Vingt années de Paris/Pauvres censeurs

C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 65-74).


PAUVRES CENSEURS !



Le 4 septembre 1870, vers quatre heures de l’après-midi, en rentrant chez lui, celui qui écrit ces lignes, comme dit le Maître, saisit son portier par la tête, et l’embrassa avec transport.

J’en avais embrassé bien d’autres dans le trajet de la place de la Concorde à l’Entrepôt !…

La République venait d’être proclamée ; l’Empire était à bas. J’avais l’âge admirable où, selon l’expression populaire, « on marche sur ses vingt-huit ans ». Depuis la veille, le sang m’affluait au cœur à le rompre… Enfin, c’était fait : Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Vive la République ! J’avais entendu et soutenu, d’une voix retentissante, le cri de délivrance du peuple devant le Corps législatif !

Puis, je m’étais rué à travers la foule, éperdu, les cheveux tout droits, avec une inexprimable joie, un irrésistible besoin d’embrasser. Le premier au cou duquel je sautai fut Richard Lesclide, ce qui n’est pas un petit travail, Richard ayant sept pieds de haut. Il reçut mon étreinte comme un chêne qu’il est et sera longtemps encore ; puis me rendit au niveau terrestre de l’humanité, d’où je m’élançai de nouveau pour continuer…

Enfin, je pris un fiacre ; la voiture découverte était alors une des manifestations de ma bonne humeur. C’est du haut d’un de ces chars banals que, tantôt dressé, répondant aux passants avec des gestes de bas-reliefs de Rude, et tantôt rassemblé, assis dans la majesté sereine d’un arc de triomphe, je rentrai chez moi par les boulevards.

Le flot humain inondait Paris ; l’exaltation était à son comble : il éclatait des rires, il coulait des pleurs. On voyait à chaque instant, du coin d’une enseigne, du haut d’un fronton, tomber une aigle de pierre ou de fonte, arrachée par l’indignation victorieuse, et qui allait s’écraser sur le trottoir, dans le ruisseau… La foule qui, dans ses jours de liesse, aime bien crier quelque chose, criait de temps en temps : Vive Gill ! comme elle criait vive un autre, au passage de toute figure amie. — Quelle journée !…

Une chose que je ne remarquai pas d’abord, que je vis sans en chercher la raison, c’est qu’à partir du Châtelet, les groupes arrivaient infailliblement en sens inverse de ma course, et que je remontais le courant populaire.

Où donc allaient les autres ? Je l’ai su plus tard : ils allaient à l’Hôtel de Ville.

Quant à moi, je rentrai radieux ; je dînai comme quatre ; puis je m’endormis du sommeil des hommes antiques, bercé dans le rêve des vieilles républiques guerrières ; et l’ombre de Léonidas me donna, sur l’oreiller, quelques poignées de main vraiment flatteuses.

Maintenant, pour dérouiller un des clichés narratifs de Dumas père, je dirai qu’un explorateur qui, trois mois plus tard, battant les carrefours et les rues de la rive gauche, en aurait observé les habitants, eût remarqué sans doute un homme très jeune encore, pitoyablement vêtu d’un képi, d’une capote de soldat et d’un pantalon gris à bande rouge. En poussant plus loin ses investigations, il eût pu même se convaincre que, par un système illusoire et compliqué d’épingles, le jeune homme en question, probablement célibataire, avait essayé vainement d’hermétiser sa défroque ouverte, par maints hiatus, au vent d’hiver.

Le jeune homme, c’était encore celui qui écrit ces lignes. En souvenir de la misère commune, on excusera le déshabillé de l’aveu. On était en plein siège. Plus de pain, plus de bois, plus d’argent, plus de journaux à images, plus de travail…

Il y avait bien les trente sous de la garde nationale. Tant de malheureux ont, depuis, pour les défendre, versé tant de sang vermeil, qu’on aurait peine à les passer sous silence… Mais les jeunes estomacs sont insatiables ; je souhaitais plus encore ; et comme, entre les sorties de Trochu, il y avait du temps de reste, je rêvais d’employer ce temps à quelque besogne en rapport avec mes facultés, et qu’on m’aurait pu accorder.

Pourquoi, me dira-t-on, ne vous contentiez-vous pas de ce qui suffisait à tant d’autres ? Parce que certaines comparaisons, si humble que l’on soit, font parfois naître des rancœurs ; et, depuis le 4 Septembre, j’avais d’anciens camarades préfets, sous-préfets, délégués ci, délégués là, tous, récemment, plus ou moins dorés, chamarrés : l’un, entre autres, que je ne nommerai point, désolé que je serais de l’affliger d’ailleurs, et qui portait une casquette de féerie, absolument dissimulée sous la spirale infinie des galons ; j’imagine qu’il était quelque chose comme « général des bibliothèques » !

C’étaient ceux qui, le 4 Septembre, n’avaient point négligé de se rendre à l’Hôtel de Ville. Je ne parlerai pas non plus des inspecteurs de musées « de province » qui, bloqués dans Paris, continuèrent à émarger autre chose que trente sous, je vous jure ! Je constate mélancoliquement, sans la moindre colère…

Enfin, j’étais très misérable, et, timide comme je l’ai toujours été, sans qu’il y paraisse, tout à fait empêtré.

J’allai voir Rochefort.

C’était rue Cadet, dans la maison qu’avait auparavant habitée Timothée Trimm. Il y avait, chez le membre du gouvernement de la Défense, un certain nombre de personnes dont je ne saurais dire aujourd’hui les noms ; je me rappelle seulement son fils aux cheveux blonds, qui, dans l’embrasure d’une croisée, souriant, exerçait un petit oiseau à se tenir immobile dans le creux de sa main, couché sur le dos, faisant le mort, comme un soldat de Champigny.

J’aime Rochefort et ne cache point ma sympathie, n’en déplaise à ses ennemis. Je n’ai point à apprécier sa politique à laquelle je n’entends point grand’chose de plus qu’à une autre ; mais, habitué à juger les hommes sur la physionomie, je lui sais gré de la distinction de ses traits nerveux et tourmentés, de la lueur de bravoure qui veille au fond de ses yeux gamins et résolus.

Il me reçut cordialement, me fit manger d’un pâté composé de menus os de je ne sais quel animal ; et, en apprenant ma détresse, poussa quelques exclamations qui semblaient protester.

— Je vais vous donner une lettre pour Charles Blanc, me dit-il, il ne peut vous refuser.

Je pris la lettre. M. Charles Blanc était alors délégué au ministère des beaux-arts ; là, mieux qu’ailleurs, je pouvais être employé : j’y courus.

Le laquais de l’antichambre était gigantesque, imposant, tout à fait impérial. Il prit ma lettre, cependant, la fit passer, puis, après quelques minutes, m’introduisit.

— Monsieur, me dit M. Charles Blanc, vous avez beaucoup de talent, beaucoup d’esprit, beaucoup…

Je me sentis perdu.

— Mais ce que vous demandez est impossible.

— Ah !…

— Oui. Vous savez qu’il n’y a plus de censure.

— Je suis payé, au moins, pour savoir qu’il y en avait une.

On se rappelle les démêlés du journal la Lune avec les ciseaux de l’Empire.

— Oui, continuait toujours le délégué impassible, eh bien ! il n’y en a plus. Mais nous avons toujours les censeurs.

— Bah !

— Certainement. Ces gens-là se trouvaient sur le pavé. Qu’en faire ? Nous leur avons donné les places dont on pouvait disposer.

— Bon ! vous les avez indemnisés… Et Troppmann ?

Il me regarda, effaré.

— Oui, ce pauvre Troppmann, vous ne l’avez pas indemnisé, lui. C’est dommage !

Et je repartis dans la neige, après avoir salué profondément la valetaille.

Voilà quel était le système administratif, en 1870, pendant la guerre.