Visions de l’Inde/Chapitre XV

Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 411-417).

CHAPITRE XV

Impressions suprêmes


L’amour absent. — La philosophie du suicide. — Il faut racheter l’Inde dans son cœur.

I

L’amour absent.

Tout à l’heure, pour le breakfast, à la même table que moi, s’assied un jeune homme élégant, mais de cette élégance souple, pas anguleuse, lot spécial aux races latines et qui manque à presque tous les Anglo-Saxons. Je hasarde quelques mots sur la beauté des bouquets devant nous : roses comme ce soleil seul peut en faire naître, plantes inconnues qui ouvrent, pareilles à des yeux naïfs et ardents, des corolles miraculeuses.

Il me répond en français. Aussitôt nous sommes des amis. Il a de l’instruction et du tact ; il voyage pour son plaisir, il ira au Japon et en Amérique quand il aura terminé sa tournée dans l’Inde. Et je suis un peu consolé de mes chagrins de solitude en l’entendant me raconter les siens. Lui aussi, il regrette la France, il a été déçu par l’Inde, ce magnifique pays douloureux ; lui aussi, il voudrait avoir auprès de lui un cœur qui partageât ses émotions. Et tout lui paraît inutile et fade en l’absence de cela.

— Ah ! lui dis-je, si je vous avouais l’incurable mélancolie de mes promenades, sous ce ciel de printemps éternel, dans les jardins du Taj, pourtant aussi enivrants de parfums, aussi frais d’ombrages, aussi égayés de nombreuses sources que le Paradis promis par le Prophète à ses croyants. Les Anglaises desséchées, les Anglais moroses ou pleins de morgue, sont, à leur manière, presque aussi distants de moi que ces peuplades humiliées… Ils sont préoccupés de leurs affaires, de leur famille, de leur domination, de leur personnalité d’anglais en somme…

« Mais, à un détour d’allée, tout à coup un frisson de curiosité et de sympathie me tirait de mes mélancoliques réflexions. J’avais aperçu sur un banc un couple de « half cast », de ces demi-noirs ou demi-blancs, dédaignés par les Anglais, tenus à l’écart par les autochtones.

« Ils se prenaient la taille comme les amoureux de chez nous ; l’un et l’autre avaient gardé un peu de notre sang dans leurs faces brunies, et je retrouvais en leurs attitudes je ne sais quoi de la morbidesse italienne… Cela avait suffi pour faire renaître mon cœur, pour apaiser quelques minutes la plaie de mon isolement. »

Nous sommes à causer tous deux seuls, mon nouvel ami et moi, sous la vérandah de l’hôtel, en face d’une nuit chargée d’odeurs exquises, de murmures et d’étoiles. Nous fumons, étendus dans ces larges et confortables fauteuils d’ici, profonds comme des divans, frais comme des nattes, avec de longs bras qui s’élargissent à l’extrémité et où l’on peut placer à portée de la main les boissons fraîches. Nous ne nous lassons pas de gloser sur cet amour, dont l’époque est avide et qui est absent de l’époque, — comme il manque à ces païennes contrées.

L’instant est propice pour songer à celles que nous avons aimées, à celle-là que nous aimons. Ces fantômes ont passé ou passeront ; et l’inconnue qui nous attend est, elle aussi, puisque nous l’ignorons, un fantôme.

Nos cœurs se dilatent, saignants, inassouvis, sous la magie des confidences, en face de ce mystérieux pays que nous avons visité sans avoir pu le comprendre. Autour de nous un infini, où les ténèbres de la terre ne sont un peu moins obscures qu’à cause des fleurs lumineuses du ciel. L’heure est noble. Notre sympathie nous réconforte mutuellement et nous éclaire.

Nous récapitulons les événements de notre jeunesse, nos luttes, nos désirs : malgré les fautes, et les défaillances pires que les fautes, nous avons parfois repoussé les heures agréables parce qu’elles auraient pu être viles ; nous n’avons jamais trafiqué de notre cœur ni de notre pensée. Les circonstances souvent nous punirent, il est vrai, pour n’avoir pas agi selon l’esprit du siècle… Mais peu importe, même dans le spleen, la nostalgie ou la douleur, une voix au fond de notre conscience chante un hymne pur, qui nous ranime à jamais et qui ressuscite l’espérance…

II

Il faut racheter l’Inde dans son cœur.

Mon ami est allé se coucher ; nous nous séparerons bientôt et pour longtemps. Qui sait ? pour toujours…

Car la vie n’est pas assez longue pour que les routes différentes puissent se croiser plusieurs fois. Il doit prendre, demain, un train matinal. Je reste seul, oui, seul encore… Je fais mon examen de conscience. L’Inde m’a éclairé sur moi-même. Ses erreurs m’ont fait toucher mes erreurs. Je me sens, avec cette contrée mystique, inquiète, indolente, désolée, des affinités profondes et secrètes. Comme elle, je me suis intoxiqué de métaphysique et de songe, comme elle j’ai méprisé la vie pratique ; et, devant l’action qui emporte les autres hommes, j’ai souri orgueilleusement.

Il est temps de changer et de m’éveiller de mes rêves.

Me voici un homme. Les plus longs, les plus chers projets de ma jeunesse ont été démentis jusqu’au bout. J’ai cru à ce qui n’était point, j’ai poursuivi des chimères. Mais mon désir fut noble. J’ai méprisé les réalisations qui m’auraient donné l’immédiat bonheur, en me rendant semblable au troupeau de ceux qui trafiquent et jouissent. Cette Inde, avec ses plaisirs, ses angoisses, ses abattements et son rêve infini, sa passion de l’impossible, il m’a semblé, quand je l’ai parcourue, qu’elle était la géographie de mon âme pleine aussi de temples, de gémissements, de floraisons et comme enivrée de soleil… Mais je n’ai pas suivi la pente de paresse, je lève le front, je n’ai point tendu une main mendiante, je n’ai pas trahi mon idéal, j’ai racheté l’Inde dans mon cœur…

Allons ! ma solitude est bénie quoique redoutable. En elle, je me regarde comme en un véridique miroir. Et je puise le courage en lisant mieux mes erreurs. L’homme ne change pas profondément s’il est sans cesse dans l’atmosphère bienveillante. Il s’oublie dans une vie facile qui le porte ; mais il se juge lorsqu’il ne peut compter que sur lui seul.

Cet enfant vêtu de cendre que j’ai rencontré dans la rue la plus populeuse de Calcutta et qui alternativement jouait de la flûte ou chantait une mélopée traînante, je l’ai été ; et j’ai été aussi ces vieillards, que j’ai vus le soir sur le pas de leur porte scrutant le grimo iredes sciences près d’une petite lampe suspendue à une tige de fer ; et j’ai été aussi ceux qui passaient sur la route, mâchant la fleur d’oubli parce que le monde, même magnifique, n’est encore qu’un voile grossier pesant sur la splendeur secrète de nos rêves… Mais, j’ai compris qu’ils avaient tort, tous ceux-là, et que j’avais eu tort aussi, qu’il faut regarder la vie en face, même laide, même méchante, même obscure, et qu’il faut la transfigurer par le travail et par la foi. Voilà cette tâche héroïque qui doit tenter les forts véritables ; les autres, les faibles, les délicats, abdiquent dans la résignation et la paresse, ou, violents, n’emploient leur volonté que pour sculpter leur égoïsme… La vraie route est au delà. Il faut aimer la vie, l’humble et dure vie, pour la rendre sereine et en faire un chef-d’œuvre agréable à l’Idéal, utile aux âmes, doux à voir pour les hommes.