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VI


— Comme la vie est belle !

— Oui, répondit-elle, la vie est belle et bonne.

Du regard et du sourire,  ils se remercièrent de tout ce que l’un devait à l’autre dans la conquête de telles joies.

Pascal reprit :

— J’ai pour la première fois l’impression de vivre une vie neuve, une vie que je n’ai pas encore vécue et qui n’a jamais servi. Ma vie est forte comme celle d’un enfant et j’en jouis comme il jouirait de la sienne, s’il en savait le prix inestimable.

Ils roulaient parmi l’escorte immobile des peupliers symétriques, à travers des plaines coupées de molles vallées où s’alanguissaient des rivières paresseuses. Le soleil se baignait dans l’eau, avec les martins pêcheurs et les bergeronnettes. Du foin, du trèfle, du chèvrefeuille, du sureau étaient chargés de parfumer l’air.

— Ah ! Madeleine, il ne reste plus rien de l’enveloppe de verre dont je vous parlais un soir. C’est ma peau elle-même que frappe la vie du dehors, ce sont mes sens qui reçoivent les chocs, c’est mon cerveau qui vibre et qui s’émeut. J’ignore tout de la nature, et je ne suis pas digne de la comprendre puisque je l’ai si longtemps dédaignée, et cependant je devine qu’elle m’envoie des cadeaux ininterrompus et que nul obstacle ne s’oppose à ses bienfaits. Il n’est pas un parfum, pas un bruit, même de ceux que je ne sens pas et que je n’entends pas, il n’y a rien autour de moi, j’en suis sûr, qui ne vienne s’engouffrer en moi comme autant de petites sources qui filtrent vers un abîme.

— Pascal, murmura-t-elle, Pascal, il me semble que vous parlez pour moi, tellement vos paroles disent tout ce que je sens.

Oui, chacun d’eux n’était plus qu’une masse sensible, délicate, frémissante, où palpitait la foule des sensations. Et quelles sensations particulières que celles-là, pressées, et puissantes, et innombrables ! On est comme augmenté, comme gonflé de tout ce que l’on voit et de tout ce que l’on admire, fièvre d’éternelle jeunesse où la jeunesse se hausse à un degré d’acuité extraordinaire, où l’on est imprégné d’émotion et de bonté, où l’on voudrait embrasser les êtres et les choses. La mémoire, l’intelligence se suspendent ? Tant mieux ! car c’est la vie qui surgit des réservoirs de notre être comme une eau limpide qui chasserait les vases fiévreuses. C’est la vie qui prend connaissance d’elle-même, de sa force, de son étendue, de sa profondeur. C’est la notion de la vie qui nous apparaît seulement ici, vis-à-vis de la nature, comme parfois, moins haute et moins noble, elle nous apparaît vis-à-vis de l’esprit dans l’extase de l’art, vis-à-vis de l’humanité dans la communion des sexes.

L’espace les grisait, leurs bouches balbutiaient des phrases au hasard.

— Il n’y a plus de chagrin, Madeleine, ni tristesse ni rancunes… il y a du bonheur… je suis heureux… vous êtes heureuse, Madeleine…

— Heureuse, oui, beaucoup, au-delà du bonheur.

Ils le criaient, ce bonheur. Ils en prenaient le ciel à témoin, levant la tête comme s’il leur eût fallu l’immensité pour contenir ce qu’ils avaient en eux.

Et ils allaient, ils allaient, le long des rivières, le long des collines. De temps en temps ils se regardaient et c’était infiniment adorable. Ils ne s’imaginaient pas l’univers l’un sans l’autre, dans ce vol mystérieux. Il semblait à chacun n’avancer qu’en vertu d’un pouvoir anormal qui était la force de l’autre, ou bien par la crainte de perdre le charme de sa présence et la douceur de ses yeux. Et chacun ainsi glissait sans efforts, aussi aisément que s’il avait été l’ombre de l’autre.

— Ah ! le beau chèvrefeuille ! s’écria Madeleine.

Elle n’y put résister, ils descendirent. Des guirlandes s’entremêlaient parmi les ronces sur le tronc d’un vieux chêne mort. Pascal se mit à les dégager, et Madeleine, une à une, prenait les tiges sinueuses où s’ouvrent les petites fleurs dorées et roses. Elle les embrassait. Elle les pressait contre ses paupières et contre ses joues. Elle s’en fit une couronne, elle s’en fit un collier, et une ceinture, et des bracelets. Elle était d’une gaîté exubérante. Elle chantait. Elle riait. Quand il n’y eut plus de chèvrefeuille, elle réunit toutes les branches cueillies en une longue gerbe.

— Quelle jolie chevelure ! dit-elle, et l’élevant au-dessus de sa tête, une chevelure de faunesse, n’est-ce pas ?

Leurs yeux se rencontrèrent.

— Je vous aime, dit Pascal.

Elle fut comme quelque bête, blessée soudain, qui trébuche dans sa course ardente. Son bras retomba. Les fleurs jonchèrent le sol. Ses jambes fléchirent, et elle s’assit sur le talus.

Ils restèrent l’un en face de l’autre, troublés jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, et n’osant remuer ni se regarder. L’aveu était si brusque et si imprévu qu’ils ne savaient trop s’ils en ressentaient de la joie ou de la tristesse.

C’était de la tristesse, un adieu mélancolique à ces jours de délices et de mystère où ils allaient au hasard des chemins et au hasard de la vie, confiants en l’aventure qui les entraînait par des voies heureuses, vers quelque but dont ils ne cherchaient pas à connaître le secret. C’était de la joie également, un espoir immense, un geste de leurs mains tendues vers l’avenir resplendissant de promesses.

Et ils ne se décidaient point à s’éloigner. Il leur semblait qu’un événement considérable venait de se produire, une angoisse les étreignait à l’idée de quitter ce petit coin du monde, témoin d’un tel prodige. Ils ne le reverraient plus assurément. Quelle certitude désolante ! Comme on emporte une poignée de terre sainte pour la semer sur une tombe, ils en auraient bien emporté quelques parcelles pour envelopper le souvenir d’une minute. Du moins leurs yeux avides s’ouvrirent, et tous leurs sens, ainsi que des espaces où se reconstitua le décor sacré avec tous ses détails de couleurs, de parfums et d’atmosphère.

Enfin, au déclin du jour, Pascal ramassa les fleurs éparses. Il en orna le guidon de Madeleine. Et ils partirent.

On devait se retrouver à Saint-Lô. Mais à cause de l’heure tardive, ils jugèrent plus sage de s’arrêter dans une auberge et de s’y restaurer. Quand ils se remirent en route, la nuit était venue, une nuit vaste et sonore, éclairée d’étoiles lointaines, frissonnante de bruits indistincts. Elle les emplit de respect et tint closes leurs lèvres. Mais le long d’une montée, comme il supposait sa compagne un peu lasse, il posa la main sur son épaule, et elle se soumit à ce geste d’assistance. Alors ils glissèrent, pareils à des fantômes, leurs ombres mêlées comme des oiseaux de nuit qui vogueraient côte à côte. Ils étaient infiniment heureux. Et ils ne doutaient point que la même béatitude les envahît, tant l’harmonie de la nuit leur semblait appeler l’harmonie des impressions. Ils n’avaient qu’une seule pensée. Ils n’avaient qu’une force. Rien ne les distrayant, ni le bruit des pieds qui heurtent le sol, ni l’effort des jambes, ni les spectacles invisibles, ils se croyaient colportés dans les bras de quelque génie. La route montait et descendait par pentes moelleuses, et dans la sorte de délire où les jetait la vitesse, ils eussent dit plutôt que c’était la terre qui s’enflait et qui s’abaissait, comme une poitrine que fait palpiter le rythme de la respiration.

Ils étaient ivres. Un élément de puissance et de grandeur croissait en eux, émotion étrange, bonté débordante. Leurs bras s’ouvraient comme pour un embrassement. La résistance que l’air oppose leur donnait l’illusion de quelque chose qui venait à leur rencontre et se blottissait tendrement contre leur poitrine. Le souffle de la brise sur leurs lèvres, c’était un ineffable baiser d’amour. Les suaves effluves du chèvrefeuille les troublaient comme des caresses secrètes.

Ils allaient. Ils allaient. La folie du mouvement les exaltait. Ils se sentaient des êtres surnaturels, doués de moyens nouveaux et de pouvoirs inconnus, des espèces d’oiseaux dont les ailes rasaient la terre et dont la tête ardente planait jusqu’au ciel… Leur conscience s’évanouit, dissoute dans les choses. Ils devinrent des parcelles de la nature, des forces instinctives, comme des nuages qui glissent, comme des vagues qui roulent, comme des parfums qui flottent, comme des bruits qui se répercutent…