Vies imaginaires/Gabriel Spenser

Bibliothèque-Charpentier (p. 181-192).


GABRIEL SPENSER

ACTEUR.

Sa mère fut une fille, nommée Flum, qui tenait une petite salle basse au fond de Rotten-row, dans Picked-hatch. Un capitaine, aux doigts chargés de bijoux en cuivre, et deux galants, vêtus de pourpoints lâches, venaient la voir après souper. Elle logeait trois demoiselles, dont les noms étaient Poll, Doll et Moll, et qui ne pouvaient supporter l’odeur du tabac. Aussi montaient-elles fréquemment se mettre au lit, et des gentilshommes polis les accompagnaient, après leur avoir fait boire un verre de vin d’Espagne tiède, afin de dissiper la vapeur des pipes. Le petit Gabriel se tenait accroupi sous le manteau de la cheminée pour voir rôtir les pommes qu’on jetait dans les pots de bière. Des acteurs venaient là aussi, qui avaient les apparences les plus diverses. Ils n’osaient paraître dans les grandes tavernes où allaient les compagnies entretenues. Certains parlaient en style de fanfaronnade ; d’autres ânonnaient comme des idiots. Ils caressaient Gabriel qui apprit d’eux des vers brisés de tragédie et des plaisanteries rustiques de scène. On lui donna un morceau de drap cramoisi, à frange dédorée, avec un masque de velours et un vieux poignard de bois. Ainsi il paradait tout seul devant l’âtre, brandissant un tison en manière de torche, et sa mère Flum balançait son triple menton par l’admiration qu’elle avait de son enfant précoce.

Les acteurs l’emmenèrent au Rideau Vert, dans Shoreditch, où il trembla devant les accès de rage du petit comédien qui écumait en hurlant le rôle de Jeronymo. On y voyait aussi le vieux roi Leir, avec sa barbe blanche déchirée, qui s’agenouillait pour demander pardon à sa fille Cordellia ; un clown imitait les folies de Tarleton, et un autre enveloppé d’un drap de lit terrifiait le prince Amlet. Sir John Oldcastle faisait rire tout le monde par son gros ventre, surtout quand il prenait à la taille l’hôtesse qui lui permettait de chiffonner la pique de son bonnet et de glisser ses gros doigts dans le sac de bougran qu’elle attachait à sa ceinture. Le Fou chantait des chansons que l’Idiot ne comprenait jamais, et un clown en bonnet de coton passait à tout moment la tête par le rideau fendu, au fond de l’estrade, pour faire des grimaces. Il y avait encore un jongleur avec des singes et un homme habillé en femme qui, à l’idée de Gabriel, ressemblait à sa mère Flum. À la fin des pièces, les bedeaux à verge venaient lui mettre une robe de gros bleu et criaient qu’ils allaient le porter à Bridewell.

Quand Gabriel eut quinze ans, les acteurs du Rideau Vert remarquèrent qu’il était beau et délicat et qu’il pourrait jouer les rôles de femmes et de jeunes filles. Flum lui peignait ses cheveux noirs qui étaient rejetés en arrière ; il avait la peau très fine, les yeux grands, les sourcils hauts, et Flum lui avait percé les oreilles pour y pendre deux fausses perles doubles. Il entra donc dans la compagnie du duc de Nottingham, et on lui fit des robes de taffetas et de damas, avec des paillettes, de drap d’argent et de drap d’or, des corsages lacés et des perruques de chanvre à longues boucles. On lui apprit à se peindre dans la salle à répétitions. D’abord il rougit en montant sur l’estrade ; puis il minauda pour répondre aux galanteries. Poll, Doll et Moll, que Flum amena, tout affairée, déclarèrent avec de grands rires que c’était tout justement une femme et voulurent le délacer après la pièce. Elles le ramenèrent dans Picked-hatch, et sa mère lui fit mettre une de ses robes pour le montrer au capitaine, qui lui fit mille protestations en moquerie et feignit de lui passer au doigt un vilain anneau surdoré où était enchâssée une escarboucle de verre.

Les meilleurs camarades de Gabriel Spenser étaient William Bird, Edward Juby et les deux Jeffes. Ceux-ci entreprirent, un été, d’aller jouer dans les bourgs de la campagne avec des acteurs errants. Ils voyagèrent dans une voiture couverte d’une bâche, où ils couchaient la nuit. Sur la route de Hammersmith, un soir, ils virent sortir du fossé un homme qui leur présenta le canon d’un pistolet.

— Votre argent ! dit-il. Je suis Gamaliel Ratsey, par la grâce de Dieu voleur de grand chemin, et je n’aime pas à attendre.

À quoi les deux Jeffes répondirent, en gémissant :

— Nous n’avons point d’argent, Votre Grâce, sinon ces paillettes de cuivre et ces pièces de camelot teint, et nous sommes de pauvres acteurs errants comme Votre Seigneurie elle-même.

— Acteurs ? s’écria Gamaliel Ratsey. Voilà qui est admirable. Je ne suis pas un rafleur, ni un coquin, et je suis ami des spectacles. Si je n’avais un certain respect pour le vieux Derrick qui saurait bien me traîner sur l’échelle et me faire dodeliner de la tête, je ne quitterais pas le bord de la rivière, et les joyeuses tavernes à drapeaux, où vous autres, mes gentilshommes, vous avez coutume d’exposer tant d’esprit. Soyez donc les bienvenus. La soirée est belle. Dressez votre estrade et jouez-moi votre meilleur spectacle. Gamaliel Ratsey vous écoutera. Ce n’est pas ordinaire. Vous pourrez le raconter.

— Cela va nous coûter des feux, dirent timidement les deux Jeffes.

— Feux ? dit noblement Gamaliel — que me parlez-vous de feux ? Je suis ici le roi Gamaliel, comme Elizabeth est reine dans la Cité. Et je vous traiterai en roi. Voilà quarante shillings.

Les acteurs descendirent, tremblants.

— Plaise à Votre Majesté, dit Bird, que faudra-t-il jouer ?

Gamaliel réfléchit, et regarda Gabriel.

— Ma foi, dit-il, une belle pièce pour cette demoiselle, et bien mélancolique. Elle doit être charmante en Ophelia. Il y a des fleurs de digitale ici auprès — de vrais doigts de mort. Amlet, voilà ce que je veux. J’aime assez les humeurs de cette composition. Si je n’étais Gamaliel, je jouerais volontiers Amlet. Allez, et ne vous trompez pas dans les coups d’escrime, mes excellents Troyens, mes vaillants Corinthiens !

On alluma les lanternes. Gamaliel considéra le drame avec attention. Après la fin, il dit à Gabriel Spenser :

— Belle Ophelia, je vous dispense du compliment. Vous pouvez partir, acteurs du roi Gamaliel. Sa Majesté est satisfaite.

Puis il disparut dans l’ombre.

Comme la voiture se mettait en marche, à l’aube, on le vit de nouveau qui barrait le chemin, pistolet au poing.

— Gamaliel Ratsey, voleur de grand’route, dit-il, vient reprendre les quarante shillings du roi Gamaliel. Allons, vite. Merci pour le spectacle. Décidément, les humeurs d’Amlet me plaisent infiniment. Belle Ophelia, toute ma courtoisie.

Les deux Jeffes, qui gardaient l’argent, le rendirent par force. Gamaliel salua et partit au galop.

Sur cette aventure, la troupe rentra dans Londres. On raconta qu’un voleur avait failli enlever Ophelia en robe et en perruque. Une fille nommée Pat King, et qui venait souvent au Rideau Vert, affirma qu’elle n’en était point surprise. Elle avait la figure grasse et la taille ronde. Flum l’invita, pour lui faire connaître Gabriel. Elle le trouva mignon et l’embrassa tendrement. Puis elle revint souvent. Pat était l’amie d’un ouvrier briquetier que son métier ennuyait et qui avait l’ambition de jouer au Rideau Vert. Il se nommait Ben Jonson, et il était fort orgueilleux de son éducation, étant clerc, et ayant quelques connaissances en latin. C’était un homme grand et carré, couturé de scrofule, et dont l’œil droit était plus haut que le gauche. Il avait la voix forte et grondeuse. Ce colosse avait été soldat aux Pays-Bas. Il suivit Pat King, saisit Gabriel à la peau du cou, et le traîna aux champs de Hoxton, où le pauvre Gabriel dut lui faire face, une épée à la main. Flum lui avait secrètement glissé une lame plus longue de dix pouces. Elle passa dans le bras de Ben Jonson. Gabriel eut le poumon traversé. Il mourut sur l’herbe. Flum courut chercher les constables. On porta Ben Jonson tout jurant à Newgate. Flum espérait qu’il serait pendu. Mais il récita ses psaumes en latin, fit voir qu’il était clerc, et on le marqua seulement à la main avec un fer rouge.