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Le Tour du mondeVolume 10 (p. 248-256).


SOËRABAIJA.

La rade. — Le grand canal. — La ville européenne. — Le kakatoës et les oiseaux des Moluques. — Le quartier chinois. — Les cuisiniers ambulants. — Le marché couvert (Bazar Glapp). — Le quartier javanais. — Le cimetière javanais.

De Batavia, je me rendis par mer à Soërabaija (Sourabaya de nos géographes) où j’arrivai après une traversée de quatre jours pendant laquelle j’avais pu admirer les côtes que nous ne perdions presque pas de vue et les nombreux bâtiments caboteurs, arabes, malais et chinois, qui sillonnent en tous sens la mer de Java.

J’avais déjà été frappé, en arrivant à Batavia, des flotteurs de bambou adaptés à la coque des embarcations malaises ; j’en connais maintenant l’emploi qui est assez singulier. Non-seulement cet appendice sert à empêcher le bateau de chavirer, mais il permet de plus au patron de prendre dans sa voile infiniment plus de vent qu’il ne pourrait le faire sans cela. Par les brises les plus redoutables, le patron fait placer un, deux ou trois de ses hommes sur le flotteur au vent de la barque, maintenue par ce poids dans une position convenable. De là l’expression malaise : vent de un, de deux, de cinq hommes. Rappelons encore ici que la coupe de ces barques indigènes dénote une parfaite connaissance de l’art de la navigation, aussi bien que des nécessités spéciales des parages qu’elles sont destinées à parcourir.

La rade de Soërabaija est placée dans le détroit de Madura formé par l’île de ce nom et la côte de Java. L’Ambon, le bateau à vapeur qui m’a amené, est mouillé à portée de canon de la côte de Madura, basse, plate et couverte, comme celle de Java dont je suis plus rapproché, de la végétation qui inonde toutes ces contrées ; les eaux rapides, jaunes et boueuses, sont habitées par des bandes de requins, et, plus près des côtes, par de nombreux caïmans. De la rade on aperçoit à peine la ville, trahie seulement par quelques colonnes de fumée qui montent perpendiculairement vers le ciel.

Comme à Batavia, on va ici de la mer à la ville par un grand canal, dont les berges cachent leurs empierrements sous des végétations et des plantes à grandes feuilles du plus gracieux effet. Au milieu de la double haie des caboteurs indigènes, circule la nombreuse flottille des canots, des yoles, des praos et des tambaganes.

Voici, sur la gauche, le fort du Diamant, citadelle de belle apparence ; voici les quais bordés de charmantes maisons javanaises ou chinoises cachées à demi par les mâts des navires amarrés dans le canal. Enfin, sur la rive droite, apparaît la ville européenne : ce sont d’abord les entrepôts et les magasins de riz, de café, de tabac et d’épices que le pays fournit en abondance ; puis c’est un vaste quai planté de tamarins séculaires qui abritent sous leurs ombrages les bâtiments de la Résidence, de la Poste et des principales maisons de commerce de la ville, et aussi ceux de l’hôtel Schmitt, où je descends et où l’on me donne une chambre ouverte sur la rue connue une boutique.

Tout ce qui passe devant mes yeux est si nouveau pour moi que je reste de longues heures devant ma porte, assis dans mon fauteuil en roting, à considérer cette vraie lanterne magique, aux images si originales et si variées. Des groupes de coolies et de porteurs d’eau, sommeillent sous les arbres ; d’autres chargent et déchargent les chalans et les barques venus du large ou de l’intérieur ; des marchands ambulants m’offrent, non plus comme à Batavia, des marchandises d’Europe, mais mille curieux objets en corne, en écaille et en ivoire de cachalot, des cigares, des étoffes du pays, et, ce qui me charme encore plus, de magnifiques oiseaux des Moluques et de Célèbes : ce sont des kakatoës blanc saumon à huppe rouge sang ; de gros perroquets violets et marron, des perruches vertes et grises, des huppes blanches à crête jaune et surtout des lorris rouges à ailes bleues ou vertes. À mon sens, ce dernier oiseau est le plus beau de la race des perroquets, mais, pour se bien rendre compte de la grâce de ses mouvements et de l’éclat de son plumage, il faut le voir en vie et dans son pays : Java est déjà un climat trop froid pour ce bel animal.

J’achetai deux magnifiques kakatoës blancs et une huppe jaune : mais celle-ci reprit la clef des champs dès que je l’eus débarrassée de l’anneau de coco qui la retenait à son perchoir mobile. Quant à mes kakatoës, une fois installés chez moi, ils me donnèrent une représentation complète de leur savoir faire, se balançant, se rengorgeant, s’excitant mutuellement ; hérissant leurs plumes, entrouvrant leurs ailes, déployant leurs belles crêtes rouges, le tout avec les poses les plus comiques : à la fin ils se pendirent par les pieds à leurs bâtons, en jetant des cris qui, à Paris, feraient prendre les armes à tout un quartier.

Dans la rue, va et vient une foule bizarre, mélangée de Chinois, de Malais, d’habitants de Madura, mais où domine l’élément javanais. Le sarhong aux longs plis, la veste très-collante, et, sur la tête, une sorte d’abat jour, recouvert de drap bleu passementé d’or et d’argent et doublé de rouge, tel est le type du costume de ces derniers. Tout au rebours de ce que j’ai vu à Batavia, les étoffes des costumes sont ici très-peu voyantes ; le bleu foncé, le ronge brun, le noir dominent. Les prêtres, facilement reconnaissables à leur ample turban et à leur veste de mousseline blanche, sont en bien plus grand nombre qu’à Batavia.

Des palanquins circulent sans cesse dans cette foule. Ceux des Chinois ressemblent assez aux niches de nos chiens, sauf leurs panneaux à jour et les peintures or et vert qui les décorent ; ceux des Javanais, beaucoup plus simples, se composent d’un hamac suspendu à une traverse de bambou et abrité des rayons du soleil par un petit toit en natte de palmier ou de bambou. Du reste, Chinois et Javanais se laissent porter là dedans avec une aisance parfaite, comme nos aïeules dans leurs chaises à porteurs.

Sur la rivière, passent et repassent de longs bateaux de charge dont la poupe et la proue sont gracieusement recourbées, et que les mariniers dirigent au moyen des avirons qui y sont fixés. Sur l’autre rive, le kampong chinois forme le fond du tableau.

Ma première visite est pour la ville européenne, mais hélas ! quel désenchantement ! Soërabaïja, plus sain que Batavia, n’est pas un vaste jardin comme elle. C’est une ville forte, où l’espace a été ménagé, ou les maisons se touchent. Plus de pelouses couleur d’émeraude, plus de parcs spacieux, d’allées ombreuses, de frais ruisseaux, de brillants cottages. Ici, les rues sont étroites et brûlantes ; une seule, la plus belle de la ville, est plantée d’arbres et ornée de bas côtés, dans les fossés desquels on voit courir et se cacher, quand on s’en approche, des quantités de crabes de toutes grosseurs. L’arsenal, l’église, le palais du résident, le grand cercle militaire la Concordia, sont les seuls édifices de Soërabaïja ; car je ne veux pas parler du théâtre qui, à l’extérieur comme à l’intérieur, a l’aspect d’un grenier à fourrage.

Traversons plutôt le grand pont qui se trouve juste en face de la Résidence, et lançons-nous dans le pays chinois.

Je retrouve d’abord dans ces rues marchandes la folle animation des populations de l’extrême Orient ; j’y admire ces intrépides cuisiniers ambulants, toujours exposés aux feux du soleil et à celui de leurs fourneaux, et toujours prêts à servir à leur clientèle le deng-deng[1], séché par les rayons de l’un et réchauffé au moyen de l’autre.

Cuisiniers ambulants, à Soërabaija. — Dessin de M. de Molins.

Les marchands chinois de Soërabaïja sont spécialement approvisionnés d’objets à l’usage des indigènes : on trouve chez eux moins d’articles de Chine qu’à Batavia ; mais, en revanche, ils vendent les armes et les indiennes les plus rares et les plus intéressantes, et des collections de bijoux ciselés avec un goût exquis, et introuvables partout ailleurs. Car, il faut le dire, armuriers et orfévres indigènes ne travaillent qu’à leur loisir, sur commande et avec une désespérante lenteur.

À droite du quartier marchand se trouvent les maisons des Chinois riches ; je passe des boutiques aux hôtels, de la rue Saint-Denis au faubourg Saint-Germain. Ici tout est calme et silencieux. Les habitations sont entourées de galeries, ornées de piliers de bois laqué, brun et or, et rehaussés des tons aimés des Chinois. Partout, dans de grands vases de faïence étincelants au soleil, poussent des fleurs admirables, ou mieux encore, des arbres nains, palmiers, bambous ou orangers, le suprême de l’art de l’horticulteur. Les murailles, les galeries supérieures sont de splendides broderies de bois et de pierre, où la sculpture peinte et les stucs les plus parfaits se marient aux tons merveilleux de la palette chinoise. De temps en temps, de jolis enfants, la tête rasée, la natte naissante, et vêtus tous de soie et d’or, viennent animer ces délicieuses architectures et compléter ainsi le tableau.

Avant de passer du kampong chinois dans le kampong javanais, je dois visiter le grand marché couvert, ainsi nommé par opposition aux marchés en plein vent que l’on rencontre partout dans les villes de l’Inde.

Marché en plein vent, à Soërabaija. — Dessin de M. de Molins.

Ce bâtiment se compose de trois longues galeries parallèles, formées par d’énormes piliers soutenant un toit qui s’abaisse de chaque côté jusqu’à hauteur d’homme ; à l’intérieur, dans des magasins de diverses grandeurs séparés par des cloisons de bambou, les marchandises sont étalées, les unes sur la terre nue, les autres sur le bali-bali. Dans cette vaste halle, tous les produits du pays sont réunis pèle-mêle ; les légumes s’y vendent à côté des étoffes, l’arme tout près de la batterie de cuisine. Ici, un boucher détaille la viande d’un buffle qui vient d’être abattu, côte à côte avec un marchand de poisson qui dépèce un requin ou vend l’ikanquué, le poisson le meilleur et le plus fin de la nier de Java.

Les odeurs les plus repoussantes mêlées aux parfums les plus exquis, le jasmin et la marée, l’œillet, le benjoin, l’horrible puanteur qu’exhale le dourian, le plus gros de tous les fruits ; l’âcre saveur des mèches de fibres de coco, qui brûlent constamment à l’intention des fumeurs, viennent tour à tour frapper mon odorat : mais, chose singulière, ce qui, à Batavia, avait naguère failli m’asphyxier, n’est plus pour moi qu’une sensation superficielle, et je prévois que je m’y habituerai, aussi bien qu’à l’atmosphère torride du pays, dont je me surprends déjà souvent à goûter avec délices les brûlantes caresses.

Le bazar Glapp, à Soërabaija. — Dessin de M. de Molins.

Le quartier javanais est lui aussi une ville, mais une ville de bambou et d’atap[2], où l’on ne rencontre que trois ou quatre bâtiments en maçonnerie : la mosquée javanaise avec ses portes, son enceinte sacrée et le tombeau des Radhen[3], et le grand cimetière javanais, entouré de murs percés de portes monumentales.

Ce cimetière constitue une des différences essentielles entre les nationalités malaise et javanaise. Les Malais enterrent leurs morts n’importe où, aussi bien à la porte de leurs cabanes qu’au milieu de leurs champs, tandis que les Javanais, anciens maîtres du pays, organisés en société, réunissent les leurs dans une enceinte consacrée à cet effet, et dans laquelle des enclos spéciaux destinés aux diverses classes, essayent de rappeler, même après la mort, la vanité des distinctions sociales.

C’est dans ce cimetière que je vis pour la première fois le prince indigène de Soërabaija : il venait d’accomplir des prières sur le tombeau de ses pères. Son costume, d’une extrême simplicité, ne se distinguait du costume ordinaire des Javanais que par un nœud de diamants, fixé au très-petit turban qui lui serrait la tête, et par la belle boucle en orfévrerie qui retenait la ceinture de son sahrong.

Le soleil se couchait derrière la porte intérieure sous laquelle passait le prince et la détachait en une belle masse vigoureuse et grise sur le ciel incandescent or et rose. Le parfum exquis de la fleur du cambodia que les Indiens plantent sur les tombes, se répandait par ondulations dans l’air limpide du soir ; la figure pensive du prince, l’attitude recueillie du prêtre qui le suivait, le calme profond du cimetière, tout cela formait un spectacle imposant et qui est resté fortement gravé dans ma mémoire.

Cimetière javanais, à Soërabaija. — Dessin de M. de Molins.

J’accompagnai quelque temps le radhen, que sa suite attendait dehors et, pour la première fois, je fus témoin du respect qu’il inspire aux indigènes. Hommes, femmes et enfants se prosternaient sur son passage, le front contre terre, et ne se relevaient que lorsqu’il était déjà loin. Ces démonstrations publiques envers un homme me serrèrent le cœur, surtout en songeant que cet homme prêtait les mains à l’asservissement de son pays et vivait dans un luxe et une abondance payés par l’or européen.

C’est dans le kampong javanais de Soërabaïja que se fabriquent les objets en cuivre, tels que boîtes à bétel, sébiles grandes et petites, et ces vases pour l’eau si estimés des indigènes des autres parties de l’île.

Les ornements de ces différents objets sont d’un goût charmant et bizarre, et tout à fait national : ce sont d’élégantes arabesques et des représentations très-naïves et très-originales des animaux du pays, ainsi que de ses fruits et de ses fleurs. Le tout est gravé dans le cuivre, au marteau et en creux, au moyen de poinçons d’acier portant le relief de chaque ornement : c’est le contraire du repoussé. Ce genre de travail se nomme en javanais kthothotok, parfaite onomatopée.

C’est encore là que se trouvent les orfévres et les armuriers indigènes : quand on a déjà vu les merveilleux objets qui sortent de leurs mains, on reste stupéfait du degré de simplicité auquel se réduisent l’outillage et les ateliers de ces braves gens. Un marteau, une plaque de plomb, quelques poinçons, un creuset primitif, voilà pour les bijoutiers ; une enclume difforme, une forge impossible, voilà pour les armuriers. Jamais d’aides ni d’ouvriers ; armes ou bijoux sont inventés et exécutés par le même individu. Aussi faut-il s’y prendre longtemps à l’avance pour avoir des échantillons de leur savoir-faire, et moi-même, je n’ai pu rapporter en Europe que des bijoux achetés d’occasion et aucun de ceux que j’avais commandés.

Si les armes sont d’un damas moins fin et moins serré que les damas de Perse et de Syrie, l’orfévrerie est d’une exécution infiniment plus délicate que celle des Orientaux que nous connaissons. Les bijoux riches présentent des nielles et des ciselures parfaites de goût, de dessin et de facture, et les bijoux plus ordinaires ne sont pas moins remarquables : le repoussé est excessivement saillant et la retouche au ciseau pratiquée avec une adresse extrême.

Je visitai également l’un des plus grands ateliers où l’on fabrique les sahrongs si recherchés des indigènes, et, dans une vaste salle où étaient entassés plus de cent femmes, je vis dessiner et teindre quelques-unes de ces belles étoffes.

Une fois dessinée au moyen de poncifs à jour et de poudre de charbon, l’étoffe est préparée pour la teinture ; à cet effet, on recouvre d’une couche de cire liquéfiée par la chaleur toutes les parties du dessin que la première couleur ne doit pas atteindre. Dès que la cire a été solidifiée par une immersion d’eau froide, l’étoffe est plongée dans une teinture à froid qui mord partout, excepté sur la cire que l’on fait ensuite fondre et disparaître dans un bain d’eau bouillante ; on recommence alors à couvrir de cire les parties déjà teintes et ceux des endroits intacts qui doivent être préservés de la seconde couleur, et, de réserve en réserve, après plusieurs semaines d’un travail rendu terrible par la chaleur des réchauds destinés à entretenir la cire à l’état liquide, on obtient enfin ces merveilleuses indiennes dont les tons luttent d’éclat, d’harmonie et de richesse avec ceux des plus précieux cachemires.

J’eus ainsi l’explication du prix élevé de ces étoffes, si lentement et si difficilement exécutées. Un beau sahrong, sans coulées de cire, sans taches, sans lunes (produites par une goutte de cire tombée par mégarde hors du dessin), vaut plus de cent francs, et n’a pourtant que deux mètres et demi de long sur un mètre de large.

N’étant pas chimiste, je ne pus me rendre compte des produits employés soit pour obtenir, soit pour fixer les tons de ces étoffes[4] ; mais ce que je puis assurer, pour l’avoir expérimenté moi-même, c’est qu’ils sont à l’épreuve des lavages les plus brutaux et les plus fréquents : l’indienne s’use et se déchire ; mais plus elle vieillit, plus ses couleurs deviennent riches et vives.

Le produit naturel le plus intéressant du pays, tant par les nombreux usages auxquels il se prête que par l’intelligence industrielle qu’il donne aux indigènes occasion de déployer, est certainement le bois de bambou.

Non-seulement il sert comme bois de charpente à la construction des maisons, mais il en fournit aussi les cloisons extérieures et intérieures. Pour ce dernier usage, on choisit les troncs parvenus à leur plus grand diamètre, on les ouvre sur un côté, et on en développe le cylindre que l’on étend sur le sol et qu’on y maintient à l’aide de grosses pierres ; on le mouille et on le laisse sécher à plusieurs reprises, et une fois qu’il a pris la forme de planche, on en fait les cloisons en le plaçant entre d’autres bambous plus petits dans lesquels on pratique des trous où l’on fait passer des doubles lattes transversales.

Ces cloisons, fort légères, fort solides, fort peu coûteuses[5], résistent non-seulement aux vents terribles et aux tremblements de terre très-fréquents aux Indes, mais elles sont encore la meilleure barrière à opposer aux attaques des tigres. Ces animaux ont horreur du bambou, dont la peau vernissée agace leurs dents et leurs griffes, et la meilleure cage pour enfermer une de ces bêtes fauves est encore une cage de bambou.

On fait également, avec le bambou, les fermetures des portes et des fenêtres, et le plus simple comme le plus solide des verrous.

On en fait des vases pour cuire le riz à la vapeur, des siéges, des instruments de musique, etc.

En un mot, si d’autres arbres plus extraordinaires, tels que le palmier gomuti (borassus gomutus), d’où l’on tire du vin et du sucre ; l’arbre à pain, l’arbre du voyageur, le rarak, l’arbre à savon (sapindus saponaria) dont les fruits contiennent tous les principes du meilleur savon, étonnent davantage l’Européen peu habitué à pareilles prévenances de la part de la nature, le bambou peut et doit cependant être considéré comme le végétal le plus extraordinaire de ce pays et le plus utile à ses habitants.

Dans une de mes promenades à Soërabaïja, je rencontrai un mariage javanais. Les deux époux appartenaient à des familles également riches et avaient déjà accompli les deux promenades isolées qui précèdent la grande procession, celle à laquelle j’assistai. Ils étaient portés dans un charmant palanquin surmonté d’un dais orné de feuilles de palmiers et décoré de treillages de bambou et de roting disposés avec beaucoup d’art. Leurs vêtements de soie rouge rehaussés de broderies d’or, les bijoux qui couvraient leurs têtes, leurs cous, leurs bras et leurs mains, leur donnaient cet air d’opulence que l’on rencontre presque toujours chez les mariés javanais, quoique toutes ces splendeurs soient seulement louées pour la circonstance. Une foule de gamins criant, sautant, frappant des mains ou faisant retentir l’air des sons stridents du gong, du tam-tam et des cymbales, couraient au-devant du dais, et quatre hommes, vêtus d’un costume de cérémonie, veste et culotte jaunes, ceinture bleue et blanche, les hanches ornées de grandes pointes de soie bleue et jaune, la tête couverte d’un turban collant de mêmes couleurs, portaient au bout d’un long bambou des bouquets brillants et flexibles, faits de petites lames de roting garnies de pompons de papier bleu, jaune et blanc. À la suite du palanquin, venaient les parents, les amis et tous ceux à qui l’envie pouvait venir d’accompagner les époux et de prendre part au repas généreusement offert à tous les estomacs affamés, et après lequel les époux prennent définitivement possession de leur domicile.

Cette procession solennelle est toujours précédée de différentes cérémonies que nous croyons intéressant de rappeler ici. Ce sont d’abord les fiançailles, célébrées par différents cadeaux d’étoffes, de bijoux, mais surtout de noix d’arèque (pinang, d’où mapienang, fiancer) ; ensuite le lamaran, temps des visites faites à la future épouse par la famille et les amis du fiancé ; puis le payement du prix de la mariée au moyen d’étoffes, de fruits, de bijoux, etc., et enfin les vœux prononcés par le fiancé dans une mosquée, selon le rite musulman.

En regardant le cortége dont je parlais tout à l’heure, une chose m’avait surtout frappé, c’était l’air profondément ennuyé et fatigué des époux ; mais ma surprise cessa quand j’appris que la fête durait déjà depuis plusieurs jours, que les fiancés avaient d’abord été exposés séparément pendant tout ce temps chez leurs parents respectifs, puis réunis chez les parents du futur mari, toujours avec accompagnement du plus effroyable vacarme, et que, pendant ces exhibitions, les deux patients étaient condamnés à une immobilité et à une diète presque complètes, de peur d’endommager par un excès de transpiration ou par quelque tache leurs beaux vêtements de louage. Singulière coutume sans doute que l’étalage de ce luxe de mauvais aloi, mais moins ridicule après tout, si nous voulons y penser sérieusement, que les corbillards empanachés et les cochers galonnés d’argent de nos pompes funèbres, chose malséante, mots incompatibles.

Ajoutons encore que ces promenades bruyantes, ces expositions publiques, ces festins de Gamache offerts aux passants ont un but utile et raisonnable : ils remplacent nos annonces dans les journaux, nos lettres de faire part, nos publications de bans, et servent à établir la publicité nécessaire à tout mariage légitime.

C’est dans les repas de noces que les Javanais déploient les ressources de leur singulière cuisine.

Noce javanaise. — Dessin de M. de Molins.

Les fruits servis au commencement du repas sont suivis du karie que nous mangeons à l’état simple de sauce, mais qui constitue à Java un festin complet.

Le riz, bouilli à la vapeur et fort peu cuit, sert de plat de résistance : c’est la partie substantielle et nutritive de l’alimentation, et, si on l’arrose de la sauce au karie, c’est pour lui donner le degré d’humidité qui permet de l’avaler sans s’étouffer et un goût prononcé de piment qui sert aussi à faire disparaître ou à déguiser tout au moins sa fade saveur.

Mais, pour un Indien, le régal serait bien maigre s’il n’ajoutait au riz et au karie les s’mbals-s’mbals ou condiments destinés à accompagner le riz et la sauce, et à en relever le goût.

Les s’mbals-s’mbals se composent de deng-deng, de poissons salés et séchés vivants au soleil, d’œufs couvés et salés et de hachis de viande parfumés à la rose, au jasmin, au melatti (nyctanthus) ; les autres condiments sont de nature végétale, comme les germes de différentes plantes et les tranches de coco sautées au piment. Tous sont servis en fort petite quantité dans des plats à compartiments où chacun choisit ceux qui répondent le mieux à son goût ou à ses habitudes.

La première fois que ces saveurs étranges frappent un palais européen, elles produisent une douleur réelle, une sensation épouvantable de brûlure qui passe de la bouche à l’estomac et semble toujours augmenter. On boit, mais l’eau ne fait qu’activer et répandre par tout le corps l’horrible cuisson ; on pense avoir avalé des charbons ardents ; on demande un miroir pour s’assurer si l’on a encore de la peau sur les lèvres et sur la langue. Cependant cette singulière impression se calme peu à peu et si l’on a le courage de renouveler l’expérience on habitue assez vite ses organes à ces épices accumulées, si bien que la cuisine javanaise, très-propre d’ailleurs à exciter l’appétit, finit par devenir indispensable.

Quant à moi, je ne tardai pas à adopter le système d’alimentation des Indiens dans ce qu’il avait toutefois de compatible avec mes idées. Mais si je n’ai jamais pu manger de chenilles et de termites, j’ai vécu de riz et de harie, accompagnés de s’mbals-s’mbals.

de Molins.

(La suite à la prochaine livraison.)




  1. Viande de buffle coupée en morceaux, salée et séchée au soleil.
  2. Feuilles lancéolées de Nipah ou de bambou sirap.
  3. Voy. le Magasin pittoresque d’octobre 1863, qui a donné de ce monument un dessin et une description détaillée.
  4. L’ouvrage intitulé : Description de Java, par Haffles et Crawfurd, traduit de l’anglais par Marchal. Bruxelles, 1824, pourra être utilement consulté à ce sujet. J’en extrais les détails suivants sur la composition de quelques « -uns des tons des teintures indiennes.

    Le bleu s’obtient au moyen du vin de l’aren (borassus gomutus) ; le noir, au moyen de l’écorce exotique ting’i et de celle du mangoustan (garcinia mangostana) ; il se fabrique aussi à l’aide d’autres infusions, et, en particulier, de celle de la paille de riz ; le vert est un mélange de bleu clair et d’une décoction de tegrang (bois exotique), auquel on ajoute du vitriol ; le jaune est composé de tegrang et d’écorce de nangka (artocarpus integrifolia) ; enfin, l’écarlate s’obtient de la racine du wong-koudou (morinda umbellata), mais, avant d’être plongée dans une infusion de cette plante, renforcée d’écorce de jirak, l’étoffe a été préalablement bouillie dans l’huile de wyen ou kamiri et lavée dans une décoction de merang ou paille de pari. — Notons ici cette particularité que certaines nuances d’étoffes sont exclusivement réservées aux souverains.

  5. Une maisonnette fort convenable peut revenir à quatre roupies environ 12 francs).