Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/16


CHAPITRE XVI.


Bâle. — Ses églises, ses monuments.

Le 25 septembre, je me lève à sept heures. J’ai dormi, ce qui ne m’arrive pas toujours en voyage ni même en ne voyageant pas. Il est à croire qu’un sommeil long et profond n’est pas nécessaire à la santé : je dors rarement trois heures sans interruption et plus de quatre à cinq heures par nuit, et parfois j’en ai passé jusqu’à dix de suite sans dormir du tout et sans m’en trouver plus mal.

Dormir, dit-on, ce n’est pas vivre.
C’est possible ; mais cependant
De combien de maux nous délivre
Une heure donnée au néant !
Cet oubli complet de soi-même
Semble une halte dans le port :
On est, dans ce calme suprême,
Heureux comme doit être un mort
Qui vient de finir son affaire,
Bien et dûment administré,
Quitte du tracas mortuaire,

Des curés, parents et notaire,
Mais d’un fin drap de lin paré,
Au chant d’un beau Miserere,
Avec la croix et la bannière ;
Puis, bien gentiment enterré
Sous une belle et bonne pierre
Portant : Ci-gît monsieur… qui dort
Avec les honneurs et confort
D’un enterrement de première.
Pour son entrée en paradis
Tout est payé : voir les acquits.

J’avais, la veille, retenu pour le lendemain un cicérone, ou à défaut, un cocher entendant le français ou l’italien, pour me conduire en ville, car je voulais en revoir les monuments, mais on ne pouvait, me dit-on, trouver ni l’un ni l’autre. C’était une défaite : seulement on n’avait pas rencontré celui à qui on voulait procurer cette bonne aubaine, sous la condition, bien entendu, de partager. Cependant, en voyant mon mécontentement, on me dit qu’il allait venir.

Pour prendre patience, je demande du café au lait. Le lait était bon ; quant au café, c’est différent. Il n’y a guère qu’en France qu’on fasse du bon café. Lorsqu’il est bon à l’étranger, c’est que le cafetier n’est pas du pays. En Turquie, il est de première qualité, mais comme on vous le sert avec le marc et sans sucre, il faut être un peu Turc pour y prendre goût.

Cependant n’arrivent ni guide ni voiture. Ennuyé d’attendre, je sors pour aller à la cathédrale. La façade en est simple et belle ; le grès rouge, dont elle est faite, est très-favorable au monument. Elle date du XIe siècle, mais elle a été refaite plus tard, et, en définitive, c’est à la fin du XVe siècle qu’elle a été terminée.

Quand j’en eus assez de la façade, voulant voir l’intérieur, j’entre par la première porte que je trouve ouverte. Ni suisse, ni bedeau, ni avis au public n’en défendait l’entrée. Me croyant en pays catholique, je fais quelques pas en avant. Rassuré par le silence qui règne, je continue, et je me trouve en face d’une centaine de dames assises sur des bancs, priant à voix basse, et pas un seul homme. Alors — était-ce une hallucination ? — il me sembla que tous ces yeux, tournés vers moi, me regardaient comme on l’eût fait à Constantinople d’un giaour ayant, sans firman, pénétré dans une mosquée.

Évidemment j’étais un intrus, un loup dans la bergerie, et c’était la porte défendue, la porte sacrée et réservée aux seules brebis, que j’avais franchie. Ici j’étais dans mon tort, et je m’attendais à tout instant à voir se dresser devant moi quelque bedeau menaçant me lançant anathème : or, je ne suis pas brave contre les bedeaux. Je crains beaucoup moins le suisse, eût-il six pieds de haut. Jamais, que je sache, suisse de paroisse n’a tiré l’épée ni brisé de lance ; d’ailleurs, grâce à son brillant costume, on le voit venir. Quant au bedeau, on ne sait quelle est son arme, et l’on ne voit jamais d’où il sort : c’est donc pour moi un être mystérieux, une sorte de gnome contre lequel les puissances de ce monde ne peuvent rien.

Le mal était fait, je ne pouvais pas me sauver : on aurait cru que, comme Caïn, je venais de commettre un meurtre ; le mieux était d’aller en avant. Je vis alors comment le parcage était fait. Il y avait trois côtés, ayant chacun leur entrée distincte : l’une pour les femmes, l’autre pour les hommes, et la troisième pour les enfants. Ceci n’embellissait pas mon affaire, car comment me tirer de ce dédale ? Tâchant de m’orienter pour battre en retraite, mais pourtant en y mettant les formes, comme fait un général en déroute qui ne veut pas avoir l’air de fuir, j’étais ainsi parvenu à proximité d’une porte où j’allais me glisser comme une ombre, lorsque je la vois rouler sur ses gonds et se fermer brusquement. Je me préparais à en gagner une autre : un même roulement se fait entendre, suivi d’une même fermeture.

Il en restait une troisième. Perdant ici tout respect humain et renonçant à la stratégie, je m’élance vers celle-ci en vrai fuyard, et j’arrive juste à temps pour me la voir fermer au nez. Ma retraite était coupée sur tous les points : j’étais prisonnier.

Moins rassuré que jamais, j’en étais là de mes réflexions, quand un homme vêtu de noir, sortant d’une stalle, se dirige vers le point où j’étais. Pour le coup, le dénouement approchait, mais avec un cérémonial qui me flattait peu ; je crus, en un mot, que j’allais être poliment poussé dehors. Cependant il passa outre : c’était vers la chaire qu’il s’acheminait.

De sang-froid, j’aurais compris qu’il allait prêcher. Dans la disposition d’esprit où j’étais, je m’imaginais que c’était une leçon publique qu’il voulait me donner, et que c’était contre les indiscrets et les intrus qu’il va parler.

Son sermon suisse, qu’il prononçait d’une voix rauque en l’accompagnant de gestes qui ne l’étaient pas moins, était peu propre à me faire penser le contraire. Cependant je finis par m’apercevoir que ses regards, qui auraient dû être tournés vers celui qu’il admonestait, l’étaient d’un autre côté, et que personne dans l’auditoire n’avait l’air de faire attention à moi. Alors je compris que j’étais un sot, et que ma peur, comme mes tours et détours pour m’échapper, avait été en pure perte, vu que rien ne la motivait ; que si l’on avait fermé les portes, c’est que tel est l’usage ici lorsque le prêtre monte en chaire ; qu’en définitive, ma présence n’avait blessé personne, et que les bons habitants de Bâle pouvaient bien n’être pas si intolérants et ennemis des étrangers que je l’avais si gratuitement supposé. J’en eus bientôt la preuve, car l’un d’eux, s’étant aperçu, à quelques bâillements mal dissimulés, que je prenais à l’éloquence du prédicateur un intérêt très-secondaire, vint gracieusement me proposer en anglais, car il me prenait pour tel, de visiter la salle du concile communiquant avec l’église, concile qui se tint en 1431.

Cette salle devenue célèbre ne fut certainement pas le temple de la Concorde, car on ne décida rien et l’on s’y disputa beaucoup : on y déposa un pape, Eugène IV, et on en nomma un autre, Félix V ; enfin on ne se sépara que pour aller s’excommunier, s’injurier, puis se battre.

C’était à peu près ainsi que les choses, comme nous l’avons vu, s’étaient passées à Constance. Ce siècle était celui de l’Église militante : on y raisonnait à coups de bûches, avec lesquelles on faisait ensuite un bon feu pour rôtir les vaincus, ce qui avait lieu en grande pompe et à la satisfaction générale : c’était le bouquet de la fête.

La chrétienté ne s’est débarrassée qu’à la longue des habitudes de la Rome antique : elle a eu aussi ses gladiateurs et ses jeux du cirque. Ce n’est pourtant pas cela que lui avaient enseigné Notre Seigneur et ses apôtres. Il faut avouer que nous avons été et que nous sommes encore de singuliers chrétiens, et qu’il est difficile de dire à quelle hauteur de moralité, de bien-être et de bon sens ne serait pas aujourd’hui parvenue l’humanité, si elle s’en était tenue à la morale du Christ.

Le sermon fini, chacun était retourné chez soi, et, guidé par mon nouvel ami, honnête bourgeois de Bâle, je pus à mon aise examiner les lieux. J’y vis quelques bonnes sculptures en bois, notamment cette chaire d’où je croyais voir sortir l’anathème de ce digne prédicateur qui ne songeait pas à moi. J’admirai l’orgue que je regrette de n’avoir pas entendu, mais que mon conducteur me dit avoir coûté huit cent mille francs.

Parmi les monuments funéraires, le plus illustre, sans être le plus beau, est la tombe, datant de 1281, de la femme de Rodolphe de Hapsbourg, l’impératrice Anne, mère de la branche des princes autrichiens régnant encore. Est-ce pour le bonheur ou le malheur de l’humanité que cette famille est née ? Si le sang répandu retombait sur la tête de ceux pour lesquels on le verse, il est certain que les Hapsbourg y seraient noyés. Que de guerres entreprises en leur nom et pour le soutien de leur trône ! Que de cachots ouverts et remplis ! Que de supplices ordonnés et exécutés ! Que d’assassinats juridiques et de massacres sans jugement !! Tout ceci se faisait-il pour le bien des peuples, ou pour le leur ? Était-ce dans l’intérêt de la morale, de la religion, de la liberté et du progrès qu’ils frappaient, ou bien dans celui de leur orgueil ? C’est à Dieu à les juger : lui seul lit dans les cœurs. Peut-être sera-t-il moins sévère que l’histoire, et dans les bourreaux même ne verra-t-il que des victimes des flatteurs, des préjugés et de la peur.

En quittant l’église, on trouve le cloître qui est fort beau. Les tombes y sont nombreuses et pourraient donner lieu à d’intéressantes notices nécrologiques. Les pierres tombales qui y servent de sol sont devenues frustes par le frottement des pieds des fidèles, et les noms des personnages que ces tombes recouvrent se trouvent effacés et oubliés probablement pour jamais. À quoi donc tient la mémoire des morts ? Aux sabots et aux clous des bottes de ceux qui leur survivent.

Il y aurait un remède à cela : ce serait de mettre la pierre à l’envers ou l’inscription tournée vers le cadavre. Les bas-reliefs se trouveraient également bien de cette position qui les éterniserait, ainsi que le nom de leurs auteurs. J’en ai chez moi qui ne doivent leur conservation qu’à cette retourne. Taillés dans d’épaisses planches de chêne, ornement d’anciens manoirs, leurs modernes propriétaires, ennuyés de ces figures qui leur faisaient la grimace et n’y voyant que des nids à poussière, les avaient, au moyen d’un demi-tour de conversion, logés dans le plâtre, ne laissant à l’extérieur que le côté plat qui, poli et ciré, rendait, selon eux, leur demeure plus propre et plus gaie. Une grande partie de ma collection de bas-reliefs est composée de morceaux ainsi sauvés du feu ou du rabot des amateurs de la ligne droite, ou des welches niveleurs.

De la terrasse de la cathédrale, on a une vue admirable du Rhin qui coule au bas : on embrasse de là une partie de la ville et de sa banlieue. À droite, se dessinent le cours du fleuve et ses rives couvertes d’habitations. À gauche, les faubourgs disparaissent dans des massifs d’arbres. Au loin, les Alpes se perdent dans les nuages. Au total, cette terrasse, placée sur une hauteur et de plain-pied avec l’église, sans être bien étendue, fait une charmante promenade. Malgré le dimanche, ou peut-être à cause du dimanche qui est un jour de mortification dans les pays luthériens, elle est solitaire : tout ce qui la peuple en ce moment se compose de trois étudiants allemands qui parlent beaucoup et fort.

Ici, je suis enfin rejoint par le guide que j’avais demandé. Mon compagnon, qui n’avait pas voulu me quitter tant que j’étais seul, prend alors congé de moi. Je le remercie de sa grande obligeance, en me promettant bien de ne plus juger sur l’apparence.

Mon nouveau cicérone me conduit à l’église des dominicains, devenue temple protestant. C’est aussi l’heure du sermon et je ne veux pas entrer, bien qu’ici la porte soit ouverte. À côté est la prison. L’hôpital voisin a acheté tous les terrains environnants. Cet hôpital, anciennement la cour du marquisat, est un vrai palais avec jardin, bosquets, massifs de fleurs, orangers et autres arbustes de serre. Il est dirigé par des religieuses protestantes dites diaconesses. J’aime à voir un hospice ainsi tenu. Vaste et bien aéré, il est divisé en trois quartiers : 1° celui des vieillards, 2° celui des enfants, 3° celui des malades qui peut en contenir quatre à cinq cents, mais il n’y en avait que cent en ce moment.

L’église de Saint-Pierre est le Westminster de Bâle : là, repose une partie de ses hommes célèbres.

La porte Saint-Paul a deux tourelles et un clocher du XIe siècle. Non loin de là est la halle au blé.

À l’hôtel-de-ville, sont des fresques très-curieuses, qu’on dit avoir été dessinées par Holbein.

L’ancien couvent des cordeliers est un bâtiment servant aujourd’hui de douane et d’entrepôt. Une des façades donne sur la place, et une autre sur une rue. De l’autre côté de cette rue était un couvent de femmes. En visitant les fondations, on a découvert, dit-on, un passage souterrain, large de quatre à cinq pieds et haut de six, allant d’un couvent à l’autre. Preuve touchante de la dévotion de nos pères, car il était sans doute destiné à porter aux sœurs les secours spirituels et les sacrements de l’Église dont on peut avoir besoin à toute heure. Ces pieuses communications ne sont pas insolites : on m’en fit voir une autre en Italie. — Mais comme les temps et les institutions changent ! Le couvent de femmes de Bâle, qui faisait face aux cordeliers, est aujourd’hui une caserne de gendarmerie. Des gendarmes remplaçant des nonnes ! De l’autre côté, des douaniers ont succédé aux cordeliers. Étrange effet de la Réforme ! Luther n’avait pas prévu cela.

Nous voici au Casino où l’on donne des bals et des concerts. Les Bâlois chanteurs et danseurs, est-ce possible ? Il faudrait que je le visse pour le croire, car jamais ville ne m’a paru moins dansante.

Au bout de la même rue est la maison Fourkart, nom de son riche propriétaire, formant angle en rotonde et bâtie depuis peu en pierre de Steinberg : c’est un magnifique hôtel ayant, par sa position, vue sur cinq rues. Ce quartier est neuf et très-beau ; les rues y sont larges et bien aérées.

Non loin de là, on a construit une église pour laquelle, me dit mon guide, un simple particulier a donné cinq millions. — Cinq millions ! c’est beaucoup ; mais n’en eût-il donné qu’un, c’est déjà fort joli.

Au musée des antiquités, on me fait voir la table d’Érasme, sa chaise, et une collection de fibules de l’époque mérovingienne ou des IVe, Ve, VIe et VIIe siècles.

Je remarque un tableau de bois sculpté, représentant la bataille d’Orneck ou d’Horneck en 1440, dont j’ai l’analogue dans ma galerie. Je serais tenté de croire que celui que j’ai est l’original, car il est en beau bois de chêne et d’une exécution supérieure. Ensuite, où eut lieu la bataille, le combat ou la rencontre de ce nom ? C’est ce que je ne saurais dire. Je sais seulement qu’il exista un château ainsi nommé en Styrie ; et en Allemagne, un Horneck à la fois historien, poète et guerrier, qui combattit sous les drapeaux de Rodolphe de Hapsbourg et mourut en 1310.

C’est aussi dans ce musée qu’on voit ce qui reste de la fresque de la Danse des morts. C’est en 1806 qu’on détacha ces fragments de la muraille où ils étaient, et qu’on en a fait dix tableaux fort curieux, de deux à trois pieds de hauteur, représentant deux femmes et sept hommes, dont deux couronnés.

L’une des salles de ce musée est celle où se tenaient les séances secrètes du concile. On y voit les bancs de chêne où s’asseyaient les membres de cette assemblée. Le dossier de ces bancs forme une espèce d’armoire ou de buffet également en chêne, où chacun enfermait ses papiers… et ses vivres, ajouta mon cicérone. On me montre aussi le coffre où l’on déposait les délibérations du concile et ses archives : ce coffre aurait bien des choses à dire.

En sortant du musée, je m’arrête sur un point d’où l’on découvre la partie de la ville appelée le petit Bâle. À gauche, on voit les Vosges ; en face, les montagnes du duché de Bade et la Forêt-Noire ; de l’autre côté, les montagnes du Jura ; à nos pieds, la maison des diaconesses ; à gauche, le pont du Rhin ; derrière la cathédrale, les beaux marronniers ombrageant la promenade ou terrasse.

Sur la place voisine est la bibliothèque bourgeoise, cercle aristocratique de la ville. Plus loin, la maison où les empereurs de Russie et d’Autriche ont logé en 1815. Déjà Napoléon y était descendu en 1806.

Dans cette rue, dite Montée du Rhin, sont l’Université, vieux bâtiment sans apparence, et l’Académie. J’y fais visite au professeur Gerlach, directeur de la bibliothèque. Il me montre la collection des antiquités mexicaines, la plus belle que j’aie encore vue. Le rapport de ces morceaux avec les antiquités égyptiennes est frappant. Placées circulairement sur des étagères formant un coin arrondi, elles font un grand effet sans tenir beaucoup de place. C’est un don fait à Bâle par l’un de ses citoyens ayant longtemps habité le Mexique.

Les haches et les couteaux de pierre y sont semblables aux nôtres.

M. Gerlach, qui allait dîner au moment où j’entrais, car à Bâle on dîne à midi, me reçut d’abord assez froidement : personne, plus qu’un Suisse, n’est pénétré de cet axiôme : Rien ne doit déranger l’honnête homme qui dîne. Mais en entendant mon nom, son accueil devint tout-à-fait cordial, et il ne voulait plus que je le quittasse. Je l’engageai à venir me voir à Abbeville, ce qu’il me promit.

Je veux encore visiter une église, mais il n’y a pas moyen : elle est fermée.

La chaleur étant très-forte, on s’attend ici à avoir du bon vin et en abondance, ce qui fait rire nos Suisses qui, comme on sait, ne le dédaignent pas.