Vies imaginaires/Cyril Tourneur

Bibliothèque-Charpentier (p. 205-215).


CYRIL TOURNEUR

POÈTE TRAGIQUE.

Cyril Tourneur naquit de l’union d’un dieu inconnu avec une prostituée. On trouve la preuve de son origine divine dans l’athéisme héroïque sous lequel il succomba. Sa mère lui transmit l’instinct de la révolution et de la luxure, la peur de la mort, le frémissement de la volupté et la haine des rois ; il tint de son père l’amour de se couronner, l’orgueil de régner, et la joie de créer ; tous deux lui donnèrent le goût de la nuit, de la lumière rouge et du sang.

La date de sa naissance est ignorée ; mais il parut dans une journée noire, sous une année pestilentielle. Aucune protection céleste ne veilla sur la fille amoureuse qui fut grosse d’un dieu, car elle eut le corps taché de la peste quelques jours avant d’accoucher, et la porte de sa petite maison fut marquée de la croix rouge. Cyril Tourneur vint au monde au son de la cloche de l’enterreur des morts ; et comme son père avait disparu dans le ciel commun des dieux, une charrette verte traîna sa mère à la fosse commune des hommes. On rapporte que les ténèbres étaient si profondes que l’enterreur dut éclairer l’ouverture de la maison pestiférée avec une torche de résine ; un autre chroniqueur assure que le brouillard sur la Tamise (où trempait le pied de la maison) se raya d’écarlate, et que de la gueule de la cloche d’appel s’échappa la voix des cynocéphales ; enfin, il paraît hors de doute qu’une étoile flambante et furieuse se manifesta au-dessus du triangle du toit, faite de rayons fuligineux, tordus, mal noués, et que l’enfant nouveau-né lui montra le poing par une lucarne, tandis qu’elle secouait sur lui ses boucles informes de feu. Ainsi entra Cyril Tourneur dans la vaste concavité de la nuit cimmérienne.

Il est impossible de découvrir ce qu’il pensa ou ce qu’il fit jusqu’à l’âge de trente ans, quels furent les symptômes de sa divinité latente, comment il se persuada de sa propre royauté. Une note obscure et effrayée contient la liste de ses blasphèmes. Il déclarait que Moïse n’avait été qu’un jongleur et qu’un nommé Heriots était plus habile que lui. Que le premier commencement de la religion n’était que de maintenir les hommes dans la terreur. Que le Christ méritait plutôt la mort que Barrabas, bien que Barrabas fût voleur et assassin. Que s’il entreprenait d’écrire une nouvelle religion, il l’établirait sur une méthode plus excellente et plus admirable, et que le Nouveau-Testament était d’un style répugnant. Qu’il avait autant de droit à battre monnaie que la Reine d’Angleterre, et qu’il connaissait un certain Poole, prisonnier à Newgate, fort expert au mélange des métaux, avec l’aide duquel il prétendait un jour frapper l’or à sa propre image. Une âme pieuse a barré sur le parchemin d’autres affirmations plus terribles.

Mais ces paroles furent recueillies par une personne vulgaire. Les gestes de Cyril Tourneur indiquent un athéisme plus vindicatif. On le représente vêtu d’une longue robe noire, portant sur la tête une glorieuse couronne à douze étoiles, le pied sur le globe céleste, élevant le globe terrestre dans sa main droite. Il parcourait les rues dans les nuits de peste et d’orage. Il était blême comme les cierges consacrés et ses yeux luisaient mollement comme des brûleurs d’encens. Certains affirment qu’il avait sur le flanc droit la marque d’un sceau extraordinaire ; mais il fut impossible de le vérifier après sa mort, puisque nul ne vit sa dépouille.

Il fit sa maîtresse d’une prostituée du Bankside, qui fréquentait les rues du bord de l’eau, et il l’aima uniquement. Elle était très jeune et sa figure était innocente et blonde. Les rougeurs y paraissaient comme des flammes vacillantes. Cyril Tourneur lui donna le nom de Rosamonde, et eut d’elle une fille qu’il aima. Rosamonde mourut tragiquement, ayant été remarquée par un prince. On sait qu’elle but dans une coupe transparente du poison couleur d’émeraude.

Ce fut alors que la vengeance dans l’âme de Cyril se mêla à l’orgueil. Nocturne, il parcourut le Mail, tout le long du cortège royal, secouant dans sa main une torche à crinière enflammée, afin d’éclairer le prince empoisonneur. La haine de toute autorité lui monta vers la bouche et aux mains. Il se fit épieur de grand’route, non pour voler, mais pour assassiner des rois. Les princes qui disparurent en ces temps furent illuminés par la torche de Cyril Tourneur et tués par lui.

Il s’embusquait sur les chemins de la reine, près des puits à graviers et des fours à chaux. Il choisissait sa victime dans la troupe, s’offrait à l’éclairer parmi les fondrières, la menait jusqu’à la gueule du puits, éteignait sa torche et précipitait. Le gravier pleuvait après la chute. Ensuite Cyril, penché sur le bord, faisait tomber deux énormes pierres pour écraser les cris. Et, le reste de la nuit, il veillait le cadavre qui se consumait dans la chaux, près du four rouge sombre.

Quand Cyril Tourneur eut assouvi sa haine des rois, il fut étreint par la haine des dieux. L’aiguillon divin qu’il avait en lui l’excita à créer. Il songea qu’il pourrait fonder une génération dans son propre sang, et se propager comme dieu sur terre. Il regarda sa fille, et la trouva vierge et désirable. Pour accomplir son dessein à la face du ciel, il ne trouva point d’endroit plus significatif qu’un cimetière. Il jura de braver la mort et de créer une nouvelle humanité au milieu de la destruction fixée par les ordres divins. Entouré de vieux os, il voulut engendrer de jeunes os. Cyril Tourneur posséda sa fille sur le couvercle d’un charnier.

La fin de sa vie se perd dans un rayonnement obscur. On ne sait quelle main nous transmit la Tragédie de l’Athée et la Tragédie du Vengeur. Une tradition prétend que l’orgueil de Cyril Tourneur se haussa encore. Il fit élever un trône dans son jardin noir, et il avait coutume d’y siéger, couronné d’or, sous la foudre. Plusieurs le virent et s’enfuirent, terrifiés par les longues aigrettes bleuâtres qui voltigeaient au-dessus de sa tête. Il lisait un manuscrit des poèmes d’Empédocle, que personne n’a vu depuis. Il exprima souvent son admiration pour la mort d’Empédocle. Et l’année où il disparut fut de nouveau pestilentielle. Le peuple de Londres s’était retiré sur les barques amarrées au milieu de la Tamise. Un météore effrayant évolua sous la lune. C’était un globe de feu blanc, animé d’une sinistre rotation. Il se dirigea vers la maison de Cyril Tourneur, qui sembla peinte de reflets métalliques. L’homme vêtu de noir et couronné d’or attendait sur son trône la venue du météore. Il y eut, comme avant les batailles théâtrales, une alarme morne de trompettes. Cyril Tourneur fut enveloppé d’une lueur faite de sang rose volatilisé. Des trompettes, dressées dans la nuit, sonnèrent, comme au théâtre, une fanfare funèbre. Ainsi fut précipité Cyril Tourneur vers un dieu inconnu dans le taciturne tourbillonnement du ciel.