Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 33

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 104-107).



LETTRE XXXIII.

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C’en est fait ! tout est perdu cette fois ; amour, honneur, tout… Le coup a été affreux ; mais il est un bienfait du ciel : il m’a rendue à moi-même, j’ai retrouvé tout mon courage.

C’était Alfred ; je vous l’ai dit. J’ai refusé de le voir : il insistait ; j’ai refusé de nouveau : mais étonnée, je cherchais à deviner ce qu’il pouvait avoir à me dire, et je marchais avec agitation, lorsque passant devant une porte qui était restée ouverte, je l’ai entendu parler avec Charles. Au son de sa voix, à quelques mots qu’il a prononcés, il s’est passé en moi quelque chose d’extraordinaire. Mille souvenirs confus se sont tout à coup présentés à mon esprit. Dès qu’il a été parti, je me suis hâtée de faire venir Charles et de l’interroger. Ah ! pourquoi ne l’ai-je pas fait plus tôt ? Malheureuse ! il ne manque plus rien à ma honte ! Alfred en a été témoin ; et, pour comble d’horreur, sans lui elle eût été publique. Il était venu chez moi ; le hasard l’a conduit sur ma route à l’instant où je sortais de votre maison ; j’étais dans un véritable délire ; il m’a aperçue, il a volé à mon secours, il a écarté avec fureur une foule oisive et curieuse qui m’entourait déjà, il a résisté même au prince de R… qui était accouru, et qui voulait que je rentrasse chez vous, et, me prenant dans ses bras, il m’a portée dans sa voiture où il a forcé Charles de monter. Il s’est placé près de moi ; il était pâle et tremblant ; il n’a pas dit une seule parole, et, voyant que je commençais à reprendre connaissance, il est parti en me remettant aux soins de Charles. Voilà ce que je viens d’apprendre, et ce que je me rappelle maintenant comme un songe épouvantable qu’un hasard retracerait subitement à ma pensée. Que vais-je devenir ? je ne sais. Mon avenir, ma vie, sont entre les mains du sort, entre les vôtres ; mais je dois, avant tout, sauver mon honneur : je dois sauver l’honneur de la femme que vous avez aimée. Si j’ai pu dire le contraire, si j’ai pu le penser, je m’abusais, la douleur m’égarait. L’amour au désespoir fait désirer la mort ; il peut la donner sans doute ; mais l’honneur !… Ah ! l’honneur est encore autre chose ! il n’est pas seulement dans l’âme, il est dans le sang ; il est né avec nous, il doit nous survivre, et la dernière pulsation de notre cœur doit nous donner encore la force de le défendre. Je viens d’écrire à ce jeune homme ; je le prie de venir à l’instant même. Je l’attends, je ne lui cacherai rien ; il saura que s’il m’a vue sortir de chez vous, et dans cet état horrible, c’est que je vous ai donné ma foi, que j’allais vous donner ma main, que vous m’avez indignement trahie ; il verra mon désespoir, il en connaîtra toutes les causes : le caractère de vérité empreint dans chacune de mes paroles les fera pénétrer jusqu’à son cœur. Peut-être prêtera-t-il un généreux secours pour achever d’éclaircir ce terrible mystère ; et si je n’y survis pas, une voix pourra au moins s’élever en ma faveur, et me justifier aux yeux du prince de R…, de madame de B…, du monde entier ! Ah ! que cette résolution porte de calme dans mon sang ! De quel poids je serai soulagée quand j’aurai tout appris à ce jeune homme !… Mais qu’il tarde à venir !… comme elles sont longues les minutes de déshonneur ! Si on n’avait pu le trouver ; s’il n’était point chez lui… Je me sens hors de moi… Qui m’eût dit hier qu’un autre que vous m’eût jamais causé des sensations si extraordinaires !… Mais j’entends quelqu’un… C’est lui !… Grand Dieu !… Un jeune homme… à cette heure ! seule !… Qu’ai-je fait ?… Vous saurez tout ; je vous écrirai jusqu’à mon dernier soupir ; vous saurez tout.

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