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IX


Régine et d’Arjols avaient passé non loin d’eux, enlacés. Madeleine se pencha sur Pascal. Ses larmes ne coulaient plus. Elle lui dit doucement.

— Vous ne vous doutiez donc de rien ?

— Non, de rien.

— Et cela vous fait souffrir ?

— Oui, je souffre…

Il reprit aussitôt :

— Je vous demande pardon, Madeleine, je ne devrais pas souffrir puisque je vous aime et que je n’aime plus Régine, et cependant je suis tout meurtri.

— Oh ! dit-elle, je ne vous en veux pas, il est tout naturel que vous pleuriez… c’est votre confiance qui s’en va… votre illusion…

— Voilà pourquoi je souffre, Madeleine… j’avais foi en elle malgré sa légèreté… je la croyais une honnête petite créature, et puis… et puis… la voir se livrer… là… comme une bête… quelle infamie…

Elle sourit avec indulgence :

— Pascal, quand vous embrassiez l’autre jour mes pieds nus, était-ce une infamie ?

— Comment pouvez-vous comparer, Madeleine, notre jolie joie si pure et la leur si malsaine ?…

— La nôtre était-elle si pure ? qui sait si la leur ne l’est pas davantage ?

Il se souleva sur les poignets, les traits en désordre, et balbutia :

— Madeleine, croyez-vous… croyez-vous… qu’elle soit sa maîtresse ?

Après une légère hésitation elle répondit :

— Non, je ne le crois pas.

— Oh ! si je le croyais… proféra-t-il en serrant les poings, tout son amour-propre de mâle s’exhalant en rage violente.

Elle lui berça la tête. Elle flatta ses cheveux et son visage. Elle fut infiniment tendre.

— Mon Pascal, mon Pascal chéri, n’ayez pas d’amertume… ce qu’ils font tous deux, nous le faisons aussi… mais ils le font selon leurs instincts… pourquoi ne s’aimeraient-ils pas puisque nous nous aimons ?

— Ce n’est pas la même chose. Il est son amant peut-être, ou il le sera.

Elle lui dit d’une voix grave, le tutoyant pour la première fois :

— Ne seras-tu pas le mien, Pascal ? ne me suis-je pas promise à toi ?

Ces mots l’apaisèrent et d’autres mots encore, affectueux et sages, et des câlineries charmantes, dont elle enveloppait sa douleur comme un chagrin d’enfant.

Des heures s’écoulèrent. Il fallut partir. Devant les machines elle s’écria :

— Tenez, Pascal, les voilà, les vraies coupables.

Et plus tard, comme la bonne et maternelle nature les emportait, elle compléta sa pensée.

— Eux aussi, voyez-vous, cette vie les a changés. Comme nous, ils sont affranchis, rendus à leurs véritables instincts. Ce qu’ils n’auraient pas fait à Paris, ils le font ici où les obstacles qui les séparaient leur semblent tout à coup supprimés et où ils ne voient pas trop pourquoi ils n’agiraient pas à leur guise. Peut-être Guillaume n’a-t-il pas attendu, car il est permis davantage à l’homme d’être lui-même… Mais Régine… Régine avait sans doute des besoins d’amour…

— D’intrigue, plutôt, ricana Pascal.

— Ne soyez pas injuste… leur amour ne se manifeste pas de la même façon, voilà tout… qui de nous a raison ?

Après un silence il prononça :

— Ce que je sentais en elle avec une sorte d’inquiétude, ce que j’ignorais d’elle, c’était donc cela, le désir de l’homme !

— C’était cela, et d’autres choses encore, qui sait. Nous étions tous quatre comme une terre encombrée de cailloux. On la débarrasse, et il y germe alors toutes les fleurs dont elle est capable… si nous admirons celles qui poussent en nous, pourquoi nous déconcerter devant celles qui poussent en eux ?

— Oh ! fit-il, je m’étonne de moi tout autant. Comment ne l’ai-je pas tuée ? Comment n’ai-je pas même eu l’idée de la tuer ? Comment suis-je ici, auprès de vous, presque calme, raisonnant, maître de moi ?

Maître de lui, il le fut encore, quand on se retrouva pour le dîner. Bien qu’évitant d’adresser la parole à sa femme et à son ami et même de les regarder, il se montra plus exubérant qu’à l’ordinaire. Madeleine cependant devina son affectation. Et le soir, défiante, elle le surprit à l’affût dans le jardin de l’hôtel. Un peu plus loin, Régine et Guillaume causaient.

— Je veux savoir, je veux savoir, gronda-t-il d’un ton mauvais.

— Et puis après, quand vous saurez, mon pauvre Pascal, que ferez-vous ?

Sans lui répondre, il continuait :

— Tenez… comme leurs têtes sont proches… ils s’embrassent… je suis sûr qu’ils s’embrassent… Que je suis bête ! parbleu, oui, elle est sa maîtresse.

Elle réussit à l’entraîner.

La pluie les retint deux jours. Pascal fut sombre et les autres subirent l’influence de son humeur. Madeleine surtout s’attristait :

— Vous vous en allez de moi, Pascal.

— Oh ! non, ne le croyez pas, mais je lutte contre un tas de choses qui me font du mal… et puis j’ai honte… ma souffrance est si vilaine !

— Écartez-la.

Il ne pouvait pas. Visiblement il ne cessait d’y penser, et il s’oubliait à lui en parler dès qu’ils se trouvaient ensemble. Il reprenait les faits, tirait des preuves. Une fois il lui dit :

— C’est elle qui la première a exigé deux chambres… s’ils ont succombé, c’est peu de temps après, le soir de notre arrivée à Saint-Lô… vous souvenez-vous ? Le lendemain elle était toute drôle… elle évitait Guillaume… elle a tenu à faire la route de Coutances avec moi, et elle m’accablait d’amabilités… Sûrement je ne me trompe pas.

Madeleine fut peinée que cette époque si douce ne lui rappelât pas plutôt leur aveu d’amour. Elle commençait aussi à s’affecter de sa conduite ; il lui fallait, pour ne l’en point punir, des efforts continuels et toute l’aide de sa bonté. Mais un matin, de sa fenêtre elle l’aperçut qui marchait aux côtés de Régine dans les allées du jardin. Ils s’assirent tous deux. Il avait l’air attentif, empressé. Régine riait comme une folle.

Madeleine souffrit cruellement. Elle descendit et se dirigea droit vers eux, d’un pas heurté, le visage dur, comme si elle était décidé, à son insu, à quelque révolte irréparable. Quand elle approcha, Pascal s’efforçait de prendre la main de Régine. Il ne la vit point venir. Mais Régine se sauva en simulant l’effroi.

— Nous sommes perdus, mon pauvre ami, c’est le flagrant délit.

Madeleine s’arrêta brusquement. Elle parut s’éveiller d’une sorte d’inconscience, regarda Pascal ainsi qu’un étranger et s’en retourna, sans un reproche. Bouleversé, il la suivait en suppliant :

— Ne m’en veuillez pas, je ne sais plus ce que je fais… je la déteste… et pourtant… pourtant… je ne veux pas qu’elle soit à un autre… tout mon amour-propre saigne à cette idée… il n’y a guère de quoi souffrir pour vous, Madeleine, c’est de l’amour-propre, je vous le jure, rien qu’un vilain amour-propre d’homme dont je ne peux pas me défaire… Oh, Madeleine, soyez indulgente !

Elle lui tint rigueur cependant, et l’après-midi, quand on se remit en route, elle resta froide et silencieuse.

Un clair soleil brillait. La pluie avait lavé les feuilles et aboli toute poussière. Ils avançaient rapidement, avides d’user en énergie physique l’effervescence de colère et de rancune qui les tourmentait. Le chemin s’élevait parmi de hautes collines, vers un pays plus âpre et plus mort où l’on ne découvrait d’autres vestiges d’habitation que des huttes éparses de bergers. De rudes côtes se dressaient, qu’ils grimpèrent d’un élan tenace. Malgré l’habitude prise, ils ne s’arrêtèrent même pas en voyant les deux bicyclettes de Régine et de Guillaume appuyées au talus. Madeleine fit seulement observer :

— Ils ne sauront pas que nous sommes devant eux.

— Eh bien, ils nous croiront derrière, qu’importe !

Ils franchirent un plateau brûlé par le soleil, d’où l’on apercevait au loin une côte blanche qui montait jusqu’au col.

La chaleur était intolérable. Madeleine demanda grâce.

La rencontre d’un petit sentier adjacent les détermina à gravir le flanc de la montagne. Il y avait là quelques sapins. Ils se reposèrent à leur ombre.

Autour d’eux, c’était une lande sauvage, aride, d’une végétation mélancolique. Nul vol d’oiseau ne l’égayait, nulle silhouette humaine n’en rompait la solitude. Ils se sentirent horriblement tristes et très loin l’un de l’autre. Ils cherchèrent à se rapprocher. Mais soudain Madeleine dit :

— Ah ! tenez, les voilà.

— Ne nous montrons pas, exigea Pascal vivement.

Ils regardèrent. Quand les autres furent à portée de leur regard, ils virent cet étrange spectacle : Régine, les bras nus, le buste nu, nu jusqu’à la ceinture. Elle passa ainsi sous leurs yeux. La tête se redressait en une attitude provocante. La poitrine se cambrait fièrement et, de cette gorge aux pointes aiguës, elle fendait les flots de l’air, pareille aux sirènes antiques dont les seins coupaient l’assaut des vagues.

— La gueuse, la gueuse, grinça Pascal, hors de lui.

Il se leva, prêt à crier, prêt à courir. Elle s’accrocha de toutes ses forces à son bras.

— Je vous en prie, qu’allez-vous faire ?

— La gueuse, la gueuse, répéta-t-il, ne trouvant pas d’autre injure, les yeux obstinément fixés sur sa femme.

On voyait le dos maintenant, le creux profond qui le divisait et la cambrure des reins. Et Guillaume se mit à la caresser du bout de ses doigts frôleurs.

Brusquement Pascal se dégagea. Il s’élançait, quand une plainte navrée le retint. Madeleine lui tendait les bras comme une suppliante. Son visage trahissait l’effort douloureux de tout son être vers un acte suprême qui les sauvât. Et soudain, rapidement, en quelques gestes précis, elle enleva son corsage, elle fit glisser les bretelles de sa chemise et elle apparut à son tour, ainsi que Régine, le buste nu, nu jusqu’à la ceinture. Et c’était infiniment beau.

Il chancela comme sous un choc trop violent.

— Oh ! Madeleine, balbutia-t-il, d’un ton presque désespéré, ainsi qu’on se désole en face d’un but qu’on sent inaccessible… Oh ! Madeleine… Madeleine…

Puis un grand désir le poussa vers l’admirable vision, un grand désir de toucher et de baiser la chair de cette femme. Mais son immobilité orgueilleuse l’intimidait, et il la devinait si triste en sa pudeur violée, si triste d’être contrainte à se servir de sa beauté comme d’un moyen de salut, qu’il n’osait avancer et qu’il avait honte aussi d’accepter l’offrande d’un tel spectacle.

Alors, une dernière fois, éperdument, il regarda, pour n’en jamais oublier la splendeur, les seins épanouis et merveilleux et, se bouchant les yeux de ses poings crispés, il tomba à genoux :

— Je vous demande pardon, Madeleine, je vous demande pardon…