Vingt années de Paris/Clément Thomas

C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 101-112).


CLÉMENT THOMAS



Le 18 mars — inutile d’ajouter le millésime, on le connaît, — le 18 mars, au matin, comme j’étais encore couché (j’habitais alors du côté de l’Entrepôt, boulevard Saint-Germain), j’entendis ma porte s’ouvrir, ce qui n’avait rien que de naturel, ma clef restant toujours à la disposition des amateurs ; et je vis entrer Agricol.

— Encore à la paille ! s’écria-t-il ; tu ne sais donc pas qu’il y a une révolution ?

— Bon ! depuis quand ?

— Depuis tout à l’heure, à Montmartre ; il faut voir ça !

— Voyons.

Et sautant à bas du lit, je précipitai ma toilette, interrogeant, par secousses, mon camarade occupé à fumer des cigarettes et à taquiner un poids de quarante qui me suit depuis l’adolescence…

Un peu rude, mon camarade : moitié ouvrier, moitié artiste, hardiment bâti, têtu, Breton d’origine, faubourien d’habitudes, nous l’appelions Agricol à cause de sa ressemblance avec un personnage de roman d’Eugène Sue. Autre part, peut-être, je dirai son véritable nom.

L’exercice violent lui est indispensable ; et jamais la gravure en taille-douce à laquelle il était destiné, qu’il exerça par intervalles, non sans talent, n’a pu apaiser le tourment de ses muscles. Avec cela, une sorte de curiosité invincible des métiers populaires. Je l’ai connu, tour à tour, peintre, cordonnier, forgeron, déménageur. Comme déménageur, il aimait monter un piano, sur ses épaules, au cinquième étage, et, là, le placer, l’ouvrir et en jouer, au grand ébahissement du ou de la locataire.

Un « drôle de corps », comme vous voyez.

Il est, lui-même le dit, rustique, et, j’ajoute, mal commode à malmener. Fier d’ailleurs, enclin à l’héroïsme et aux grands mouvements du cœur. Voici un fait :

Engagé des premiers, au moment de la guerre, dans les francs-tireurs de Mocquart, il partit battre la plaine avec sa compagnie, puis tomba malade : il avait rencontré la petite vérole noire qui courut le guilledou en ce temps. Sa face énergique était belle, de ligne régulière et pure ; elle est, depuis lors, couturée, labourée. Tant bien que mal, s’accrochant aux arbres, rampant le long des buissons, se reposant au bord des fossés, il revint seul, se traîna jusque dans Paris, frappa à la porte d’une ambulance, y fut recueilli.

Là, dans le crépuscule des salles d’agonie et le frisson somnolent de la fièvre, un fragment de journal tomba entre ses mains ; il y put lire qu’on promettait des pensions aux veuves de soldats victimes du siège. Il avait une maîtresse, une pauvre fille débile, rachitique, à ce point que, nommant l’homme Agricol, nous appelions sa femme la Mayeux, une chétive créature qui s’était abandonnée éperdument à ce grand garçon. Il la fit venir, l’épousa, comptant mourir et lui laisser du pain…

Pour « peuple » que soit mon homme, on voit qu’il s’en peut rencontrer de plus vulgaires.

Revenons au 18 mars.

Assurément, je ne vais pas refaire l’historique ressassé du premier jour de la Commune ; il y en aurait bon besoin cependant, l’impartialité m’ayant paru étrangère à tous les récits que j’en ai lus. Seul, Édouard Lockroy s’est trouvé d’accord avec mon impression. Il raconte une sorte de fête, une procession populaire en armes, un défilé, des mouvements de bataillons très calmes, très joyeux en plein soleil rayonnant qu’il faisait ce jour-là, une grimpée serpentante de baïonnettes sur la butte, une prise de possession illusoire du sol familier, du grand air et de la liberté.

Je voudrais dire, au surplus, ce qu’il m’a semblé démêler d’enfantillage en cette affaire.

On avait le printemps tout neuf, cinq mois d’épouvantable misère à oublier, à savourer un facile triomphe que, le matin, M. Thiers, sachant bien ce qu’il faisait, avait ménagé aux pauvres diables jaloux de leur armement. (On connaît l’équipée des canons réquisitionnés, sans chevaux pour les emmener.)

Les gens de Montmartre y mettaient de l’ostentation, de la pavane ; on jouait au soldat. Le peuple, enfant ignorant et malheureux, toujours en défiance et qu’on pourrait mener par une franche persuasion, s’irrite et se désespère aux malices d’une diplomatie dont il se sent dupe ; il résiste ; la répression motivée par sa résistance, pif ! paf !… on le réprime.

Le châtiment formidable et solennel exagère la physionomie des réprouvés, et d’ombres dans la vie fait des statues dans la mort. Je parle des meneurs comme des menés, du troupeau comme des chefs : ignorance et misère d’une part, extravagance outrecuidante et puérile de l’autre.

J’ai connu grand nombre des niais d’alors que, depuis, la légende a faits terrifiants. Un jour ou l’autre, je les passerai en revue ; il faudra rabattre de leur hyperbolique importance.

En résumé, si j’avais à synthétiser le tableau du désastre, je n’aurais qu’à me rappeler un cadavre entre autres qu’il m’a fallu enjamber plus tard, à la fin de mai. C’était un homme fusillé, les pieds au mur, la tête au bord du trottoir, le bras rejeté étendant ses doigts raidis vers une croûte roulée au ruisseau.

En dépit de ses fautes, le peuple de la Commune gardera cet aspect pour la pitié humaine :

Un malheureux, révolté, mort en croyant défendre son morceau de pain.

Il ne s’agit d’ailleurs, en ce moment, que d’une rencontre et d’une observation que je fis le 18 mars, en compagnie d’Agricol, et les voici :

Après avoir traversé Paris, déjeuné dans un cabaret de la place Blanche, exploré le quartier des Buttes, serré quelques échantillons de mains calleuses, nous repassions, pour la dixième fois peut-être, devant la maison de la Boule-Noire, quand un groupe de trois personnes attira notre attention.

Il pouvait être environ trois heures et demie ou quatre heures du soir. Près du troisième arbre, au bord du trottoir, sur le terre-plein qui règne au milieu de la chaussée, je les vois encore ; ils étaient debout : un sergent de fédérés, petit, physionomie chafouine ; un homme quelconque de sa compagnie, au port d’armes, et de profil ; enfin, répondant au sergent et lui faisant face, un grand vieillard à barbe blanche, en pardessus gris, chapeau haut de forme, une canne à la main, droit, sec et propre. Silhouette étrange, inusitée, ce jour-là, dans ces parages, où ne se voyaient guère que guenilles et uniformes. C’est ce qui nous fit approcher, nous arrêter près du triangle formé par les trois hommes.

Le vieux, en ce moment, parla ; je me rappelle exactement ses paroles :

— Non, mes enfants, disait-il, non ; vous savez bien que je ne peux plus rien être.

Un passant qui vint s’ajouter à nous murmura :

— Tiens ! c’est Clément Thomas.

Celui qui avait mené la garde nationale à Buzenval était-il sollicité de reprendre son commandement ? Je ne sais.

Il y eut un instant de silence pesant ; puis l’ex-général recula, fit un pas en arrière pour se retirer, mais gauchement, maladroitement, comme incertain de son libre arbitre. Ceci est le point décisif à remarquer ; j’y insiste : il ne sut point repartir.

Je connais médiocrement l’histoire de Clément Thomas et n’ai pas pris le temps de l’étudier ; mais ce geste a suffi pour me convaincre que la netteté, la franchise d’allures n’étaient point du ressort de ses vertus. En une seconde, son trouble, sa tournure embarrassée, sa retraite oblique avaient allumé la défiance du groupe qui s’était formé autour de nous, groupe qui devenait foule.

Une voix cria : il faut l’arrêter ! La retraite lui fut barrée ; on l’entoura.

Resté en place, interdit, je le vis disparaître, entraîné dans une masse armée et tumultueuse.

Alors mon compagnon me dit :

— Suivons-les : on va le fusiller.

Certes, si j’avais entrevu la probabilité d’un tel dénouement, j’aurais, selon le conseil d’Agricol, accompagné la foule ; évidemment nous eussions fait, pour sauver l’homme, tout ce que pouvaient deux grands garçons résolus, de stature et d’accent populaires.

Mais cela était si loin de mes prévisions, de l’impression « bonhomme » du commencement de la journée, que, haussant les épaules, fatigué de promenade, je pris mon compagnon par le bras, et le ramenai dans Paris.

Ce n’est que vers huit heures du soir que la rumeur nous apprit la double exécution de Lecomte et de Clément Thomas.

— Tu vois ! me dit Agricol ; eh bien, maintenant la Commune est f…ue !

Dès ce soir de son premier jour, en effet, la Commune prit tournure d’épouvante et perdit les neuf dixièmes de ses adhérents ou de ses tolérants. Si ce meurtre n’avait pas été commis, les événements, peut-être, eussent eu un autre cours. Clément Thomas, qui avait alors la soixantaine, serait mort depuis ou ne vaudrait guère mieux ; trente mille hommes de France, vigoureux et jeunes, qui sont enfouis sous la terre, y seraient encore debout, vivant pour le travail et pour la République.