Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 06

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 26-35).
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LETTRE VI.

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La face de mes idées est changée subitement, je ne sais pourquoi. Je ne souffre pas moins, je raisonne davantage. Mes sensations sont les mêmes ; mes pensées sont différentes. Je croyais voir à l’instant un devoir impérieux dans la nécessité de cacher notre amour, et maintenant ce mystère ne me semble plus qu’un sacrifice inutile et dangereux. Je rougis à mes propres yeux de ces variations, sans pouvoir m’en expliquer la cause. Peut-être arrive-t-il un moment où l’âme, épuisée par des agitations trop violentes, nous ôte la force de notre jugement. Peut-être, au contraire, cesse-t-elle alors de le troubler. Quoi qu’il en soit, écoutez-moi, mon ami, écoutez-moi avec attention.

Je vous tourmente, je le sens ; je suis jalouse, ridiculement jalouse ; il ne se passe presque aucun jour sans qu’un nouvel objet ne devienne pour moi la source d’une nouvelle douleur. Mlle de L…, Mlle de C…, ont tour à tour porté le désespoir dans mon sein. Aujourd’hui, c’est madame de B… Ai-je tort, ai-je raison ? je ne le sais pas ; je ne veux pas le savoir. Vous vous justifierez sans doute cette fois comme les autres, c’est tout ce qu’il me faut. Je vous croirai, quoi que vous me disiez. Que le ciel me préserve de douter des paroles de l’homme à qui j’ai donné mon cœur ! Mais si cette suite de soupçons allait altérer votre amour, j’en mourrais ; je mourrais du chagrin seul de m’être attiré un si terrible malheur. Cependant, je ne puis me vaincre ; je ne le puis pas, en vérité. Je ne vous laisse voir même qu’une bien faible partie de mes tourments. Il y a dans ces émotions violentes je ne sais quelle sorte de pudeur qui fait craindre de les montrer toutes au grand jour. Connaissez enfin tout l’excès de ma faiblesse.

Je vous aime, mon ami, plus qu’on n’a jamais aimé ; mais il ne se passe pas une minute de ma vie sans qu’une secrète anxiété ne se mêle à l’enchantement de ma passion. Sommes-nous ensemble dans le monde, le moindre mot que la politesse vous fait dire à une autre femme élève déjà un sombre orage dans mon sein. Si ce n’est pas à moi que vous donnez la main pour passer d’une chambre à l’autre, mes regards inquiets vous suivent dans la foule ; le plus petit hasard qui vous dérobe à ma vue me fait frissonner. Êtes-vous quelque temps sans reparaître, un nuage se répand sur mes yeux ; je n’entends plus, je me soutiens à peine, et je ne reviens à moi que quand le doux son de votre voix a de nouveau frappé mon oreille. Faites-vous l’éloge de la parure de quelque femme, un mouvement involontaire me fait à l’instant jeter les yeux sur la mienne. Son extrême simplicité me consterne, et je vais penser (folle que je suis !) qu’un si misérable avantage peut me dérober une partie de votre tendresse. La liberté de ces jeux dont la société s’amuse porte dans mes esprits un désordre plus grand encore ; je prévois longtemps d’avance ce qui peut y faire naître la moindre familiarité, et, ces pensées s’emparant entièrement de moi, je conserve à peine la portion d’intelligence nécessaire pour partager ces frivoles amusements. Le seul mot de danse me glace. La valse me paraît la plus horrible profanation de l’amour. Je me l’interdis avec tout le monde, et, dix fois, l’image de l’heureuse femme que j’ai vue ainsi dans vos bras, et presque sur votre sein, m’a poursuivie pendant des nuits entières.

Sachez tout : dans ce cabinet solitaire même, dans ce coin reculé de mon appartement, asile sacré de l’amour, où nous avons trouvé le moyen de nous voir à l’insu de l’univers, ces terribles idées me poursuivent encore. Quoique, me défiant de moi-même, je m’efforce de ne pas vous y devancer, chaque pas que je fais pour m’en approcher accroît en moi la crainte de ne pas vous y trouver. Quand mes yeux commencent à distinguer la porte, mon agitation est devenue si forte que je puis à peine respirer. Si je ne vous aperçois pas, en entrant, tout mon sang se glace. Ne tardassiez-vous que d’une minute, mon esprit s’est déjà égaré dans mille folles et poignantes conjectures ; et quand vous paraissez, quoiqu’à votre vue une mer de joie inonde mon âme, quoique le premier bruit de vos pas ait fait évanouir comme un songe ces fatales chimères, mes mains tremblantes qui pressent les vôtres, les battements précipités de mon cœur, ces larmes brûlantes qui s’échappent par torrents de mes yeux, tout cela vous dit à la fois le bonheur que j’ai de vous voir et la crainte que j’ai eue de vous perdre.

Et quelle est la cause de tant de tourments ? l’excès de ma tendresse, sans doute, mais bien plus encore ce voile de contrainte et d’incertitude qui couvre notre félicité. Nous devons être unis par des liens indissolubles ; mais nous ne le sommes pas ; mille événements peuvent nous séparer. Et qui ne sait que, pour une âme tendre, la simple possibilité d’un si grand malheur suffit pour empoisonner la certitude des plus douces jouissances ? Soyons donc unis, puisque nous devons l’être ; soyez à moi aux yeux de l’univers ; habitons les mêmes lieux, portons le même nom ; que le matin, que le soir nous revoie ensemble, et, toute entière à mon bonheur, je suis bien sûre de vous environner d’un charme de tendresse qui ne permettra à aucune impression étrangère d’arriver jusqu’à vous, et qui me garantira à jamais des craintes de mon cœur, ou plutôt des égarements de mon imagination.

Voilà, mon ami, ce que je voulais vous dire, ce que je vous demande. Je sais d’avance ce que vous allez me répondre. Je sais que de grands intérêts de famille compromettent dans ce moment vos biens, vos titres, et jusqu’à votre rang dans le monde. Je sais que le vieux prince de R…, votre oncle et votre protecteur, nommé l’arbitre de ces grands différends, promet de les décider en votre faveur. Je suis loin d’oublier (car il n’est pas de jour où je ne nie le reproche) que, cédant aux instances de ma famille, j’allais recevoir sa main lorsqu’il vous a lui-même amené chez moi, que l’amour a changé à l’instant mes résolutions, et que, bravant tout, j’ai rompu avec lui sous un prétexte frivole, ce qui lui laisse encore l’espoir de me toucher. Je ne puis douter enfin qu’orgueilleux et violent, s’il pouvait soupçonner seulement que c’est vous qui m’enlevez à lui, il ne s’en vengeât en abandonnant votre cause, ce qui déciderait votre ruine. Je sais tout cela, vous le voyez, mon ami ; il m’arrive même de comprendre le sentiment qui vous fait refuser de m’associer à votre sort avant qu’il soit honorablement fixé ; mais il est des bornes qu’on ne peut franchir ; il est des lois que la faiblesse humaine ne peut s’imposer à elle-même. Le prince remet de jour en jour la décision qu’il ne cesse de vous promettre : il semble qu’un instinct secret le fasse lire dans nos âmes. Depuis six mois je suis dans cet état violent ; il commence à surpasser mes forces, et je n’ai plus qu’une pensée, celle d’être à vous ; qu’une crainte, celle de n’y être pas. Cher, trop cher ami, je t’en conjure ! trouve un moyen, quel qu’il soit, de me satisfaire. Si ce n’est point pour te préserver des dangers que je redoute, que ce soit pour me préserver de moi-même. Que t’importe, après tout, la décision qui t’arrête ! Ton nom seul n’est-il pas le plus beau titre du monde ? Ma fortune ne nous suffit-elle pas ? Si, quand il saura tout, ton oncle veut se plaindre, le public ne sera-t-il pas pour nous ? n’est-il pas toujours pour les amants ? Et quand il en serait autrement, devons-nous sacrifier notre bonheur à ces vaines considérations, au prince de R…, à madame de B… ? Mais j’y songe… quel rapprochement !… quel trait de lumière ! Ah !… mon ami !… serait-il possible ?… Oui, oui, voilà le mot de cette cruelle énigme,… de tes prévenances pour cette femme, de ta réserve apparente pour moi. Elle est l’amie intime de ton oncle ; depuis qu’elle est veuve, il est sans cesse chez elle… on parlait même de mariage… Tu auras craint qu’elle ne nous devinât, qu’elle ne lui apprît notre intelligence !… À quoi pensais-je ? Ah ! un homme, si amoureux qu’il soit, a toujours ces raisons d’intérêt devant les yeux ; une femme tendre peut-elle y penser ? Maudit argent, maudite prudence ! il faut donc toujours qu’ils soient les ennemis de l’amour ! Dieux ! comme je me sens soulagée ! comme je respire librement ! comme les cordes de mon âme se détendent ! comme je sens dans tout mon être un calme délicieux succéder à ce feu qui me dévorait ! Mon amour, mon seul bien, il est donc vrai que tu m’aimes ? que tu m’as toujours aimée ? ai-je donc pu en douter ? injuste, ingrate que j’étais !… Excuse, excuse ; sois à jamais l’arbitre de ma destinée. Je m’abandonne, je me confie à toi. Je remets entre tes mains mon bonheur, mon existence, ma vie. Je consens à cacher encore à tous les yeux le secret de notre félicité ; mais songe pourtant que le retard que tu m’imposes est un malheur pour toi-même ; que le sort se joue presque toujours des vaines prévoyances des hommes, et qu’en tout, il est dans la marche naturelle de la conduite je ne sais quoi de droit et de légitime qui entraîne les événements, et qui conduit mieux au but que les mystères toujours calculés au hasard.

Mais l’heure s’avance ; Charles peut enfin aller secrètement chez toi. J’appelais ce moment de toutes les facultés de mon âme, et maintenant il me trouble et m’agite. Sait-on jamais ce que l’on désire ? Vais-je faire porter ces lettres ? Te les enverrai-je toutes ? Dois-tu connaître l’excès de mon délire ? Pourquoi non ? Ah ! qu’il ne soit pas dit que l’amie de ton cœur aura dérobé à tes yeux une seule de ses pensées, une seule de ses erreurs. Oui, connais-moi tout entière ! lis, lis ces caractères tracés dans le désordre de mes esprits, mais dans l’ivresse de mon amour ; lis ces lettres, chère moitié de moi-même ! lis-les toutes, mais hâte-toi de me rassurer ; crains de perdre une seule minute d’un temps si nécessaire à mon bonheur. Dis-moi seulement que tu m’aimes ; mais dis-le moi tout de suite : songe qu’une âme violemment émue est accessible à toutes sortes de craintes ; que peut-être dans un instant je vais frémir à la seule idée de t’avoir montré l’excès de ma faiblesse, et que même heureuse et tranquille, quand je n’ai pas reçu les tendres assurances que tu me donnes chaque matin de ton amour, il me semble que ma journée n’est pas commencée, et que je ne vis pas encore tout à fait.

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