcations. Après le coucher du soleil, aux termes habituels de salut, on substituait ces mots : « su mbongi sakwa » il est nuit, seigneur ! L’expression du tama varie selon les districts : à Naitasiri, elle rappelle quelque peu le roucoulement de la colombe : les femmes le répètent d’une voix lente et continue : les hommes, au contraire, d’un ton plus ferme et plus élevé. »
Il est curieux que le respect pour les chefs se soit toujours conservé inaltérable parmi cette population aux allures violentes, aux instincts pervers, à laquelle jusqu’ici le meurtre, le vol, le mensonge ont été familiers. Il serait difficile de trouver l’origine de cette aristocratie et de sa prépondérance autrement peut-être que dans le cours des immigrations anciennes ; mais ce qui est incontestable, c’est son autorité devant laquelle on s’incline avec une profonde déférence. Aux Viti comme dans la Malaisie, il y a un dialecte purement aristocratique, notamment dans les îles de l’ouest, et on ne parle ni d’un membre de l’aristocratie, ni des actes les plus ordinaires de sa vie dans le langage usuel, mais uniquement dans un style figuré et hyperbolique. Cet hommage rendu à la supériorité des chefs se traduit à la fois par la parole et par l’action ; les hommes abaissent leurs armes, prennent les bas côtés des sentiers et s’inclinent humblement au passage d’un chef, et, en sa présence, tous gardent constamment l’attitude de la soumission. Une des formes les plus bizarres de ce respect est certainement le bale muri, singulière coutume d’après laquelle tout inférieur qui voit son maître trébucher et tomber par hasard, se laisse choir à son tour, afin de prendre pour son propre compte le ridicule que la chute aurait pu attirer au chef. Un voyageur rapporte un exemple assez plaisant de cet usage pratiqué cette fois en son honneur. « J’avais, dit-il, à franchir une espèce de pont formé d’un tronc de cocotier jeté en travers d’un cours d’eau assez rapide ; la rive que je voulais atteindre étant plus basse que celle que je quittais, ce pont avait une forte déclivité, d’autant plus difficile à suivre que le bois était humide et glissant. Comme je tentais cependant l’épreuve, un indigène s’écria avec animation : « Aujourd’hui j’aurai un fusil. » J’avais plus à faire attention à mes pas qu’à ses paroles et je ne répondis pas ; mais ayant heureusement gagné le bord, je lui demandai ce qu’il avait voulu dire : « J’étais convaincu, reprit-il, que vous tomberiez en essayant de passer, et je serais tombé après vous ; comme le pont est élevé, l’eau rapide et que vous êtes un chef, vous n’auriez pu moins faire que de me donner un fusil. »
Nous ne terminerons pas cette digression sans indiquer les différentes classes, ou castes dont se compose la société vitienne, ce sont : 1o les souverains de plusieurs îles ; 2o les chefs d’île ou de district ; 3o les chefs de village et les prêtres ; 4o les guerriers renommés, mais d’une naissance inférieure, les maîtres charpentiers et les chefs de pêcheurs de tortues ; 5o les prolétaires ; 6o enfin les esclaves capturés à la guerre ; gent corvéable et mangeable à merci.
« À la fin de la journée nous descendîmes sur la rive droite pour visiter le mbure-kalou (maison des esprits ou des dieux) et le mbure-ni-sa (maison des étrangers). Les deux édifices les plus importants de chaque village, ont été parfois confondus et considérés comme une même construction affectée tour à tour à des usages différents. Le mbure-kalou est le temple, en même temps que le lieu des assemblées politiques, dont les décisions se prennent sous l’inspiration de la divinité locale et après qu’elle a été consultée par l’intermédiaire des prêtres. Le mbure-ni-sa, comme son nom l’indique, est une sorte de caravansérail où l’on reçoit les étrangers et où les habitants se réunissent, mais sans aucun but d’intérêt public. — Chaque village à son temple pour la construction duquel on n’épargne aucun soin : les poutres sont recouvertes d’une espèce de cordelette en passementerie faite avec l’écorce du cocotier, et de couleurs diverses formant des dessins multipliés. On emploie pour la garniture des portes et des fenêtres et pour dissimuler l’intervalle entre les solives des roseaux rattachés entre eux avec ce même cordonnet dont on laisse les bouts pendre du plafond ; des lattes artistement travaillées supportent souvent le chaume de la toiture, dont le faîte se termine par une pièce transversale dont les extrémités dépassent de chaque côté et sont ornées de verroteries qui quelquefois descendent jusqu’à terre en longs chapelets. — Le mbure-kalou est ordinairement placé sur un tertre qui varie en hauteur, et dont les faces extérieures sont revêtues d’une maçonnerie en pierres sèches ; on y monte à l’aide de planches épaisses profondément entaillées de façon à former des degrés. Autrefois, lorsqu’on posait les premiers piliers du temple et quand on terminait la construction, on tuait et on mangeait des corps humains. On plante autour du mbure-kalou des ignames, des arbres à pain, du yanggoua ou kava, dont les produits sont réservés pour les prêtres et les vieillards. « L’édifice que nous visitâmes était de petite dimension, construit sur le plan accoutumé. La principale extrémité était tendue du sol aux combles d’une pièce de masi devant laquelle étaient posées quatre belles racines de yanggoua d’une longueur de quatorze pieds ; des troncs d’arbres, d’une circonférence de quatre à six pieds, formaient les piliers d’appui, et les murailles se composaient de roseaux ou bambous réunis par d’élégantes cordelettes habilement tissées ; les poutres du plafond étaient cachées par des roseaux également attachés par ces cordages dont les lignes, alternativement noires et blanches, dessinaient de gracieuses arabesques. Les vases à l’usage des mbeti ou prêtres, ainsi que des lances et des harpons sculptés, de larges éventails et d’autres offrandes du même genre étaient accrochés aux murs ; enfin, au centre du temple, on apercevait une longue pierre étroite dressée debout, souillée de taches rouges évidemment laissées par des doigts ensanglantés, et autour de laquelle étaient suspendus des débris de yanggoua.
« Le mbure-ni-sa on maison des étrangers, comptait environ cinquante pieds de long sur vingt et un de large. Un beau tronc de maks-oui, arbre d’un port droit et élevé, formait la poutre principale de la toiture. De chaque côté, à l’intérieur du mbure, étaient disposés, pour dormir, des emplacements garnis de nattes posées sur une couche de feuillage et d’herbes sèches. Les jeunes gens du village passent souvent la nuit dans cet édifice, mais ils sont toujours prêts à céder la place aux étrangers, politesse hospitalière fort appréciée de ceux qui ont à en profiter.
« De Viti, nous remontâmes à Notaika, localité de la rive gauche, naguère dévastée par un parti de la tribu de Naitasiri : mais elle venait d’être reconstruite. La population de cet endroit, autrefois considérable, venait d’être décimée par le lila qui avait éclaté avec un caractère épidémique parmi la tribu. Le chef, un homme jeune encore, parcourait incessamment toutes les localités environnantes afin de surveiller l’enlèvement des corps morts qui étaient immédiatement jetés dans la rivière. Comme cette opération s’accomplissait sans un examen bien scrupuleux, en leur passant une corde au cou pour les traîner dans l’eau, il y eut sans doute plus d’un moribond ainsi étranglé avant d’avoir rendu le dernier soupir.
« À mesure que nous avancions, le pays s’élevait, et, des courants formés par les sources des montagnes, rejoignaient fréquemment la rivière.
« En approchant de Matai-Mati, un grand nombre d’individus armés de massues et de lances apparurent sur les rives en poussant les cris les plus sauvages ; sans la présence des femmes et des enfants qui est toujours un signe de paix, cette réunion, pour quiconque n’eût pas été familiarisé avec le caractère vitien, aurait eu un aspect des plus menaçants. Nous gagnâmes le village où Ko-mai-Naitasiri nous avait précédés et, tandis que nous nous reposions dans la maison des étrangers, il conférait avec le chef pour prendre rendez-vous vers un affluent du Wai-Levu, le Muna-Ndonu, où nous devions nous arrêter pendant la nuit. L’affaire réglée, et un rapide coup d’œil jeté sur le village, nous continuâmes notre voyage.
« Au village de Tan-Sa, situé à l’entrée du Muna-Ndonu, nous fîmes de nouveau une station dans le mbure afin d’attendre l’arrivée du chef de Viria a qui nous avions envoyé un messager.
« Les indigènes, cependant, se montraient successivement un à un et s’aventuraient, par degrés, à s’approcher de nous pour voir les papalangis ou étrangers. Une grosse racine de yanggoua fut alors offerte au chef qui nous accompagnait et reçue par lui selon l’étiquette des Viti, avec de singuliers témoignages de reconnaissance. Le chef remercia à peu près en ces termes :
« Je pose la main sur cette racine de yanggoua, en désirant que la paix règne dans Viti et que l’Évangile s’étende sur cette terre. › La foule répondit par ce cri d’approbation : « e mana ndina, ndina ! » expression équivalente à notre « amen ! »
« Les jeunes gens du village réunis pour saluer l’arrivée des étrangers, se groupèrent en frappant des mains et répétant : « Salut au chef qui vient avec des intentions pacifiques ! » Le chef dit alors qui nous étions, quel était le but de notre mission, et fit un récit détaillé de notre voyage jusqu’à ce jour. Tandis qu’il parlait, un des assistants approuvait aux passages les plus intéressants du discours, par des : « io sakwa, oui, monsieur ! ; sa virakwa sakwa, très-bien, monsieur ! » Le discours par lequel on répliqua à cet exposé se composait d’une succession de sentences énergiques, commençant avec une sorte d’hésitation émue et se terminant brusquement par un éclat de voix. L’emphase longuement développée est la figure dominante de la rhétorique vitienne. Les habitants des Viti ont beaucoup de prétention à l’éloquence ; mais ils y réussissent moins qu’à la conversation familière.
V
« Le chef du village de Viria fit son apparition dans la soirée, et à son arrivée on répéta tout le cérémonial dont nous avions été précédemment témoins. C’était un homme de nuance très-foncée, vigoureux, bien proportionné et de beaucoup supérieur à tous ceux qui l’entouraient. Pour tout costume, il portait une pièce de masi serrée autour des reins, et dont un pan, ramené par devant, pendait sur ses cuisses. Son épaisse chevelure, cette partie de leur toilette où les Vitiens étalent le plus volontiers leur coquetterie, et dont l’arrangement capricieux varie à l’infini, était relevée avec art et affectait la forme d’un turban naturel. Nous offrîmes du thé, du biscuit et du tabac aux chefs ; mais n’en ayant apporté qu’un faible approvisionnement de Naitasiri, nous fûmes obligés d’en être plus économes qu’ils ne l’auraient peut-être désiré. Dans la conversation qui s’établit alors, nos convives exprimèrent toute leur satisfaction, par le rapprochement élogieux qu’ils firent entre les agréments que l’existence civilisée procure aux Papalangis et le mode de vivre aux îles Viti ; cependant, selon toute vraisemblance, il dut entrer plus de politesse envers nous que de sincérité dans cette flatteuse comparaison. La vanité nationale est, en effet, un des traits dominants du caractère des vitiens ; leur orgueil à cet égard ne le cède en rien à celui des Chinois, et comme eux, ils considèrent leur pays comme le centre du monde ; aussi les vérités géographiques leur sont-elles particulièrement désagréables. Si on leur montre un globe terrestre, ils l’examinent d’abord avec un minutieux intérêt ; mais aussitôt qu’ils ont remarqué la différence d’étendue entre leur archipel et les grands continents voisins, tels que l’Asie ou l’Amérique, leur plaisir s’évanouit et ils s’écrient avec un sourire forcé : « Ah ! notre terre n’est pas plus large que le saut d’une puce. » leur conviction n’en est d’ailleurs pas ébranlée, et en rejoignant leurs camarades ils déclarent bien vite que ce globe « n’est qu’une boule de mensonge ». Sentant qu’ils ne sauraient être sincères en pareille matière, ils se persuadent facilement, par forme de consolation, que les hommes blancs ne le sont pas davantage en parlant de leur pays. On ne sera pas non plus surpris qu’un Vitien, qui a voyagé au loin, n’obtienne qu’une estime médiocre ; la supériorité de ses connaissances, blessante pour ses chefs, le rend insupportable à ses égaux. On rapportera ce sujet qu’un homme de Rewa, ayant visité les États-Unis, reçut à son retour l’ordre de dire si le pays des blancs était préférable aux Viti, et en quoi. Il s’en défendit d’abord, prévoyant sans doute l’issue de cet interrogatoire ; on insista cependant, mais à peine avait-il commencé son récit, qu’un des auditeurs s’écria : « Voilà un impudent gaillard ! » un autre ajouta aussitôt : « Allons donc ! c’est un insigne menteur. » Un troisième, plus exaspéré, réclamait la mort du fâcheux narrateur : « Il est naturel, dit-il, qu’un étranger parle de la sorte, mais c’est impardonnable pour un homme des Viti. » L’indigène désappointé, trouvant si peu de sympathies pour ses impressions de voyage, se hâta de battre prudemment en retraite, laissant ses vaniteux compatriotes se calmer à loisir.
« Comme la soirée avançait, je construisis une flûte grossière avec un bambou, et aux sons que j’en tirai, M. Milne exécuta la danse des sabres des Highlands, en s’enveloppant des amples plis d’une pièce d’étoffe indigène, qui, pour un instant, lui procura la douce illusion de se croire encore revêtu du plaid national. Deux tiges de cannes à sucre croisées à terre, figuraient les larges claymores. La rare agilité que M. Milne apporta à cet exercice excita le vif étonnement des naturels, en même temps qu’elle agissait si efficacement sur lui, que bientôt la transpiration ruissela en grosses gouttes sur son front. Les jeunes gens du village, excités par cet exemple, se livrèrent à toute une série de sauts gymnastiques qui prouvaient leur haute faculté d’imitation, et la fête se termina par une danse improvisée.
« La danse, ce plaisir également familier aux nations civilisées et aux tribus sauvages, est certainement un des passe-temps les plus populaires des îles Viti. Le chant sur lequel on la règle, habituellement d’un rhythme monotone, rappelle par ses paroles, soit un fait actuel, soi un événement historique ; les mouvements des danseurs sont d’abord lourds, puis animés, accompagnés de gestes des mains et d’inflexions du corps. Il y a toujours un chef de bande, et parfois on introduit dans le cercle un bouffon dont les grotesques contorsions provoquent de joyeux applaudissements. Dans les danses régulières des solennités vitiennes, on compte invariablement deux troupes, l’une de musiciens, l’autre de danseurs ; les premiers sont ordinairement au nombre de vingt ou trente, et les seconds réunissent fréquemment cent ou deux cents individus. Ceux-ci, couverts de leurs plus riches ornements, portant en outre la massue ou la lance, accomplissent une suite d’évolutions diverses, marches, haltes, pas, qui feraient supposer aisément à un étranger qu’il s’agit plutôt d’un exercice militaire que d’une danse. À mesure que le divertissement approche de son terme, la rapidité s’accroît, les gestes prennent plus de vivacité et de violence, en même temps que les pieds frappent lourdement le sol, jusqu’à ce qu’enfin les danseurs hors d’haleine poussent le cri final : Wa-oo, et le mouvement s’arrête.
« Les jeux se prolongèrent ainsi une partie de la nuit, et ce n’est que fort tard qu’on songea au repos. Après avoir confié nos paquets à la garde de quelques indigènes, nous nous retirâmes dans le mbure-ni-sa, où nous nous étendîmes sur les couches revêtues de nattes, tandis que plusieurs résidents du village qui nous avaient suivis cherchaient çà et là un coin pour reposer. Aussi, en y comprenant notre propre escorte, j’estime que la maison des étrangers donna bien asile à une cinquantaine de personnes. Des feux entretenus dans les foyers établis à côté des lits de feuillage maintenaient une chaleur douce dans l’édifice.
« Le lendemain, malgré une pluie battante, nous nous remîmes en route pour Salaira, en saluant nos hôtes d’une décharge simultanée de pistolets revolvers, qui provoqua de bruyantes acclamations de surprise de la part des spectateurs de cette salve improvisée. En remontant la rivière, nous visitâmes sur la rive droite une manufacture de turmeric ou curcuma.
VI
« Un grand nombre de femmes étaient activement occupées de cette fabrication. Les fosses creusées dans la terre pour conserver la plante sont garnies d’herbes et de feuilles de bananier, de façon à préserver les parties juteuses. La racine, grillée, est ensuite placée dans le fond d’un canot où on la racle et où on la presse dans un panier revêtu de feuilles de fougères ; le résidu est recueilli dans des bambous et exposé à l’air durant plusieurs jours, jusqu’à ce que la partie liquide surnage et puisse être séparée du sédiment tombé au fond. La composition qu’on obtient ainsi sert quelquefois d’aliment, mais plus habituellement on l’emploie pour en enduire le corps des femmes en couches, ceux des amis décédés et enfin les veuves avant de les étrangler. Le safran est, assure-t-on, très-abondant dans ces districts et fort estimé dans tous les autres.
« La rivière que nous remontions, considérablement gonflée par suite des dernières pluies, a été le théâtre de luttes fameuses dans le pays, et auxquelles les tribus du district de Naitasiri se sont fréquemment mêlées ; le sang humain a été répandu avec une telle abondance dans ces lieux, que les naturels ont donné à la rivière le surnom expressif de Rivière de sang. Sur notre passage, le chef nous indiqua l’emplacement de plusieurs villages détruits durant les guerres précédentes, et à chacun d’eux se liait le récit de cruautés révoltantes. Aussi le pays, jadis très-peuplé, était-il maintenant presque désert par suite de ces luttes.
« La force du courant entravait souvent notre navigation, et le lit de la rivière, modifié incessamment par les crues, ne présentait qu’un chenal fort incertain. Toutefois les pluies, incommodes à tant d’égards, eurent au moins cet avantage de nous permettre de remonter en canot plus loin qu’on ne le fait ordinairement ; mais il fallut tous les efforts et toute l’agilité des jeunes gens qui dirigeaient nos embarcations pour surmonter la violence du flot, et plus d’une fois ils furent obligés de se mettre à la nage pour les remorquer avec une corde. Des arbres entiers étaient emportés par la masse des eaux, et d’autres, à moitié déracinés, surnageaient en se balançant au milieu de la rivière. À un demi-mille environ de ce passage, nous remarquâmes un petit soro, variété d’offrande dédicatoire placée pour se rendre propice le dieu de cette localité. Ce soro se composait de feuilles de makita disposées en cône et surmontées d’un morceau de bois ; nous en vîmes d’autres consistant en légers paniers de bambous tissés pour la pêche. Nous rencontrâmes, à peu de distance, Vere-Malumu, frère du chef de Salaira, et présidant à la construction d’un lavo, sorte de four creusé dans la terre pour faire cuire l’igname, le porc et parfois des corps humains. Notre ami Ko-Mai-Naitasiri nous introduisit près de Vere-Malumu avec l’étiquette d’usage, et la présentation se termina par une distribution de pipes et de tabac qui rendit bientôt plus faciles ces nouveaux rapports.
« D’une hauteur voisine où nous nous rendîmes M. Waterhouse et moi, nous aperçûmes, à trois milles d’éloignement à peu près, dans la direction ouest-nord-ouest, le pic élevé qu’on nomme Mbuggi-Levou, dont la cime atteint une hauteur de 1145 mètres ; au nord-nord-ouest, on nous signala un groupe de montagnes appelé Lutu, distant d’environ trente milles, et d’où sort la rivière Wai-Ni-Mbuka pour se jeter dans le Vluna-Ndonu, qui arrose la région centrale de Viti-Levu.
« Poursuivant notre marche, nous parvînmes à Vakandua, petit village construit sur une colline environnée de bois et d’eaux vives, dans la plus agréable situation. Nous fûmes accueillis avec les démonstrations ordinaires : discours approprié à la circonstance, saluts et offre de racines de yanggoua. Le calis ou tambour retentit, comme remercîment pour le présent d’une hache faite au chef, et aussi pour nous rendre honneur. Des danses et des exercices gymnastiques remplirent la soirée, à la grande joie des indigènes, dont les exclamations admiratives aux choses les plus ordinaires prouvaient le peu de relations qu’ils avaient encore eues avec les papalangis.
« Le jour suivant, à la suite d’une marche, fréquemment interrompue par de fortes averses, et par des passages difficiles, que formaient les nombreux détours de la rivière, et durant laquelle nous reconnûmes, sur la rive droite, un affluent qui descend de la base septentrionale de Mbuggi-Levu, dont il contourne le revers oriental pour se rendre au Wai-Sidina que nous suivions, nous atteignîmes enfin le district de Salaira et, non sans peine, la hauteur sur laquelle est situé le village de Vu-ni-Mbua, chef-lieu du district et résidence du chef. Les dernières pluies avaient rendu le terrain si humide que nous conservions à peine notre équilibre, même en nous aidant de « titakos », longs bâtons ou cannes dont les naturels de ce district font usage dans toutes leurs courses.
« Comme nous approchions du village, la population vint au-devant de nous pour nous offrir de l’eau fraîche contenue dans de longs bambous pour laver nos pieds ; cette cérémonie préliminaire accomplie, on procéda à la présentation officielle, selon toutes les formes usitées ; et c’est alors seulement qu’il nous fut permis de nous installer dans la maison des étrangers.
« C’était une construction oblongue, d’aspect bizarre, composée de deux bâtiments distincts juxtaposés et réunis au point de contact des deux toits, par un vieux canot qui semblait faire office de gouttière pour l’écoulement des eaux pluviales : à l’intérieur, les dispositions n’étaient pas différentes de celles que j’ai précédemment décrites ; bientôt le tambour fut apporté et son roulement célébra notre arrivée ; nous voulûmes répondre à cette politesse par l’offre que nous fîmes au chef de deux dents de baleine, de haches et de lanternes.
« Profitant d’une éclaircie, nous montâmes pour prendre une vue d’ensemble de la contrée, sur une élévation voisine de la ville, et à deux milles du Mbuggi-Levu qui fermait l’horizon de ce côté. Le pays environnant présentait une vue extrêmement pittoresque, spécialement vers la région des montagnes : à gauche se dressent les pics élancés du Mbuggi-Levou, environnés d’un massif de montagnes à la cime dentelée. Sur la droite, on découvre au loin des chaînes s’échelonnant les unes au-dessus des autres, et se dégradant par teintes délicates sur le fond du ciel jusqu’à l’extrême limite de l’horizon. La rivière, enfin, qui serpente au fond du vallon, anime de son mouvement ce charmant tableau. Quand on embrasse du regard l’ensemble de ce paysage que l’inondation couvre de ses flots, à certaines époques de l’année, on comprend aisément que le lit de la rivière varie incessamment et on s’explique ces rives changeant de physionomie et présentant alternativement une forte berge escarpée, tandis que l’autre rive, prenant un niveau bas, s’efface pour ainsi dire en une vaste pelouse presque entièrement privée d’arbres.
« Nous étant assis, par une agréable soirée, sur un banc de gazon, nous nous vîmes bientôt entourés de naturels qui nous accablaient de questions au sujet de Sa très-gracieuse Majesté la Reine Victoria. Quand nous leur eûmes appris que nous avions un hymne spécial pour implorer les bénédictions du ciel en faveur de notre souveraine, ils exprimèrent un vif désir de le connaître, et cédant à leurs instances, nous entonnâmes le God save the Queen à leur grand applaudissement.
Nous apprîmes que la coutume d’étrangler les veuves était encore en pleine vigueur dans le district de Salaira. Le chef, gentilhomme dont le nom ne renferme pas moins de quatorze syllabes, essaya d’abord de le nier, puis finit par en convenir, et il écouta avec faveur M. Waterhouse qui l’engagea fortement à renoncer à ce détestable usage. Dans la plupart des districts que nous avons traversés, aussi bien que dans le Salaira, nous avons trouvé les pratiques de la sorcellerie très-répandues. Ainsi lorsqu’un individu désire la perte d’un ennemi, il s’adresse à un sorcier ; celui-ci tout d’abord se fait remettre soit des débris d’aliments, soit des lambeaux de vêtements de la victime dévouée, et en les mettant en contact avec certaines feuilles vénéneuses, les indigènes pensent obtenir la mort de la personne contre qui se fait le sortilége : on désigne ces actes de sorcellerie, dans lesquels on a une rare confiance, du nom de : « Vaka-Ndrau-ni-Kau-Tacka », ce qui peut se traduire exactement par « la conjuration pratiquée par les feuilles ». Les maîtres de cet art redouté inspirent un singulier effroi et obtiennent un respect profond dans les villages où pénètre leur mystérieuse renommée. En certaines occasions, lorsque quelque objet a été dérobé et que le larron demeure inconnu, on a recours à ce moyen pour le découvrir et le punir.
« Un des hommes qui nous accompagnaient avait été témoin, à ce qu’il racontait, d’une épreuve de ce genre, à propos d’un vol de racines de yanggoua. L’épreuve avait été pratiquée en mettant en contact des débris de la précieuse racine, laissés sur le terrain avec une plante vénéneuse : aussitôt que le bruit de l’opération magique se fut répandue, deux individus furent frappés d’une maladie dont les suites leur devinrent fatales, et avant de mourir ils avouèrent qu’ils étaient les voleurs. Toutefois, le narrateur nous fit remarquer qu’on ne constata chez eux aucun mal caractérisé, et dans son opinion, il attribuait leur mort à une crise nerveuse et aux terreurs superstitieuses dont ils avaient été saisis.
« Le 28 août, dans la matinée, nous quittions le district de Salaira, montés dans nos canots, contenant chacun trois personnes et nos provisions portées sur un bateau plus petit. Parvenus à Nondo-yavu-na-ta-thaki, village sur la rive droite du Wei-Ndina nous fûmes bientôt tranquillement assis dans le mbure-ni-sa. L’édifice vaste et confortablement aménagé était de beaucoup le plus spacieux et le plus commode de tous ceux que nous eussions vus. Deux vieillards dont l’un avait été dans son temps un hardi combattant, représentèrent seuls d’abord la population auprès de nous. Ils nous adressèrent plusieurs questions sur le christianisme, en déclarant qu’ils ne l’adopteraient qu’autant que Ko-mai-vuni-mbua, le chef de la Salaira leur en donnerait l’exemple.
VII
« Nous avions aperçu en dehors du mbure divers petits objets bizarres, consistant en pierres rondes, teintes en jaune avec du safran et posées sur de petits tas de feuilles de fougère. Nous supposâmes d’abord que c’était l’emblème de quelque divinité, et le chef Naitasiri, dans cette opinion, plaça son pied avec mépris sur l’une d’elles, sans cependant les renverser. On nous apprit plus tard que les porcs de la localité étaient tabou, et ces pierres avaient été ainsi disposées afin d’en avertir les étrangers. Ceci me rappela un tabou sur les nattes, que j’avais remarqué dans la ville de Viti. Là l’interdiction était indiquée par des mâts au haut desquels ou avait attaché quelques-uns des matériaux dont on tisse les nattes, et une coquille de triton couronnait le tout. Je fus frappé alors de l’analogie qu’offrait ce tabou avec ceux que nous avions remarqués sur les noix de cocos à l’île des Pins, qui fait partie de la nouvelle Calédonie.
« Le district où nous nous trouvions ne produisant pas d’huile de coco, on y supplée pour l’éclairage avec la gomme qui découle du dammara, arbre résineux. En langue figienne, cet arbre se nomme ndakua-ndina. On en distingue de deux sortes : le ndakua-leka (court) et le ndakua-mbulavu (haut). Le premier, d’une apparence ramassée et rabougrie, le second, d’un port remarquablement élancé. On attribue cette différence, dans le pays, aux circonstances d’exposition, de sol, etc. Lorsqu’on a recueilli la gomme qu’il livre en abondance, on la pétrit en pastilles d’environ 2 pouces (0, 05 environ) de longueur, et on les brûle l’une après l’autre aussi longtemps qu’on désire de la lumière. On se sert également d’un autre moyen moins primitif, en construisant avec un éclat de bois entouré d’écorce, une sorte de chandelle grossière. Souvent aussi, on enveloppe la gomme de feuilles, et reliant le tout avec un jonc ou toute autre matière fibreuse, on s’en sert comme d’une torche pour passer, durant la nuit, d’un lieu à un autre. Lorsqu’on brûle la gomme selon la méthode dont j’ai parlé en premier lieu, on la place dans des vases en terre afin d’empêcher la substance en ignition de se répandre et de mettre le feu aux matières sèches, ce qui entraînerait promptement l’incendie de toutes les maisons et du village. Nous nous rendîmes alors compte de l’usage d’une large pierre de forme conique, creusée à son sommet, que nous avions aperçue dans la maison des étrangers à Salaira, et dont l’emploi était resté jusque-là un problème pour nous. La gomme produite par l’arbre à pain, diffère essentiellement de celle du dammara, et par sa nature et par son usage. Au moment où elle s’échappe de l’incision faite à l’arbre, elle est légère et limpide ; mais quand on l’a recueillie dans un vase, elle ne tarde pas à se séparer, comme le sang, en deux parties : l’une coagulée, solidifiée, tombe au fond du vase, et l’autre, complétement liquide, surnage. On jette cette dernière, et le résidu est mis dans l’eau froide pour qu’il prenne plus rapidement sa consistance, et on la conserve en pains arrondis pour en user comme d’un ciment, mais non pas sans lui faire encore subir quelque préparation. Lorsqu’on la pétrit pendant un certain temps, à un degré de chaleur déterminé, elle devient excessivement malléable et en même temps si tenace, qu’elle s’attache aux doigts au point de ne plus s’en enlever ; on remédie, du reste, à cet inconvénient, en s’imbibant les mains de l’huile extraite de la noix de coco.
« Nondo-yavu-na-ta-thaki est sur l’emplacement d’une ville autrefois très-peuplée, aujourd’hui disparue. Il ne nous fut pas possible d’obtenir de renseignements exacts sur la cause de sa destruction ; tout ce qu’on nous en apprit c’est que les habitants étaient renommés pour la fabrication des lances. On raconte qu’ils avaient l’habitude, en partant le matin pour le travail, de démonter leurs maisons et de les relever le soir à leur retour. Les chefs de la côte brûlaient si régulièrement en quelque sorte les demeures à peine construites de ces pauvres gens, qu’ils avaient reçu cette bizarre et longue dénomination : « Les gens dont l’occupation est de couper des bois pour leurs maisons. » Les habitants actuels ayant abandonné un district voisin de la côte, par suite de guerres locales, avaient fixé leur séjour dans ce village ruiné, qu’ils avaient entièrement reconstruit.
« De toutes les informations prises par M. Waterhouse, il semble résulter que les seules divinités de ces tribus que nous parcourions, sont les esprits de leurs ancêtres. En d’autres parties des îles Viti, outre le culte des esprits des morts, on reconnaît encore l’existence d’autres dieux qui méritent plus justement ce nom. Dans les districts de la côte plus particulièrement les Katoavous ou dieux qui n’ont pas eu de naissance, sont les seuls qu’on adore. Plusieurs tribus de l’intérieur, bien que ne rendant aucun hommage à la divinité principale Ndengéi, en admettent cependant l’existence ; elles en ont reçu la tradition d’un district de l’oust, appelé Raau-ruggi-ruggi. Ce fait porterait à penser, selon l’opinion de M. Waterhouse, que ce district a fourni le fonds commun des croyances de la race vitienne, ou du moins que les naturels des autres districts sont des immigrants dont les idées religieuses procèdent de cette souche primitive. C’est de ce district que vient, dit-on, la connaissance du feu et son usage, ainsi que l’art de l’obtenir par le frottement de deux morceaux de bois. La viande et toute la nourriture, d’abord mangées crues, d’après la tradition, semblaient désagréables au goût ; un des fils de Ndengéi ayant frotté deux pièces de bois l’une contre l’autre, produisit alors du feu et fit cuire ses aliments ; c’est ainsi que la notion de cette précieuse ressource se répandit. Les naturels de Tonga ont une tradition semblable à ce sujet.
« Quelques localités se vantent de posséder des prophètes ou devins, complétement distincts des prêtres, et qu’ils appellent « les hommes qui prédisent les événements futurs ». Un de ces personnages vint s’asseoir près de nous dans le mbure-ni-sa, et notre chef lui fit un accueil empressé, le complimentant d’un « sa-laluma » (à vous mon amitié).
« Nous primes congé de nos amis de Nondo-yavuna-ta-thaki le 29 août, et ayant remonté la rivière sur un parcours d’environ dix milles, à travers le plus pittoresque pays de montagnes, rencontrant çà et là, tantôt des rapides, tantôt des hauts fonds, nous arrivâmes au village de Na-seivau, fameux pour ses sources chaudes. L’une d’elles tombait en bouillonnant du sommet d’une masse irrégulière de rochers, qui probablement avaient autrefois formé un barrage naturel. La température de cette eau était d’environ 106° (41°,11 centigrade) ; elle s’amassait dans un large enfoncement au-dessous du rocher, où elle formait un délicieux bain naturel. À quelque distance de celle-ci, nous visitâmes une autre source dans laquelle le thermomètre monta de 2° plus haut, et qui se précipite, comme la première, du sommet d’une masse remarquable de roches de nature de brèche, dont la surface, richement nuancée, offrait le plus bel aspect. Les indigènes prétendent que les eaux exhalent parfois une odeur désagréable ; mais nous n’eûmes pas lieu de le remarquer pendant tout le temps de notre séjour.
« Na-seivau était autrefois renommé pour ses cocotiers ; mais ils ont été détruits, aussi bien que l’arbre à pain et autres bois de première utilité par les guerriers ennemis, selon la coutume des Vitiens. La tribu de Na-seivau était constamment en guerre avec les gens de Namasi, et les ossements très-soigneusement dépouillés de ceux de ces derniers qui succombaient, furent longtemps suspendus en signe de victoire aux arbres qui entourent la ville. Mais les Namasi surprirent le village dans une rencontre heureuse, et après avoir enlevé les restes de leurs frères pour les ensevelir, ruinèrent à demi Na-seivau. Du reste dans les districts de l’intérieur, on ne rencontre ni cocotier ni arbre à pain, et cela, dit-on, ne tient pas à l’indolence des habitants, mais à leur ignorance presque complète de l’emploi de ces arbres. L’igname n’y est pas non plus cultivée en aussi grande quantité que sur la côte.
« Il n’y avait pas plus de deux mois que Kura-Nduanda, le chef de Namasi, ayant réuni ses hommes, était venu pour attaquer une ville rebelle, et, pour cette expédition, il avait réclamé et obtenu l’alliance des gens de Salaira. L’armée alliée se porta à l’attaque de la ville ; mais, sauf les invulnérables de Salaira, pas un des assaillants n’osa s’avancer à portée de la mousqueterie. Les invulnérables cependant marchèrent hardiment d’abord ; mais l’un d’eux ayant été frappé à la tête par une balle, toute l’armée, consistant en quelques centaines d’hommes, s’enfuit ignominieusement.
« Les invulnérables (vaka-thuru-kalou-vatou) dont je viens de parler, sont des individus qui, dans la conviction qu’ils sont inspirés par quelque divinité et rendus par son influence inaccessibles aux coups de la lance et à l’atteinte des balles, ont la réputation d’accomplir les actes les plus hardis et de ranger ainsi la victoire de leur côté. Avant l’introduction des armes à feu dans l’archipel, ces guerriers étaient en effet fameux par leur indomptable courage ; mais l’habile emploi du mousquet a singulièrement refroidi leur ardeur. Parmi les démentis qu’a ainsi reçus la superstition des Vitiens, nous citerons ce qui s’est passé à Kasuru. Les invulnérables dirigeaient l’assaut et marchaient bravement à la tête des guerriers, quand une balle traversant le large éventail qu’on porte en ces occasions comme une sorte de bouclier, frappa le premier invulnérable, et sept autres tombèrent morts successivement dans la tentative d’escalade. Les chefs furent tellement irrités de cette déconvenue, qu’ils voulaient assommer le prêtre qui, en désignant ces hommes comme invulnérables, avait trompé le peuple. La fuite heureusement sauva le malencontreux prophète.
« Les racines du kaili, sorte de plante rampante, sont employées comme articles d’alimentation par les gens de Sulaira. La racine est d’abord bouillie, puis pelée, raclée, écrasée, trempée dans l’eau et bouillie de nouveau. Elles renferment, assure-t-on, dans leur état primitif, un principe amer et probablement vénéneux qui exige ces préparations avant qu’on puisse en faire impunément usage. »
VIII
Peu de jours avant notre passage, un grand canot de Navua, mis à l’eau pour la première fois, fut attaqué par une flottille d’embarcations de Serua ; on lui tua un homme, qui tomba par-dessus bord. Les embarcations de Serua se dispersèrent ensuite, et le canot, à son retour, mit à terre un détachement qui devait chercher à surprendre l’ennemi : ce détachement tomba sur une bande de sept individus, deux s’échappèrent, on en tua quatre, et on fit un prisonnier. Ce malheureux fut presque aussitôt jeté, vivant, dans un immense chaudron, après que Koro-Nduandua lui eut adressé quelques paroles pour lui expliquer qu’ayant méchamment mis en pièces un de ses sujets, il devait être puni comme il le méritait. On mangea la plus grande partie des morts à Navua ; on distribua cependant une partie de cette abominable nourriture aux sujets montagnards du chef.
« Le 30 au matin, après quelques pourparlers avec le chef Na-Ulu-Matua, on apporta à notre mbure un genou humain, déjà cuit et provenant du cadavre dont nous venons de parler. Une incision pratiquée sur le côté avait permis d’enlever les os ; le tout était soigneusement enveloppé dans des feuilles de bananes, de façon à ce qu’on pût le faire réchauffer chaque jour, opération nécessaire à la conservation. C’est le seul, des six paquets de chair humaine envoyés à Namasi, que nous ayons pu voir.
« M. Waterhouse parla très-éloquemment au chef, en cette occasion, lui montrant tous les maux qui résultent du cannibalisme : le sauvage était fort honteux de lui-même, on ne pouvait en douter ; mais ce que je vis tout aussi clairement, c’est que s’il désirait tâter de ce morceau friand, nous avions bien peu de chances de le lui voir manger ; pour moi, je fus convaincu et ne désirai pas avoir d’autre preuve de visu, du cannibalisme aux Vitis.
« Autre trait des mœurs locales. À notre arrivée à Namasi, nous apprîmes qu’un jeune homme encore imberbe, s’était enfui avec sa tante, la femme d’un petit chef. Après avoir passé quelques jours dans les bois, ils se hasardèrent à entrer dans une ville près de Namasi ; mais malheureusement pour eux, le frère de la femme se trouvait là ; furieux, il lève sa massue pour assommer sa sœur, qui le prie de l’étrangler. Cette requête fut promptement exécutée, et notre jeune amoureux, désirant aussi être étranglé, il partagea le sort de sa belle et mourut avec elle. Deux êtres humains furent ainsi lancés dans l’éternité, par les mains de l’homme qui le matin même nous avait apporté notre nourriture. On nous affirma que si le jeune homme n’avait pas été étranglé, il eût été assommé par son propre frère, n’importe où celui-ci l’aurait rencontré. Tel est l’ordre et la loi dans ces contrées bénies du ciel, où l’homme seul fait tache par ses mœurs et par ses cruautés.
« Le 2 septembre, nous atteignîmes enfin l’extrémité du bassin fluvial dont nous venions de suivre les détours pendant près de quatre-vingt-dix milles (cent cinquante kilomètres). Nous nous hâtâmes de faire une excursion au célèbre Moti Vai Tala, où se séparent les deux petits ruisseaux qui se jettent, l’un dans la Namasi, l’autre dans la Navua. Na-Ulu-Matua et Harry nous accompagnèrent, et notre promenade dans le vallon d’Ona-Mbaleanga fut charmante. Un riche vallon montueux situé sur la gauche de Na-Ndela-ni-Solia nous conduisit bientôt à un bruyant et limpide cours d’eau, qui, se bifurquant à angle aigu, envoie une partie de ses eaux à l’est par la rivière de Namasi, pendant que l’autre va se jeter avec la Navua sur la côte sud de Viti-Levou.
« Notre retour au navire, exécuté sans encombre, nous permit de revoir et d’étudier bien des points de vue, bien des beautés pittoresques que nous n’avions fait qu’entrevoir en allant. Chaque détour du fleuve, chaque ouverture de vallon débouchant sur ces rives nous mit à même de constater combien est fondée l’admiration que cet archipel, favorisé entre toutes les terres océaniques, a éveillé chez tous ces explorateurs, et plus d’une fois, pour ma part, je fus tenté de répéter l’exclamation que l’étude de ces îles arrachait, voilà plus de quinze ans, à l’illustre navigateur américain Wilkes : « … Devant ces plaines fertiles, ces lignes ondulées de collines, derrière lesquelles se dressent de hautes montagnes aux cimes escarpées ; à l’ombre de ces forêts épaisses coupées de riches cultures ; à l’aspect de ces vallons sinueux arrosés de ruisseaux, dont les eaux étincellent sous le ciel brillant des tropiques, comment admettre facilement que ces paysages, tels qu’en rêverait à peine l’imagination d’un artiste, n’aient été depuis des siècles, et ne soient encore en réalité que les repaires d’une race de perfides sauvages et de féroces cannibales ?
- ↑ Mémoire inséré dans le journal de la Société géographique de Londres en 1857 et intitulé Exploration de la rivière de Rewa et de ses principaux affluents, dans l’île de Na Viti bvu (la grande Viti), par John-Denis Macdonald, aide-chirurgien sur le vaisseau de Sa Majesté Britannique le Herald.
- ↑ Appelées par les Anglais Fiji, d’après la prononciation en usage dans les îlots orientaux de l’archipel, et dans les îles Tonga qui en sont voisines.