Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 07

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 36-43).
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LETTRE VII.

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Mon vieux Charles est enfin parti. Après l’avoir longtemps suivi des yeux par ma fenêtre, je suis rentrée dans mon cabinet solitaire. Mes pensées, d’abord riantes et remplies du bonheur que je venais de retrouver, étaient redevenues tristes et confuses ; elles se succédaient rapidement sans que je pusse me les expliquer à moi-même. J’ai pris de nouveau mes crayons, mes pinceaux ; je me croyais tranquille, je l’étais peut-être ; mais ces sortes d’émotions laissent après elles un vague, un abattement qui ressemble à la douleur. Je n’ai pu faire deux traits de suite, et je reviens à toi. Si les arts veulent un cœur ardent, il leur faut aussi un esprit libre. Et peut-on avoir l’esprit libre avec une passion dans l’âme ? La terrible chose qu’une passion, cher ami ! Nous met-elle au-dessus ou au-dessous de nous-mêmes ? c’est ce que je ne puis dire. C’est un tourbillon violent qui s’empare de nos facultés, de nos pensées, de nos sensations, et les porte toutes d’un seul côté, sur un seul point. Si nous trouvons des forces extraordinaires pour ce qui émane de ce foyer brûlant, tout ce qui y est étranger est aussi comme anéanti pour nous. Nous n’existons plus que par une partie de nous-mêmes qui absorbe toutes les autres. Avant que je te connusse, ma vie coulait comme un ruisseau toujours tranquille ; les arts, l’amitié embellissaient mes instants. Je jouissais des plaisirs de la société, du travail, de l’ivresse attachée à ses succès, des brillants avantages dont le sort a embelli mon existence : je t’ai vu, et tout a disparu ; je t’ai vu, et ton image seule est restée là, devant mes yeux. Dès lors, plus d’autres plaisirs ; mon bonheur, mon orgueil, ma vie, tout s’est confondu, anéanti dans le désir de te plaire et le besoin de t’aimer ; mais aussi quelle source inépuisable de félicité, et comme elle rend froids et insipides, tous les plaisirs que l’on goûtait sans elle !

Ah ! Dieu ! te rappelles-tu cet instant de délices où pour la première fois nos cœurs se sont entendus ? Les plus légères circonstances en sont encore présentes à ma pensée. Nous nous connaissions à peine ; mais déjà tes regards, tout l’ensemble de ta personne m’avaient fait pressentir mon bonheur. Il semble qu’il y ait entre deux êtres qui doivent s’aimer une sorte d’appel involontaire et réciproque de toutes les facultés, auquel il est impossible de se tromper. J’étais seule un matin, je venais de laisser un tableau à moitié ébauché ; j’avais pris un livre dont, depuis un quart d’heure, mes yeux parcouraient la même page sans que la préoccupation de mes esprits me permît d’y rien comprendre. Tout à coup mon oreille est frappée du bruit de tes pas (car déjà je les aurais distingués entre mille autres) ; on t’annonce !… Quel moment ! ah ! mon ami !… une légère rougeur colorait tes joues ; tes beaux cheveux blonds en désordre semblaient environner ton front d’un rayon lumineux. Mon trouble était si grand que je ne sais encore ni ce que tu me dis ni ce que je pus te répondre : mais je revins à moi par l’excès même de mon agitation, en te voyant quitter le siége que tu avais pris d’abord, et te placer si près de moi, que mes vêtements touchaient presque les tiens. La nature a mis en nous des sentiments inexplicables. Cet instant où je compris que j’étais aimée fut peut-être le plus beau de ma vie, et pourtant mon premier mouvement fut de fuir. Tu me retins par ma robe et me fis retomber doucement sur mon siége, où je me trouvai presque dans tes bras. Hors de moi, ivre de joie, de crainte, d’espoir, je crus sans doute cacher une partie de mon trouble en reprenant mon livre, que ma main rencontra par hasard ; mais tout ce que l’on fait dans ces moments d’ivresse pour retarder l’aveu de son amour, semble au contraire servir à le hâter. Aussi agité que moi, t’en souvient-il ? ô Dieu ! tu feignis de vouloir regarder ce que je feignais de lire, et sous ce vain prétexte, te rapprochant de plus en plus, et penchant ta tête contre la mienne sur le livre que je tenais encore, tu achevas de porter l’orage dans mon sein. Ah ! pourrai-je peindre ce que j’éprouvai lorsque je sentis ta main chercher ma main tremblante ; lorsque dans le désordre de mes esprits mes yeux se portèrent sur toi… lorsqu’ils rencontrèrent les tiens ?… Tous les feux de l’amour qui s’en seraient échappés à la fois m’eussent fait un effet moins rapide et moins violent. Un avenir entier de transports se déroula à l’instant devant moi. Je me levai éperdue, égarée… j’entendais les battements de mon cœur. Mais la nature ne peut suffire à des émotions si vives. Mes idées se troublèrent, je retombai sans force, et j’allais succomber sous le poids de tant de délices, si les douces larmes du bonheur n’eussent enfin coulé à grands flots de mes yeux.

Ô mon bien-aimé ! avais-tu besoin d’un autre aveu ? aussi, avec quel emportement te précipitas-tu à mes genoux ! Je crois encore sentir sur mes mains le feu des baisers dont tu les couvrais. J’entends encore ces noms d’amie, d’amante, d’épouse ; ces expressions tendres et passionnées qui s’échappaient par torrents de ta bouche. Elles pénétrèrent jusqu’à mon cœur ; elles le remplirent d’une pure ivresse ; mes esprits se ranimèrent, et déjà, à travers les nuages qui semblaient te dérober encore à ma vue, je commençais à distinguer tes traits, lorsque le bruit d’une voiture m’annonça une visite.

Non ! il n’est point de révolution de l’âme qui puisse faire mourir, puisque je survécus à ce passage subit de l’enchantement de l’amour aux froides convenances de la société. Je me crus précipitée du ciel. Je jetai un cri douloureux, et dans mon trouble, sentant que nous avions à peine quelques secondes, je m’élançai dans tes bras où tu me pressas avec tant de force, que je crus un instant avoir cessé d’exister. Ô délices ! ô transports ! ô moments qui valez une vie entière !

Je ne conçois point comment, dans ce bouleversement de toutes nos facultés, nous pûmes comprendre qu’il fallait nous séparer ; mais on ouvrait des portes, notre seule émotion nous eût trahis ; j’eus le courage de te montrer un escalier dérobé ; tu sortis précipitamment, et je crus mon bonheur évanoui ; mais semblable à ces divinités bienfaisantes qui laissent après elles un parfum délicieux, tu n’étais pas disparu tout entier, et le charme de tes douces et pures caresses s’était répandu sur tout ce qui frappait mes yeux, et m’environnait encore d’une atmosphère de joie et de félicité.

Depuis ce moment, ô mon seul bien ! tu es devenu le principe sacré de toutes mes actions, de toutes mes pensées. Quand je te vois, je n’existe plus par moi-même. Quand tu es loin de moi, je dépose sans cesse sur le papier mes regrets, mes souvenirs, les brûlantes expressions de ma tendresse, et, quoique ces lettres couvrent souvent ma table avant que j’aie pu te les envoyer, elles m’offrent une sorte de bonheur que je ne puis comparer à aucun autre, et elles sont devenues, après toi, le premier besoin de mon âme. Enfin, malgré la contrainte et la cruelle séparation que ta raison m’impose, mes jours ne seraient qu’une longue suite d’enchantements, si le trait aigu de la jalousie n’avait atteint mon cœur. Mais dois-je m’en plaindre ? pouvais-je acheter moins cher le sentiment qui remplit ma vie de tant de délices, et est-il donné à l’homme de goûter sans mélange une félicité si grande, et si fort au-dessus de ce que la faiblesse humaine peut comprendre ?

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