Michel Lévy (p. 177-198).

XIV

L’ÉDUCATION VÉNUSIENNE.


Au bout de notre promenade, et comme nous nous rapprochions de la maison de Mélino, je remarquai trois ou quatre bâtiments d’architecture gracieuse, s’élevant chacun dans un bouquet d’arbres, au milieu d’un beau parc.

Mélino me dit que c’était un lycée.

— Un lycée ! m’écriai-je stupéfait. Chez nous, les lycées ou les couvents de jeunes filles sont d’énormes bâtisses lourdes, austères, partout entourées de grilles serrées et de hautes murailles.

— Mais ce sont alors des maisons de détention et non d’éducation que vous avez là ! Comment voulez-vous que des enfants puissent s’y plaire et s’y développer, alors qu’à cet âge où ils ont tant besoin d’air, de lumière, d’expansion et de liberté, vous les enserrez dans l’enceinte étouffante et sombre de cours hérissées de grands murs et destinées à ce que vous appelez leurs récréations ; tandis que, pour le temps réservé au travail, vous les entassez dans de grands bâtiments agglomérés ensemble, tristes, obscurs et mal aérés ?

— Aussi, lui dis-je, cherchent-ils souvent à s’échapper pour aller aux champs, et faire ce que nous appelons l’école buissonnière.

— De quoi je les excuse grandement, car ils cèdent à un besoin de leur nature, auquel nous donnons, au contraire, pleine satisfaction. Nos enfants, vous le voyez, jouent dans les jardins, dans les bosquets, et ne sont nullement tentés de faire l’école buissonnière : ils ont si près d’eux les buissons, — et même les roses !

Puisque le hasard, ajouta Mélino, nous a conduits auprès de cet établissement, nous irons nous y reposer un instant, si vous voulez bien. J’ai à parler à un de mes anciens amis, professeur de sciences, pour le prier d’assister à une soirée que je donne dans trois jours, et à laquelle je n’ai pas besoin, mon cher hôte, de vous dire que vous êtes convié d’avance.

Nous entrâmes. Mélino demanda le professeur Podélos ; on lui répondit qu’il faisait son cours à ce moment, mais qu’il serait bientôt libre, et nous fûmes conduits au parloir.

Ce parloir n’était pas ce sombre et froid salon, entouré de dures banquettes, où nos collégiens sont admis à voir leur famille ; c’était encore moins ce couloir monastique bordé d’une double grille, à travers laquelle, dans certains couvents, on daigne permettre aux parents de voir leur enfant, comme ils verraient dans une ménagerie quelque animal dangereux ; — touchante façon de favoriser les douces expansions de famille ! Le parloir de l’établissement vénusien était une sorte de jardin anglais avec des sièges sous les bosquets.

Nous prîmes place à l’ombre d’une charmille qui arrondissait sur notre tête un frais berceau de verdure et de fleurs.

Mélino me demanda quel était, en général, le système d’éducation adopté dans nos institutions. Je satisfis sa curiosité ; et il me répliqua en ces termes :

— À Vénusia, nous envisageons autrement, sous beaucoup de rapports, l’éducation des enfants, éducation que nous avons en grande sollicitude, car, un jour, ces enfants seront des hommes qui vaudront ce qu’on les aura faits, soit dans leurs familles, soit au collège. Dans vos contrées, il semble que les parents considèrent d’abord leur enfant comme un charmant hochet : ils l’affublent de costumes de fantaisie, pour lesquels ils consultent leur goût, bon ou mauvais ; ils le font chanter, danser, — et, dans certains moments de liesse paternelle, on ne craint même pas de faire répéter, par sa douce voix et ses mignonnes lèvres roses, de vilains mots ou des jurons sonores, — en quoi l’on se figure amuser beaucoup l’enfant, sans songer qu’on ne s’amuse que soi-même, et qu’on ne fait que tourmenter cette pauvre petite créature, dont on profane ainsi la naïveté et la candeur. Puis, toujours préoccupés de la satisfaction que la beauté de leur progéniture peut donner à leur vanité, les parents cherchent moins à former l’âme de leurs enfants aux bons instincts qu’à leur enseigner la grâce du corps et la gentillesse du geste et du sourire. On repoussera parfois l’importunité de leurs caresses, mais on s’extasiera sur leur vivacité et leur mutinerie : de là, tant de petites filles coquettes et de gamins gâtés, fantasques, volontaires, que les parents trouvent adorables, et les étrangers parfaitement insupportables.

« Et quand vient pour eux le moment d’apprendre, vous changez brusquement de système, et, après toutes ces mignardes gâteries auxquelles vous les avez habitués, vous exigez tout à coup une soumission absolue. À vos yeux, l’idéal de la perfection pour un enfant c’est d’être obéissant et surtout de ne jamais raisonner ! Sur ce point, je me demande pour quel motif un père ou un précepteur se courroucent si fort quand ils voient un enfant vouloir prouver qu’il a raison. D’abord, cela peut arriver quelquefois ; et, dans le cas contraire, ne vaudrait-il pas mieux lui laisser expliquer les motifs de sa protestation, et l’éclairer sur les torts qu’il peut avoir ? Mais on préfère se donner la satisfaction vaniteuse du despotisme ; on exige une obéissance muette, on substitue à la soumission volontaire et réfléchie qui a la conscience du devoir qu’elle remplit, l’obéissance passive qui exécute aveuglément tout ce qu’on lui ordonne. Triste servitude qui avilit et dispose à accepter avec une facilité funeste les autres servitudes de la vie, car le caractère ainsi maté dès le principe, devient incapable de toute fermeté et de toute résistance, comme un ressort faussé par une compression trop violente et trop prolongée. Obéissance sanctionnée par le châtiment, c’est-à-dire arbitraire dans les prescriptions et arbitraire dans les punitions, voilà ce que vous leur imposez, et comment vous les façonnez à la raison, à la dignité, à l’indépendance ! Ne voyez-vous pas d’ailleurs qu’inciter à faire le bien par crainte d’un châtiment, c’est ôter à la bonne conduite tout son mérite, et l’abaisser au niveau d’un égoïsme bien entendu ? Dangereux système d’ailleurs que celui qui consiste à considérer avant tout la conséquence, au point de vue de l’intérêt, de telle ou telle façon d’agir ; car il peut entraîner à de tristes défections le jour où, perdant la crainte du châtiment, on pourra croire plus utile de pratiquer le vice que la vertu.

« Nous préférons développer chez nos enfants ces germes si précieux de la notion du bien et du mal, que nous apportons tous dans le sanctuaire de notre conscience, et les disposer à écouter cette voix sainte, qui est celle de Dieu même et qu’il ne fait entendre qu’à l’homme seul : la voix du devoir. Nous nous occupons d’abord à former le cœur, — qui vaut mieux que l’esprit, — et à leur inculquer non de vaines formules abstraites, dogmatiques, qui ne représentent pour eux que des mots, mais ces beaux et grands sentiments qui font l’honneur de l’âme humaine : la tendresse filiale et fraternelle, la reconnaissance, l’amour de Dieu et des hommes, la haine inflexible du mensonge — auquel l’enfance à tant de propension, — et de tout ce qui est bas et déloyal. Certes, ce n’est pas nous qui, comme certains chefs d’institution de votre planète, récompenserions les élèves qui traîtreusement viendraient nous dénoncer leurs camarades ; et si jamais quelque professeur sournois s’avisait de souiller par ces félonies jésuitiques les âmes candides confiées à ses soins, nous l’expulserions immédiatement avec un profond dégoût.


« Telles sont les différences de notre enseignement avec le vôtre pour l’éducation morale, la plus importante de toutes.


« Quant à l’instruction proprement dite, notre méthode ne ressemble pas davantage à celle que vous avez adoptée. Vous commencez par apprendre à l’enfant, ou plutôt par croire lui apprendre ce qu’il y a de plus difficile au monde, ce que vous déclarez vous-même incompréhensible : les mystères de la religion en honneur dans le pays où il est né, puis les règles innombrables et purement abstraites de votre grammaire, enfin les principes et les difficultés de langues que personne ne parle. C’est ainsi que par des études arides, au-dessus de sa portée, vous éteignez en lui ce désir de s’instruire, qui est pourtant inné chez l’homme et qui fait sa grandeur. Offrir de pareils aliments à la faible intelligence des enfants, n’est-ce pas comme si, dès le berceau, on chargeait de grosses viandes leur estomac débile au lieu de l’arroser de lait et de bouillie ? Leur esprit se rebute d’une alimentation aussi indigeste, et se sent pénétré du dégoût d’apprendre, comme l’estomac est saisi d’aversion pour un mets qui l’a fatigué.

« Nous, au contraire, nous ménageons, avec la sollicitude la plus attentive, les forces naissantes de l’enfant, et nous proportionnons notre enseignement au développement graduel de son intelligence. Son attention s’attachant plutôt à ce qui frappe les sens qu’aux formules et aux généralisations, c’est pour lui expliquer ce qu’il voit et ce qu’il touche que nous nous attachons à commencer son éducation ; nous lui apprenons, par exemple, comment se font les étoffes qu’il porte, nous lui montrons, sur place, comment s’engendre et grossit un arbre, et s’il en tombe un fruit ou une feuille, nous lui disons que c’est en vertu de l’attraction mutuelle des corps. Quant aux détails, à la marche de la séve dans les diverses plantes, à la loi mathématique des attractions, nous en réservons l’explication pour un enseignement ultérieur. Ce qui nous paraît le plus important d’abord, c’est de lui donner des notions très-élémentaires mais très-exactes, c’est d’habituer de bonne heure son esprit à bien saisir ce qu’on lui enseigne et à marcher, non dans les nébulosités des mystères et des abstractions, mais dans le sentier ferme et lumineux de la vérité.

« Guidés encore par le même principe, nous nous gardons bien d’apaiser la première soif de son imagination en lui contant d’absurdes histoires de princes, et de princesses, dont les amours vagabondes sont favorisées par la protection de bonnes fées et contrariées par la malveillance des méchants génies ou la tyrannie des grands parents. Au lieu de ces contes fantastiques, peu faits assurément pour l’initier à l’amour filial, — sinon à tout autre, — nous lui faisons le récit de touchantes aventures de bonté, de reconnaissance, de dévouement, et nous tâchons ainsi de former son cœur en intéressant son esprit.

« Dès qu’il commence à savoir déchiffrer quelques mots, nous lui faisons lire des historiettes de ce genre, au lieu de les lui conter. Et, afin qu’elles présentent plus d’attrait, de jolies vignettes sont mêlées au récit, si bien que souvent, pour comprendre l’image, l’enfant lit le livre. Tout en trouvant dans ce divertissement le plaisir de la curiosité satisfaite et l’aliment d’une saine morale, il y perçoit instinctivement la connaissance pratique du mécanisme de la phrase, de la liaison des idées, du style et de l’orthographe. Plus tard, fortifié par ces notions préliminaires de l’expérience et par le développement qu’il aura reçu du temps, son esprit comprendra bien plus aisément les principes abstraits de la syntaxe. Ne commence-t-on pas par gesticuler et marcher, avant d’étudier l’anatomie des muscles et les fonctions du système nerveux qui les met en mouvement ?

« Avec les livres à images, nous mettons entre les mains des enfants des tables chronologiques et des cartes géographiques, imprimées sur des cartons découpés d’une façon bizarre, dont nous brouillons les nombreux fragments pour qu’ils s’évertuent à les recomposer ensuite, travail excellent qui exerce leur mémoire, leur intelligence, et qui a pour eux l’attrait d’une récréation et d’un jeu.

« Plus tard, quand nous leur faisons étudier nos meilleurs auteurs, nous employons pour initier leur esprit au goût du beau, le même système que nous avions mis en œuvre pour développer dans leur cœur le goût du bon et du juste (deux éducations qui, si elles diffèrent par leur objet, se complètent et se fortifient l’une par l’autre) : nous nous adressons à l’intelligence plutôt qu’à la mémoire. Dans vos institutions, vous leur faites apprendre par cœur une énorme quantité de vers et de prose des auteurs les plus différents. Par malheur, tout cela traverse leur esprit comme une cargaison de sucre traverse la mer, fatiguant les flots sans y laisser ni trace ni saveur. Nous avons en horreur cette récitation machinale, ce perroquétisme, permettez-moi l’expression, dont vous abusez tant dans vos colléges. Nous préférons de beaucoup que l’élève, au lieu de disséminer son attention sur une infinité d’ouvrages, se pénètre à fond d’un petit nombre, en les soumettant à une analyse détaillée. Et, pour ce travail, nous n’imitons pas certains professeurs qui se complaisent dans l’enseignement doctoral, souvent sans doute très-érudit, très-disert, mais rarement écouté par l’élève dont l’attention papillonne sans cesse sur mille objets divers ; nous exigeons de lui, non pas qu’il retienne des observations toutes faites, mais qu’il les fasse lui-même : nous lui demandons ce qu’il pense de telle expression, de tel sentiment, de telle période ; nous lui faisons composer sur un morceau littéraire et même sur un ouvrage entier, un examen raisonné, sauf à redresser ensuite ce que son jugement peut avoir de défectueux.

« Ces ouvrages commentés par l’élève ne sont pas uniquement ceux des auteurs anciens, nous mettons aussi entre ses mains, soit dans les classes, soit surtout dans les distributions de prix, quelques livres remarquables des auteurs vivants, qui, comme je vous l’ai fait observer à propos du théâtre, s’inspirant des préoccupations du moment, ont par là-même un vif attrait d’à-propos. J’ajoute que, si ce partage ne donne pas aux éditeurs des auteurs morts le facile moyen qu’ils ont chez vous de faire des fortunes princières, il a du moins l’avantage de permettre de vivre aux auteurs contemporains — qui sont peut-être bien dignes de quelque intérêt.


« La classe de rhétorique est supprimée dans nos lycées. N’avons-nous pas assez de penchant à prostituer la parole à la défense des thèses les plus fausses et des causes les plus injustes, quand notre intérêt ou celui de notre parti s’y trouve attaché ? Quelle gloire légitime, quel progrès social, n’a-t-on pas attaqués ; quelle doctrine perverse, quelle palinodie scandaleuse, quel acte coupable, n’a-t-on pas défendus, réhabilités, glorifiés ? Et qu’est-il besoin encore d’enseigner à des enfants un art qui, développant en eux cette funeste tendance, les excite à préférer le faux éclat du langage et les artifices de la discussion à l’expression simple et nette d’une sincère conviction.

« Quant à l’enseignement de l’histoire, il ne se borne pas, dans nos colléges, à une froide nomenclature des innombrables souverains qui se sont succédé dans les divers pays, et des faits plus ou moins remarquables de leurs règnes : le professeur donne à ses élèves des aperçus généraux et sommaires sur les périodes qui ne renferment que d’arides détails, et il leur signale spécialement les époques brillantes, les faits culminants et les grands personnages, s’attachant surtout à montrer l’influence de ces faits et de ces personnages sur les événements ultérieurs et sur la marche générale de l’humanité. Il accorde aussi une grande importance à la moralité de l’histoire, c’est-à-dire aux sentiments que doivent inspirer les actes d’ambition ou de dévouement, de tyrannie ou de civisme, de fanatisme ou de tolérance. Ce n’est pas lui qui, venant en aide à ce déplorable scepticisme, mortel oïdium des peuples qu’il étouffe et qu’il corrompt, enseignerait qu’il y a en ce monde deux morales : l’une pour les hauts faits des grands politiques et l’autre à l’usage des simples braves gens ; il proclame au contraire bien haut qu’il n’y a qu’une seule morale comme il n’y a qu’une seule conscience, et, soumettant chaque fait de l’histoire au contrôle inflexible de cette conscience universelle, il forme ainsi bien moins de vains érudits que des hommes honnêtes et de bons citoyens.

« Peut-être, d’après l’exposé que vous m’avez retracé, passez-vous trop légèrement sur ce côté moral des événements et des institutions, pour ne mettre en relief que le côté brillant, et appeler l’admiration sur les grands conquérants et les grands chefs de parti. En inspirant ainsi aux élèves l’amour de la gloire et des hautes positions, vous compromettez non-seulement leur bonheur, car tout le secret du bonheur est dans la modération des désirs, mais le bonheur de ceux qui les entourent, rien au monde n’étant plus insupportable que la société habituelle de ces esprits ambitieux, beaucoup moins satisfaits de leurs succès qu’aigris de leurs déceptions, et cruellement tourmentés des obsessions d’une vanité toujours inquiète, toujours inassouvie.


« J’ajouterai que nos professeurs prodiguent indistinctement leurs soins à tous les élèves et non de préférence à ceux que la nature a le plus libéralement doués d’intelligence, et auxquels, pour ce motif, le secours de leurs leçons et de leurs encouragements serait moins indispensable.

« Malheureusement, dans la plupart de vos grandes institutions, on s’occupe avant tout des concours généraux, et, pour y obtenir de glorieuses primes, on s’évertue à faire des élèves ; on nourrit celui-ci de grec, celui-là de latin, cet autre d’algèbre, etc. Puis, a lieu la distribution solennelle des récompenses, et ces remarquables étalons en langues mortes ou en mathématiques y gagnent de superbes réclames à ceux qui les ont si bien dressés. C’est fort beau et fort glorieux sans doute !… Seulement, une fois entrés dans le monde, vos lauréats tant applaudis ne doivent pas y faire plus brillante figure que des virtuoses à qui l’on n’aurait appris qu’une seule note. Jamais une seule institution de Vénusia n’a, pour un vil intérêt de boutique, substitué ainsi à l’éducation en vue de la société l’élevage en vue d’un concours.


« Le droit et la médecine sont enseignés dans nos lycées aux élèves qui se destinent à la carrière médicale ou judiciaire. Nous ne nous trouvons pas ainsi dans la nécessité d’envoyer nos jeunes gens au loin, et, sans parler de bien d’autres inconvénients, nous sommes sûrs au moins qu’ils suivent les cours et qu’ils travaillent quelque peu. Il est vrai que nous n’augmentons pas comme à plaisir les rebutantes difficultés de leur tâche, et que nous ne songerions jamais à leur imposer, comme en vos écoles de droit, le luxe d’apprendre une législation éteinte depuis des siècles, étude aussi péniblement aride que parfaitement inutile, qui ne peut que glacer leur zèle déjà bien peu ardent pour les matières juridiques, et redoubler la confusion d’une science qui certes n’a jamais brillé par la clarté.


« Les récréations si nécessaires au développement du corps et au repos de l’esprit sont longues et fréquentes dans nos maisons d’éducation. Nous convions notamment les élèves aux divertissements gymnastiques et aux jeux de combinaisons qui exercent agréablement la sagacité. Mais nous proscrivons sévèrement ces vexations entre camarades, ces brimades ineptes que les plus éventés, les plus méchants et les plus sots font subir aux plus réfléchis, aux plus timides et aux plus intelligents. Il est inconcevable que, dans vos lycées et même dans vos écoles militaires, les chefs donnent le champ libre à ces persécutions stupides et plus cruelles qu’il ne semble peut-être d’abord, car l’intensité des émotions dépend beaucoup de l’âge et du tempérament, et telle tracasserie qui fait sourire un homme, est un véritable supplice pour la sensibilité vierge et délicate de l’enfant.

« Aussi, sommes-nous très-circonspects dans les punitions que nous lui infligeons. C’est surtout par le désir de l’éloge et l’attrait des récompenses plutôt que par la pression d’une sévérité impérieuse que nous nous efforçons de le dominer. Si pourtant le châtiment devient indispensable, nous l’exerçons avec une modération extrême, et nous nous gardons surtout d’infliger aucune punition corporelle, de tirer les oreilles — déjà trop longues — des ignorants, de les frapper, les faire mettre à genoux, toutes rigueurs qui avilissent le caractère, obscurcissent l’entendement, et nuisent parfois à la santé des élèves.

« Nous ne leur imposons pas non plus ces longs et affreux griffonnages que vous appelez des pensums, et qui consistent généralement en quelques centaines de vers machinalement copiés ou en un seul identiquement répété. Nous aimons mieux que les punitions aient un autre effet que de fatiguer leurs doigts à noircir du papier, et qu’elles tournent au profit de leur mémoire, de leur intelligence et de leur style. Dans ce but, nous leur donnons à apprendre un certain nombre de pages d’un bon auteur et à faire l’analyse des beautés qu’elles renferment.


« Du reste, nous prenons soin d’appliquer de bonne heure nos enfants au genre d’études pour lequel ils ont le plus de goût. Nous estimons qu’en pareil cas, la propension est l’indice de l’aptitude, et cet instinct providentiel est tenu chez nous en très-grand compte pour donner à l’élève l’instruction spéciale à la profession qu’il affectionne.

« Le choix de ces professions est fort vaste, puisque, ainsi que je vous l’ai dit, toutes obtiennent ici une considération égale. Dans vos sociétés, outre cette funeste hiérarchie de prétendu rang social, que vous établissez entre les divers états, et, qui jusqu’à ce qu’elle ait disparu, sera le perpétuel sujet de sourdes jalousies et de révolutions sanglantes, outre cet injuste discrédit que vos mœurs font peser sur les professions manuelles, vous faites encore un triage parmi les autres et vous affichez, tour à tour, pour certaines d’entr’elles un engouement si vif que chacun s’y précipite à l’envi.


« En France, par exemple, si je me rappelle bien ce que vous m’avez conté, chacun, sous l’ancienne monarchie, n’admirait et n’enviait que le sort de ces gens de haute domesticité, qu’on appellait les gens de cour. La république venue, tout le monde voulut être tribun et citoyen romain, les Brutus et les Curtius fourmillaient dans tous les carrefours, les grands mots et les grandes phrases résonnaient dans toutes les bouches, et la moitié de la France envoyait l’autre en prison ou à l’échafaud au nom de la liberté et de la fraternité. Plus tard, ce fut la suprématie du sabre : rien n’était si beau, si sémillant, si ravissant, si adorable, que messieurs les militaires. Comme ils étalaient fièrement leurs panaches, leurs soutaches, leurs sabretaches et leurs moustaches ! comme ils regardaient, avec un dédain profond, le simple bourgeois, le pauvre pékin, qui n’avait aucun ornement en ache à montrer ! Qui donc aurait pu leur résister ? Aussi s’emparaient-ils de tout : après la conquête des nations, c’était la conquête des belles, les myrtes de Vénus après les lauriers de Mars, et s’ils n’ajoutaient pas à cette glorieuse moisson les palmes de Clio ou de Melpomène, c’est qu’elles étaient trop vertes, et bonnes pour des académiciens. Après l’empire, la littérature qu’il avait endormie, — lui infligeant ainsi la loi du talion, — se réveilla enfin, et peut-être un peu trop en sursaut. Elle se montra exaltée, violente, emphatique ; mais la foule heureuse de retrouver les plaisirs de l’intelligence dont elle avait été si longtemps sevrée, applaudit de toutes ses mains. Ce fut le règne des poëtes et particulièrement des poëtes du désespoir et de la mélancolie. Rien alors de mieux porté et de plus admiré que l’air fatal : on ne voyait dans le monde que jeunes gens au visage pâle, au regard profond sous des sourcils froncés, au front ravagé par les passions et couronné de longs cheveux éplorés. Toutefois, cette mode dura peu ; la profession était mauvaise et ne menait à rien ses adeptes. On admirait bien leurs élégies déclamatoires, on sympathisait volontiers aux passions orageuses de leur cœur, mais les héroïnes qui les inspiraient, — et qu’ils avaient grand soin de prendre parmi les plus belles, les plus nobles et les plus riches, — partageaient rarement leurs ardents transports, ou ne leur faisaient qu’un accueil platonique qui n’aboutissait jamais à une comparution devant l’écharpe municipale ; si bien que, l’âge de trente ans sonné, ces poëtes sur le retour, ces aigles commençant à perdre leurs plumes, ne trouvaient rien de mieux que de quitter les régions éthérées, pour picorer une faible pitance dans les cages du notariat, de l’administration ou de la banque. On vit alors qu’il valait mieux se faire avocat. La magistrature, les chambres législatives, les ministères, se recrutaient dans le barreau, tout le monde voulut avoir la possibilité de devenir premier président, député, ministre, tout le monde endossa la toge noire et la chausse d’hermine. Puis, on a quelque peu tenu les orateurs à l’écart, et

 
« Le tour des financiers est à la fin venu.
 

« L’attention et la considération publiques appartiennent à l’heure qu’il est à cette féodalité boursicotier qui a, il est vrai, mauvaise réputation, — la seule chose peut-être qu’elle n’ait pas volée, — mais qui n’en étend pas moins sa suzeraineté puissante sur les chemins de fer, les canaux, les mines, les terrains, etc. ; qui crée à l’envi des crédits, des caisses, des comptoirs, sous-comptoirs, et entasse combinaisons sur combinaisons pour escalader le temple de la Fortune, au risque parfois de faire un faux pas et de dégringoler en police correctionnelle. Fasciné par le prestige de ses succès rapides, tout le monde veut aujourd’hui improviser une fortune à l’aide de la Bourse ou de l’industrie.

« Nous n’avons pas ici de ces engouements passagers, de ces prédilections de fantaisie. Consultant avec soin les préférences de l’enfant et la voix mystérieuse de sa vocation, nous le laissons dans une indépendance absolue pour embrasser la carrière qui lui convient, c’est-à-dire celle dans laquelle, grâce à ses aptitudes spéciales, il sera le plus remarquable, le plus utile et le plus heureux.

« Car le bonheur n’est autre chose que l’activité de l’esprit suivant sa voie et se déployant sans contrainte, de même que la santé ne consiste que dans l’activité des organes s’exerçant dans les mêmes conditions. »