Vingt années de Paris/Le Chauffeur

C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 147-154).


LE CHAUFFEUR


Cet homme à peau de bête, coiffé comme un pendu, que la pluie glace, que la vapeur brûle, debout sur la locomotive, dévorant les routes, coupant le vent, avalant la neige, mécanicien, chauffeur, c’est le peuple !
J. Vallès.



Cet homme à peau de bête, coiffé comme un pendu, debout sur la locomotive, ce chauffeur qui, d’un bout du monde à l’autre, mène, à son sort divers, l’humanité, cet humble ouvrier de vertige et de précision, il a, aujourd’hui, charge d’âme et de chair souveraines : il conduit un prince, un cousin d’empereur, au plaisir.

Il conduit un prince du sang, oui, du sang ! Touchera-t-il, pour ce surcroît d’honneur, un surcroît de salaire ? Aucun.

C’est quatre-vingt-dix francs qu’il gagne par mois, quatre-vingt-dix, et tout à l’heure, en prenant place devant la fournaise, il a calculé que ce voyage de douze heures lui assure trois francs d’existence.

Trois francs ! pour tout son monde : pour lui, pour les petits, pour le père usé au travail, pour la femme qui, peut-être, l’oublie et le trompe, dans les longues nuits d’absence, au logis, à l’abri du froid, du vent qu’il coupe, de la neige qu’il avale, lui, debout au rang du devoir. — Il faut gagner trois francs pour ta famille, chauffeur !

Le chauffeur, grave, est monté à son poste, sur le monstrueux cheval de fer qui dévore la braise et la flamme. Il allume sa pipe, le chauffeur, et sourit… Que voulez-vous ? la vie est faite ainsi pour lui ; à d’autres la joie, aux princes ! L’effrayant coursier mugit, siffle, beugle, crache et s’ébranle : All right !

All right ! En avant ! L’espace dévoré, les champs, les bois envolés, les arbres penchés et rapides qui s’enfuient, les fleuves, les rivières, la course des flots dépassée, la fumée en tourbillonnant délire, et là-bas, derrière, le pays qui s’en va, qui décroît, s’évanouit… All right ! En avant !

En avant ! sous les tunnels, roule et gronde, ouragan de bronze et de feu ; hurle sur les rails, encombre de brume étouffante, au passage, la voûte aux parois humides ; hue ! par la route rayée d’acier, longée de fils de télégraphe qui montent et descendent, comme une portée de musique notée d’oiseaux. Hurrah ! nous n’avons pas le temps de saluer les clochers ; hurrah ! plus vite ! et déroule, plus épaisse et plus folle encore, ta tresse échevelée de vapeur noire : le prince est pressé.

Il est pressé, ce prince. Il ne va pas à la bataille, certes, mais bien plutôt pour voir sa belle ; on est, chez lui, moins diable à quatre que vert-galant. Et, malgré l’impatience, étendu nonchalamment sur le velours du wagon d’honneur, on offre à sa suite quelques dragées prolifiques, aimable prince ! — et puis, on bâille.

On bâille, entends-tu, chauffeur ? Un prince bâille. Allons ! plus vite encore, active et déchaîne, et lance, plus ardente encore, la retentissante chimère qui bouillonne et rugit sous ta main calleuse, et, malgré la pluie qui te glace, la vapeur qui te brûle, en avant !… Le chemin va… va ! va !…

Oh ! horreur !…

Horreur ! que voit-on, là, en avant, sur la ligne ? Une masse arrêtée, énorme !… un tombereau chargé de pierres de taille. Le charretier épouvanté dételle ses chevaux : il abandonne le fardier. — Horrible ! Que faire ? Le train se précipite à toute vapeur : c’est la mort !

C’est la mort ? Pour le mécanicien, pour le chauffeur, peut-être ; mais, avec de l’audace, pour le prince, — non ! — Qu’en dis-tu ?… Le mécanicien hausse les épaules. Allons ! encore, encore ! Lâchons tout !… Ô démence ! Épouvantable intrépidité ! Dévouement sublime !

Sublime ! On entend un effroyable fracas de heurt et d’écrasement ; le sol craque, le train sursaute, se cabre ; la locomotive est effondrée, éventrée ; la cheminée s’abat ; de toutes parts, des quartiers de roc, lancés de la charrette broyée, volent en éclats, en poussière ; les deux ouvriers gisent sur le chemin, le mécanicien tué, le chauffeur, les jambes fracassées ; mais le train franchit l’obstacle, passe… Le prince est sauf !

Ah ! prince, vous êtes sauf. Quel bonheur ! Quelle joie pour votre auguste famille ! quelle perte c’eût été pour elle et pour nous ! Voilà une heureuse échappée, un vrai miracle, un chauffeur providentiel, — infirme désormais, pauvre diable ; mais on lui doit une belle chandelle. Il l’aura sans doute… Cependant, le prince est sombre.

Il est sombre, ce bon prince ; pour la première fois, ses intestins se resserrent. Il songe à ce qui aurait pu arriver… Quelle imprudence ! et qui l’a commise ?… Oh ! ce chauffeur, ce gueux ! Qu’on ne le laisse pas s’échapper ! — Ne craignez rien, Altesse, il n’a plus de jambes ! — Ah ! très bien. Qu’on le juge ! On le juge. — Qu’on le condamne ! On le condamne.

Te voilà condamné, chauffeur ! Tu n’as plus tes quatre-vingt-dix francs, plus de famille ; tes petits sont bien abandonnés ; ton père en cheveux blancs, il peut crever, à cette heure, comme un vieux cheval de charrue. Et ta femme ; c’est maintenant qu’elle t’oublie, pendant les longs jours et les longues nuits qu’il te faut râler en prison… Qu’importe ? Réjouis-toi : ton prince est vivant, bien vivant, pour ta patrie et sa belle, et pour longtemps !

Il y a longtemps de cette histoire, chauffeur. Sans doute, estropié, misérable, désespéré, tu t’es couché dans la tombe depuis bien des années. Écoute, je le dis pour consoler ta cendre : il est plus gras que jamais, le prince ; il a perdu le goût des voyages ; il rêve une situation assise, un trône, par exemple, d’où son cœur généreux, comme il a fait pour toi, se pencherait sur des millions de travailleurs, tes pareils, sur l’innombrable troupeau de tes frères, sur le peuple de France. Allons, dors en paix, chauffeur !