Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/17


CHAPITRE XVII.


Soleure. — Bienne, son lac, ses antiquités lacustes.
Le commandant Scholl.

Après avoir réglé mon compte à l’hôtel, je vais prendre la voie ferrée pour gagner Bienne. Il est une heure, le temps est étouffant ; marchant depuis le matin, je suis brisé.

Il y a très-bonne compagnie dans le wagon : une jeune et jolie femme, son mari et son beau-frère, ce qu’ils m’apprennent tout d’abord. Nonobstant leur gracieuse causerie, je m’endors profondément. À la station suivante, ils me quittent. Le mari me réveille galamment pour me serrer la main et me souhaiter bon voyage.

Il est deux heures. Belle campagne à droite : collines cultivées, des bois, des vignes.

Un petit garçon entre dans le wagon et me propose du raisin. J’en choisis deux petites grappes. Je croyais qu’il allait m’en demander vingt centimes, et c’était beaucoup dans un pays où il abonde ; mais il en veut un franc que je lui paie en me disant : voilà un grand négociant en herbe.

Le conducteur me demande si c’est par goût que je suis aux secondes, puisque j’avais payé les premières. Les secondes étaient si propres, si élégantes, que je les avais prises pour les premières. Il ouvre une porte et, des secondes, j’entre de plain-pied dans ces premières dont le luxe et la commodité m’étonnent.

Me voici à Sissach, puis à Sommerau où je suis passé la surveille, et je m’aperçois encore ici que, faute de m’être orienté ou d’avoir consulté les cartes, je reviens sur mes pas et fais un chemin inutile. Décidément, moi qui me croyais marin, j’aurais été un mauvais pilote.

Nous passons un long pont valant au moins, pour sa hardiesse, le pont du Saint-Gothard, dit pont du diable, qui a bien pâli depuis les miracles des voies ferrées. Le Pausilipe, lui aussi, n’est plus qu’un four à côté de certains tunnels. Le pont sans eau, que nous franchissons, passe sur une vallée en unissant deux montagnes. La voie est bordée de rochers où l’on a tracé des lignes pour imiter des assises de pierre.

Pourquoi donc avons-nous la manie de défigurer les noms ? On ne connaît en Suisse ni Bâle ni Bienne, mais Basel et Biel, et quand on annonce une station, vous la cherchez en vain sur les cartes françaises et même les livres-postes et les guides qui lui ont donné un nom de leur façon en voulant franciser l’allemand, l’italien ou le suisse.

À la station de Lœufelfingen, étant descendu d’un wagon où j’étais seul, on m’avait oublié sur la voie en oubliant aussi le signal du départ, et je manquai rester en route.

Après la station, vue étendue, belle campagne, vallée riante. À gauche, dans le lointain, est un glacier ; à droite, une plantation de sapins. On ne met pas plus de cinq à six minutes d’une station à une autre. Ce pays ressemble à la terre promise : on voit des poiriers, des pommiers, etc., bordant la route ; des collines, de petites vallées, une campagne bien cultivée, parsemée de jolies maisons devant lesquelles les habitants sont assis ou se promènent dans de beaux jardins. Tout le monde est proprement vêtu, et les dames souvent avec luxe. J’admire surtout la fraîcheur des bois. Les champs et les prairies sont arrosés au moyen de rigoles où circule une eau limpide. Pas un coin de terre qui ne soit cultivé, pas un coteau où l’on ne mette des vignes ou quelqu’autre culture. Partout l’herbe est peignée et égale comme dans un parc. Les chemins de traverse sont unis et bien entretenus, et dans un pays où tout est rocher, pas une pierre dans les champs.

Les vaches sont dignes des prairies où elles paissent : ce sont de beaux animaux dont le poil lisse et brillant annonce la bonne santé et le soin qu’on en prend. Évidemment ce pays est prospère, mais cette prospérité serait bien autre encore si les rivalités de canton, les ambitions de clochers n’avaient pas si souvent troublé la paix.

Les stations commencent à être moins fréquentes. Il y a aussi moins de constructions de luxe : la terre est trop précieuse pour la perdre en maisons.

Nous arrivons à la station de Herzogenbuchsee, à laquelle, entre nous soit dit, on aurait dû, pour la commodité des voyageurs, donner un nom un peu moins suisse. À la construction et à la mesure des mots d’une langue, notamment des noms de familles et des noms de lieux, on peut juger du caractère d’un peuple. On ne trouve de longs mots que chez les nations d’une nature calme et posée ; tandis que chez les peuples vifs, tels que Gascons, Provençaux et Picards, les noms et les mots sont ordinairement courts. Ceci est surtout remarquable chez ces derniers. Le Picard, dont le patois tient beaucoup du vieux français, n’a que des mots brefs, et raccourcit presque tous ceux qu’il emprunte au français moderne. Les noms de famille trop longs lui déplaisent et lui donnent une sorte de prévention contre ceux qui les portent ; ils lui paraissent incommodes ou ridicules, et si ce sont ceux de ses parents ou amis, il trouve toujours moyen d’en retrancher une partie, ou il les remplace par un prénom, ou par un sobriquet s’il s’agit d’un individu qui l’intéresse peu.

Après Herzogenbuchsee, nous apercevons, à gauche, des pics neigeux très-élevés et d’une éclatante blancheur, dont un doit être le Mont-Blanc. Il est cinq heures ; la chaîne des Alpes, éclairée par le soleil brillant d’un éclat qui contraste avec la verdure, fait un admirable effet sur ces monts se perdant dans les nues enflammées.

Ici encore règne partout un air de calme et de bien-être ; on ne rencontre pas un mendiant. C’est bien le Mont-Blanc que je voyais, et, plus loin, le Mont-Rose. On les reconnaît un quart-d’heure avant d’arriver à la station, probablement celle de Inkwyl, où je suis à cinq heures un quart : c’est une magnifique position. Cette route est délicieuse depuis Bâle, et spécialement depuis Herzogenbuchsee ; tout est frais et charmant : on ferait le voyage de Bienne seulement pour la voir.

Après avoir passé le village de Lubingen, nous arrivons à Soleure, capitale du canton de ce nom, placée au pied du Jura et traversée par l’Aar. Peuplée de cinq mille quatre cents âmes, elle peut se vanter d’être une des plus anciennes villes du monde, car elle fut, dit-on, bâtie par Abraham le patriarche, venu en Suisse on ne sait trop pourquoi ni par quel chemin. Ce qui paraît moins douteux, c’est qu’elle fut, depuis, occupée par les Romains et, sinon fondée, du moins rebâtie par eux. Comme toutes les villes de la Suisse, elle a ses trophées, reliques prises à la bataille de Morat, et quelques bribes de la défroque de Charles-le-Téméraire qui avait une garde-robe bien fournie et qu’il ne manquait sans doute pas d’abandonner dans la mêlée, probablement pour que chacun en eût sa part.

Ah ! si jamais je deviens un héros,
Je veux avoir aussi plus d’une nippe,
Afin qu’un jour l’avenir participe
Aux loquetons que je portais au dos.
J’aime la France alors qu’elle est dévote
Aux vieux habits témoins de maints hauts faits.
Du conquérant, ô grise redingote,
À son épée, oui, je te préférais !
Et tout épris de sa moindre guenille,
J’aurais donné le bouclier d’Achille,
Son casque d’or, son coursier le plus beau
Pour la moitié de son petit chapeau.

Mais les richesses de Soleure ne se bornent pas à la garde-robe de Charles-le-Téméraire, et l’on cite avec raison la belle collection d’armes anciennes qu’elle a réunie à grands frais, et celle des fossiles du Jura qu’à mon grand regret je n’ai pas eu le temps d’étudier.

Soleure, anciennement ville forte, l’est encore aujourd’hui, mais seulement pour le coup-d’œil et pour son agrément. Au fait, à quoi bon les fortifications de nos jours, puisque dans un temps donné on est sûr de prendre les villes ? — Elles servent à retarder l’ennemi, répondra-t-on. — Non ; car lorsqu’il est pressé, il tourne la ville forte et la laisse derrière.

Au-dessus de ces fortifications, je remarque un mont qui est couvert de vignes presque jusqu’à sa cime. À la bonne heure, voici une vraie défense ! En 1791, ce sont les vignes qui ont arrêté l’invasion et défendu la Champagne contre les Prussiens décimés par le raisin vert et la colique.

Nous passons deux stations : Selzach, bourg au pied du Mont-Weissenstein, et Grenchen, petite ville de seize cents âmes, près de laquelle sont des bains. La vue est toujours admirable. La neige du Mont-Blanc et du Mont-Rosa, que l’on voit à gauche, semble dorée : c’est l’effet des derniers rayons du soleil couchant.

Bientôt la vallée se resserre ; des collines s’élèvent à gauche et nous cachent le Mont-Blanc. Une dernière station, Pieterlen, nous conduit à Bienne où j’arrive à sept heures.

Descendu à l’hôtel de la Couronne, mon premier soin fut de demander si le commandant Scholl était à Bienne. Son absence m’aurait fort désappointé, car c’était surtout pour lui que j’y venais. J’apprends de mon hôtesse la haute considération qui entourait ce digne homme appartenant à une des familles nobles les plus anciennes du pays. Militaire distingué, grand-prévôt des troupes suisses à Naples, il y jouissait de la faveur du roi, de laquelle il n’avait jamais usé que pour faire le bien. Ayant une grande aisance, il était parfaitement heureux, lorsqu’il eut le malheur de perdre sa femme en couche de son dernier enfant. Veuf, il se trouvait ainsi avec trois, dont l’aîné avait à peine douze ans.

Je me fais conduire chez lui. Je trouve une charmante maison placée à mi-côte et à laquelle on arrive par un beau jardin en pente terrassée.

Le commandant était sorti. Je dis au domestique que je reviendrais à huit heures, et je retournai à l’hôtel où j’avais commandé mon dîner. Il n’était ni bon ni copieux ; mais pourquoi aussi étais-je arrivé trop tard ? J’ai dit qu’il faut, en Suisse, pour manger, arriver à l’heure où l’on mange. Quant à boire, la chose y est permise en tout temps et à toute heure.

C’était à cette occupation qu’à une petite table en face de moi se livraient deux Allemands venant de Strasbourg, négociants je crois. Un moment après, entre un monsieur qui cherchait ces deux voyageurs. Il leur parla en allemand, probablement d’affaires, car ils l’écoutaient avec grande attention. Bientôt il se leva et vint me saluer en m’adressant la parole en français. Il avait su mon nom par l’hôtesse ; il me dit le sien : c’était M. Schuler, écrivain libéral, auteur d’un livre sur la Suisse, et rédacteur du journal le Courrier du commerce qui paraît à Bienne. Je vis bientôt que j’avais à faire à un homme instruit, et nous causâmes science et littérature.

Huit heures étaient sonnées, et je me levais pour retourner chez M. Scholl, quand on l’annonça. Nous nous embrassâmes comme de vieux amis, et pourtant notre connaissance ne remontait pas à un mois, mais il est des hommes dont l’âme est sur la figure, dans les gestes, dans la voix, et qu’on apprécie tout d’abord. Il voulait me faire loger chez lui. Selon mon habitude, je restai à l’hôtel, mais j’acceptai le déjeûner qu’il m’offrit pour le jour suivant. Nous causâmes ainsi jusqu’à dix heures.

Bienne, ville située près du lac dont elle porte le nom, et au pied du Jura, n’est ni grande ni belle. Sa population n’atteint pas quatre mille âmes, et ses monuments ne sont guère à citer ; mais sa position, les sites qui l’entourent et la perspective dont on y jouit, sont des plus remarquables. Ajoutons que l’instruction, ou au moins le goût de la lecture, y est poussé fort loin, et quand, en France, des villes d’une population triple ont à peine un journal, celle-ci en a cinq.

Je suis de bonne heure chez M. Scholl. Après avoir pris une tasse de café pour attendre le déjeûner, nous allons visiter la belle collection des antiquités lacustes du colonel Schvab, formée d’objets retirés du lac de Bienne en 1854, et semblables à ceux découverts quelque temps avant dans celui de Zurich. Je n’entrerai pas dans les détails de ces objets ; il y en a qui appartiennent à l’âge de pierre, et successivement à ceux de bronze et de fer, succession qui prouve la longue durée de ces cités établies sur pilotis dans le lac même. Parmi les plus anciens de ces morceaux, j’en reconnais beaucoup d’analogues à ceux que j’avais découverts dans les tourbières de la Somme de 1830 à 1840 : des gaînes ou montures de haches en bois de cerf, des os diversement travaillés, des fragments de poteries, etc.

Ces gaînes et instruments en os sont un peu plus petits que ceux de nos tourbières, et annoncent une race moins forte. Il en est de même des hachettes de pierre. Je remarque aussi des instruments en terre cuite dont je n’ai pas rencontré les analogues en Picardie. Le colonel me dit que ces peuples s’en servaient pour se préserver des sortiléges.

Mon attention se porte sur une petite hache polie en néfrite, pierre d’un vert plus ou moins foncé, et qui coupe le verre. J’en avais trouvé de semblables aux alentours d’Abbeville.

Nous visitons une fontaine de construction romaine, de laquelle s’échappe une source d’eau fraîche et limpide qui alimente plusieurs autres fontaines. Non loin de là est un cimetière où reposent côte à côte catholiques, juifs, luthériens et calvinistes : bel exemple de tolérance et de charité. N’est-il pas déplorable d’étendre les haines jusqu'après la mort, et de ne vouloir pas que la paix règne même entre ceux qui ne sont plus ? Dans ce cimetière, les enfants seuls ont une place à part.

On me montre dans la montagne, à peu de distance de la ville, des excavations qui sont des glacières naturelles. C’est là qu’en toute saison on peut s’approvisionner de neige et de glace.

Nous voyons, en passant, la jolie maisonnette de M. Aurèle Robert, peintre, frère de feu Léopold Robert. Il a épousé une parente du commandant qui ne parvient pourtant pas à le décider à venir déjeûner avec nous. Ami de la solitude, il ne la quitte guère : c’est d’ailleurs un homme de talent.

M. Scholl me fait remarquer une maison où ont logé successivement Cagliostro, Jean-Jacques Rousseau, et un duc dont j’ai oublié le nom.

De tous les points de Bienne, on jouit d’un beau spectacle : on a devant soi les Alpes bernoises, vaudoises et fribourgeoises, le Mont-Blanc, l’Young-fraw, etc.

Nous visitons l’hôtel-de-ville qui est l’ancien château, puis l’église et l’hôpital, le tout parfaitement tenu, mais, comme architecture, n’ayant rien de remarquable.

Je vois aussi avec un vif intérêt la vieille maison berceau de l’antique famille Scholl. C’est une de celles où, par une longue pratique, l’un des enfants mâles, l’aîné ordinairement, naît capitaine. Aussi, à moins d’infirmités bien constatées, il faut, bon gré, mal gré, qu’il embrasse la carrière des armes. C’est ce qui était arrivé à M. Scholl, quoique, me dit-il, il en eût préféré une autre.

La compagnie de ces capitaines se compose souvent de leurs fermiers, métayers et parents à tous les degrés, c’est-à-dire des cousins, arrière-cousins, formant ainsi une sorte de clan.

L’heure du déjeûner étant venue, nous reprenons la route de la charmante habitation où l’on nous attendait.

La société se composait des enfants du propriétaire et de sa belle-mère qui s’était chargée de remplacer sa fille défunte, et elle le faisait avec un soin admirable, me disait M. Scholl. Femme instruite, elle savait leur communiquer à la fois sa science et sa bonté. Au déjeûner était M. Xavier Kohler, habitant Porentrui, et président de la Société d’Émulation du Jura, auteur d’un volume de poésies françaises, pleines de goût et de sentiments, qu’il voulut bien me donner.

Le déjeûner ressemblait fort à un dîner : je vis là le véritable confortable suisse. Le lac de Bienne, comme tous ceux de l’Helvétie, est riche en poissons : des truites d’abord, et plusieurs autres dont je n’avais jamais ouï parler : la ferat, la boudille, le hénerling, noms locaux sans doute. Je ne sais si c’était la sauce ou le bon accueil du maître, mais ces poissons me parurent les meilleurs que j’eusse mangés dans ces montagnes. Je ne pensais pas non plus que la Suisse, bien que j’en eusse apprécié les vins, pût en fournir d’aussi bons.

Après le déjeûner, nous montons en voiture pour parcourir les bords du lac et, de là, gagner l’île Saint-Pierre, moins célèbre par son couvent de moines et les chanoines qui leur succédèrent que par le séjour qu’y fit Jean-Jacques Rousseau.

Placé au pied de la chaîne du Jura, le lac de Bienne est dans la position la plus pittoresque. Sa longueur est de douze kilomètres, sa largeur d’un peu moins de quatre, sa profondeur moyenne de soixante-dix mètres, et sa hauteur au-dessus du niveau de la mer de quatre cent trente-quatre mètres.

La voiture nous conduit par une route assez accidentée qui côtoie le lac. M. Scholl me fait remarquer un village que l’on citait, il y a quarante ans, pour la taille élevée et presque gigantesque de ses habitants. Les portes des maisons y étaient plus hautes qu’ailleurs. La génération actuelle, quoique belle encore, se rapproche davantage de la taille ordinaire.

Un peu avant d’arriver à ce village dont je regrette de n’avoir pas pris le nom, est un trou dit des Sorcières. C’est là que se faisait l’épreuve juridique. Si elles surnageaient, leur pacte avec Satan était prouvé, et on les brûlait. On ne dit pas ce qu’il advenait lorsqu’elles ne surnageaient pas. Ce trou fournit aujourd’hui les plus belles anguilles du pays.

On m’indique la place d’une ancienne forêt, où sont encore debout plusieurs dolmens qui ont, je crois, été décrits par le savant et aimable baron de Bonstetten.

Au pied du mont est l’ancien manoir des comtes de Gleresse, famille éteinte. C’est là que Delille composa son poême de la Pitié.

Arrivés à la hauteur de l’île Saint-Pierre, un canot nous attendait. L’équipage se composait du père, de sa fille et d’un jeune garçon. Le père tenait la barre du gouvernail, et la fille ramait.

La première chose qui frappe quand on a pris pied dans l’île élevée de quarante mètres environ au-dessus du lac, est la variété et le grandiose du paysage qui vous entoure. Aussi loin que la vue peut porter, on voit des villages, des jardins, des vergers, des maisons de campagne, le tout encadré dans la chaîne des Alpes et celle du Jura. Dans l’île s’élèvent de beaux chênes et des arbres fruitiers ; il y a aussi des prairies d’une admirable fraîcheur. Tout ceci a été décrit, et si bien, par Rousseau, qu’il n’y a rien à y ajouter.

Nous allons voir la maison qu’il a habitée, laquelle n’est pas un palais, tant s’en faut. On nous montre le bureau où il travaillait, le lit où il a couché, la chaise où il s’asseyait : meubles grossiers et parfaitement à la mesure d’un philosophe.

Ce qui ne manque pas non plus dans le logis, ce sont les noms : il y en a d’écrits partout. On montre aussi une trappe par laquelle, dit-on, Rousseau s’esquivait pour échapper aux visites. Certes, Rousseau était bien capable de ce trait d’originalité, toutefois je n’y crois qu’à moitié : on peut échapper à un importun sans risquer de se rompre le cou.

Nous voyons, non loin de là, un terrain qu’un Anglais avait acheté pour s’y faire enterrer. À sa mort, on réclama la place acquise. On la tint prête, mais l’Anglais n’est pas venu, et sa place l’attend encore. Il est à croire qu’elle l’attendra longtemps : le défunt n’aura pas voulu se déranger ; ou ses héritiers auront reculé devant les frais de transport,

Et ceci parce qu’il en coûte
À voyager, trois fois autant
Pour un mort que pour un vivant,
Bien qu’il ne prenne rien en route.

Si l’île a sa tombe vide, elle a ses salles de bal qui ne le sont pas : l’une pour la noblesse, l’autre pour le peuple, car ici les républicains n’admettent pas plus l’égalité que la fraternité, sauf dans leurs cimetières.

Près de la grande île, il en est une autre petite qui servait à Rousseau pour élever des lapins dont les descendants existent encore, ce qu’ils peuvent prouver leur généalogie en main, plus heureux que ceux du grand écrivain qui sont passés on ne sait où.

Le soleil baisse, il est temps de regagner Bienne. Nous rentrons dans le canot qui nous conduit à notre voiture.

D’un pont voisin, on voit trois lacs : Bienne, Morat et Neufchâtel.

En revenant à la ville, nous avons le spectacle d’un feu d’artifice qu’on tire au loin sur le lac pour célébrer sans doute quelque noce ou quelque fait passé, peut-être une ancienne victoire, car chaque canton, chaque ville, chaque village a eu la sienne. Des défaites, on n’en parle pas. C’est ici un peuple de soldats : tout le monde y naît tel. Arrangez ceci avec la liberté ! Ce pays, durant bien des siècles, n’avait pas d’autre industrie que la guerre. Plus tard, il sut y ajouter celle de faire des gâteaux, des tourtes et des petits pâtés. Ainsi tout se compense : de ces industries, l’une faisait mourir, l’autre aidait à vivre.

L’hospitalité du bon commandant ne devait pas s’arrêter à un déjeûner. De retour à sa campagne, un excellent souper nous attendait, et nous fêtons une seconde fois le poisson du lac, le gibier de la montagne et l’excellent vin du coteau. Celui du crû n’était pas le pire. On sait, en Suisse, soigner la vigne ; chacun y a la sienne pour peu qu’il ait une petite aisance : elle est donc toujours celle du Seigneur.

Le souper se prolonge ; il est tard. Je prends congé de mes hôtes que je ne devais plus revoir : père et enfants, la mort devait tout frapper ; et de cette noble, belle et si heureuse famille, il ne reste plus que la vieille aïeule.