Vingt années de Paris/Lettre de Populot à son cousin Bibi

C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 227-232).


LETTRE DE POPULOT
À SON COUSIN BIBI.



Pendant que ces muffes-là digèrent ou tripotent des machines de Bourse en disant qu’il n’y a pas de question sociale, pour n’avoir pas à s’en occuper, je te vas l’expliquer en deux temps, moi, la question sociale, mon vieux Bibi.

Tu vas voir qu’y a pas besoin de grands mots ni de grandes phrases, ni de se f… des torticolis, ni d’avaler tant de verres d’eau sucrée pour dire une bonne fois ce qui tombe sous le bon sens du premier venu.

Quand t’es venu au monde, est-ce que t’as demandé à faire partie de la société ? Non, pas vrai ? Une fois sevré, t’avais devant toi tes quatre pattes pour en faire ce que tu pourrais. Si t’avais été d’âge à choisir, t’aurais peut-être préféré la vie sauvage, les bois, les fleuves, le grand vent, la chasse, la pêche, et un coin de terre à toi, car la terre a de quoi donner un coin à chacun de ses enfants.

Mais pas du tout. On t’a pigé au débuché du ventre de ta mère, inscrit, catalogué. Ton couillon de père et ta pauvre dinde de mère n’ont pas pipé.

Ça y était : t’étais de la société. C’est-à-dire que t’étais engagé, forcé d’aller te faire casser la gueule à vingt ans, sans savoir pourquoi, que tu seras forcé de payer des impôts à jet continu jusqu’au trou.

Pour t’imposer ces devoirs-là, quand t’as pas encore les yeux ouverts, qu’est-ce qu’elle te fourre en retour, la société ?

Rien du tout. Débrouille-toi et casque ! Ah ! si t’es le fils d’un proprio, chouette ! ça va bien ; t’as qu’à te laisser aller : tu peux être crétin de naissance, te croiser les pattes, biturer le Cliquot, te boucher la gueule avec des truffes et te ramollir la colonne avec les filles. C’est ton droit ; t’as le sac ; ton père te l’a laissé, qui l’avait peut-être bien hérité aussi. Y a comme ça des bandes de fainéants qui se pondent les uns les autres pendant des siècles, et qui n’ont pas autre chose à faire que de s’empiffrer du sac qu’a volé le premier de la bande.

Car il y a ça d’esbrouffant, qu’on te fait avaler comme un miel, depuis le commencement des commencements, que les morts, avant de crever, ont le droit de disposer à tort et à travers de l’argent qui devrait être uniquement aux vivants, pour faciliter leurs transactions et leurs relations ; en sorte que le capital, qui devrait être mobilisé perpétuellement, s’endort dans les mains des fainéants, des égoïstes, des ventrus. Comme si l’homme, après sa crevaison, avait droit à autre chose que de pourrir avec tous les autres atomes abolis de l’humanité. Comme si tout le monde, en ce monde, ne devait pas travailler pour soi, puis, en quittant le jeu, rendre tout à la masse, pour aider le jeu des nouveaux !

Comme si l’on avait droit, parce qu’on s’est enrichi dans sa vie, de modifier, quand on n’est plus rien sur terre, la destinée des vivants : sous prétexte qu’on a un faible pour ceux qui vous sortent de la cuisse, — ce qui n’est jamais bien sûr. Qu’on jouisse en sa vie de ce qu’on a su acquérir, rien de plus juste ; mais encore après sa mort, c’est monstrueux.

C’est pourtant comme cela ; et il se passera des siècles encore, sans qu’on ose toucher à l’hérédité qu’est le plus noir des crimes de lèse-humanité.

Oui ! voyons : deux enfants qui naissent, l’un au premier, l’autre au grenier, ont-ils même droit devant la nature et la vie ?

Autre chose que la somme et la qualité de leurs facultés et de leurs vertus doit-il les distinguer dans la suite ?

Le fils du galérien vient au monde aussi fier que le fils de l’empereur ; peut-être, est-il mieux doué pour l’utilité publique.

Il n’aura cependant que la honte, la misère, l’éternelle suspicion ; s’il est orphelin, la prison qui avilit, jusqu’à la majorité !

Puis une balle de fusil dans quelque champ de bataille ou le cabanon des maudits.

L’autre, cependant, nagera dans le bien-être, se vautrera dans les jouissances de toute sorte et se croira d’essence supérieure parce qu’il aura reçu le jour et l’héritage d’un cochon gras.

Crève, enfant du pauvre ; tu avais peut-être l’âme de Jésus, le génie de Hugo. Tant pis ! Crève !

POPULOT.