Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 44

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 131-134).



LETTRE XLIV.

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Ami, ami, cette lettre est mon testament de mort : c’est à genoux que je l’écris. Vous ne m’aimez plus, vous avez raison. Voilà ce qui vient de m’arriver.

Alfred est le plus généreux des hommes ; mais c’est un homme ; et moi… je ne suis qu’une faible femme que la passion égare. Lorsqu’il est entré, je me croyais au-dessus de tout ; mais quand j’ai vu la pâleur qui couvrait son front, mon sang a commencé à se glacer, et quand il m’a dit qu’il venait de vous voir descendre de voiture avec cette femme (car il me l’a dit), tous deux riants et parés comme en un jour de fête (car il me l’a dit) ; quand j’ai compris que le bruit de votre mariage s’était répandu partout, et que l’espérance était perdue pour moi, je n’ai plus rien vu, rien entendu ; je suis restée là, immobile, éperdue, et seule, seule avec un jeune homme, au milieu de la nuit ! Ah ! n’était-ce pas déjà une faute impardonnable ?

J’ai été longtemps dans cet état ; je ne pensais pas, je ne souffrais pas, je me croyais seulement abandonnée de l’univers, et comme si je n’existais plus. Mais tout à coup, ô Dieu !… j’ai senti mes mains, mes bras pressés entre les mains tremblantes d’un homme assis près de moi, et qui les couvrait d’ardents baisers. Égarée, en délire et tout entière à vous et à mon malheur, quelle autre idée que la vôtre pouvait se présenter à ma pensée ? Il me semblait, je m’en souviens comme d’une sorte de vision, il me semblait que vous reveniez à moi repentant et désolé ; une seule lumière brûlait encore, mais faiblement ; je vous voyais ; je croyais distinguer chacun de vos traits, et, hors de moi, transportée de joie, d’amour, j’ouvris les bras,… oh ciel ! j’ouvris les bras et je crus me précipiter dans les vôtres en vous accablant des noms les plus tendres ; mais je me sentis repoussée violemment, et j’entendis Alfred s’écrier, car c’était lui : « Non, non, restez pure comme votre âme, mais sachez-moi gré de ce sacrifice ; il est au-dessus des forces humaines. » Il disparut à l’instant… Et moi… moi…, que vous dirai-je ? Au son de cette voix qui n’était pas la vôtre, à ces horribles paroles que des milliers de siècles n’effaceraient pas de mon souvenir, je me suis crue frappée de la foudre ; j’ai jeté des cris douloureux ; des flots de larmes ont jailli de mes yeux ; je courais çà et là comme une insensée, dans une crise de désespoir dont je vous épargne le fatal récit. M’être mise moi-même dans cette affreuse situation !… Avoir pu faire penser !… supposer ! moi… moi… et vous avoir perdu à jamais !… ah ! c’en était trop ! mon sort était décidé. Dès que la nature épuisée m’a laissé quelque calme, j’ai pris la résolution de mourir, et je vais l’exécuter. J’en ai trouvé à l’instant les moyens : le fatal breuvage est là, devant mes yeux, sur cette table où je vous écris. J’ai réservé cette lettre pour la dernière action de ma vie ; j’ai voulu vous répéter encore avant d’expirer que, malgré votre trahison, tant que mon cœur battra vous l’occuperez tout entier, et que sa dernière pulsation sera pour vous.

Adieu. Quand vous lirez ces caractères vos n’aurez plus d’amie.

Une lettre !… une lettre de vous ! Dieu du ciel !…

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