Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 9/Jacopo da Pontormo


Jacopo da Pontormo.

VIES

DES PLUS CÉLÉBRES

PEINTRES, SCULPTEURS

ET

ARCHITECTES


JACOPO DA PONTORMO

PEINTRE FLORENTIN

Les ancêtres de Bartolommeo, père de Jacopo da Pontormo, étaient, dit-on, originaires de l’Ancisa, bourg du Valdarno, célèbre pour avoir également vu naître les aïeux de Messer Francesco Petrarca. Mais, que la famille de Bartolommeo fut de l’Ancisa ou d’ailleurs, toujours est-il que lui était Florentin et appartenait à la maison des Carrucci. Il fut élève de Domenico Ghirlandaio, et après avoir fait dans le Valdarno une foule d’ouvrages estimables, il fut appelé à Empoli pour exécuter quelques travaux. Durant son séjour dans cette ville et dans les environs, il épousa la jeune et vertueuse Alessandra, fille de Pasquale di Zanobi et de Mona Brigida ; de ce mariage naquit, l’an 1493 Jacopo duquel nous écrivons à présent la vie. Jacopo, ayant perdu son père l’an 1499, sa mère l’an 1504, et son grand-père l’an 1506, resta plusieurs années à Pontormo sous la tutelle de Mona Brigida son aïeule, qui lui fit apprendre à lire, à écrire et les premiers éléments de la langue latine. Lorsque Jacopo eut atteint l’âge de treize ans, Mona Brigida le conduisit à Florence, le mit au nombre des pupilles, afin que son mince patrimoine fût conservé, et le laissa chez le chaussetier Battista, son parent ; elle retourna ensuite à Pontormo, où elle garda près d’elle une sœur de Jacopo. Mais bientôt cette brave femme étant morte, Jacopo fut forcé d’emmener sa sœur à Florence ; il la confia à un de ses parents nommé Niccolaio, qui demeurait dans la via de’ Servi et chez qui elle mourut l’an 1512, avant d’avoir été mariée.

Quelques mois après son arrivée à Florence, Jacopo entra, grâce à l’entremise de Bernardo Vettori, dans l’atelier de Léonard de Vinci, puis dans celui de Mariotto Albertinelli, qu’il quitta pour celui de Piero di Cosimo, d’où il sortit l’an 1512 pour se faire disciple d’Andrea del Sarto. Il resta également peu de temps avec ce dernier maître, parce que, dès qu’il eut terminé les cartons du petit arc des Servîtes dont nous parlerons plus bas, Andrea sembla le voir d’un mauvais œil, soit qu’il eût pris ombrage de son talent, soit pour toute autre raison.

La première production de Jacopo fut une petite Annonciation qu’il destinait à un tailleur de ses amis, mais cet homme mourut avant l’achèvement du tableau qui resta entre les mains de notre artiste, lequel était alors avec Mariotto Albertinelîi. Ce dernier était si fier de l’ouvrage de son élève, qu’il le montrait comme une chose précieuse à tous ceux qui visitaient son atelier. À cette époque, Raphaël d’Urbin, étant allé à Florence, prophétisa à Jacopo, en voyant cette même Annonciation, les succès qu’il obtint en effet par la suite.

Peu de temps après, Mariotto se rendit à Viterbe pour achever le tableau que Fra Bartolommeo y avait commencé. Jacopo choisit alors pour maître Andrea del Sarto, qui venait de terminer, dans le cloître des Servîtes, l’Histoire de saint Philippe. Jacopo tendit de tous ses efforts à imiter la manière d’Andrea qu’il aimait avec passion, et bientôt ses progrès dans le dessin et dans le coloris furent tels qu’il paraissait avoir pratiqué son art depuis longues années.

Sur ces entrefaites, Andrea le chargea de peindre à l’huile le gradin de son Annonciation de l’église des religieux de San-Gallo, aujourd’hui détruite. Jacopo y représenta le Christ mort accompagné de deux anges éplorés qui tiennent des torches ; sur les côtés, il plaça dans deux médaillons deux prophètes si habilement exécutés, qu’on les croirait l’œuvre non d’un jeune homme, mais d’un maître consommé. À la vérité, le Bronzino assure qu’il a entendu dire par Jacopo lui-même que le Rosso travailla à ce gradin. Jacopo aida encore Andrea dans une foule d’autres ouvrages.

Le cardinal Jean de Médicis ayant été créé pape sous le nom de Léon X, ses partisans à Florence s’empressèrent de faire exécuter ses armes en pierre, en marbre, sur toile et à fresque. Les Servites, pour témoigner leur dévouement au nouveau pontife, firent sculpter ses armoiries au milieu de l’arc du premier portique de la Nunziata, sur la place ; ils chargèrent ensuite Andrea di Cosimo de les dorer, de les orner de grotesques, et en outre de peindre les devises de la famille Médicis, entre la Foi et la Charité. Andrea, se reconnaissant incapable de mener tant de choses de front, confia ces deux dernières figures à Jacopo, qui alors n’était âgé que de dix-neuf ans. Jacopo n’accepta pas sans difficulté ce travail qui lui semblait périlleux pour une première épreuve, d’autant plus que les procédés de la fresque lui étaient moins familiers que ceux de la peinture à l’huile. Cependant il s’arma de courage et se renferma dans son logement de Sant’-Antonio, près de la porte a Faenza, pour préparer ses cartons. Lorsqu’il les eut achevés, il les montra à son maître Andrea del Sarto qui les loua beaucoup, mais qui, à dater de ce moment, par envie, ou pour tout autre motif, cessa de lui faire bon visage ; à maintes reprises, Jacopo se rendit à l’atelier d’Andrea, et chaque fois il ne put entrer ou fut accueilli par les railleries des élèves, de façon qu’il n’y retourna plus et qu’il commença à étudier avec une grande assiduité et à vivre avec une stricte économie, attendu qu’il était assez pauvre. Dès qu’Andrea di Cosimo eut doré les armoiries, Jacopo se mit à l’œuvre ; soutenu par une ferme volonté, aidé par la nature qui l’avait doué d’un génie aussi gracieux que fertile, et stimulé par le désir d’acquérir de la gloire, il s’acquitta de sa tâche avec une célérité incroyable et une perfection que n’aurait point surpassée un maître vieilli sous le harnais. Néanmoins, dans l’espoir de faire mieux encore, il avait résolu, sans rien dire à personne, de jeter à terre ce travail et de le recommencer d’après un dessin qu’il avait en tête. Les Servîtes, voyant que les figures étaient terminées et que Jacopo ne reparaissait plus, déterminèrent Andrea di Cosimo à les découvrir. Andrea alla d’abord chercher Jacopo pour lui demander s’il voulait y retoucher ; mais, ne l’ayant pas trouvé, parce que, tout entier à son nouveau dessin, notre artiste n’ouvrait sa porte à personne, il enleva sans plus de retard l’échafaud et les cloisons qui cachaient la fresque. Le même soir Jacopo sortit et se dirigea vers le couvent des Servites pour détruire son ouvrage ; dès qu’il s’aperçut que les échafauds avaient disparu, il courut furieux chez Andrea, lui adressa les plus vifs reproches et lui expliqua le projet qu’il nourrissait. Andréa lui répondit en riant : « Tu as tort de te plaindre, tes figures sont telles que tu ne saurais les faire mieux ; et comme les commandes ne te manqueront pas, garde ton dernier dessin pour une autre occasion. » En effet, les têtes des deux principaux personnages de cette fresque sont si ravissantes, les enfants qui les entourent sont si vifs et si gracieux, d’un relief si puissant et d’un coloris si harmonieux, qu’on peut affirmer que ce fut le plus bel œuvre de ce genre qu’on eût vu jusqu’alors. Un jour Michel-Ange dit, en regardant cette composition, et en songeant qu’elle était due au pinceau d’un artiste de dix-neuf ans : « Si Dieu prête vie à ce jeune homme, il élèvera notre art jusqu’au ciel. » La réputation de Jacopo parvint aux oreilles des habitants de Pontormo qui le prièrent de peindre, au-dessus d’une porte de la rue principale de leur village, les armoiries de Léon X soutenues par deux enfants.

La même année, pendant le carnaval, l’élection du pape Leon X fut l’occasion, à Florence, d’une foule de réjouissances, et entre autres de deux fêtes magnifiques organisées par deux compagnies de seigneurs et de gentilshommes de la ville. L’une de ces compagnies avait pour chef Julien de Médicis qui l’avait appelée le Diamant, en mémoire de la devise de son père Laurent l’Ancien (1). L’autre compagnie était désignée sous le nom de Il Broncone. Son chef était Laurent, fils de Pierre de Médicis, lequel avait pour devise un broncone c’est-à-dire une tige sèche de laurier dont les feuilles reverdissaient, pour marquer que le nom des Médicis prenait un nouvel éclat.

La compagnie du Diamant ayant chargé Messer Andrea Dazzi, qui professait alors les lettres grecques et latines à Florence, de chercher un sujet de triomphe, il en trouva un qui rappelait ceux des Romains, et qui était composé de trois chars richement décorés. Dans le premier char on voyait la Jeunesse suivie d’une troupe d’enfants ; dans le second, la Virilité accompagnée d’hommes qui s’étaient signalés par de grandes actions, et dans le troisième, la Vieillesse entourée de vieillards qui s’étaient rendus illustres. Les constructeurs de ces chars furent Raffaello delle Vivole, le Carota, Andrea di Cosimo et Andrea del Sarto. Ser Piero da Vinci, père du fameux Léonard, et Bernardino di Giordano dessinèrent les costumes des acteurs, et Jacopo da Pontormo orna seul les chars de peintures en clair-obscur représentant plusieurs métamorphoses des dieux. Ces tableaux sont aujourd’hui entre les mains de l’habile orfèvre Pietro-Paolo Galeotti. Sur le premier char était écrit en grosses lettres : ERIMUS ; sur le second : SUMUS, et sur le troisième : FUIMUS, c’est-à-dire : nous serons, nous sommes, nous avons été. La canzone commençait ainsi : Volano gli anni etc.

Laurent voulut que la compagnie du Broncone, dont il était chef, surpassât en magnificence celle du Diamant. Il eut recours à Jacopo Nardi, noble et savant gentilhomme florentin (2), qui lui organisa six chars. Le premier char, traîné par deux bœufs couverts de feuillages, représentait l’Age de Saturne et de Janus. Au sommet du char était Saturne avec sa faux, et Janus tenant les clefs du temple de la Paix. Sous les pieds de ces divinités, le Pontormo avait peint la Fureur enchaînée, et plusieurs sujets relatifs à Saturne. Le char était accompagné de douze bergers vêtus de peaux de martre et d’hermine, chausses de brodequins antiques, portant des pannetières et couronnés de guirlandes de feuilles. Les chevaux sur lesquels étaient montés ces bergers avaient en guise de selles des peaux de lions, de tigres et de loups-cerviers, dont les griffes étaient dorées. Les croupières étaient en cordes d’or. Les étriers avaient la forme de tètes de bélier, de chien ou d’autres animaux. Les brides étaient des tresses d’argent et de feuillage. Chaque berger était suivi de quatre pastoureaux moins richement costumés, tenant des torches qui ressemblaient à des branches de pin.

Quatre bœufs couverts de somptueuses étoffes traînaient le second char. De leurs cornes dorées pendaient des guirlandes de fleurs et des chapelets. Sur ce char était Numa Pompilius, second roi des Romains, entouré des livres de la religion, de tous les ornements sacerdotaux et des instruments nécessaires aux sacrifices. Venaient ensuite six prêtres montés sur des mules magnifiques. Des voiles ornés de feuilles de lierre brodées en or et en argent leur couvraient la tête. Leurs robes imitées de l’antique étaient frangées d’or. Les uns tenaient une cassolette remplie de parfums, les autres un vase d’or ou quelque objet du même genre. À leurs côtés marchaient des ministres subalternes qui portaient des candélabres antiques.

Sur le troisième char attelé de huit chevaux d’une rare beauté, et décoré de peintures par le Pontormo, était Titus Manlius Torquatus, qui fut consul après la première guerre contre les Carthaginois, et dont le sage gouvernement rendit Rome florissante. Ce char était précédé de douze sénateurs montés sur des chevaux couverts de housses de toile d’or, et accompagnés d’une foule de licteurs portant des faisceaux, des haches et les autres insignes de la justice.

Quatre buffles travestis en éléphants tiraient le quatrième char occupé par Jules-César. Le Pontormo avait peint les plus fameuses actions du conquérant sur le char qui était suivi de douze cavaliers dont les armes éclatantes étaient enrichies d’or. Chacun d’eux avait une lance appuyée sur la cuisse. Leurs écuyers portaient des torches figurant des trophées.

Sur le cinquième char, traîné par des chevaux ailés qui avaient la forme de griffons, était César-Auguste. Douze poètes, à cheval et couronnés de lauriers, accompagnaient l’empereur que leurs ouvrages avaient contribué à immortaliser. Chacun de ces poètes avait une écharpe sur laquelle son nom était écrit.

Sur le sixième char peint par le Pontormo et attelé de huit génisses richement harnachées, était assis l’empereur Trajan. Il était précédé de douze docteurs ou jurisconsultes à cheval, vêtus de longues toges. Des scribes, des copistes, des garde-notes portaient d’une main une torche, et de l’autre main, des livres.

À la suite de ces six chars venait le char ou triomphe de l’Age d’or, peint par le Pontormo, et orné par Baccio Bandinelli de nombreuses figures en relief, et entre autres des quatre Vertus cardinales. Au milieu du char était un immense globe sur lequel était étendu un cadavre couvert d’une armure de fer rouillée. Du flanc de ce cadavre sortait un enfant nu et doré, pour représenter la résurrection de l’âge d’or et la fin du siècle de fer dont le monde était redevable à la nouvelle exaltation de Léon X au pontificat. La tige sèche de laurier, dont les feuilles reverdissaient, exprimait la même idée, bien que plusieurs personnes prétendissent qu’elle faisait allusion à Laurent de Médicis, duc d’Urbin. Je dois dire que l’enfant que l’on avait doré mourut bientôt après des suites de cette opération qu’il avait endurée pour gagner dix écus.

La canzone de cette mascarade fut composée par Jacopo Nardi. Sa première stance était ainsi conçue :

Colui che dà le leggi alla natura,

E i varj stati e secoli dispone,
D’ogni bene è cagione :
E il mal, quanto permette, al mondo dura :
Onde, questa figura
Contemplando, si vede
Come con certo piede
L’un secol dopo l’altro al mondo viene,
E muta il bene in male e’l male in bene.

Le Pontormo acquit en cette occasion plus d’honneur peut-être qu’aucun jeune homme de son âge : aussi eut-il sa part dans les travaux que l’on exécuta à Florence pour recevoir le pape Léon X. Baccio da Montelupo ayant construit en bois un arc de triomphe à l’entrée de la via del Palagio, Jacopo couvrit ce monument de superbes peintures qu’une déplorable négligence laissa périr, à l’exception d’une seule qui représente Pallas accordant un instrument de musique. Il est facile, d’après ce morceau, de se former une idée de ceux qui ont été détruits. Également à propos de la venue de Léon X à Florence, Ridolfo Ghirlandaio fut chargé de décorer les appartements du pape qui touchent au couvent de Santa-Maria-Novella. Pressé par le temps, Ridolfo fut forcé de se faire aider. Il confia au Pontormo le soin d’orner de fresques la chapelle où Sa Sainteté devait, chaque matin, entendre la messe. Jacopo y figura un Père Éternel environné d’enfants, et une sainte Véronique tenant le saint suaire. Cet ouvrage, mené à fin avec une adresse extraordinaire, fut très-admiré. Jacopo peignit ensuite à fresque, dans une chapelle de l’église de San-Raffaello, derrière l’archevêché, la Vierge portant l’Enfant Jésus, accompagnée de saint Michel, de sainte Lucie et de deux autres saints agenouillés. Dans l’hémicycle de la même chapelle, il représenta le Père Éternel entouré de séraphins.

Maestro Jacopo, religieux de l’ordre des Servites, ayant prié le Pontormo de peindre la partie du cloître de son couvent, qu’Andrea del Sarto avait laissée inachevée, notre artiste se mit aussitôt à préparer des cartons. Mais, tout en travaillant pour la gloire, comme il avait besoin de travailler pour vivre, il fit en clair-obscur, au-dessus de la porte de l’hôpital delle Donne, entre la place de San-Marco et la rue San-Gallo, le Christ sous la figure d’un pèlerin donnant l’hospitalité à quelques femmes. Cette composition a été et est encore justement estimée par les connaisseurs.

À la même époque, Jacopo orna de divers sujets à l’huile le char de la Monnaie, que l’on promène chaque année à Florence, le jour de la Saint-Jean. Ce char avait été construit par Marco del Tasso.

Sur la colline de Fiesole, au-dessus de la porte de l’oratoire della Cecilia, le Pontormo exécuta à fresque une sainte Cécile si belle, qu’on peut la compter parmi ses meilleurs morceaux.

Le servite Jacopo, ayant vu ces peintures, persista plus que jamais dans son dessein de faire achever par Pontormo la décoration du cloître. Il pensait que le désir de l’emporter sur les maîtres qui déjà y avaient travaillé le pousserait à n’épargner aucun effort. Jacopo, stimulé non moins par l’amour de la gloire que par le besoin de gagner quelque argent, se mit donc à l’œuvre, et fit une Visitation de la Vierge, où il déploya à la fois plus d’élégance et plus de force que dans ses productions antérieures. Les femmes, les enfants, les jeunes gens et les vieillards qui remplissent cette fresque, sont d’un coloris merveilleusement suave et harmonieux.

Cet ouvrage plaça Jacopo au niveau d’Andrea del Sarto et du Franciabigio. Il le termina l’an 1516, et il n’en relira pour tout payement que seize écus.

Si ma mémoire ne me trompe pas, Francesco Pucci lui commanda ensuite un tableau destiné à la chapelle de l’église de San-Michele-Bisdomini, dans la via de’ Servi. Jacopo peignit alors avec une vigueur de coloris presque incroyable la Vierge assise, présentant l’Enfant Jésus à saint Joseph. Le petit saint Jean-Baptiste, et deux autres enfants nus, qui tiennent un pavillon, sont également d’une rare beauté. Nous en dirons autant de l’évangéliste saint Jean, du saint Jacques et du saint François, qui complètent cette composition. Le saint François, les mains entrelacées et les yeux fixés sur la Vierge et son divin fils, semble vraiment respirer. Il n’est donc pas étonnant que ce tableau soit considéré comme le chef d’œuvre de son habile auteur.

Je croyais que Jacopo avait fait pour Bartolommeo Lanfredini, avant et non après cet ouvrage, les deux gracieux enfants qui soutiennent un écusson au-dessus d’une porte, le long de l’Arno entre le pont de la Santa-Trinità et celui de la Carraia ; mais le Bronzino, auquel on doit ajouter foi, affirme que ce fut un des premiers essais de notre artiste. Le Pontormo n’en mérite donc que plus d’éloges ; car ces enfants sont d’une beauté sans égale.

Après la Sainte Famille dont nous avons parlé plus haut, Jacopo exécuta, pour les habitants de Pontormo, un tableau qu’ils placèrent à Sant’-Agnolo, leur église principale, dans la chapelle de la Vierge, et qui renfermait un saint Michel et un saint Jean Évangéliste.

À cette époque, Giavanmaria Pichi, disciple de Jacopo et plus tard religieux de l’ordre des Servîtes, peignit pour le Borgo-San-Sepolcro sa patrie, un saint Quentin martyr. Jacopo, désirant que son élève, qui ne manquait pas de talent, acquit de la réputation, voulut rectifier sa figure en quelques endroits.

Il corrigea d’abord la tête, puis les bras et le dos ; enfin ses retouches furent telles, que ce beau tableau, qui orne aujourd’hui l’église de San-Francesco de Borgo, peut à bon droit lui être attribué.

Un autre de ses élèves, nommé Giovann’-Antonio Lappoli, s’était peint lui-même à l’aide d’un miroir. Jacopo, ayant trouvé ce portrait peu ressemblant, y mit la main, et lui donna l’apparence de la vie. Ce portrait est aujourd’hui à Arezzo chez les héritiers de Lappoli.

Le Portormo fit en outre sur une même toile les portraits de deux de ses amis intimes, dont l’un était le gendre de Beccuccio Bicchieraio.

Il peignit ensuite, suivant l’usage florentin, pour les funérailles de Bartolommeo Ginori, sur les pentes en taffetas blanc d’un baldaquin, la Vierge avec l’Enfant Jésus, et sur la bordure les armes de la famille Ginori. Au milieu des pentes qui se composent de vingt-quatre pièces, il laissa deux morceaux de taffetas blanc sans bordure, sur chacun desquels il représenta un saint Barthélemi haut de deux brasses. À dater de ce moment, on adopta universellement la dimension de ces pentes, qui fit paraître pauvres et mesquines toutes celles que l’on avait vues jusqu’alors.

Au bout du jardin des religieux de San-Gallo, hors de la porte du même nom, Jacopo peignit un Christ pleuré par la Vierge et accompagné de deux petits anges, dont l’un lui soutient la tête et dont l’autre porte le calice de la Passion. D’un côté de ce tableau, on voit l’évangéliste saint Jean versant des larmes, et de l’autre côté, saint Augustin en habits épiscopaux, appuyé sur sa crosse et contemplant avec une profonde affliction le corps du Sauveur.

Dans la cour de Messer Filippo Spina, vis-à-vis de la porte principale, le Pontormo peignit deux enfants debout, tenant les armoiries de Giovanni Salviati qui venait d’être nommé cardinal par Léon X. Messer Spina, ami de Salviati, fait le plus grand cas de cette fresque.

Jacopo travailla aussi à décorer le magnifique ameublement en bois sculpté de la chambre nuptiale de Pier-Francesco Borgherini dont nous avons déjà parlé. Il y retraça, entre autres choses, sur deux coffres plusieurs beaux sujets tirés de l’histoire de Joseph. Mais, si l’on veut connaître le meilleur de ses ouvrages, celui où les têtes sont le plus vivantes, où les groupes sont le mieux distribués, où les attitudes sont le plus variées, où l’invention est la plus riche, il faut voir, dans la même chambre du Borgherini, à gauche de la porte d’entrée, une scène représentant Joseph en Égypte, recevant son père Jacob et tous ses frères. Sur le premier plan Pontormo peignit le jeune Bronzino, son élève, assis sur des marches : cette figure est merveilleusement belle. Si ce tableau, au lieu d’être de petite dimension, eût été exécuté en grand, j’oserais affirmer qu’il eût été impossible d’imaginer rien de plus parfait. Ce morceau est donc regardé à bon droit par les artistes comme la meilleure production du Pontormo, et il n’est pas étonnant que le Borgherini l’ait tenu en haute estime, et que de puissants personnages aient cherché à l’acheter pour le donner à des rois.

Pendant le siège de Florence, Giovan-Battista della Palla, désirant joindre aux objets d’art qu’il devait aller offrir au roi François 1er l’ameublement de la chambre nuptiale de Borgherini, alors réfugié à Lucques, sut si bien manœuvrer qu’il obtint du gonfalonier et de la Seigneurie l’ordre de s’en emparer après en avoir toutefois payé le prix à Madonna Margherita, femme de ce gentilhomme. Giovan-Battista se rendit donc avec quelques estafiers à la maison de Borgherini, pour mettre son mandat à exécution ; mais il y rencontra Madonna Margherita, qui lui jeta à la face les plus sanglants outrages : « Oseras-tu, lui dit-elle, oseras-tu, Giovan-Battista, infâme regrattier, méchant brocanteur, oseras-tu encore dépouiller les chambres des gentilshommes et cette noble cité de ses plus riches ornements, comme tu l’as déjà fait, pour enrichir les contrées étrangères et nos ennemis ? Cela ne m’étonne pas de ta part, homme vil, méchant et indigne citoyen ; mais je ne comprends pas que les magistrats de cette ville tolèrent tes abominables scélératesses. Ce lit que ton avarice mal déguisée convoite, c’est le lit de mes noces. Tout ce splendide et royal appareil m’a été donné par Salvi, mon beau-père. Je le garde religieusement en souvenir de lui et par amour pour mon mari, et j’entends le défendre au prix de mon sang, au prix de ma vie. Sors de cette maison avec tes bandits, Giovan-Battista, et va dire à ceux qui t’ont envoyé que, moi, je défends que l’on touche ici à la moindre chose. Tu diras encore à ces magistrats dont tu as la confiance, homme abject et misérable, tu leur diras encore que, s’ils veulent faire des présents au roi François, ils n’ont qu’à dépouiller leurs propres maisons, et à lui envoyer les lits de leurs chambres. Et si tu as l’audace de revenir ici, je t’apprendrai à tes dépéris quel respect les gens de ton espèce doivent porter à une maison de gentilhomme. » Madonna Margherita, femme de Fier Francesco Borgherini, et digne fille du noble Ruberto Acciaiuoli, sut par ces paroles courageuses conserver à sa maison sa précieuse parure.

Vers la même époque, Giovanmaria Benintendi commanda au Pontormo une Adoration des Mages, qu’il destinait à un cabinet de son palais, où il avait déjà rassemblé plusieurs tableaux de grands maîtres.

Stimulé par les éloges que lui avaient valu ses peintures de la chambre de Borgherini, notre artiste exécuta avec toute l’application imaginable ce nouvel ouvrage, qui est d’une rare beauté.

Il peignit ensuite pour Messer Goro de Pistoia, secrétaire des Médicis, un portrait à mi-corps du magnifique Cosme l’Ancien, qui est aujourd’hui chez Messer Alexandre, digne fils de Messer Octavien de Médicis et de Madonna Francesca, fille de Jacopo Salviati et tante du seigneur duc de Cosme.

Ce portrait, ayant mis le Pontormo en faveur auprès de Messer Octavien, fut cause qu’on le chargea de décorer, dans la salle principale de Poggio-a-Caiano, les deux murailles percées de fenêtres ouvertes depuis le plancher jusqu’au plafond. Aiguillonné par le désir de l’emporter sur les rivaux qu’il rencontra dans ce palais, Jacopo n’épargna rien pour se distinguer encore plus que d’ordinaire ; mais sa trop grande application lui fut nuisible. Il détruisait chaque jour le travail de la veille, et il s’alambiquait l’esprit de manière à faire compassion. Néanmoins il ne laissa pas d’obtenir de beaux résultats. Ainsi, il représenta avec un véritable talent Vertumne armé d’une serpe et entouré de moissonneurs et d’enfants qui paraissent vivants. À côté il figura Pomone, Diane et plusieurs Divinités qui sont également dignes d’éloges, bien que l’on puisse à bon droit critiquer l’ajustement de leurs draperies. Malheureusement la mort, en frappant Léon X, priva les artistes de leur véritable Mécène et empêcha l’achèvement des décorations de Poggio-a-Caiano et de tant d’autres travaux commencés à Rome, à Florence, à Loreto et ailleurs.

De retour à Florence, Jacopo fit pour un autel de la petite église des religieuses de San-Clemente, dans la via San-Gallo, deux petits anges nus voltigeant dans les airs au-dessus de saint Augustin assis et donnant sa bénédiction. Il peignit ensuite pour des marchands une belle Piété, où l’on admire surtout un magnifique paysage, dont la plus grande partie est empruntée à une gravure d’Albert Durer. Il conduisit encore à fin la Madone portant l’Enfant Jésus et entourée d’enfants, qui est aujourd’hui chez Alessandro Neroni, et une autre Madone pour des Espagnols. Ces deux tableaux sont différents de composition et de style. Il y a quelques années, le dernier était sur le point d’être vendu à un brocanteur, lorsque le Bronzino le fit acheter par Messer Bartolommeo Panciatichi.

L’an 1522, la peste ayant paru à Florence, beaucoup de personnes s’éloignèrent de la ville. Jacopo imita d’autant plus volontiers leur exemple, qu’il trouva tout à la fois une occasion favorable pour fuir la contagion et exercer son pinceau. Un prieur de la Chartreuse bâtie à trois milles de Florence par les Acciaiuoli, le pria d’orner de fresques un superbe et vaste cloître. Notre artiste, auquel cette proposition était très-agréable, partit aussitôt accompagné seulement du Bronzino. La tranquillité, le silence, la solitude qu’il rencontra à la Chartreuse, s’accordant parfaitement avec son caractère, il résolut de profiter de cette conjoncture pour opérer une révolution dans son style.

Peu de temps auparavant, il était venu d’Allemagne à Florence un grand nombre de gravures de l’habile Durer, et, entre autres, une foule de sujets de la Passion, aussi remarquables par la beauté et la variété des costumes et la richesse de l’invention, que par la perfection du burin. Le Pontormo, ayant à retracer, dans le cloître de la Chartreuse, des scènes de la Passion, imagina de se servir des gravures d’Albert Durer, bien convaincu qu’il satisferait la plupart des artistes de Florence, qui, d’une voix unanime, avaient applaudi aux productions d’Albert. Jacopo tâcha donc d’imiter Albert Durer, et il y réussit de telle sorte, que sa première manière, qui était pleine de naturel, de suavité et de grâce, disparut presque entièrement dans le style tudesque qu’il adopta. À l’entrée du cloître, il représenta le Christ dans le jardin des Oliviers éclairé par la lune. Tandis que Jésus est en prière, saint Pierre, saint Jacques et saint Jean dorment d’un profond sommeil. Non loin d’eux, on aperçoit le traître Judas qui s’avance avec une troupe de Juifs. Tous ces personnages sont si étranges, si bizarres, que l’on ne peut s’empêcher d’avoir compassion de la simplicité du Pontormo, qui dépensa tant de patience et de peines pour s’approprier un style que tout le monde évite, et pour abandonner une manière qui plaisait universellement. Il ignorait donc que les Allemands et les Flamands viennent en Italie pour apprendre cette manière qu’il s’efforçait d’oublier ? À côté de la Prière dans le jardin des Oliviers, il peignit le Christ devant Pilate. Les traits du Sauveur respirent l’humilité de l’innocence persécutée par les méchants. La femme de Pilate plaide auprès de son mari la cause du Christ, qu’elle contemple avec un air qui exprime la pitié, et en même temps cette crainte qu’éprouvent ceux qui redoutent la justice divine. Autour de Pilate sont des soldats dont les physionomies et les costumes ont un caractère allemand si prononcé, qu’on les croirait peints par un ultramontain. Sur le dernier plan, on voit un serviteur de Pilate qui lui apporte un bassin et de l’eau pour qu’il se lave les mains. Cette figure est très-belle, et tient de la première manière de Jacopo. Il exécuta ensuite une Résurrection du Christ, où, dans son amour du changement, il employa un nouveau genre de coloris, mais plein de fraîcheur et d’harmonie. Après avoir achevé cet ouvrage, qui ne saurait être mieux, si l’on n’y retrouvait les errements tudesques, Jacopo peignit le Christ accompagné au Calvaire par le peuple de Jérusalem. Devant le Sauveur marchent les deux larrons au milieu des ministres de la justice, qui, les uns à pied et les autres à cheval, portent les échelles, l’écriteau de la croix, les marteaux, les clous, les cordes, et en un mot les divers instruments du supplice. Derrière un monticule, la Vierge et les Maries attendent en pleurant le Christ, qui, succombant sous le poids de la croix, est impitoyablement frappé par les Juifs pendant que Véronique, entourée de quelques femmes, jeunes et vieilles, lui présente le suaire. Cette fresque, bien qu’on y voie toujours la manière allemande, renferme des nus et des têtes de vieillards admirables. Elle est infiniment supérieure aux précédentes ; car Jacopo, soit qu’il eût été averti par ses amis, soit qu’il eût reconnu lui-même son erreur, s’était aperçu du tort que ses essais avaient causé à son beau talent. Immédiatement après cette fresque, il devait exécuter un Crucifiement et une Déposition de croix ; mais il laissa de côté ces sujets, en se réservant de les faire en dernier, et peignit la Madeleine baisant les pieds du Christ mort. Il introduisit dans cette composition Joseph d’Arimathie et Nicodème. Les têtes de ces deux personnages, malgré l’empreinte tudesque dont elles sont frappées, sont les plus belles que l’on puisse imaginer. Le Pontormo consacra plusieurs années à ces ouvrages, tant parce qu’il travaillait avec lenteur, que parce que la solitude de la Chartreuse lui était très-agréable. Lorsque la peste eut disparu, il retourna à Florence ; mais il alla et vint continuellement de cette ville à la Chartreuse, à la grande satisfaction des religieux, pour lesquels il fit encore, au-dessus de l’une des portes des chapelles de l’église, le portrait d’un de leurs frères convers, qui était alors âgé de cent vingt ans et bien portant. Ce morceau est digne des plus grands éloges, et suffirait à lui seul pour que l’on pardonnât au Pontormo la manière fantasque et capricieuse que la solitude lui avait inspirée. Il peignit en outre une Nativité du Christ pour la chambre du prieur. La scène, éclairée par une lanterne que tient Joseph, montre, que Jacopo ne cessait point de s’inspirer des gravures allemandes. Il ne faut pas croire cependant qu’il soit à blâmer pour avoir imité Albert Durer dans ses inventions ; car c’est une chose qui ne pouvait lui nuire, et qu’une foule de peintres ont faite et font fréquemment. Il est à blâmer pour avoir transporté la mesquinerie de la manière allemande dans ses draperies, dans les expressions des têtes, et dans les attitudes de ses personnages, défaut dans lequel il devait éviter avec soin de tomber. Pour les mêmes religieux, il peignit à l’huile dans le réfectoire des étrangers le Christ à table avec Cléophas et Luc. Il ne suivit que son génie dans ce merveilleux ouvrage, qui renferme les portraits vivants de plusieurs frères convers de la Chartreuse que j’ai connus personnellement.

Pendant que le Pontormo exécutait ces travaux, son élève Bronzino, qu’il se plaisait à encourager, peignit à l’huile, au-dessus de la porte du cloître qui conduit à l’église de la Chartreuse, un saint Laurent d’une telle beauté, que l’on commença à pressentir le glorieux avenir réservé à ce jeune artiste.

Vers cette époque, Lodovico di Gino Capponi, étant revenu de Rome, voulait faire décorer une chapelle que Filippo Brunelleschi avait construite jadis dans l’église de Santa-Felicità pour les Barbadori. Il communiqua son projet à Messer Niccolò Vespucci, chevalier de Rhodes, son intime ami, qui le détermina à confier cette entreprise au Pontormo dont le talent lui était connu. Jacopo représenta sur la voûte le Père Eternel entouré de quatre patriarches : dans les angles il plaça les quatre Évangélistes, un de ces derniers fut entièrement peint parle Bronzino. Je profiterai de cette occasion pour dire que le Pontormo se servait très rarement de ses élèves, et que, lorsqu’il les employait, il les abandonnait à leurs propres forces. Les peintures dont il orna la voûte de la chapelle de Lodovico Capponi semblaient annoncer un retour à sa première manière ; mais il n’en fut pas de même pour le tableau de l’autel, où il adopta un coloris si pâle, qu’il est difficile de distinguer les lumières d’avec les demi-teintes, et les demi-teintes d’avec les ombres. Ce tableau renferme le Christ que l’on porte au tombeau, la Vierge évanouie et les autres Maries. Ces personnages, bien inférieurs à ceux de la voûte, tant pour l’agencement que pour le coloris, montrent que Jacopo était continuellement à la recherche des méthodes nouvelles, sans savoir jamais s’arrêter à aucune. Sur la muraille percée d’une fenêtre, il peignit à fresque, d’un côté la Vierge, et de l’autre côté l’Ange qui lui annonce sa mission divine. Ces figures offrent encore une preuve de l'inquiétude et des caprices qui sans relâche tourmentaient Jacopo. Pendant les trois années qu’il passa à ce travail, il ne souffrit jamais, afin d’agir à sa guise, que personne, sans même excepter Lodovico Capponi, entrât dans la chapelle ; il se priva ainsi volontairement des conseils de ses amis, de sorte que son ouvrage causa un triste étonnement lorsqu’il le livra aux regards du public. Il fit, dans la même manière, une Madone pour la chambre de Lodovico Capponi, et le portrait de la fille de ce gentilhomme qu’il représenta sous la figure de sainte Marie-Madeleine.

Près du monastère de Boldrone, à deux milles de Florence, Jacopo peignit dans un tabernacle le Sauveur crucifié, la Vierge, saint Jean l’Évangéliste, saint Augustin et saint Julien. Jacopo était encore fort épris de la manière allemande lorsqu’il entreprit cette fresque, aussi est-elle assez semblable à celles de la Chartreuse ; nous en dirons autant d’un tableau que possèdent les religieuses de Santa-Anna, près de la porte de San-Friano (3) et où l’on voit la Vierge avec l’Enfant Jésus, sainte Anne, saint Pierre, saint Benoît et d’autres saints. Sur le gradin de ce tableau, qui lui fut commandé par le capitaine du palais, il représenta la Seigneurie de Florence marchant en procession avec un nombreux cortège de trompettes, de fifres, de massiers, d’huissiers et de hoquetons.

Sur ces entrefaites, Alexandre et Hippolyte de Médicis furent envoyés à Florence sous la garde du cardinal Silvio Passerini, par le pape Clément VII qui les avait recommandés chaudement au magnifique Octavien ; ce dernier demanda les portraits de ces jeunes princes au Pontormo, qui les fit très ressemblants, tout en ne s’écartant guère de sa manière allemande. Il peignit Hippolyte accompagné de son chien favori nommé Bodon, que l’on croirait vivant. On lui doit également le portrait de l’évêque Ardinghelli, qui plus tard fut créé cardinal. Il représenta ensuite dans une niche de la maison de Filippo del Migliore, son intime ami, une Pomone où il parut vouloir commencer à renoncer en partie à sa manière allemande.

Gio. Batista della Palla qui, si l’on s’en souvient, n’avait pu s’emparer des tableaux que le Pontormo avait faits pour Borgherini, résolut de ne rien épargner pour envoyer au roi François quelques ouvrages de la main de notre artiste dont il voyait chaque jour la réputation s’accroître ; enfin il obtint de lui une Résurrection de Lazare. Ce fut une des meilleures productions du Pontormo. Toutes les tètes y sont d’une rare beauté ; quant au Lazare, il ne saurait être plus étonnant : son corps est revenu à la vie, à l’exception des yeux, des pieds et des mains qui sont encore glacés par le froid de la mort.

Pour les femmes de l’hôpital degl’Innocenti, Jacopo représenta sur un panneau d’une brasse et demie de dimension, l’histoire des onze mille martyrs condamnés par Dioclétien à être crucifiés dans une foret. Il introduisit dans cette composition un magnifique combat de cavaliers et plusieurs anges qui du haut des airs lancent des flèches contre les bourreaux ; autour de Dioclétien sont des martyrs qui marchent au supplice. Ce tableau, admirable dans toutes ses parties, est aujourd’hui conservé avec soin par don Vincenzio Borghini, directeur de l’hôpital et jadis intime ami de Jacopo (20). Le Pontormo répéta l’épisode du combat des martyrs pour Carlo Veroni, duquel il fit en outre le portrait.

Pendant le siège de Florence, il peignit également Francesco Guardi en costume de soldat, puis sur le volet de ce tableau il figura Pygmalion priant Vénus d’animer sa statue.

À cette époque Jacopo, qui depuis longtemps désirait, afin de vivre à sa guise, posséder une maison en propre, en acheta une dans la Via délia Colonna, en face du couvent des religieuses de Santa-Maria-degli-Angeli.

Après le siège de Florence, le pape Clément VII chargea Messer Octavien de faire achever les peintures de la salle de Poggio-a-Caiano. Le Franciabigio et Andrea del Sarto étant morts, l’entreprise fut entièrement confiée au Pontormo. Il prépara ses échafaudages et commença des cartons, mais sans jamais les mettre en œuvre ; cela ne serait probablement pas arrivé s’il avait eu auprès de lui le Bronzino, qui alors travaillait à l’Imperiale, dans les états du duc d’Urbin, non loin de Pesaro. Le Bronzino, malgré les sollicitations réitérées du Pontormo, ne pouvait partir aussitôt qu’il l’aurait désiré, parce que le prince Guidobaldo, ravi de la beauté d’un Cupidon nu dont ce jeune artiste avait orné une des voussures de l’Imperiale, voulut être peint par lui. Comme Guidobaldo tenait à être représenté revêtu d’une armure qu’il attendait de Lombardie, le Bronzino fut forcé de retarder son départ, et pour utiliser ce temps de décorer un clavecin. Enfin il exécuta le portrait du prince Guidobaldo avec un rare talent, puis il alla trouver le Pontormo ; mais ce dernier, en dépit des instances du magnifique Octavien et du duc Alexandre, ne se décida jamais à faire pour la salle de Poggio-a-Caiano autre chose que des cartons dont la plupart sont aujourd’hui chez Lodovico Capponi. L’un de ces cartons renferme Hercule étouffant Antée ; un autre, Vénus et Adonis, et un troisième, des personnages nus jouant au ballon.

Sur ces entrefaites, Alfonso Davalos, marquis del Vasto, obtint, grâce à la recommandation de Fra Niccolò délla Magna, que Michel-Ange lui dessinât un Christ apparaissant à la Madeleine. Il ne négligea rien ensuite pour que le Pontormo reproduisît ce carton en peinture, car le Buonarroti lui avait dit que personne n’était capable de s’acquitter de cette tâche mieux que notre artiste. Ce tableau, où la grandeur du dessin de Michel-Ange et le charme de Jacopo se trouvent combinés, fut très-admiré : aussi le signor Alessandro Vitelli, alors capitaine de la garde de Florence, en demanda-t-il au Pontormo une copie qu’il plaça dans son palais à Città-di-Castello.

La haute estime que le Pontormo avait inspirée à Michel-Ange, et la perfection avec laquelle il traduisait avec le pinceau les dessins de ce grand maître, engagèrent Bartolommeo Bettini à lui confier le soin de peindre une Vénus dont le Buonarroti lui avait donné le carton. Il destinait ce tableau à une chambre qui devait être ornée des portraits de tous les poètes et de tous les prosateurs toscans qui avaient chanté l’amour ; et déjà l’on y voyait Dante, Pétrarque et Boccace. Comme chacun sait quelle admiration excita la Vénus peinte par le Pontormo, il serait superflu d’en faire ici l’éloge.

En voyant les dessins de Michel-Ange, le Pontormo s’enthousiasma de telle sorte pour le style de ce noble génie, qu’il résolut de se l’approprier autant que possible. Il reconnut alors combien il avait eu tort de renoncer aux travaux de Poggio-a-Caiano, bien qu’il en rejetât la faute sur une fâcheuse infirmité dont il avait été attaqué, et sur la mort du pape Clément VII qui avait anéanti l’entreprise.

Jacopo ayant peint avec un rare succès le jeune Florentin Amerigo Antinori, le duc Alexandre lui commanda son portrait en grand. Pour plus de facilité, Jacopo commença par en faire un petit, où il poussa si loin le fini, qu’aucune miniature n’en approche. D’après ce portrait, qui est très ressemblant et que l’on voit aujourd’hui dans la galerie du duc Cosme, il en exécuta un grand que le duc Alexandre donna plus tard à la signora Taddea Malespina, sœur de la marquise di Massa. Niccolò da Montaguto, ayant demandé de la part du duc à Jacopo ce qu’il désirait pour récompense, notre artiste, soit par timidité, soit par modestie, réclama tout juste l’argent nécessaire pour dégager son manteau qu’il avait laissé en nantissement chez un préteur sur gages. Sa simplicité divertit beaucoup Son Altesse, qui ne réussit pas sans peine à le déterminer à accepter cinquante écus d’or et une pension.

Sur ces entrefaites, Jacopo acheva la Vénus mentionnée plus haut. Mais le Bettini, au mépris de ce qui avait été convenu, n’eut pas ce tableau. Certains larrons de cour, pour plaire au duc, l’enlevèrent presque de force à Jacopo, qui restitua au Bettini son carton. Michel-Ange fut très-irrité de l’injure qui avait été faite à son ami. Il manifesta son mécontentement à Jacopo, qui cependant ne pouvait être accusé de déloyauté ; car, bien qu’il eût reçu cinquante écus pour sa Vénus, il ne l’avait cédée que sur l’ordre du duc son seigneur. Quelques personnes assurent même que les excessives exigences du Bettini furent surtout la cause de tout ce qui arriva en cette circonstance.

Les bénéfices que le Pontormo avait réalisés lui permirent de songer à arranger sa maison ; toutefois il n’y opéra que des changements de peu d’ importance. On prétend qu’il avait l’intention de l’embellir ; mais soit que l’état de sa fortune s’opposât à ce qu’il entreprît de grandes dépenses, soit pour toute autre raison, il en fit une retraite en harmonie avec son caractère fantasque et sauvage, plutôt qu’une habitation commode et convenable. On ne pouvait pénétrer dans sa chambre qu’au moyen d’un escalier en bois qu’il tirait à lui, à l’aide d’une poulie, lorsqu’il y était entré.

Il travaillait seulement pour les personnes qui lui plaisaient, et quand bon lui semblait. Plusieurs fois des gentilshommes, et entre autres le magnifique Octavien de Médicis, qui lui demandaient des tableaux de sa main, éprouvèrent des refus, tandis qu’il acceptait à vil prix, d’un homme de basse condition, toute espèce de travail. Ainsi, il fit en payement de quelques constructions une superbe Madone pour le Rossino, son maçon, qui sous un air de bonhomie cachait une grande finesse. Le Rossino lui arracha en outre un admirable portrait du cardinal Jules de Médicis, copié d’après Raphaël, et un beau Crucifiement, qu’il vendit à Messer Octavien de Médicis comme étant du Pontormo ; mais on sait de source certaine qu’il est du Bronzino, qui le peignit entièrement de sa main, pendant son séjour à la Chartreuse avec Jacopo. Les trois tableaux que le Rossino eut l’adresse d’obtenir de notre artiste appartiennent aujourd’hui à Messer Alexandre de Médicis, fils d’Octavien. Bien que cette manière d’agir du Pontormo et que son humeur solitaire soient loin de mériter d’être approuvées, on peut cependant les excuser. Tout artiste est libre de travailler pour qui lui plaît et lorsque bon lui semble, et s’il fait du tort à quelqu’un ce n’est qu’à lui-même. Quant à la vie solitaire, j’ai toujours entendu dire qu’elle est favorable à l’étude, et lors même qu’il en serait autrement, je ne crois pas que l’on doive blâmer celui qui, sans offenser Dieu ni le prochain, vit à sa guise et de la façon qui convient à son caractère.

Revenons aux ouvrages de Jacopo. Le duc Alexandre ayant restauré en partie la ville de Careggi, bâtie jadis par Cosme l’Ancien, à deux milles de Florence, ordonna que les deux loges qui flanquent la cour du labyrinthe fussent décorées par le Pontormo. Le duc exigea que notre artiste prît avec lui des auxiliaires, afin que cette entreprise fût promptement achevée. Jacopo s’associa donc le Bronzino, lequel peignit dans cinq des pendentifs d’une des loges cinq figures, c’est-à-dire la Fortune, la Justice, la Victoire, la Paix et la Renommée. Le sixième et dernier pendentif fut orné d’un Amour, par Jacopo lui-même, qui dessina ensuite plusieurs enfants tenant divers animaux, qu’il fit peindre, à l’exception d’un seul, par le Bronzino, dans le compartiment ovale de la voûte. Tandis que le Pontormo et le Bronzino travaillaient à ces figures, Jacone Pier Francesco di Sandro et d’autres artistes exécutaient les encadrements, de sorte que la décoration complète de l’une des loges fut terminée au bout de très-peu de temps, le 13 décembre 1536, à la grande satisfaction du duc Alexandre, Les peintures de l’autre loge auraient été également conduites a fin avec célérité selon le désir de Son Excellence, si malheureusement cet illustrissime seigneur n’eût été assassiné le sixième jour du mois suivant, par son parent Lorenzino.

Le duc Cosme, après avoir succédé à Alexandre, et remporté la victoire de Montemurlo, s’occupa d’embellir la villa de Castello, comme nous l’avons dit dans la biographie du Tribolo. Son Excellence, pour complaire à la signora Donna Maria, sa mère, chargea le Pontormo de décorer la première loge, que l’on trouve en entrant à gauche dans le palais. Jacopo commença par y faire peindre tous les encadrements d’après ses dessins par le Bronzino et les autres artistes qui l’avaient aidé à Careggi. Puis, il se séquestra sévèrement pour exécuter à sa fantaisie ses principaux sujets, qu’il croyait devoir être bien supérieurs à ceux de la villa Careggi. Pour arriver à ce résultat, il n’épargna ni soins ni temps, ce qui lui était du reste facile, car il recevait chaque mois huit écus de Son Excellence. Enfin, il tenait depuis cinq ans la loge fermée à tous les regards, lorsqu’un jour la signora Donna Maria lui commanda de jeter immédiatement à bas ses échafaudages et ses barricades. À force de prières, il obtint cependant un délai de quelques jours, dont il profita pour opérer différentes retouches, et pour disposer une toile de son invention qui devait servir à clore la loge, en l’absence de les seigneuries, et à défendre ses peintures contre les injures de l’air.

Chacun pensant que notre artiste s’était surpassé lui-même, espérait voir un chef-d’œuvre ; mais il n’en fut pas ainsi. En effet, les figures de Jacopo, sans être entièrement dépourvues de qualités, paraissent mal proportionnées, et se présentent dans des attitudes étranges et avec des contorsions démesurées. Jacopo cherchait à s’excuser en disant qu’il n’avait jamais travaillé qu’à contre-cœur dans cette loge, parce que sa situation hors de la ville l’exposait aux ravages de la guerre. Il pouvait se dispenser d’éprouver cette crainte, car l’air et le temps se sont chargés de détruire peu à peu ses peintures, attendu qu’il les avait exécutées à l’huile, sur un enduit sec (20). Au milieu de la voûte, il fit Saturne avec le signe du Capricorne, Mars hermaphrodite avec le signe du Lion et celui de la Vierge, et plusieurs enfants voltigeant dans les airs. Il représenta en outre la Philosophie, l’Astrologie, la Géométrie, la Musique, l’Arithmétique, et une Gérés, qu’il accompagna de médaillons renfermant des sujets en rapport avec ces figures. Bien que cet ouvrage n’obtînt pas un grand succès, et fût même très-loin de répondre à l’idée qu’on s’en était formée, le duc montra qu’il n’en était pas mécontent et continua d’employer en toute occasion le Pontormo, qui devait aux belles et nombreuses productions de son passé la haute considération dont il ne cessait point d’être entouré.

Le seigneur duc, ayant attiré de Flandre à Florence Maestro Giovanni Rosso et Maestro Niccolò, habiles ouvriers en tapisserie, pour qu’ils enseignassent leur art aux Florentins, ordonna que l’on exécutât, pour la salle du conseil des Deux Cents, des tapisseries tissues d’or et de soie, d’après les cartons du Bronzino et du Pontormo. Ce dernier représenta Jacob apprenant la mort de son fils Joseph et reconnaissant sa robe ensanglantée ; puis Joseph laissant son manteau entre les mains de la femme de Putiphar. Ces deux cartons ne plurent ni au duc ni aux ouvriers flamands, et comme ils jugèrent qu’ils ne réussiraient point en tapisserie, le Pontormo retourna à ses travaux accoutumés et peignit une Madone que le duc donna au signor Don… qui l’emporta en Espagne.

À l’exemple de ses ancêtres, le seigneur duc a constamment cherché à embellir Florence : aussi songea-t-il à faire peindre la grande chapelle du temple de San-Lorenzo, construite jadis par Cosme l’Ancien. Il confia cette entreprise au Pontormo, soit de sa propre volonté, soit qu’il eût cédé, comme on l’assure, aux sollicitations de Messer Pier-Francesco Ricci, son majordome. Le Pontormo fut enchanté de cette faveur. Si l’immensité du travail qui lui était alloué l’effrayait un peu, car il était déjà assez avancé en âge, d’un autre côté, il considérait qu’il ne pouvait rencontrer un plus vaste champ pour déployer son talent. Quelques personnes prétendent qu’en se voyant préféré au célèbre Salviati, qui venait de décorer avec succès, dans le palais, l’ancienne salie de la Seigneurie, il s’écria qu’il montrerait comment on devait dessiner et peindre à fresque. Il aurait encore ajouté que les autres peintres n’étaient que des barbouilleurs, et maintes insolences du même genre. Mais j’ai toujours connu Jacopo pour un homme modeste, et je l'ai toujours entendu s’exprimer sur le compte de chacun en termes honorables. Je pense donc qu’il n’a jamais laissé sortir de sa bouche de semblables paroles, qui ne conviennent qu’à des présomptueux et à des fanfarons. J’aurais pu taire ces choses ; mais, pour remplir tout entier le devoir d’un fidèle et véridique historien, je n’ai point voulu les passer sous silence. Ces bruits injurieux à Jacopo eurent cours principalement parmi les artistes ; mais, je le répète, je l’ai toujours connu trop modeste pour ne pas croire fermement que les propos qu’on lui attribue aient été inventés par ses ennemis.

Le Pontormo travailla onze années dans la chapelle de San-Lorenzo sans permettre à personne, pas même à ses amis, d’y pénétrer ni d’y jeter un coup d’œil. Quelques jeunes gens seulement, qui dessinaient dans la sacristie de Michel-Ange, montèrent sur le toit de l’église, enlevèrent des tuiles et pratiquèrent un trou au travers duquel il virent tout ce qu’il avait fait. Jacopo s’en aperçut, et, bien que l’on raconte qu’il ait cherché à se venger de ces jeunes indiscrets, il se contenta, malgré sa colère, de se calfeutrer plus hermétiquement. Mu par l’espoir de surpasser tous ses rivaux et peut-être, comme on le prétend, Michel-Ange lui-même, il peignit en divers compartiments, dans la partie supérieure de la chapelle, la Création d’Adam et d’Ève, leur Désobéissance, leur Expulsion du Paradis, leurs Travaux sur la terre, le Sacrifice d’Abel, la Mort de Caïn, la Bénédiction des enfants de Noé, et la Construction de l’Arche. Il représenta ensuite sur l’une des parois, dont la dimension est de quinze brasses en tous sens, un Déluge universel, où l’on voit une foule de cadavres et Noé conversant avec Dieu. Sur l’autre paroi, il figura une Résurrection universelle, où domine une confusion égale, pour ainsi dire, à celle qui régnera au jour suprême. Vis-à-vis de l’autel entre les fenêtres, il groupa, de chaque côté, des personnages nus, qui sortent de terre et montent au ciel. Au-dessus des fenêtres, des anges environnent le Christ, qui dans toute sa majesté ressuscite les morts pour les juger (6). Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi Jacopo, qui ne manquait ni de tact ni d’esprit et qui fréquentait des savants et des lettrés, a placé sous les pieds du Christ Dieu le Père créant Adam et Ève. Je lui reprocherai encore de n’avoir observé ni ordre, ni règle, ni mesure ; de n’avoir varié ni ses têtes ni sa couleur, et de n’avoir tenu aucun compte de la perspective. En un mot, le dessin, le coloris et l’ajustement de ses figures offrent un aspect si triste, que, malgré mon titre de peintre, je déclare n’y rien comprendre et laisser chacun libre d’en penser ce que bon lui semblera. En agissant autrement, je croirais commettre un acte de folie semblable à celui qu’il fit en employant onze années de sa vie à produire un tel résultat. Cette composition renferme bien quelques torses, quelques membres, quelques attaches merveilleusement étudiés, car Jacopo avait eu soin d’exécuter des maquettes en terre d’un fini extraordinaire ; mais tout cela pèche par l’ensemble. La plupart des torses sont trop grands, tandis que les bras et les jambes sont trop petits. Quant aux tètes, elles sont totalement dépourvues de cette grâce et de cette beauté singulière que l’on admire dans ses autres peintures. Il semble ici ne s’être occupé de certains morceaux que pour négliger les plus importants. En somme, loin de se montrer dans ce travail supérieur aux autres artistes, il resta inférieur à lui-même, ce qui prouve qu’en voulant forcer la nature on aboutit à se priver des qualités que l’on devait à sa libéralité. Mais Jacopo n’a-t-il pas droit à notre indulgence ? Les artistes ne sont-ils pas exposés à se tromper de même que les autres hommes ? Le bon Homère, suivant le proverbe, ne s’endort —il pas quelquefois, lui aussi ? Jacopo, en dépit de ses erreurs, ne laissera donc pas d’avoir donné dans tous ses ouvrages des preuves d’un talent estimable. Comme il mourut avant d’avoir terminé son Jugement universel, on prétendit que sa mort avait été causée par l’extrême mécontentement de lui-même, où il était tombé ; mais la vérité est que la vieillesse, et que la fatigue qu’il éprouva en modelant des maquettes et en travaillant à fresque, lui occasionnèrent une hydropisie qui le conduisit au tombeau, à l’âge de soixante-cinq ans.

Après la mort de Jacopo, on trouva dans sa maison une foule de dessins, de cartons et de maquettes, et une belle Madone qu’il avait peinte maintes années auparavant. Ce tableau fut vendu par ses héritiers à Piero Salviati.

Jacopo fut inhumé dans le premier cloître de l’église des Servîtes, au-dessous de son tableau de la Visitation. Tous les peintres, les sculpteurs et les architectes qui étaient alors à Florence, assistèrent à ses obsèques.

Le Pontormo était d’une sobriété excessive, sa table et ses vêtements étaient d’une modestie qui approchait de la misère ; il vécut presque toujours seul, sans vouloir que personne le servît ni même préparât ses aliments. Pourtant, dans ses dernières années, il admit dans sa maison Battista Naldini (7) ; ce jeune homme prit soin de lui, et en revanche fit sous sa direction de grands progrès en dessin, qui lui présagent un bel avenir.

Vers la fin de sa vie, le Pontormo fut particulièrement lié avec Pier Francesco Vernacci et Don Vincenzio Borghini ; quelquefois, mais rarement, il dînait avec eux pour se récréer. Son ami le plus intime fut sans contredit le Bronzino, qui ne cessa jamais d’être reconnaissant des bienfaits qu’il en avait reçus.

Le Pontormo avait d’étranges lubies, il redoutait tellement la mort qu’il ne voulait point en entendre parler, et qu’il fuyait les enterrements comme la peste. Il n’allait jamais à une fête ni dans les endroits où la foule se portait, de peur d’être étouffé ; il aimait la solitude au delà de toute expression. Parfois, au moment de peindre, il se laissait entraîner à des rêveries si profondes, qu’il passait la journée sans avoir touché à son pinceau. Il est à croire que cela lui arriva souvent dans la chapelle de SanLorenzo, car, lorsqu’il ne tombait point dans de semblables irrésolutions, il était prompt à exécuter ce qu’il avait en tête (8).



Avoir rivalisé avec Léonard pour la science du modelé, avec Andrea del Sarto pour la grâce du jet, avec le Ricamatore pour le goût dans la décoration, avec les maîtres les plus distingués de l’école vénitienne, pour la beauté locale du ton ; avoir supporté glorieusement la collaboration de Michel-Ange, puis consentir à répudier les puissantes vierges italiennes, aux formes suaves et arrondies, pour copier servilement les longues et baroques figures de l’Allemagne ; et enfin, passer onze ans de sa vie à couvrir de fresques la chapelle de San-Lorenzo pour aboutir à se couvrir de ridicule : ne sont-ce pas là des choses plus singulières encore à expliquer que malheureuses, puisque le Pontormo, après tout, a laissé, en regard des bizarries de son âge mûr, les éminentes productions de sa jeunesse ?

Ces étranges contrastes de réussite extraordinaire et d’avortement complet, que nous offre la vie du Pontormo, si l’on examine les causes qui les ont déterminés, sont, il nous semble, autant de preuves irrécusables à l’appui de ces assertions que, plus d’une fois déjà, nous avons eu occasion d’ émettre, à savoir que les maîtres des beaux siècles puisaient essentiellement leur force dans leur union, et qu’ils ne peuvent être compris qu’à la condition de n’être point séparés de leur entourage. En effet, l’œuvre de ces temps est bien plutôt collective qu’individuelle.

Tant que le Pontormo travaille avec Andrea del Sarto, avec Piero di Cosimo, avec Michel-Ange, ses toiles se colorent du reflet des chefs-d’œuvre qui s’exécutent autour de lui. Il est enfant de la grande famille florentine, et non un plagiaire, car Andrea le jalouse ; sa manière n’est ni exclusive ni aveugle, car la voix publique le force à venir prêter le charme de sa couleur à son seigneur et maître, au grand Michel-Ange. Il est une des mille formes qu’a revêtues la pensée florentine, tantôt élégante, tantôt grandiose, toujours sévère. Ainsi, tant que le Pontormo appartient corps et âme à l'école florentine, tant que les œuvres consciencieuses qu’il ne livre à la publicité qu’avec peine, et qu’il exécute cependant avec célérité, peuvent être attribuées séparément à chacun des maîtres qui l’entourent, c’est alors qu’il est vraiment fort, vraiment original. Rameau puissant de l’arbre florentin, il se développe comme ses frères dans son sens intime, et néanmoins, il conserve la physionomie frappante de la famille ; bien différent de l’artiste moderne qui va demander ses inspirations à la solitude, et s’efforce de s’enfermer dans un cercle infranchissable, autant pour n’être pas influencé par ceux qui produisent près de lui, que de peur qu’on ne lui ravisse la donnée autour de laquelle il s’enroule et qu’il veut se réserver en toute propriété.

Quand le talent du Pontormo commence-t-il à décroître ? Quand la versatilité et l’esprit de système viennent-ils le mettre hors du combat ? N’est-ce pas dès qu’il se retire en lui-même, dès qu’il prétend s’isoler, non pas seulement intellectuellement, mais encore matériellement ? N’est-ce pas dès qu’il se met en dehors de cette sphère d’activité où se trouvent entraînés pèle mêle tous les astres brillants de la pléiade florentine ? Cette vie publique de l’artiste, ces concours, ces rivalités permanentes, ces ateliers toujours pleins, ces admirations des jeunes gens, ces jalousies des hommes arrivés, ces récriminations des vieillards dont on ne veut plus, et des insolents dont on ne veut pas encore ; tout cela, c’était l’atmosphère de l’artiste de cette époque, c’était le sol que ses pieds ne devaient pas quitter, sous peine, comme le géant Antée, de sentir à l’instant son âme se retirer de lui. Pour la solitude, il faut un Michel-Ange, et encore la vie de Michel-Ange est-elle plutôt le silence que la solitude.

NOTES.

(1) C’est-à-dire Laurent le Magnifique, père de Léon X. Vasari l’appelle toujours Laurent l’Ancien, bien que ce surnom soit ordinairement appliqué à Laurent, frère de Cosme, pater patriæ.

(2) Jacopo Nardi écrivit l'histoire de Florence et traduisit Tite-Live.

(3) Vasari écrit la porte San-Friano, mais il faut lire la porte al Prato.

(4) Ce tableau n’existe plus.

(5) Ces peintures ont été badigeonnées.

(6) Toutes ces fresques ont été effacées.

(7) Battista Naldini, né en 1537, vivait en 1590. On ignore la date précise de sa mort.

(8) Le musée du Louvre possède du Pontormo deux tableaux : une Sainte Famille et le portrait présumé de Giovanni delle Corniole, et trois dessins représentant la Naissance de la Vierge, un Enfant, et Jésus debout entre les genoux de sa mère et recevant les hommages de plusieurs bienheureux.