Michel Lévy (p. 199-205).

XV

DU SON[1].


À ce moment, le professeur qu’attendait Mélino vint auprès de nous.

Mon hôte me présenta comme arrivant des régions polaires de Vénus. Son ami m’ayant adressé plusieurs questions sur l’état de la science dans mon pays, je lui fis part de la solution que nous donnions aux plus importants problèmes de la physique, et je lui répondis notamment que nous expliquions le son et la lumière par les vibrations des corps, lesquelles étaient transmises — par l’air pour le son, — et par l’éther pour la lumière.

— Permettez-moi de vous dire, répliqua Podélos, que, tout d’abord et sans approfondir la question, cette théorie choque mon instinct.

« Eh quoi ! le son, cette voix des choses, ces accords qui nous ravissent, cette musique qui nous agite de tant d’émotions diverses, tantôt nous serrant le cœur sous l’étreinte d’un sentiment mélancolique, tantôt le dilatant dans l’expansion de la joie, ces suaves mélodies dont le charme élève notre âme à l’extase ou la laisse doucement aller au gré de molles rêveries qui la bercent comme des flots tranquilles, ces airs nationaux qui enflamment notre courage, notre dévouement aux grandes causes, notre amour de la patrie et de la liberté… tout cela ne serait donc autre chose que les oscillations d’un corps élastique mécaniquement communiquées, par couches successives, à l’air environnant ? Ce n’est pas possible. Et il faudrait que votre doctrine s’appuyât sur des faits bien concluants, sur des expériences bien décisives, pour que je consentisse à l’adopter.

« Mais il est loin d’en être ainsi, et j’admets plus difficilement encore cette théorie d’un mouvement vibratoire propagé dans l’air par une série d’ondulations tour à tour condensées et dilatées, quand je pense que, malgré la faiblesse de l’ébranlement presque toujours imperceptible de l’instrument dont on joue et l’intensité des courants d’air qui règnent dans un théâtre, une salle de concert, une église, etc., le son est animé d’une force d’impulsion assez grande pour déterminer une vitesse de 340 mètres par seconde, et pour faire vibrer les boiseries et même les marbres de l’édifice ; — quand j’observe, en outre, qu’il peut se transmettre au travers d’un globe de verre, même assujetti à son socle de façon à ne pouvoir vibrer lui-même, comme dans l’expérience de la machine pneumatique ; — quand je considère enfin la profonde différence qui existe entre les timbres des divers instruments, alors cependant que vous êtes obligé de supposer qu’à l’unisson, tous ces instruments produisent des ondulations aériennes de même nombre, de même amplitude et de même vitesse.

« Je me demande d’ailleurs pourquoi ces ondulations, dont l’amplitude varierait selon vous de 3 décimètres à 2 mètres, ne seraient jamais perceptibles à l’œil le plus attentif. Il est pourtant des cas où les mouvements de l’air sont visibles à cause des matières extrêmement ténues qu’il tient en suspension, et où l’on devrait apercevoir ces alternatives de condensation et de dilatation qui constituent les mouvements ondulatoires. N’avez-vous pas vu bien des fois dans une église, un rayon de soleil, glissant à travers les vitraux, dessiner obliquement une longue gerbe bleuâtre où flottent des fumées d’encens et des myriades de corpuscules ? Qu’à ce moment, la voix des chantres et les graves accords de l’ophicléide retentissent tout à coup, que l’orgue déchaîne une tempête d’harmonie ; l’air n’en conservera pas moins son immobilité première, et pas un atome ne trahira le moindre frémissement dans le faisceau de lumière.

« Comment ne trouverait-on pas les mêmes traces d’ébranlement dans l’eau, où le son se transmet si bien ? Comment, lorsqu’un bruit est produit dans l’intérieur d’un bassin, par la chute d’une pierre par exemple, ne verrait-on pas les ondulations qui le portent dans leurs replis, alors que le plus léger contact, celui d’un brin d’herbe qui tombe ou de l’aile fugitive d’une mouche, suffit pour altérer d’une ride circulaire le poli du miroir liquide, et que, si le fonds est uni et peu profond, la moindre convexité de l’eau décrit en bas une courbe lumineuse ? Direz-vous que les ondulations transmissives du son qui provient du choc d’un caillou, sont précisément ces anneaux concentriques qu’on voit se développer autour du point d’ébranlement ? mais il ne saurait en être ainsi, car le son, qui parcourt dans l’eau 1435 mètres par seconde, se propage infiniment plus vite que ces cercles liquides dont l’œil aperçoit le développement successif. Ainsi, d’après votre hypothèse, un seul et même choc produirait autour de lui, dans l’eau, deux mouvements de vitesses profondément différentes, et l’ondulation qui aurait le plus de portée serait précisément celle qu’on ne verrait pas ! Le même phénomène d’un double mouvement existerait encore dans l’air où le souffle qui produit un son ne devient sensible sur les objets environnants qu’un peu après que le son y est parvenu.

« Aussi, aurions-nous assez de tendance à penser que le son est une sorte d’électrisation spéciale due au frottement réitéré des molécules du corps mis en mouvement vibratoire, laquelle serait douée d’une certaine force de commotion sur certaines substances, dans des conditions déterminées, et se propagerait, non par les intermittences des ondes, mais d’une manière uniforme et continue, comme le feu dans une traînée de poudre ou l’électricité dans un corps conducteur. Pouvez-vous d’ailleurs expliquer autrement le son intense que rend, sans oscillations apparentes, un barreau de fer aimanté par un courant électrique ?

« Observez encore qu’à cet égard, certains phénomènes acoustiques semblent trouver une explication plus aisée dans la théorie de l’électricité que dans celle que vous avez adoptée. Ainsi, d’après votre hypothèse d’un mouvement vibratoire communiqué aux couches ambiantes, la conductibilité des divers milieux pour le son devrait varier dans des proportions mathématiques à raison de leur densité. Cependant il n’en est rien, et si, par exemple, l’hydrogène, moins dense que l’air, conduit mieux le son que lui, le métal, plus dense que tous deux, le transmet avec plus de rapidité encore.

« Ces conductibilités diverses, si peu en harmonie avec l’hypothèse d’un ébranlement propagé, présentent au contraire une certaine analogie avec les conductibilités des différents corps pour la transmission de l’électricité, car, dans ce cas comme pour le son, le pouvoir transmissif est indépendant de la densité.

« Il est indépendant aussi de l’intensité, ce qu’on ne peut dire à l’égard des ondulations de l’eau, qui vous servent de type pour expliquer les ondulations sonores, et qui s’étendent avec d’autant plus de rapidité que l’ébranlement a été plus fort. Il n’en est pas ainsi des sons. Quels que soient leur timbre et leur intensité, ils se propagent avec la même vitesse : le soupir du hautbois, le formidable éclat du tonnerre, etc., mettent le même temps pour arriver à notre oreille. Cette égale rapidité des sons, sans laquelle toute musique d’orchestre serait une épouvantable cacophonie, présente un rapport de plus avec l’électricité dont la vitesse ne varie jamais à raison de sa nature ou de son intensité. Je signalerai encore, comme nouvelle similitude, ce fait que, pour les deux cas, la température des milieux influe beaucoup sur leur puissance conductrice, et cet autre que, dans un objet creux, l’électricité se porte particulièrement à la surface extérieure : or, l’expérience démontre que l’intérieur d’un bourdon de cathédrale est précisément l’endroit le moins favorable pour l’entendre.

« Je ne veux point inférer de là que le son soit de l’électricité, mais seulement qu’il a plus d’analogie avec elle qu’avec cet ébranlement ondulatoire qui vous paraît le constituer.


  1. Peut-être la nature du sujet traité dans ce roman humoristique autorisait-elle et même commandait-elle quelques fantaisies paradoxales.