Vies imaginaires/Alain le Gentil

Bibliothèque-Charpentier (p. 171-180).


ALAIN LE GENTIL

SOLDAT

Il servit le roi Charles VII dès l’âge de douze ans, comme archer, ayant été enlevé par des hommes de guerre dans le plat pays de Normandie. La manière dont il fut enlevé fut telle. Tandis qu’on allumait les granges, qu’on écorchait les jambes des laboureurs à couteaux de ceinture, et qu’on jetait les fillettes à bas sur les lits de sangles, rompus, le petit Alain s’était blotti dans une vieille pipe de vin défoncée à l’entrée du pressoir. Les hommes de guerre renversèrent la pipe et y trouvèrent un garçonnet. On l’emporta à tout sa chemise et sa cotte hardie. Le capitaine lui fit donner un petit jaquet de cuir et un ancien chaperon qui venait de la bataille de Saint-Jacques. Perrin Godin lui apprit à tirer de l’arc et à ficher proprement son carreau dans le blanc. Il passa de Bordeaux à Angoulême et du Poitou à Bourges, vit Saint-Pourçain, où se tenait le roi, franchit les marches de Lorraine, visita Toul, revint en Picardie, entra en Flandres, traversa Saint-Quentin, vira vers la Normandie, et pendant vingt-trois ans, courut la France en compagnie armée, où il connut l’Anglais Jehan Poule-Cras, qui lui fit savoir la façon de jurer par Godon, Chiquerello le Lombard, qui lui enseigna à guérir le feu Saint-Antoine, et la jeune Ydre de Laon, qui lui montra à abattre ses brayes.

Au Ponteau de Mer, son compagnon Bernard d’Anglades lui persuada de se mettre hors l’ordonnance royale, lui assurant qu’ils vivraient grandement tous deux en enseignant les dupes avec les dés pipés, qu’on nomme « gourds ». Ils le firent, sans quitter leur attirail, et ils feignaient de jouer, à l’orée des murs du cimetière, sur un tabourin volé. Un mauvais sergent de l’official, Pierre Empongnart, se fit montrer les subtilités de leur jeu et leur dit qu’ils ne tarderaient pas à être pris : mais qu’il fallait hardiment jurer qu’ils fussent clercs, afin d’échapper aux gens du roi et de réclamer la justice de l’Église, et, pour cela, tondre tout net le haut de leurs têtes et jeter promptement, en cas de besoin, leurs collets déchiquetés et leurs manches de couleur. Il les tonsura lui-même avec les ciseaux consacrés et leur fit marmotter les sept Psaumes et le verset Dominus pars. Puis, ils tirèrent chacun de leur côté, Benard avec Bietrix la clavière, et Alain avec Lorenete la chandelière.

Comme Lorenete voulait un surcot de drap vert, Alain guetta la taverne du Cheval Blanc à Lisieux, où ils avaient bu un broc de vin. Il revint la nuit dans le jardin, fit un trou au mur avec sa javeline, et entra dans la salle où il trouva sept écuelles d’étain, un chaperon rouge et une verge d’or. Jaquet le Grand, fripier de Lisieux, les changea très bien contre un surcot tel que le désirait Lorenete.

À Bayeux, Lorenete demeura dans une petite maison peinte, où on disait qu’étaient les étuves des femmes, et la maîtresse des étuves ne fit que rire quand Alain le Gentil voulut la reprendre. Elle le reconduisit à l’huis, la chandelle au poing, et une grosse pierre dans l’autre main, lui demandant s’il avait point envie qu’elle lui en frottât le museau pour lui faire faire la baboue. Alain s’enfuit, en renversant sa chandelle, tirant du doigt à la bonne femme ce qui lui parut être une verge précieuse : mais elle n’était que de cuivre surdoré, avec une grosse pierre rose contrefaite.

Puis Alain partit errant, et à Maubusson rencontra, dans l’hôtellerie du Papegaut, Karandas, son compagnon d’armes, qui mangeait des tripes avec un autre homme nommé Jehan Petit. Karandas portait encore son vouge, et Jehan Petit avait une bourse avec ses aiguillettes, pendante à la ceinture. Le mordant de la ceinture était d’argent fin. Après avoir bu, ils délibérèrent tous trois d’aller à Senlis par le bois. Ils se mirent en route sur la tarde, et quand ils furent au plein de la forêt, sans lumière, Alain le Gentil traîna la jambe. Jehan le Petit marchait devant. Et dans le noir, Alain lui donna rudement de sa javeline entre les deux épaules, cependant que Karandas lui croulait son vouge sur la tête. Il tomba ventre à terre, et Alain, l’enfourchant, lui coupa la gorge de sa dague, d’outre en outre. Puis, ils lui bourrèrent le cou de feuilles sèches, afin qu’il n’y eût pas une mare de sang sur le chemin. La lune parut à une clairière : Alain coupa le mordant de la ceinture, et dénoua les aiguillettes de la bourse, où il y avait seize lyons d’or et trente-six patars. Il garda les lyons, et jeta la bourse avec les virelants à Karandas, pour sa peine, tenant la javeline haute. Là, ils se départirent l’un de l’autre, au milieu de la clairière, Karandas jurant le sang Dieu.

Alain le Gentil n’osa toucher Senlis et revint par détours jusque vers la ville de Rouen. Comme il s’éveillait, après sa nuit, sous une haie fleurie, il se vit entouré par des gens cavaliers qui lui attachèrent les mains et le conduisirent aux prisons. Près du guichet, il se glissa derrière la croupe d’un cheval, et courut à l’église de Saint-Patrice, où il se logea contre le maître-autel. Les sergents ne purent passer le porche. Alain, étant en franchise, hanta librement la nef et les chœurs, vit de beaux calices de métal riche et des burettes bonnes à fondre. Et la nuit suivante, il eut pour compagnons Denisot et Marignon, larrons comme lui. Marignon avait une oreille coupée. Ils ne savaient que manger. Ils envièrent les petites souris rôdeuses qui nichaient entre les dalles et s’engraissaient à grignoter les bribes du pain sacré. La troisième nuit, ils durent sortir, la faim aux dents. Les gens de justice les empoignèrent, et Alain, qui se cria clerc, avait oublié d’arracher ses manches vertes.

Il demanda aussitôt à aller au retrait, décousit son jaquet, et enfonça les manches parmi l’ordure ; mais les hommes de la geôle avertirent le prévôt. Un barbier vint raser entièrement la tête d’Alain le Gentil, pour effacer sa tonsure. Les juges rirent du pauvre latin de ses psaumes. Il eut beau jurer qu’un évêque l’avait confirmé d’un soufflet, quand il avait dix ans : il ne put venir à bout des pâtres-nôtres. On le mit à la question comme un homme lai, sur le petit tréteau, puis sur le grand tréteau. Au feu des cuisines de la prison, il déclara ses crimes, les membres tout affolés par l’étirement des cordes, et la gorge rompue. Le lieutenant du prévôt prononça la sentence, sur les carreaux. Il fut lié à la charrette, traîné jusqu’aux fourches, et pendu. Son corps se hâla au soleil. Le bourreau prit son jaquet, ses manches décousues, et un beau chaperon de drap fin, fourré de vair, qu’il avait volé dans une bonne hôtellerie.