Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 34

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 108-114).



LETTRE XXXIV.

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Dieu du ciel ! qui aurait pu le croire ? Je ne vous ai point vu, et le calme est rentré dans mon sein. Ah ! qu’une âme généreuse est un beau présent de la Divinité ! Que ce jeune homme mérite d’être heureux ! Avec quel noble dévouement il a renoncé aux plus chers désirs de son cœur pour porter dans le mien le baume consolateur de l’espérance ! Quoi ! je retrouverais l’honneur que je croyais perdu ! Quoi ! vous m’aimeriez encore ! Oui, si j’en crois votre rival même, cet ange descendu du ciel, dont l’éloquence persuasive a ranimé mes esprits égarés, et m’a forcée à douter au moins de mon malheur ! Mais ce n’est pas assez pour lui : rien arrête-t-il une belle âme qui conçoit l’idée d’une belle action ? Il ne veut confier qu’à lui le soin de hâter mon bonheur. Il est malheureux ; il connaît le prix d’une minute de moins de souffrance ; il vient de partir ; il va chez madame de B…, chez ses amis, chez les vôtres. À tel prix que ce soit, il saura tout. Il ne me cachera rien, je l’ai exigé, il me l’a promis, et dans une heure au plus il viendra m’apporter ou la vie ou la mort.

Que vous apprendrai-je encore ? tout, ah ! oui, tout : vous allez tout savoir. Ce jeune homme m’aime ; et quoiqu’il ne soit pas dans mon cœur une seule fibre que l’amour puisse émouvoir pour un autre que vous, vous ne devez rien ignorer de ce qu’il a pu me dire : mais je ne sais pas moi-même ce que j’éprouve ; je suis ivre de joie, d’espoir, de crainte : il faut que je me lève, que je marche, que je respire, que je m’accoutume à l’idée de mon bonheur ; que je puisse parler d’autre chose. Ah ! mon ami ! hier si aimée, si heureuse ! aujourd’hui dans un état si violent ; obligée d’avoir recours à un étranger, à un homme épris de moi, pour m’assurer de votre amour !… Par quelle suite d’affreux enchantements me trouvé-je dans cette situation que je comprends à peine.

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Il est donc entré comme je vous écrivais encore ; il était à mes genoux avant que j’eusse eu même la pensée de l’en empêcher. Je me rappelai tout à coup sa lettre du matin (qui le croirait ? je l’avais oubliée). Aussi troublée que lui, je le forçai de se lever et de s’asseoir, et je voulus commencer ma pénible confidence. Je me souviens que j’hésitais, que je balbutiais, que je ne savais de quels termes me servir ; mais je n’eus pas besoin de m’expliquer longtemps, il me comprit dès les premiers mots. Je le vis pâlir ; il se leva, et, cachant sa figure avec ses mains, il sortit précipitamment, me laissant dans une confusion qui devint bientôt un véritable désespoir. Abandonnée par celui en qui j’avais mis toutes mes espérances, par le seul être à qui je pusse parler de vous, mon premier mouvement fut de le suivre et de le forcer à m’écouter. C’en était trop, je le sens à présent ; mais il est si difficile de garder de justes mesures dans ces vives émotions de l’âme ! Je le rejoignis à temps, et le retenant avec cette force que donne la douleur, je le conjurai de revenir sur ses pas. Il s’arrêta, mais il restait immobile : plus je parlais, moins il paraissait m’entendre. Enfin, quoi que je pusse dire, il s’éloigna, ou plutôt il se mit à fuir de nouveau ; et moi… moi… Que ce que l’amour nous fait faire nous avilirait souvent, si la source n’en était pas si sacrée ! moi, naguère si fière, si respectée, si obéie, je ne sus que m’écrier, en étendant vers lui mes mains suppliantes : « Alfred ! Alfred ! je suis malheureuse ! soyez au moins mon ami, mon généreux défenseur ! »

Ô charme du sentiment ! ô pouvoir d’une douce et affectueuse parole ! À peine il m’eut entendue, il revint sur ses pas ; il me considéra un instant ; et se mettant à mes genoux, il me dit d’une voix altérée qui retentit encore à mon oreille : « Ordonnez ; je vous avais consacré mon âme, ma vie ; qu’est-ce auprès de cela que tout le reste ? » En achevant ces mots, il parut prêt à s’évanouir. Accablée moi-même sous le poids de ma confusion, j’eus à peine la force de lui tendre la main : il la saisit et voulut la porter à sa bouche ; une larme tomba dessus, elle était brûlante ; je la retirai sans dire une seule parole ; je n’avais plus d’expressions, et je me sentais mal avec moi-même. Je me hâtai de rentrer dans mon cabinet, où il me suivit, et ce ne fut qu’après un long silence que je pus reprendre mon triste récit.

Il m’écouta avec attention. Chaque mot que je disais ranimant en moi le sentiment de mon malheur, je retrouvai bientôt ma force et mon courage, et je lui dévoilai la vérité tout entière. Mes craintes, mes douleurs, mon imprudente démarche, je lui appris tout ; mais rien ne paraissait l’émouvoir : seulement, lorsque je parlais de cette femme, des preuves que je croyais avoir de votre perfidie, il souriait mélancoliquement, et une douce pitié se répandait sur tous ses traits. Qu’elle me faisait de bien, grand Dieu ! comme je désirais ardemment qu’il me trouvât ridicule et insensée ! Avec quelle avidité je cherchais à lire ce sentiment dans ses regards ! Il les détournait d’abord, comme s’il eût craint de se laisser deviner ; mais s’élevant tout à coup au-dessus de lui-même, et prenant la parole avec ce ton de vérité simple et irrésistible qui fait évanouir comme un songe toutes les vaines chimères, il me prouva, je sais à peine comment, que mon imagination ardente avait tout supposé ; que vous ne pouviez m’abandonner pour madame de B… Il sut me rassurer même sur les suites de ma fatale démarche chez vous, et il ajouta (ce sont ses propres expressions, mon ami), que, s’il était possible que mon honneur en reçut quelque atteinte, vous répareriez bientôt, quoi qu’il pût en arriver, une faute que l’amour seul m’avait fait commettre.

Ah ! qu’il est beau le rôle de consolateur ! comme il sied bien à l’homme ! comme il l’élève ! comme il le rapproche de l’idée que nous nous faisons de la Divinité ! Alfred me parut en ce moment un être plus qu’humain. À mesure qu’il parlait, mes yeux semblaient s’ouvrir, les événements se déroulaient naturellement devant moi, et l’espérance descendait dans mon sein comme un ruisseau bienfaisant et tranquille, et détendait toutes les cordes de mon âme. Cependant le bonheur que je commençais à retrouver augmentait encore en moi le besoin d’éclaircir tant d’étranges mystères. Alfred seul le pouvait ; je le sentais, mais je n’osais le dire. Il comprit mon silence. Il partit, je vous l’ai dit, je l’attends ; voilà tout.

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