Visions de l’Inde/Chapitre XVI

Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 418-427).

CHAPITRE XVI

Le retour


Les angoisses de la fièvre. — La revanche du dieu Shiva.
De Bénarès à Bethléem.

I

Les angoisses de la fièvre.

Ici s’arrête, pour ce livre du moins, ma longue promenade dans l’Inde.

J’ai renoncé à décrire cette fois les provinces du sud dont les pagodes, les foules et les paysages ont été merveilleusement évoqués par ce magicien des lettres, Pierre Loti.

Hélas ! je n’ai pas su regarder la Vieille Aïeule seulement avec les yeux du touriste enthousiaste ou de l’artiste préoccupé surtout de noter les impressions fugitives ; j’ai trop communié avec cette âme dolente et funeste, j’ai respiré les miasmes vénéfiques du Dieu Shiva.

« Nous mourons tous de n’avoir pas vu Bénarès ! » s’est écrié dans une de ses lettres le père Flaubert ; j’ai manqué mourir de l’avoir vue.

Que n’ai-je été le pèlerin correct prenant ses repas à l’hôtel et n’en sortant qu’aux heures indiquées, dédaignant les quartiers excentriques et la vie des natifs, ne visitant que les monuments recommandés par son guide ? Celui-là ne s’est jamais assis près des jardins sacrés des temples où fermente en bulles empoisonnées la déesse Dourga. Il n’a pas osé, inquiet du premier frisson, regarder le crépuscule sur le Gange. Épeuré devant la nature, il n’a jamais frayé avec ce peuple de la jungle qu’a chanté Kipling, et il n’a pas suivi dans leurs camps les fakirs, jongleurs et sorciers… Les caves humides où les yoghis somnolent des mois entiers, repliés sur eux-mêmes comme des fœtus, n’ont jamais résonné de son pas. Les amours bestiales et subtiles des bayadères ne lui ont pas fait vivre les voluptés magiques de ces déesses ou de ces péris, que vantent les vieilles légendes… Celui-là, n’a pas tenté vers la demeure des mahatmas inaccessibles, l’ascension des Hymalayas suprêmes !


Je me reposais de mon voyage achevé, dans le petit état indépendant de Kapurthala, au « guest-house » du maharajah, lorsque le mal perfide, couvé longtemps, éclata. La fièvre crût, rebelle aux plus fortes doses de quinine ; mes reins, mon foie, ma gorge brûlaient d’un feu incessant, comme vrillés par des lames incandescentes. Le Maharajah, un vrai Parisien, a fait de la capitale de ses états une sorte de Versailles hindoue dont les palais et les jardins marient la pompe et le confort asiatiques à la sobriété de notre architecture. Tout Européen y reçoit une large et cordiale hospitalité. Le roi venait me voir souvent, ses jolis enfants aussi ; ils parlent ma langue mieux que la leur, grâce à leur institutrice, une Française.

J’entends encore l’aîné, le prince Tika, âgé de huit ans à peine, me vanter notre Paris avec le même enthousiasme que nos enfants, à nous, témoignent pour les palais de leurs contes. Il me confie en tenant ma main très doucement, d’une voix un peu chantante : « Comme il doit y avoir là-bas des bijoux, des chevaux et des armes ! » Ces trois choses composent pour le petit rajah tout le bonheur… Puis il s’inquiète de ma santé ; il me raconte qu’il a eu la fièvre typhoïde l’an passé et que son père en ressentit beaucoup d’effroi. Quand il part, il me laisse le parfum de sa petite âme, charmante comme les fleurs d’ici…

Je vais de mal en pis ; la peste gagne autour de Kapurthala, le soleil est dévorant ; je suis cerné par l’Inde formidable. Le médecin anglais est parti dans les montagnes ; le rajah doit, avec sa suite, rejoindre son château de Mossouri. Je reste à peu près seul, au Guest-House, avec un parent du rajah malade lui-même, bel homme au visage affiné et las ; les plaisirs européens l’ont usé et, dans ce pays hyperbolique, il ne rêve que de notre Monte-Carlo et de son casino…

Je reçois régulièrement les visites de deux médecins indigènes que le Palais m’envoie : l’un est un Hindou silencieux, fatal, aux allures de nécrophore ; l’autre, un musulman vêtu à l’européenne comme le maharajah. Après m’avoir enfoncé dans la bouche un thermomètre qui vient de servir aux pestiférés (je ne l’ai su que depuis, heureusement) il répond, dans un français restreint mais de prononciation pure, à toutes mes questions : « C’est bien, c’est bien ! » Puis il m’interroge, à son tour, sur l’Exposition et sur le Moulin-Rouge. L’intendant du palais, un Allemand, M. Mayer, qui est pour moi plein de sollicitude, s’émeut de mon état et me fait transporter à Lahore presque mourant. Là, j’aurais dû subir la mortelle détresse d’un hôpital où les maladies monstrueuses des natifs affluent, si un noble cœur et un savant éminent, le major Grant, ne m’avait recueilli dans son bengalow.

Le major Grant, délicat amateur de littérature française, fut toujours serviable pour les nôtres ; le docte professeur de sanscrit M. A. Foucher, comme M. Chailley-Bert, secrétaire de l’Union Coloniale, lui en sont comme moi reconnaissants.

Je sais qu’un de nos consuls a demandé pour lui la Légion d’honneur. Nul Anglais dans l’Inde ne la mérite mieux.

Pendant vingt jours, M. Grant me soigna comme le médecin le plus vigilant et comme un frère. J’étais condamné par un conciliabule de docteurs lorsque j’entrai chez lui ; sa sympathie éclairée me sauva. Je lui dois la vie, à cet Écossais. Je lui dois plus peut-être : l’exemple inoubliable d’une âme forte et bonne, stoïque et tendre. Nos yeux se mouillèrent à la gare de Lahore lorsqu’encore bien faible je pus prendre le train direct pour Bombay par cinquante degrés de chaleur.

II

La revanche du Dieu Shiva.

En route, tandis que, de demi-heure en demi-heure, mon boy glisse dans mon casque colonial des morceaux de glace afin que je ne périsse pas d’insolation, mi-assoupi, je fais un rêve :

C’est le Dieu Shiva qui m’apparaît.

Son visage est beau et cruel comme celui du Dieu des ascètes. À son cou pend le collier de têtes de morts, et un cobra serre sa taille comme une ceinture ; mais ses jambes de bouc sont celles de notre Sathan du moyen-âge que ma jeunesse a minutieusement étudié. Il est accroupi sur la peau de panthère du mystique Dionysos.

« Tu es venu violer mes mystères, me dit-il, aussi bien dans l’antiquité reculée de ton Europe que dans les Indes, chez le peuple encore fidèle à mes rites sacrés et maudits. — Redoute-moi, quoique je n’aie pu exterminer ni ta raison ni ton corps ; mon règne n’est pas achevé. Si ma légende finit, mon histoire réelle commence. J’habite moins aujourd’hui les dernières pagodes avilies où le culte de mon lingham est célébré que dans le cerveau des nations nouvelles à qui j’ai insufflé l’orgueil qui veut diviniser l’homme, le matérialisme idéaliste, les prestiges troubles du spiritisme, le pessimisme de la pensée et la royauté jouisseuse des sens. Tu m’as échappé dans mon passé ; crains les charmes mélancoliques du présent où je m’avance. »


Je me suis levé, j’ai marché en titubant dans le wagon qui vient de traverser les déserts du Punjab et m’entraîne maintenant, par de plus fraîches plaines, vers l’exquise et multiple Bombay, ventilée de souffles marins. C’est la dernière illusion de la terrible fièvre hindoue. Et je repasse en moi-même les événements qui m’ont conduit jusqu’ici.

III

De Bénarès à, Bethléem.

À Paris et a Londres, non pas en virtuose de l’exotisme mais en explorateur de l’inconnu, je fréquentai les bouddhistes et les védantistes ; j’ai donné l’hospitalité à des Sanyasis égarés en Europe, à ces mendiants que l’Inde a divinisés et dont l’esprit et le geste sont en effet armés de prestige. À côté d’eux, avec eux, j’ai prononcé des conférences publiques ; et j’ai cru que la connaissance et la consolation pouvaient être apportées aux hommes inquiets, aux âmes scrutatrices, par les vieilles doctrines qui admettent la réincarnation, proposent la loi de Karma par laquelle chacun reçoit son destin selon ses actes et conseillent comme but le Nirvana. Mais, «ous prétexte de trouver Dieu dans l’homme, ces théosophies dissolvent la personnalité, évaporent la volonté, le caractère et le talent.

Le plus suggestif d’entre eux, un véritable génie, dont l’Amérique s’affola et qui celui-là, du moins. logique, alla jusqu’au bout des prémisses posées dans son enseignement, dans sa vie, et dans sa mort, Vivekananda, fui mon ami. Pendant plusieurs mois, pour employer une expression indienne, il resta mon « gourou », c’est-à-dire mon maître spirituel.

Le seul moyen de bien connaître une doctrine, surtout lorsqu’il s’agit de l’Orient où la tradition et l’initiation orale l’emportent sur le livre, c’est non seulement de connaître l’homme mais de vivre sa vie. L’Asiatique ne procède pas selon notre méthode ; il n’a pas des élèves mais des disciples, il croit que la science ne doit être transmise qu’à l’heure favorable, comme les secrets du cœur.

J’habitais alors la rue Gazan, dans le parc Montsouris ; le temps s’y écoulait loin de toutes les rumeurs parisiennes, dans le calme et la quasi-solitude avec, comme horizon, cette Suisse minuscule où se couchaient les plus radieux soleils. Vivekananda était venu loger chez moi. Après avoir vaqué à mes affaires, je le retrouvais n’ayant presque pas bougé, mais ayant fumé et médité beaucoup. Nous passions des soirées merveilleuses, la fenêtre ouverte sur le parc, dans la pure ivresse de la métaphysique et du mystère. Ce moine de Shiva, qui avait parcouru la terre entière, propageant son terrible évangile (l’illusion du monde extérieur et de notre personnalité, l’unique existence pour tout et tous d’une âme unique), me chantait les védas sur un rythme monotone et gracieux de plain-chant hindou ; il commentait ces effusions lyriques par des controverses de philosophie et il les illustrait d’exemples historiques tirés de son pays.

Ces nobles heures ont passé à jamais ; nous avons ensemble exalté nos âmes vers des problèmes plus poignants que des drames intimes, que des romans vécus. Je ne recommencerai plus des soirs aussi magnifiques. Vivekananda est mort. Mort aussi mon espoir en cette philosophie hindoue qui voit tout être comme une illusion et ne trouve de réalité que dans le néant. Il est allé s’éteindre là-bas au bord du Gange, où je l’ai revu[1], dans son monastère, quelques heures avant sa mort. Je lui dois plus qu’à tous pour mon retour à la vérité ; car, dans les efforts prodigieux que nous fîmes ensemble pour déchirer avec les seules forces humaines le voile de l’infini, je constatai l’insuccès de la raison et du rêve ; et une telle désespérance me gagna, une telle horreur de ces vaines et décevantes recherches, que je pus, vacciné de shivaïsme, braver dans l’Inde même les fièvres intellectuelles plus dangereuses que les fièvres du sang…

L’expérience me démontra que le panthéisme idéaliste ne peut créer une morale solide ; aussi aucune paix n’en découle pour l’âme, réduite à se réfugier ou dans l’orgueil insensé ou dans l’abrutissement. D’une part, la source des religions hindouistes est le dérèglement mystique ; de l’autre, leurs pratiques et leurs lois sont marquées de la plus insupportable tyrannie. D’où résultent le déséquilibre pour les esprits et la misère pour les sociétés. « Il faut juger l’arbre à ses fruits » a dit un grand maître. Je n’ai jamais mieux compris cette haute prudence que dans ce voyage ; il fut mieux qu’une initiation, puisqu’il détruisit une illusion funeste.

Et la doctrine première trop dédaignée, que ma mère me chuchota et qui renferme plus de sagesse en ses élans de foi simple et d’humble amour que tous les livres des plus grands sages d’ici et de là-bas, triompha, petite étoile invincible, des nuées accumulées et des orages : Vivekananda puis Bénarès devaient me ramener à Bethléem.


Fin




  1. Consulter le premier chapitre, La Cité aux nuits terribles.