Vingt années de Paris/Actes en vers

C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 53-63).


ACTES EN VERS



Au quartier Latin, le dimanche, Talien joue « les Jeunes ».

C’est-à-dire que le directeur du petit théâtre de Cluny tente, à ses risques et périls, une aventure devant laquelle se dérobent volontiers les gaillards qui ont ce danger pour mission, et que l’État subventionne ad hoc.

Il appelle à lui les aspirants à la gloire, ce qui est généreux, ausculte attentivement leurs essais, ce qui est courageux ; et quand un manuscrit, dans le tas, lui paraît conforme au bon sens, le met en scène et le joue, ce qui est héroïque.

Il y ainsi des hommes de bonne volonté qui font le devoir des autres.

Cela mérite un encouragement, une récompense ; Talien, peut-être, l’aura, si le ministère jette les regards de son côté. D’ailleurs, ce n’est pas la question que je veux soulever en ce moment.

Je ne veux que déplorer la nuée d’élucubrations en un acte, en vers, qui, dès la première avance de Talien, a crevé tout à coup, inondant les cartons de Cluny.

Je sais qu’une hésitation est permise devant la grande Thèse humaine et pantelante, qu’on ne peut, sans quelque frisson, songer, pour la première fois, à charpenter les solives d’un drame de haute architecture ; mais aussi, l’acte en vers, dont le principe est de faire miroiter une idée grosse comme une tête d’aiguille, l’acte en vers où il est indifférent d’avoir grand’chose à dire, suffisamment entraîné qu’on est vers la quantité par l’enfilade des rimes, le petit acte en vers, creux et pailleté comme un mirliton, me paraît une arme un peu trop puérile à qui rêve de forcer le succès. Trop sûrement, ce hochet au poing, on risque de s’y reprendre à deux fois, comme dit le grand Corneille, « pour se faire connaître », et sans être un Cid ni le faire, un « jeune », de vrai tempérament, doit frapper plus fort son premier coup.

Est-ce timidité, cependant, ou paresse ? Obstinément, les « jeunes » poussent, l’un après l’autre, au début, ce vagissement rhythmique succédané des pleurs du berceau, qui n’intéresse que les mamans et les petites sœurs.

C’est la faute du Passant.

Oui, le Passant, bijou exquis, diamant taillé dans le rêve, serti dans la grâce, dont les feux allumèrent les premiers la gloire d’un ravissant poète, le Passant a donné des bluettes à toute la jeunesse éprise de littérature ; il a fait du mal, il en fait encore aux jeunes écrivains, comme on prétend que l’œuvre de Balzac fait du mal aux jeunes calicots.

Songez-donc ! avec un seul acte, entrer au cœur de la foule, enthousiasmer, régner le soir, être illustre ! Il y a de quoi tenter l’imitation, affoler tous les économes d’efforts, les pressés de jouir, tous les susurreurs de rien que le farouche rédacteur de la Rue, autrefois, a nommé : les Crotte-Menu

La première du Passant ! je me la rappelle comme si c’était hier :

On l’avait annoncée, prônée, escomptée au café de Bobino, voisin des arbres du Luxembourg, où se réunissaient les Parnassiens, où passait Rochefort, où venait de débarquer, avec Pierrot Héritier, Paul Arène au bras d’Alphonse Daudet, célèbre déjà par les Lettres de mon moulin.

L’auteur, avec son joli nom ciselé : François Coppée, avec son profil nerveux et de pur camée, avait dit des fragments aux tables, distribué à la ronde des poignées de main. On savait que deux belles filles, deux artistes de race, allaient prêter le charme de leur chair et de leur talent à l’interprétation ; tout bas, on ajoutait même… que l’une d’elles était aimée du poète, que l’autre en séchait de jalousie : un vrai roman !

Enfin, c’était notre drapeau à tous que le camarade allait dresser dans la bataille…

Comble de l’émotion ! J’en appelle à ceux de mon âge : le lustre de l’Odéon, ce soir-là, nous sembla rayonner notre aurore.

Dans la salle, il y avait le Tout-Paris de l’Empire : un bruit d’éperons, des entrecroisements de moustaches, des femmes plâtrées, étincelantes de parures, des crânes luisants surchauffés d’agio, des ventres ballonnés d’expropriation, des nez affilés par la ruse, une odeur de luxe violent et malappris, de virements, de police et d’indigestion splendide ; c’était superbe !

Il y avait aussi les maîtres venus pour encourager l’élève : Gautier, Banville, Augier, Leconte de Lisle, tous les fronts ombragés du vert laurier, tous, excepté Hugo, qui était ailleurs…

On frappa les trois coups.

Vous connaissez la pièce ; elle arriva comme une manne :

Ce rien enguirlandé de fleurs, embaumé de jeunesse, le naïf et chaste amour de Zanetto s’offrant, au clair de lune, à la Sylvia, la courtisane charnue et rêveuse après boire, un idéal de l’Empire, fut tout de suite accueilli, acclamé, adoré. La pièce déroula son collier de rimes précieuses, tendrement, perle à perle, dans une musique si imprévue et si douce, qu’il s’en répandit, par la salle enivrée, une sensation de fraîcheur pour ainsi dire virginale.

Ce fut un enchantement comme une goutte de rosée sur une bouche en fièvre.

Toutes les dames décolletées d’alors agitaient les reins dans leurs fauteuils ; les sous-préfets de passage à Paris, ce jour-là, roulaient des yeux humectés. Mathilde s’affaissait, pâmée, dans sa loge.

Quel succès ! On fit relever quatre fois le rideau.

Et nous donc ! la phalange de Bobino. Du délire !…

Après avoir touché la main du vainqueur chancelant d’émotion, courant affolé par les couloirs, embrassé, fêté à la volée, serré de bras en bras, on s’en fut par les rues endormies, chacun de son côté échafaudant son acte en vers.

Hélas ! moi comme les autres…

Il a vu le feu de la rampe sur cette même scène de l’Odéon, mon acte, un soir que j’avais grand mal à la tête.

Beaucoup de monde « dans les places », comme on dit.

J’avais fait ailleurs une besogne plus hardie ; on croyait peut-être que j’allais dire un mot de vérité. Point ! j’avais péniblement cousu de rimes une pantalonnade.

Et le cœur me battait !… Je sue encore au souvenir de ces niaiseries.

La calotte de cuivre du pompier, perdu près de moi dans la coulisse, avait, pour ma prunelle effarée, les flamboiements d’un casque d’Athénée.

Je me rappelais un mot de Félix Pyat : « Quand la toile s’est levée pour la première du Chiffonnier, j’ai eu la sensation d’un homme à qui ou enlève sa chemise. » Et j’attendais…

— Place au Théâtre !

Ce cri poussé, le rideau se leva, roulant sur sa tringle :

— V’lan ! ça y est, fit Duquesnel en me frappant sur l’épaule. Je le regardai ; Duquesnel n’est pas une bête : il avait dans le regard cette étincelle de malice qu’allume aux yeux expérimentés la contemplation d’un jobard.

V’lan ! ça y était : les acteurs parlaient ; Porel traînait à son cou une corde où mon orgueil d’auteur est resté pendu.

Est-ce à dire que l’acte en vers, m’ayant été dur, sera condamné ? Non, certes, et tant d’autres en ont tiré, sauront en tirer meilleur parti que je ne l’ai su faire moi-même, parbleu ! Seulement, j’ai peine à voir se présenter tous les jeunes cerveaux marqués pareillement, comme les têtes de moutons aux barrières.

Je tenais à dire que le Passant ne se recommence pas, qu’il a eu la chance d’une fortune sans seconde, même pour son bénéficiaire.

Tenez : Coppée, l’autre semaine, donnait encore un acte en vers à l’Odéon : le Trésor.

Eh bien ! — il me pardonnera, parce qu’il sait que je lui garde une admiration bien affectueuse, — mais, pendant qu’on jouait sa pièce, il m’est apparu, bien que nous n’ayons encore, ni l’un ni l’autre, que je sache, doublé le cap de la quarantaine, il m’est apparu, dis-je, dans la brume de l’imagination, pâle, un peu cassé, pareil à un vieux petit employé, l’employé à l’acte en vers.

Effaçons cela. Coppée a bien d’autres « trésors » dont il n’est pas avare ; son œuvre est considérable ; il n’est plus à juger.

Je parle aux débutants, sans en avoir le droit peut-être ; ils feront de mon conseil ce qu’ils voudront. Mais j’imagine qu’à cette heure, le moule de l’acte en vers est un peu usé, fragile, qu’il faut aujourd’hui, pour se faire place dans la cohue des esprits, un cri plus haut, plus humain. La guerre et la Commune ont bouleversé le chemin des Passants.

À Saint-Cloud, les mirlitons !

L’acte de fantaisie en vers gracieux est un badinage d’antan.