Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 9/Jacopo Sansovino


JACOPO SANSOVINO,

SCULPTEUR ET ARCHITECTE,

DE LA SÉRÉNISSIME RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE.



Le nom des Tatti se trouve mentionné dans les registres de la commune de Florence, dès l’an 1300. Cette famille originaire de la noble ville de Lucques fut toujours riche en hommes de talent, que les Médicis se plurent à protéger.

Jacopo Tatti, duquel nous écrivons à présent la vie, naquit au mois de janvier de l’an 1477 (1) père se nommait Antonio, et sa mère Francesca. Dans son enfance, on lui enseigna les premiers éléments des lettres, et il déploya dans cet exercice une remarquable intelligence. Bientôt il se mit à dessiner de lui-même, et montra que l’art était sa véritable vocation. Ce n’était plus qu’à contre-cœur qu’il allait à l’école, et qu’il se livrait à l’aride et ennuyeuse étude de la grammaire. Francesca, empressée de seconder les dispositions de son fils, lui donna secrètement un maître de dessin. Elle désirait qu’il fût sculpteur, et peut-être, tirant un heureux augure du hasard qui avait fait naître Jacopo et

jacopo sansovino.
Michel-Ange dans la Via Santa-Maria, près de la Via

Ghibellina, rêvait-elle déjà pour notre jeune artiste une gloire égale à celle que commençait à acquérir le Buonarroti.

Peu de temps après, Jacopo fut mis chez un marchand pour apprendre le commerce, mais il manifesta pour ce métier encore plus de répugnance que pour la grammaire, et il se remua si bien, qu’il obtint de son père la permission de suivre librement ses inclinations. Il entra aussitôt dans l’atelier d’Andrea Contucci de Monte-Sansovino, qui était alors occupé à Florence à sculpter en marbre deux figures. Andrea était regardé en Italie et en Espagne comme le statuaire et l’architecte le plus habile qu’il y eût après le Buonarroti. Convaincu que Jacopo serait un jour un homme d’un talent éminent, il n’épargna aucun soin pour en faire un disciple digne de lui. De son côté, Jacopo profita si bien des bonnes leçons d’Andrea, que l’on devina qu’il ne tarderait pas à l’égaler, et même à le surpasser de beaucoup. Il existait entre le maître et l’élève un attachement tellement semblable à celui qu’une puissance secrète forme entre le père et le fds, que le public sembla oublier le nom de famille de Jacopo pour ne plus l’appeler que le Sansovino.

Jacopo était aidé par la nature au point que, tout en apportant parfois peu d’application à ses ouvrages, ils se distinguaient toujours néanmoins par une facilité, une grâce et une élégance ravissantes. Ses moindres croquis, ses moindres ébauches avaient un mouvement et une fierté rares. Une étroite amitié avait uni dès leur enfance Andrea del Sarto et notre Jacopo. Cette intimité fut très-utile à l’un et à l’autre. La conformité de manière, qu’une étude commune du dessin avait mise dans leurs productions, leur permettait de résoudre ensemble les difficultés de l’art, et d’établir entre eux un utile échange de talent. Ainsi, le saint Jean Evangéliste (2) qui est dans le tableau de saint François, peint par Andrea del Sarto pour les religieuses de la Via-Pentolini, fut copié d’après un beau modèle en terre, que Jacopo Sansovino avait exécuté en concurrence de Baccio da Montelupo, pour la confrérie de la porte Santa-Maria, qui voulait orner d’une statue en bronze, haute de quatre brasses, une niche pratiquée à l’encoignure d’Orsanmichele. Bien que le modèle de Jacopo fût plus beau que celui de Baccio, ce dernier maître, grâce à son âge, sortit victorieux du concours, et obtint la commande. Le saint Jean Evangéliste de Jacopo appartient aujourd’hui aux héritiers de Nanni Unghero (3). Jacopo, étant ami de ce Nanni, lui modela en terre quelques enfants et un saint Nicolas de Tolentino, qui furent ensuite sculptés en bois, et placés dans la chapelle dédiée à ce bienheureux, à Santo-Spirito.

Ces divers ouvrages rendirent Jacopo célèbre parmi les artistes de Florence, et furent cause que Giuliano da San-Gallo, architecte du pape Jules II, le conduisit à Borne où il étudia avec ardeur les antiques du Belvédère. Bramante, qui habitait ce palais, ayant vu les dessins de Jacopo, et une statuette nue tenant un vase destiné à servir d’encrier, qu’il avait exécutée en terre, le prit tellement en amitié, qu’il le chargea, ainsique l’espagnol Alonzo Beruguetta (4), Zaccheria Zachi de Voiterra, et le Vecchio de Bologne, de modeler en cire le groupe de Laocoon pour le jeter en bronze. Lorsque les modèles hirent achevés, Bramante les montra à B.aphaél Sanzio d’Urbin, en le priant de décider quel était le meilleur des quatre. Raphaël jugea que le Sansovino, malgré sa jeunesse, avait de beaucoup surpassé tous ses rivaux. Le cardinal Domenico Grimani ordonna alors à Bramante de faire jeter en bronze le Laocoon de Jacopo. Ce groupe réussit parfaitement à la fonte, et dès qu’il fut réparé, on le remit au cardinal Grimani. Ce seigneur le conserva aussi précieusement que s’il eût été antique, et le légua, en mourant, à la sérénissime république de Venise, qui, après l’avoir gardé durant plusieurs années dans ia salle du conseil des Dix, le donna au cardinal de Lorraine qui le transporta en France.

Tandis que Sansovino augmentait chaque jour sa réputation à Rome, Giuliano da San-Gallo, chez lequel il demeurait à Borgo » Vecchio, tomba malade et partit pour Florence. Notre artiste obtint alors, par le crédit de Bramante, un logement dans le palais du cardinal de San-Clemente où habitait déjà Pietro de Pérouse, qui était occupé à décorer une voûte de la Torre-Borgia par l’ordre du pape Jules. Pietro tira parti pour son propre compte du talent de Sansovino, en lui faisant modeler en cire plusieurs sujets , et entre autres une magnifique Descente de croix. Tous ces morceaux furent recueillis plus tard par Messer Giovanni Gaddi, dans la maison duquel on les voit aujourd’hui, à Florence, sur la place di Madonna. Ces travaux mirent Sansovino en rapport avec Maestro Luca Signorelli de Cortona, Bramantino de Milan, Bernardino Pinturicchio (5), Cesare Cesariano, célèbre commentateur de Vitruve, et une foule d’autres personnages de distinction.

Bramante, pour arriver à ce que Jacopo fût connu du pape Jules II, lui fit confier la restauration de quelques antiques. Jacopo s’acquitta de cette tâche avec tant d’application et d’adresse, que Sa Sainteté et tous les artistes s’accordèrent à dire que l’on ne pouvait désirer rien de mieux.

Vivement aiguillonné par ces éloges, Sansovino se livra à l’étude avec une ardeur qui, jointe à certains excès de jeunesse, lui occasionna une grave maladie, qui le força de retourner à Florence, où l’air natal et les soins des médecins lui rendirent bientôt la santé.

À cette époque, Messer Pietro Pitti fut chargé de faire sculpter en marbre une Madone destinée à orner la façade de Mercato-Nuovo où est l’horloge. Cet honorable citoyen pensa que les vaillants maîtres, jeunes et vieux, qui se trouvaient à Florence, devaient être appelés à concourir pour ce travail. Quatre modèles furent présentés par Baccio da Montelupo, Zaccheria Zachi de Volterra, Baccio Bandinelli, et notre Sansovino. Lorenzo di Credi, peintre excellent et homme judicieux, proclama Sansovino vainqueur. Cette décision fut ratifiée par tous les autres juges, et par les artistes et les connaisseurs. L’entreprise fut donc allouée à Jacopo ; mais Averardo da Filicaia, qui était son ennemi et en même temps l’ami intime du Bandinelli l’un de ses rivaux, n’épargna rien pour traîner en longueur la livraison du bloc de marbre qui lui était nécessaire. Indignés de ce procédé, quelques citoyens confièrent à Jacopo l’exécution de l’un des grands apôtres de marbre de l’église de Santa-Maria-del-Fiore. Jacopo fit aussitôt un modèle qu’il céda à Messer Bindo Altoviti, et d’après lequel il sculpta un saint Jacques merveilleusement beau. Les vêtements, les bras et les mains sont traités avec tant de soin et d’habileté, que l’on ne saurait exiger rien de plus. Les draperies surtout sont d’une légèreté, d’une souplesse et d’un naturel que l’on peut proposer pour exemple. Ce saint Jacques resta dans l’œuvre de Santa-Maria-del-Fiore depuis le moment où il fut achevé jusqu’au mois de décembre de l’année 1565, époque à laquelle il fut placé dans l’église en l’honneur de la venue de la reine Jeanne d’Autriche, femme de Don François de Médicis, prince de Florence et de Sienne.

Vers le même temps Jacopo conduisit à fin, pour Messer Giovanni Gaddi, uneVénus en marbre d’après un superbe modèle qui appartenait à Messer Francesco Montevarchi, lorsqu’il fut détruit, l’an 1558, par le débordement de l’Arno. Messer Giovanni Gaddi possède encore un cigne en marbre, un enfant et plusieurs autres productions de Jacopo. Notre artiste fit sculpter par Benedetto da Rovezzano, dans la maison de Messer Bindo Altoviti, une magnifique cheminée en pierre de macigno, qu’il enrichit lui-méme d’un précieux bas-relief représentant Vulcain et différentes divinités. Mais on admire bien davantage les deux enfants en marbre qui tenaient, au-dessus de la cheminée, les armes des Altoviti. Ces figures ont été enlevées par Don Luis de Tolède, qui habite la maison de Messer Bindo, et qui les a transportées dans son jardin situé derrière le couvent des Serviles de Florence. Deux autres enfants en marbre, d’une beauté extraordinaire, servant de support à des armoiries dans la maison de Giovan-Francesco Ridolfi, sont également dus au ciseau deSansovino.

Ces ouvrages ayant valu à Jacopo une haute réputation à Florence, Giovanni Bartolini lui demanda un jeune Bacchus en marbre, et grand comme nature, qu’il destinait à orner une maison qu’il avait bâtie dans son jardin de Gualfonda. Le modèle de Sansovino plut tellement à Giovanni, que celui-ci s’empressa de lui envoyer un bloc de marbre. De son côté Jacopo se mit au travail avec une telle ardeur, que sa main semblait aller aussi vite que son esprit. Déterminé à créer un chef-d’œuvre parfait, il exécuta son Bacchus entièrement d’après nature. Malgré la rigueur de l’hiver, il faisait poser nu, dans son atelier, une bonne p’artie de la journée, un de ses apprentis nommé Pippo dei Fabbro. Sa statue, une fois achevée, fut regardée coumie le plus beau morceau qui eût jamais été produit par un maître moderne. Bacchus est représenté tenant une coupe entre ses doigts. Cette figure dans son ensemble est si vraie et si savamment entendue, les bras et les jambes sont si bien proportionnés et si bien attachés au torse, qu’on est tenté de la prendre pour la nature meme (6). Tant que Giovanni vécut, elle resta à Gualfonda où elle fut visitée et admirée par tous les Florentins et par les étrangers : mais après la mort de Giovanni, elle fut donnée par son frère Gherardo au duc Cosme, qui la conserve précieusement dans ses appartements avec une foule d’autres belles statues de marbre. Sansovino fit en outre, pour Giovanni, un magnifique Christ en bois qui est aujourd’hui dans la maison des Bartolini en compagnie de plusieurs antiques et de divers ouvrages de Michel-Ange.

L’an 1515, la venue du pape Léon X à Florence fut le sujet de riches travaux de décoration. Sa Seigneurie et Julien de Médicis ordonnèrent que l’on construisît en bois des arcs de triomphe en différents endroits de la ville. Non-seulement Sansovino fournit les dessins de plusieurs de ces monuments, mais encore il entreprit avec Andrea del Sarto d’exécuter en bois, pour Santa-Maria-del-Fiore, une façade temporaire ornée de statues et de bas-reliefs. Comme nous avons suffisamment parlé ailleurs (7) des toiles dont on couvrait, à l’occasion de la Saint-Jean et d’autres fêtes solennelles, la place de Santa-Maria-del-Fiore et celle de San-Giovanni, nous nous contenterons de dire que, sous ces tentes, Jacopo disposa une façade d’ordre corinthien en guise d’arc de triomphe. Sur un immense soubassement il éleva plusieurs rangs de colonnes, deux par deux. Les intervalles étaient occupés par des niches qui renfermaient les statues des apôtres. Au-dessus des niches étaient des sujets de l’Ancien Testament peints en bronze, dont quelques-uns se voient encore aujourd’hui dans la maison Lanfredini. Les colonnes supportaient un entablement soumis à des ressauts multipliés, et surmonté d’un superbe fronton. Dans les tympans et sous les arcades, Andrea del Sarto peignit de beaux sujets en clair-obscur. L’aspect de cette façade était si majestueux, que Léon X s’écria en la voyant : « Quel dommage que « ce ne soit pas la véritable façade ! » Sansovino fit encore, en l’honneur de l’entrée du pape à Florence, un cheval sautant par-dessus une figure couchée, de neuf brasses de dimension (8). Ce groupe, placé sur un piédestal de maçonnerie, fut très-admiré par le souverain pontife : aussi Sansovino en reçut-il l’accueil le plus gracieux lorsque Jacopo Salviati le mena baiser les pieds de Sa Sainteté.

Léon X, après son entrevue à Bologne avec le roi François Ier, étant revenu à Florence, Sansovino éleva, du côté de la porte San-Gallo, un nouvel arc de triomphe qu’il orna de statues et de peintures, et où il déploya son habileté accoutumée.

Le pape ayant ensuite résolu d’enrichir d’une façade en marbre l’église de San-Lorenzo, notre artiste, pendant que l’on attendait de Rome Raphaël et Michel-Ange, fit un dessin qui fut universellement approuvé, et d’après lequel Baccio d’Agnolo exécuta un magnifique modèle en bois. Michel-Ange ayant présenté de son côté un modèle, les deux rivaux eurent ordre de se rendre à Pietrasanta pour exploiter des marbres. Ils en trouvèrent une grande quantité, mais d’un transport extrêmement difficile. Ils perdirent un temps énorme à cette recherche, si bien que, lorsqu’ils regagnèrent Florence, le pape était parti pour Rome. Ils s’empressèrent tous deux de rejoindre Sa Sainteté. Sansovino n’étant arrivé qu’au moment où le Buonarroti était occupé à montrer son modèle à Léon X, dans la Torre-Borgia, fut complètement frustré de ses espérances. Il comptait au moins être chargé d’une partie des statues, car il avait la parole du pape ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir que le Buonarroti voulait être seul.

Afin de ne pas avoir fait un voyage inutile, le Sansovino se fixa à Rome pour se fortifier dans la sculpture et l’architecture. Il acheva alors, pour le Florentin Giovan-Francesco Martelli, une belle Madone en marbre, plus grande que nature, qui fut placée sur un autel de l’église de Sant’-Agostino. Il donna le modèle en terre de cette statue au prieur Salviati, qui le mit dans une chapelle de son palais, situé à l’encoignure de la place de San-Pietro, à l’entrée du Borgo-Nuovo.

Peu de temps après, il fit pour l’autel de la chapelle construite dans l’église des Espagnols, à Rome, par le cardinal Alborense, un saint Jacques en marbre, qui fut très-admiré et lui valut une grande réputation.

Tout en s’occupant de ces statues, Sansovino exécuta les dessins et le modèle de San-Marcello, des Servîtes. Il entreprit meme la bâtisse de cette église ; mais on renonça à cet ouvrage.il construisit ensuite, pour Messer Marco Coscia, une superbe loggia sur la voie Flaminienne ; puis il sculpta un Crucifix en bois pour la confrérie del Crocefisso de l’église de San-Marcello, et commença, hors de Rome, l’édification de la villa du cardinal di Monte, sur l’Acqua-Vergine. Le beau buste en marbre de ce cardinal, qui est aujourd’hui au-dessus de la porte principale du palais du signor Fabiano, à Monte-Sansovino, est peut-être une production de notre artiste. Parmi ses premiers essais en architecture, nous citerons encore l’heureuse distribution de la maison de Messer Luigi Leoni, et le palais des Gaddi, dans la rue des Banchi. Ce palais, aussi noble que bien disposé dans son intérieur, fut acheté aux Gaddi par Filippo Strozzi.

À cette époque, les Allemands, les Espagnols et les Français avaient déjà construit à Rome, ou étaient en train d’y construire des églises nationales. Les Florentins, secondés par Léon X, résolurent de rivaliser avec les autres puissances. Le pape donna ses pouvoirs à Lodovico Capponi, alors consul de la nation florentine, lequel décida que l’on élèverait à l’entrée de la Strada Giulia, sur le bord du Tibre, une immense église dédiée à saint Jean Baptiste, et qui surpasserait en magnificence et en grandeur les temples de toutes les autres nations. Raphaël d’Urbin, Antonio da San-Gallo, Baldassare Peruzzi et le Sansovino présentèrent des dessins. Le pape préféra celui de Sansovino qui, conformément au plan que l’on voit dans le second livre d’architecture de Sebastiano Serlio, avait projeté de placer une tribune à chacun des quatre angles de son édifice, et une plus grande au milieu. Tous les chefs de la nation florentine s’étant rangés à l’avis du pape, on commença à jeter les fondations de l’église, qui devait avoir vingt-deux cannes de longueur. Comme on voulait que la façade fût en harmonie avec l’alignement des maisons de la Strada Giulia, le terrain se trouva insuffisant et l’on fut forcé d’empiéter de quinze cannes sur le lit du Tibre, et d’établir une partie de la construction dans l’eau. Cet expédient, à cause de sa difficulté même, plut à beaucoup de gens ; mais il nécessita une dépense de plus de quarante mille écus, qui aurait payé largement la moitié de la construction des murs de l’église. Sur ces entrefaites, le Sansovino, en surveillant ses travaux, fit une chute et se blessa grièvement. Obligé de retourner à Florence pour se guérir, il laissa à Antonio da San-Gallo le soin de le suppléer. Malheureusement, la mort, en frappant Léon X, enleva à la nation florentine son principal appui, et l’exécution de l’église resta suspendue durant le règne entier d’Adrien VI. Enfin, Clément VII étant monté sur le trône pontifical, le Sansovino fut rappelé pour donner suite à la réalisation de son plan. Il se remit donc à l’œuvre, et entreprit en même temps le tombeau du cardinal d’Aragon et celui du cardinal Aginense. Sansovino était alors, pour ainsi dire, maître à Rome ; les seigneurs lui confiaient les travaux les plus importants ; trois papes l’avaient honoré de leur faveur, et Léon X, entre autres, lui avait accordé un cavaliérat de San-Pietro, qu’il vendit pendant sa maladie. Déjà, il avait commencé à sculpter les ornements et achevé les modèles des figures des tombeaux des cardinaux d’Aragon et Aginense, lorsque Dieu, pour châtier Porgueil de Rome, permit que le connétable de Bourbon livrât cette ville au pillage, le 6 mai 1527. Ce désastre contraignit Jacopo à s’enfuir de Rome. Il se réfugia à Venise, pour de là passer en France, où, depuis longtemps, le roi l’avait invité à se rendre ; mais le prince Andrea Gritti le détermina à se fixer à Venise. Peu de jours avant l’arrivée de Jacopo, le cardinal Domenico Grimani avait justement parlé, au prince Andrea, de notre artiste, comme du seul homme capable de restaurer les coupoles de l’église de San-Marco, que leur vétusté, la faiblesse de leurs fondations et le vice de leur construction avaient amenées à un tel état de détérioration, que l’on craignait de les voir s’écrouler. Aussi, dès qu’Andrea Gritti eut appris que Jacopo était à Venise, il l’accueillit de la manière la plus gracieuse, et le pria d’empécher la ruine des coupoles. Sansovino s’engagea sans hésiter à remédier au mal. Il garnit d’abord l’intérieur des coupoles de solides armatures en bois, puis il les entoura, en dehors, d’un cercle en fer, et leur assura une solidité à toute épreuve en renouvelant les fondations des pilastres qui leur servaient de support. Ce travail excita l’admiration de Venise et contenta au plus haut point le prince Gritti. Le sérénissime sénat récompensa Sansovino en l’appelant à succéder à l’architecte des procurateurs de San-Marco, qui venait de mourir, et en lui donnant une maison pour son habitation et un traitement honorable.

Sansovino remplit les devoirs que lui imposait son emploi avec une attention scrupuleuse, aussi bien pour ce qui avait rapport à la tenue des livres, dont il était chargé, que pour ce qui concernait la surintendance de l’église de San-Marco et des bâtiments adjacents, et tant d’autres affaires qui dépendaient de la procuratie. Il s’appliqua à agrandir et à enrichir l’église, la place publique et la ville ; chose que n’avait faite aucun de ses prédécesseurs. Grâce à son esprit fertile en expédients, il sut accroître les revenus de la procuratie, et toujours par des moyens peu ou nullement coûteux. Ainsi, l’an 1629, après en avoir conféré avec le prince Gritti, il déblaya les échoppes des bouchers et les taudis en bois qui encombraient les deux colonnes de la place et offraient un spectacle ignoble ; puis il transporta les échoppes à l’endroit où elles sont aujourd’hui, et il construisit quelques boutiques d’herboristes, ce qui, tout en contribuant à l’ornement de la ville, augmenta de sept cents ducats les rentes de la procuratie. À peu de temps de là, Sansovino jeta à bas, dans la Merceria, près de l’horloge, une maison qui produisait annuellement vingt-six ducats ; mais, sa démolition ayant ouvert une rue qui conduisait à la Sparadia, donna une nouvelle valeur aux maisons et aux boutiques d’alentour, dont le loyer fut élevé de cent cinquante ducats. À cette somme Sansovino ajouta encore quatre cents ducats, en bâtissant dans le meme endroit riiôtellerie del Pellegrino et en en établissant une seconde dans le Campo-Rusolo. Enfin, il apporta de semblables améliorations dans d’autres maisons et boutiques à Pescaria et ailleurs, si bien que la procuratie gagna, par ses soins, plus de deux mille ducats de revenu.

Vers cette époque, Sansovino commença la belle et riche bibliothèque de San-Marco qu’il décora de deux ordres, l’un dorique, l’autre ionique. Les corniches, les colonnes, les chapiteaux, les bas-reliefs, les stucs, les peintures, et en un mot les ornements de tout genre que l’on admire dans cet édifice, lui donnent un aspect imposant de majesté et de grandeur, et témoignent hautement du talent de notre artiste. Jusqu’alors on n’avait obéi à Venise, pour la construction des maisons et des palais, qu’à une vieille et vicieuse routine ; mais bientôt, à l’exemple de Sansovino, on entra dans une meilleure voie, et l’on suivit les règles tracées par Vitruve. Des connaisseurs, qui ont visité bien des pays, prétendent que la bibliothèque de San-Marco n’a pas sa pareille au monde (9).

Sansovino bâtit ensuite au-delà du Rialto, sur le Canal-Grande, le palais de Messer Giovanni Delfino, qui coûta trente mille ducats, et à San-Girolamo celui de Messer Lionardo Moro qui ressemble à un château fort. Le palais de Messer Luigi de’ Garzoni, situé à Ponte-Casale, et dont chacune des faces est de treize pas plus large que le fondaco de’ Tedeschi, a été aussi construit par Jacopo qui l’orna de quatre superbes statues sculptées par lui-méme. On lui doit également le palais de Messer Giorgio Cornaro, sur le Canal-Grande, qui, par son heureuse distribution, sa majesté et sa dimension, surpasse tous les précédents et est regardé comme le plus beau peut-être qu’il y ait en Italie.

Le bâtiment de l’école ou confrérie de la Misericordia qui déjà a coûté cent trente mille écus et qui, s’il s’achève, sera le plus magnifique édifice de l’Italie, est encore l’ouvrage de Jacopo, ainsi que l’église de San-Francesco-delia-Vigna dont la façade seule appartient à un autre maître (10).

La Loggia d’ordre corinthien qui occupe l’un des côtés du campanile de San-Marco a été construite sur les dessins de Sansovino. Elle est ornée de colonnes, de bas-reliefs, et de quatre niches qui renferment quatre belles statues en bronze exécutées par notre artiste. Cette loggia a trente-un pieds dé largeur comme l’une des faces du campanile, lequel a en hauteur cent soixante pieds depuis le sol jusqu’à l’entablement des fenêtres du clocher. Les deux étages supérieurs ont, le premier vingt-cinq pieds, et le second vingt-huit pieds et demi. Ils sont surmontés d’une pyramide de soixante pieds, terminée par un dé sur lequel s’appuie un ange, haut de dix pieds, qui sert de girouette : le campanile a donc en tout deux cent quatre-vingt-neuf pieds et demi de haut. La Monnaie de Venise est un des plus beaux, des plus riches et en meme temps des plus solides édifices du Sansovino, car il n’entra pas un seul morceau de bois dans sa construction, qui est toute en pierre et en fer. Elle est si bien appropriée à sa destination, que je ne crois pas qu’il y en ait une autre dans le monde entier qui soit aussi savamment distribuée. Jacopo l’orna de bossages qui causèrent beaucoup d’étonnement à Venise où jusqu’alors ils n’avaient point été employés.

Au nombre des productions remarquables de Sansovino, il faut mettre l’église du Santo-Spirito, la façade de San-Gimignano, celle de San-Giuliano, et le splendide monument sépulcral du prince Francesco Veniero qui est à San-Salvador.

Le bâtiment connu sous le nom des Fabbriche-Nuove, que Jacopo construisit à Rialto sur le Canal-Grande, est si commode, que presque chaque jour il s’y tient un marché où accourent les gens du pays et des environs.

Sansovino donna une preuve d’une merveilleuse habileté en restaurant le palais des Tiepoli, situé sur le canal à la Misericordia. Après l’avoir solidement étayé, il refit complètement sous l’eau les fondations qui avaient été si mal établies que l’on devait s’attendre à voir l’édifice s’écrouler avant peu d’années.

Notre artiste se délassait de ses nombreux travaux d’architecture en produisant d’importants et admirables ouvrages de sculpture en marbre et en bronze. Au-dessus du bénitier des religieux della Cà-Grande, on trouve de lui un saint Jean-Baptisle en marbre d’une rare beauté ; et à Padoue, dans la chapelle du Santo, un magnifique bas-relief où il figura un miracle de saint Antoine de Padoue.

Au bas des escaliers du palais de San-Marco il laissa un Neptune et un Mars gigantesques ; emblèmes de la puissance dont la sérénissime république jouissait alors sur terre et sur mer.

Pour le duc de Ferrare il fit un Hercule, et pour la chaire de l’église de San-Marco il jeta en bronze six bas-reliefs d’une brasse de hauteur sur une brasse et demie de largeur, contenant des sujets tirés de la vie de saint Marc l’Évangéliste. La même église lui doit les portes en bronze de la sacristie, couvertes de sujets empruntés à la vie du Christ, et la Madone en marbre qui orne la porte d’entrée. Il est aussi Fauteur de la belle Madone en marbre portant l’Enfant Jésus que l’on voit au-dessus de la porte de l’arsenal.

Tous ces travaux illustrèrent la république et valurent au Sansovino une immense réputation, l’amitié des seigneurs vénitiens et le respect des autres artistes. On n’entreprenait aucun ouvrage de sculpture et d’architecture sans le consulter. Et, certes, il avait bien mérité d’occuper le premier rang parmi les maîtres de Venise, et d’étre aimé et vénéré par les nobles et par les plébéiens ; car Venise lui doit sa rénovation presque complète et la connaissance de la vraie et bonne architecture.

Citons encore, parmiles productions de Sansovino, un Laocoon, une Vénus, et une Madone entourée d’enfants, modelés en stuc. Ces figures, si précieuses qu’on ne pourrait trouver leurs pareilles à Venise, sont aujourd’hui entre les mains de Francesco, fils de notre artiste. Francesco possède, en outre, soixante plans de temples et d’églises de l’invention de son père, qui égalent tout ce que l’on a vu de mieux en ce genre depuis les anciens. J’ai appris que Francesco avait l’intention de’publier ces plans, et que meme il en avait fait graver quelques-uns, en y joignant les dessins des plus célèbres monuments élevés par Sansoviiio en différents endroits de l’Italie.

Malgré les innombrables entreprises dont Jacopo fut chargé à Venise par l’état et par les particuliers, il sut contenter tous les étrangers, et, entre autres, le duc de Ferrare, le duc de Mantoue, et le duc d’Urbin, qui lui demandèrent soit des modèles et des dessins d’édifices, soit des statues, soit des conseils. De plus, il consentit toujours à prêter ses services aux procurateurs, qui l’employèrent continuellement à Venise etailleurs, sans aucune rémunération, non-seulement pour leur propre compte, mais encore pour celui de leurs parents et de leurs amis. Il fut aimé et estimé au-delà de toute expression par le prince Gritti, par Messer Vettorio Grimani, frère du cardinal, par le cavalier Giovanni da Legge, tous trois procurateurs, et par Messer Marcantonio Giustiniano, qui l’avait connu à Rome. Ces hommes illustres et éclairés, doués d’un esprit vraiment royal, et apte à comprendre la noblesse et l’excellence de l’art, ne tardèrent pas à apprécier la valeur de Jacopo. Ils disaient (et en cela ils s’accordaient a vec Venise entière) que la procuratie de San-Marco n’avait jamais eu, et n’aurait pas de longtemps, un architecte semblable à Sansovino. Ils savaient combien son nom était célèbre à Florence, à Rome, et, en un mot, dans toute l’Italie, et ils pensaient que, par son mérite singulier, il avait acquis pour lui, et même pour ses descendants, de justes droits à l’éternelle reconnaissance des Vénitiens.

Jacopo avait la taille moyenne, droite et élancée. Dans sa jeunesse son teint était blanc, sa barbe rousse, et son visage d’une beauté et d’une distinction rares : aussi fut-il aimé tendrement par plusieurs dames de haute volée. En vieillissant, il prit un air vénérable, et conserva néanmoins une démarche toute juvénile. À l’âge de quatre-vingt-treize ans, il était encore sain et vigoureux, écrivait la tête levée, et distinguait, sans lunettes, les plus petits objets, si éloignés qu’ils fussent. Toujours vêtu avec richesse et élégance, il se montra, jusque dans ses dernières années, empressé auprès des femmes. Lorsqu’il était jeune, il éprouva quelques maladies occasionnées par des désordres, mais qui, plus tard, n’eurent aucune suite. Pendant cinquante ans, il n’eut jamais recours à un médecin, même pour les cas les plus graves : ainsi, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, ayant été frappé, pour la quatrième fois, d’une attaque d’apoplexie, il se guérit tout seul, en restant simplement deux mois au lit dans une chambre chaude et obscure. Il avait un si solide estomac, que tous les aliments lui étaient bons. L’été, il ne vivait guère que de fruits, et souvent, dans ses vieux jours, il allait jusqu’à manger d’une seule fois trois concombres et la moitié d’un limon.

Aux qualités corporelles il joignait les dons de l’esprit. Sa prudence était extrême. Il calculait à l’avance les conséquences de ses actions, et il avait soin de les régler sur le passé. La plus rude besogne ne l’effrayait point, et jamais il ne négligea le travail pour les plaisirs. Il parlait avec facilité et abondance sur n’importe quel sujet. Dans sa vieillesse, sa mémoire était si verte, qu’il se souvenait parfaitement de son enfance, du sac de Rome, et des moindres événements heureux ou malheureux qui avaient marqué sa jeunesse. Il préférait avoir affaire à de plus puissants qu’à de plus faibles que lui ; car, disait-il, avec les grands on grandit, et avec les petits on se rapetisse. Sansovino mettait l’honneur et la loyauté au-dessus de tout. Pour rien au monde il n’aurait manqué à sa parole, et il le prouva plus d’une fois aux procurateurs, qui le regardaient non comme un de leurs subordonnés, mais commeun père et comme un frère. Sa générosité était sans bornes, et pour aider sa famille il se priva de beaucoup de choses, tout en vivant constamment d’une manière digne de sa haute position. Il se laissait parfois emporter à d’épouvantables colères ; mais il s’apaisait promptement, et souvent quatre paroles humbles suffisaient pour lui amener les larmes aux yeux.

Il aimait avec passion la sculpture. Afin de propager autant que possible cet art en Italie, il forma de nombreux disciples, parmi lesquels se distinguèrent principalement Niccolo Tribolo et le Solosmeo, de Florence ; Danese Gattaneo, de Carrare ; Girolamo, de Ferrare ; Jacopo Colonna, de Venise ; Luca Lancia, de Naples ; Tiziano, de Padoue ; Pietro, de Salo ; Alessandro Vittoria, de Trento ; Jacopo de’ Medici, de Brescia ; et Bartolommeo Ammannati, de Florence , aujourd’hui sculpteur et architecte du grand-duc de Toscane. Tous ces artistes firent rejaillir sur leur maître une partie de la gloire qu’ils acquirent par leurs ouvrages.

Sansovino fut très-recherché par les princes de son temps, et entre autres par le duc Alexandre de Médicis , qui lui demanda son avis sur la construction de la citadelle de Florence. L’an 1540, Jacopo ayant été appelé par ses affaires dans sa patrie, le duc Cosme, non-seulement le consulta de nouveau sur la forteresse, mais encore essaya de le fixer à son service en lui offrant de riches appointements. Ercole, duc de Ferrare, ne négligea rien non plus pour l’attirer à sa cour ; mais Sansovino, accoutumé à Venise , et par attachement pour les procurateurs , repoussa toutes ces propositions. Le pape Paul III, de son coté, voulut le donner pour successeur à Antonio da San-Gallo, dans la surintendance des travaux de Saint-Pierre. Monsignor délia Casa, qui était alors légat à Venise, s’employa en vain dans cette négociation. À toutes ces instances Sansovino répondait que, après avoir vécu dans une république, ce serait folie d’aller vivre chez un prince absolu. Lorsque Philippe, roi d’Espagne, se rendit en Allemagne , il passa par Peschiera , où il fit le plus gracieux accueil à notre artiste. Jacopo fut très-sensible à cette marque de distinction, car son amour de la gloire était si violent qu’il le poussait, parfois, à dépenser, au grand détriment de ses héritiers, une partie de sa fortune dans les entreprises dont il était chargé.

Les connaisseurs disent que Sansovino était, en général, inférieur à Michel-Ange, mais qu’il le surpassait en certaines choses. En effet, la beauté des draperies des têtes de femmes et des enfants sculptés par Jacopo n’a jamais été égalée par personne. Ses draperies sont si légères, si souples, qu’elles laissent deviner le nu ; ses enfants ont une vérité de formes qui approche de celle de la nature ; ses tètes de femmes ont une douceur, une grâce, une élégance auxquelles rien ne saurait se comparer, ainsi que le témoignent clairement plusieurs de ses Madones, de ses Vénus et de ses bas-reliefs.

Sansovino était âgé de quatre-vingt-treize ans, lorsqu’un jour il ressentit une lassitude qui le força de s’aliter. Il resta un mois et demi dans cet état, sans éprouver aucune douleur, bien qu’il essayât de se lever et de s’habiller comme s’il eût été en bonne santé. Enfin ses forces diminuèrent peu à peu, et il demanda les sacrements de l’église. Quand il les eut reçus, il recouvra l’espoir de vivre encore quelques années, mais il mourut le 2 novembre 1570. Bien que prévue depuis longtemps, et arrivée dans l’âge le plus avancé, la mort de Jacopo fut pour Venise un sujet de deuil et de vifs regrets.

Sansovino laissa un fils appelé Francesco, homme aussi versé dans les lettres que dans les lois. Francesco naquit à Rome en 1521. Il eut un fils nommé Jacopo, et deux filles, Aurora et Fiorenza. Cette dernière mourut prématurément, au profond chagrin de son aïeul.

Sansovino fut enseveli avec pompe dans sa chapelle, à San-Gimignano. Sa statue, sculptée en marbre par lui-même, fut placée par son fils sur son tombeau au-dessus de Tépitaphe suivante :

JACOBO SANSOVINO FLORENTINO P. QVI ROMÆ IVLIO II.

LEONl X. CLEMENTI VII. PONT. MAX. MAXIME GRATVS VENETIIS ARCHITECTVRÆ SCVLPTVRÆQVE INTERMOR-TVVM DEGVS PRIMVS EXCITAVIT QVIQVE A SENATV OB EXIMIAM VIRTVTEM 4.IBERALITER HONESTATVS SVMMO CIVITATIS MŒRORE DECESSIT, FRANCISCVS F. HOC MON.

P. VIXIT ANN. XCIII. OB. V. CAL. DEC. MDLXX.

La nation florentine célébra aussi avec éclat les funérailles de Sansovino dans l’église des Frari, où son éloge fut prononcé par l’excellent Messer Camillo Buonpigli.




Vasari a laissé deux biographies de Jacopo Sansovino. L’une fut insérée dans les Vite de’ pittori, qui sortirent des presses des Giunti, à Florence, en 1568 ; l’autre fut publiée quelques années plus tard en un volume in-4o, sans indication de date ni de lieu. La seconde a sur la première l’avantage de nous mener jusqu’à la mort du Sansovino, après laquelle elle a été composée, et de renfermer une foule de particularités et de faits nouveaux ; mais, d’un autre côté, on n’y rencontre pas, sur les nombreux élèves du Sansovino, les notices qui se trouvent dans l’édition des Giunti.

Forcés de choisir entre les deux versions, nous avons nécessairement adopté celle qui offrait les renseignements les plus complets et les plus exacts sur le Sansovino. Puis, afin que personne ne pût songer à nous accuser d’avoir mutilé le livre de notre auteur, nous avons pensé que l’espace qui nous était accordé pour commenter la vie de l’illustre Vénitien devait être cédé aux lignes consacrées à ses disciples par Vasari. Nous sommes convaincus, du reste, que nos lecteurs nous suppléeront aisément. Après avoir lu la biographie que notre historien a tracée avec un soin tout particulier, il leur sera facile de se rendre compte de l’éclat que jeta sur l’école vénitienne, et de l’énorme et heureuse influence que dut exercer sur l’art en général, un homme aussi puissamment organisé que l’était le Sansovino.

Maintenant donc nous allons laisser parler Vasari.

« Le Sansovino, dit-il, a eu de nombreux disciples, parmi lesquels il compte à Florence Niccolò, dit le Tribolo, et le Solosmeo de Settignano. Ce dernier acheva, à l’exception des grandes figures, le tombeau de marbre où est renfermée, à Monte-Casino, la dépouille mortelle de Pierre de Médicis qui se noya dans le Carigliano. « Il eut également pour élève Girolamo de Ferrare, surnommé le Lombarde, dont nous avons parlé dans la vie du Ferrarais Benvenuto Garofalo. Girolamo se perfectionna sous la direction d’Andrea Contucci et de notre Sansovino, au point qu’il eut à exécutera Venise maints ouvrages en marbre et en bronze, sans compter ceux dont il enrichit la Madonna-di-Loreto, et que nous avons mentionnés ailleurs. Lorsqu’il entra dans l’atelier de Jacopo, il était âgé de trente ans et ne possédait que médiocrement la science du dessin, bien qu’il eût déjà fait quelques travaux de sculpture ; mais jusqu’alors il s’était moins occupé de cet art que de littérature. Néanmoins peu d’années lui suffirent pour acquérir l’habileté que l’on remarque dans les bas-reliefs dont il orna la bibliothèque et la loggia de San-Marco, et pour le mettre en état d’exécuter seul les statues de marbre et les Prophètes de la Madonna-di-Loreto.

« Jacopo Colonna fut aussi disciple du Sansovino. Il mourut, il y a trente ans, à Bologne, en travaillant à un ouvrage de haute importance. On voit de lui à San-Salvadore de Venise, dans une niche, près de l’orgue, un saint Jérôme nu, en marbre, qui lui valut de justes éloges. À Santa-Croce-della-Giudecca il laissa un beau Christ nu et en marbre. À San-Giovanni-Nuovo, une sainte Dorothée, une sainte Lucie et une sainte Catherine ; et à Santa-Marina, la statue équestre d’un capitaine. Ces divers morceaux ne sont inférieurs à aucun de ceux du même genre que l’on rencontre à Venise. L’église de Sant’-Antonio de Padoue possède un saint Antoine et un saint Bernardin, modelés en stuc par Jacopo Colonna. Il fit, avec la meme matière, une Minerve, une Vénus et une Diane plus grandes que nature, pour Messer Luigi Cornaro. Ce gentilhomme lui doit en outre un Mercure en marbre et une terre cuite qui représente le jeune Martius se tenant le pied d’une main, et de l’autre essuyant avec un linge une blessure de laquelle il vient d’arracher une épine. Comme cette figure est la meilleure qu’ait produite Colonna, Messer Luigi a l’intention de la faire jeter en bronze. Il avait encore de notre artiste un Mercure en pierre, mais il l’a donné à Frédéric, duc de Mantoue.

« Le sculpteur Tiziano de Padoue, autre disciple du Sansovino, fit, dans la loggia du campanile de San-Marco de Venise, quelques figurines en marbre, et dans l’église dédiée au même saint, le grand et beau couvercle en bronze du baptistère de la chapelle de San-Giovanni. Tiziano avait modelé une statue de saint Jean qu’il se préparait à jeter en bronze, lorsque la mort l’enleva prématurément de ce monde, à l’âge de trente-cinq ans. Il est l’auteur de la voûte de la chapelle de Sant’-Antonio de Padoue, si remarquable par la richesse de ses stucs. Il avait commencé pour la meme chapelle une grille composée de cinq arceaux de bronze ornés de sujets tirés de l’histoire de saint Antoine de Padoue, et entremêlés de diverses figures en demi-relief et en bas-relief. Malheureusement sa mort et les dissensions qui s’élevèrent entre les personnes chargées de présider à cette entreprise en arrêtèrent l’achèvement. Lorsque Vasari exécuta les décorations de la fête que donna la confrérie délia Calza in Canareio, il confia le soin de modeler en terre quelques statues et plusieurs termes à Tiziano que la fécondité de son imagination, sa facilité et sa célérité firent souvent employer à décorer des théâtres et des arcs de triomphe.

« Pietro da Salo fut pareillement élève du Sansovino. Jusqu’à l’âge de trente ans, il n’avait sculpté que des feuillages, quand, grâce aux leçons de Jacopo, il arriva en deux années à être en état d’aborder la figure, comme le témoignent quelques bons ouvrages de sa main que l’on voit dans la tribune de San-Marco, et une statue colossale de Mars qui orne la façade du palais public. Pour une cheminée d’une des salles du Conseil des Dix, Pietro fit deux figures, une d’homme et une de femme, qui se trouvent en compagnie de deux autres dues au ciseau de l’habile Danese Cataneo de Carrare. Pietro conduisit encore à bonne fin, pour Sant’-Antonio, trois statues plus grandes que nature, représentant la Justice, le Courage et un capitaine général de la flotte vénitienne. On lui doit en outre la Justice, dont est surmontée une des colonnes de la place de Murano ; et cette autre statue de la Justice qui, sur la place du Rialto, soutient la pierre où l’on fait les bans publics, et que l’on appelle il Gobbo di Rialto. Ces différents ouvrages ont valu à Pietro da Salo une grande réputation. À Padoue, notre artiste a sculpté une Thétis d’une rare beauté pour le Santo, et un Bacchiis exprimant le jus d’une grappe de raisin dans une coupe. Cette dernière figure est la meilleure que Pietro ait jamais produite. Il la laissa en mourant à ses enfants qui sont disposés à la vendre à celui qui saura le mieux apprécier le talent de leur père.

« Au nombre des élèves du Sansovino, il faut encore ranger Alessandro Vittoria de Trente. Cet habile et studieux artiste a déployé, dans une foule d’ouvrages en stuc et en marbre, un talent vraiment distingué. On voit de lui, à Venise, devant la porte principale de la bibliothèque de San-Marco, deux grandes femmes en pierre, hautes de dix palmes, d’une beauté et d’une élégance admirables. Dans le Santo de Padoue il sculpta en pierre deux esclaves, une Renommée et une Thétis pour le tombeau des Contarini, et de plus un Ange de dix pieds de dimension que l’on plaça sur le campanile de la cathédrale de Vérone. À la même époque il envoya en Dalmatie, pour la cathédrale de Trau, quatre apôtres en pierre, hauts de cinq pieds, et pour la confrérie de San-Giovanni-Evangelista de Venise, il fit quelques gracieuses figures en argent et en ronde bosse, et un Saint Théodore pareillement en argent et haut de deux pieds. À San-Sebastiano, il laissa dans la chapelle Grimana deux statues en marbre hautes de trois pieds, puis il exécuta une Piété et deux figures en pierre pour San-Salvadore de Venise. Le palais de San-Marco lui doit un beau Mercure, et l’église de San-Francesco-della-Vigna, un saint Antoine, un saint Sébastien et un saint Roch en pierre, plus grands que nature. Pour le maître-autel de l’église de’ Crocicchieri, il modela en stuc deux figures hautes de dix pieds. Il est également l’auteur de tous les compartiments en stuc qui ornent les voûtes des escaliers neufs du palais de San-Marco, et dans lesquels Battista Franco peignit divers sujets et des grotesques. Alessandro fit en outre les stucs des escaliers de la bibliothèque de San-Marco. Dans une chapelle des Frati-Minori, il sculpta en demi-relief, et en marbre, une Assomption au bas de laquelle il plaça cinq magnifiques statues hautes de six pieds, représentant saint Jérôme, saint Jean-Baptiste, saint Pierre, saint André et saint Léonard. Il orna le Fronton de la même chapelle de deux belles statues en marbre qui n’ont pas moins de huit pieds de dimension. Yittoria a exécuté en marbre une foule de portraits très-ressemblants parmi lesquels nous citerons celui du signor Giovan-Battista Feredo qui se trouve dans l’église de Santo-Stefano, celui de l’orateur Cammillo Trevisano que l’on voit dans l’église de San-Giovanni-e-Polo, celui de l’illustre Marc’Antonio Grimani qui est dans l’église de San-Sebastiano, celui du curé de San-Gimignano qui orne cette église, et enfin ceux de Messer Andrea Loredano, de Messer Priano da Lagie, et des deux frères Vincenzio et Gio.-Battista Pellegrini. Comme Vittoria est jeune, studieux et désireux d’acquérir de la gloire, on peut espérer qu’il produira des chefs-d’œuvre et qu’un jour il l’emportera sur tous les sculpteurs de son pays.

« Tommaso de Lugano travailla maintes années dans î’atelier du Sansovino et sculpta, sous sa direction, plusieurs figures dans la bibliothèque de San-Marco. Il se sépara ensuite de son maître et fit, seul, pour l’église de San-Bastiano , un groupe que l’on peut compter au rang des meilleurs morceaux modernes que possède Venise. Ce groupe représente la Vierge portant l’Enfant Jésus, que contemple le petit saint Jean , placé à ses pieds. Tommaso exécuta , en marbre , un buste de l’empereur Charles-Quint, que l’on admira beaucoup et qui plut singulièrement à Sa Majesté. Tommaso aimait mieux travailler le stuc que le marbre ou le bronze. Aussi rencontre-t-on, chez divers gentilshommes de Venise , une multitude de belles figures modelées par lui en stuc.

« Des élèves lombards du Sansovino , il nous reste à mentionner Jacopo de Brescia. Ce jeune artiste , âgé de vingt-quatre ans seulement , n’a quitté le Sansovino que depuis peu de temps. Il séjourna à Venise plusieurs années , pendant lesquelles il annonça qu’il arriverait à un haut degré d’habileté, comme l’ont, plus tard, prouvé les sculptures dont il a enrichi sa patrie , et particulièrement le palais public. S’il continue d’étudier avec la meme ardeur qu’il a déjà montrée , on le verra certainement produire des œuvres plus importantes ; car il est vraiment doué d’un rare et précieux génie.

« Parmi les Toscans, le Sansovino eut pour disciple Bartolommeo Ammannato, de Florence, dont nous avons parlé en maints endroits de ce livre. Bartolommeo travailla sous la direction du Sansovino à Venise , puis à Padoue , où il tailla un colosse en pierre dans la cour de la maison de l’excellent médecin Marco de Mantoue, pour lequel il fit en outre un tombeau orné de plusiers statues. L’an 1550, il se rendit à Rome, où Giorgio Vasari lui confia le soin d’exécuter quatre statues de marbre, pour le tombeau du cardinal de’ Monti, que Jules III avait ordonné d’élever dans l’église de San-Pietro-in-Montorio. L’Ammannato s’acquitta parfaitement de cette tâche, et gagna l’amitié de Vasari. Celui-ci le présenta alors à Jules III, qui les employa l’un et l’autre dans sa Vigna. Vasari alla ensuite auprès du duc Gosme, à Florence. Il y était depuis peu de temps, lorsque Jules III, en mourant, laissa sans ouvrage l’Ammannato qui déjà avait peu à se louer de la manière dont le pape l’avait récompensé de ses travaux. L’Arnmannato écrivit aussitôt à Vasari pour le prier de lui être aussi utile à Florence qu’il le lui avait été à Rome. Vasari réussit à le faire entrer au service de Son Excellence, qui lui commanda plusieurs statues de marbre et de bronze. Ainsi, l’Ammannato a jeté en bronze, pour le jardin de Castello, deux figures plus grandes que nature, représentant Hercule étouffant Antée. Tout récemment, il a terminé un Neptune de marbre haut de dix brasses et demie ; mais, comme la fontaine au milieu de laquelle ce colosse doit être placé n’est point encore achevée, nous n’en parierons pas davantage. L’Ammannato joint au talent de sculpteur celui d’architecte, la construction du palais Pitti, dont il s’occupe en ce moment, lui a offert une heureuse occasion de mettre en relief la grandeur de son génie et la magnificence du duc Cosme. Nous pourrions donner de nombreux détails sur les travaux de cet artiste ; mais nous les passons sous silence, tant parce qu’il est notre ami, que pour ne point empiéter sur le terrain d’un autre historien, qui a entrepris de les décrire, et qui s’acquittera de cette tâche mieux, peut-être, que nous ne saurions le faire.

« Il nous reste encore à mentionner, parmi les élèves du Sansovino, le sculpteur Danese Cataneo de Carrare, qui demeura avec lui à Venise jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Le Danese, ayant ensuite quitté son maître, fit seul, pour San-Marco, un enfant de marbre ; pour l’église des Alineurs, un saint Laurent ; pour San-Salvadore, un autre enfant de marbre ; et à San-Giovanni-e-Polo, un Bacchus nu, tenant une grappe de raisin attachée à un cep de vigne enroulé autour d’un tronc d’arbre placé derrière lui. Cette statue est aujourd’hui dans la maison des Mozzanighi de San-Barnaba. Le Danese a exécuté plusieurs figures pour la bibliothèque de San-Marco et la loggia du campanile, sans compter les deux statues dont il orna la salle du Conseil des Dix, comme nous l’avons dit ailleurs. Il sculpta en marbre le portrait du cardinal Bembo, et celui du Contarino, capitaine général de la flotte vénitienne, que l’on voit à Sant’-Antonio de Padoue. Dans la même ville, il laissa à San-Giovanni-di-Verdara le portrait du savant jurisconsulte Girolamo Gigante ; puis, à Sant’-Anlonio-della-Giudecca de Venise, celui du général Tiepolo et celui du Giustiniano, lieutenant du grand-maître de Malte ; mais ces deux derniers n’ont pas encore été mis en place. « L’entreprise la plus importante et la plus remarquable que le Danese ait jamais conduite à fin, est sans contredit la chapelle de marbre, enrichie de statues colossales, que le signor Ercole Fregoso lui fit élever à Sant’-Anastasia de Vérone, en mémoire de Giano, seigneur de Gênes et capitaine général des Vénitiens. Ce monument a la forme d’un arc de triomphe d’ordre corinthien, divisé par quatre colonnes rondes, cannelées, ornées de chapiteaux à feuilles d’olivier et posées sur un soubassement d’une hauteur convenable. L’arc du milieu est une fois plus large que chacune des deux niches collatérales. Il est orné de pilastres portant une corniche et un fronton, et renferme un beau Christ nu, se détachant sur un fond de pierre de touche noire. Aux angles de l’arc sont les instruments de la passion. Entre les deux colonnes qui sont à droite de l’arc, on voit sur un piédestal Giano Fregoso, armé à l’antique, la main gauche appuyée sur le pommeau de son épée, et tenant de la droite le bâton de général. Derrière cette statue est une Minerve en demi-relief qui, d’une main, tient une bannière, décorée de la devise de Saint-Marc, et, de l’autre main, un bâton ducal, semblable à celui des doges de Venise. Entre les deux colonnes qui sont à gauche de l’arc, on reconnaît la Vertu militaire, coiffée d’un casque orné d’immortelles et revêtue d’une cuirasse sur laquelle, à côté d’une hermine placée sur un rocher environné de fange, on lit ces mots : Potiùs mori quàm fœdari. Derrière cette statue, on aperçoit une Victoire, tenant une palme et une guirlande de laurier. Au-dessus de l’entablement des colonnes règne un ordre de pilastres, surmontés de deux trophées et de deux statues de marbre, dont l’une représente la Renommée sonnant de la trompette, et l’autre l’Éternité, tenant de la main gauche un cercle, et de la droite, une draperie contenant des boules, emblème des siècles, et une sphère céleste entourée d’un serpent qui se mord la queue. Au-dessus de l’arc du milieu, trois degrés servent de siège à deux enfants nus, qui supportent un immense écu surmonté d’un heaume et renfermant la devise Fregosa. Au-dessous des degrés, on lit une épitaphe tracée en lettres dorées sur une pierre de touche. La beauté et l’élégance qu’offre l’ensemble de cette vaste composition, et le soin avec lequel sont étudiées les figures, méritent au Danese les plus grands éloges.

« Le Danese ne fut pas seulement un habile sculpteur, mais encore un poète très-distingué, comme le témoignent ses écrits : aussi a-t-il toujours été étroitement lié avec les hommes les plus éclairés de notre temps.

« Nous citerons encore parmi les ouvrages du Danese la statue que l’on voit au-dessus du puits de la cour de la Monnaie à Venise, et qui représente le Soleil, la tête couronnée de rayons, tenant de la main gauche une verge d’or et de la droite un sceptre. Cette statue est placée sur un globe couvert de petites collines d’or, par allusion à l’or que le soleil engendré, et entouré d’un serpent qui se mord la queue. Le Danese aurait voulu faire en outre la statue de la lune pour rappeler l’argent, et une autre pour symboliser le cuivre ; mais on se contenta de celle du soleil, emblème du métal le plus précieux.

« Le Danese a commencé, en l’honneur du prince Loredano, doge de Venise, un monument que l’on destine à l’église de San-Giovanni-e-Polo, de Venise, et qui, on l’espère, sera supérieur à tout ce qu’il a fait jusqu’à ce jour.

« Nous passerons sous silence les autres élèves du Sansovino, et nous terminerons la biographie de cet illustre maître, en consacrant quelques lignes à différents peintres et sculpteurs de mérite qui, comme lui, appartiennent à Venise.

« Déjà nous nous sommes occupé, dans la vie de Vittore Scarpaccia, d’une partie des peintres, des sculpteurs et des architectes que Vicence a produits à diverses époques, et surtout de ceux qui fleurirent du temps du Mantegna, et qui apprirent de lui à dessiner. Parmi ces derniers, on doit ranger Bartolommeo Montagna, Francesco Veruzio, et Giovanni Speranza, desquels on trouve quantité de peintures à Vicence. Aujourd’hui on rencontre dans la même ville une foule de sculptures d’un certain Giovanni, qui excelle principalement à représenter des feuillages et des animaux. Girolamo Pironi, de Vicence, a aussi enrichi sa patrie de quantité de peintures et de sculptures fort estimables.

« Mais, de tous les Vicentins, aucun ne mérite plus d’éloges que Andrea Palladio, architecte d’un génie singulier, comme le témoignent les nombreux édifices qu’il a élevés, et, entre autres, le palais de la commune de Vicence, qu’il orna de superbes portiques d’ordre dorique. Pour le comte Ottavio de’ Vieri, il construisit un palais d’une beauté et d’une grandeur inimaginables, et pour le comte Giuseppo di Porto un autre palais qui ne saurait être plus splendide ni plus digne d’un prince. En ce moment il est en train d’en bâtir, pour le comte Valerio Coricatto, un troisième, qui, par sa majesté et sa dimension, pourra lutter avec les monuments de l’antiquité. Les comtes de Valmurana lui doivent aussi un palais qui bientôt sera achevé, et qui ne le cédera à aucun de ceux que nous venons de citer. Palladio est également l’auteur de la magnifique habitation du signor Valerio Chireggiolo, située sur la place de l’isola, à Vicence, et de la belle maison que le cavalier Bonifazio Pugliana possède à Pugliano, dans la Vicentin. Sur le même territoire, Palladio a construit deux superbes fabriques, l’une à Finale, pour Messer Biagio Saraceni ; l’autre, avec une vaste cour ornée de colonnes, à Bagnolo, pour le signor Vittore Pisani. Près de Vicence, il a enrichi la villa di Lisiera d’un somptueux édifice flanqué de quatre tours, par l’ordre du signor Giovan-Francesco Valmorana. À Meledo, il a commencé, pour le comte Francesco Trissino et pour son frère Lodovico, un admirable palais, situé sur une colline, et à Campiglia, pour le signor Mario Ropetta, un autre palais qui, par sa commodité et la richesse de ses distributions, conviendrait mieux à un roi qu’à un simple seigneur.il bâtit aussi, avec une rare magnificence, la maison de campagne du signor Girolamo de’ Godi, à Lunede ; celle du comte Jacopo Angarano, à Ugurano ; et le palais du comte Marcantonio Tiene, à Quinto, près de Vicence. En somme, Palladio a élevé une telle quantité d’édifices à Vicence et dans les environs, qu’ils suffiraient pour constituer une ville importante. À Venise, Palladio a laissé de nombreuses fabriques, dont la plus remarquable est le monastère délia Carità, où il prit à tâche de se modeler sur les anciens. À l’entrée, il plaça un atrium de quarante pieds de largeur sur cinquante-quatre de longueur, orné de colonnes corinthiennes de trente-cinq pieds de hauteur. Cet atrium conduit à un cloître décoré de trois ordres, dont le premier est dorique, le second ionique, et le troisième corinthien. En face de l’atrium est le réfectoire, accompagné des cuisines et des autres salles nécessaires au service. Les escaliers sont en limaçon, de forme ovale, et larges de treize pieds. L’édifice entier est en briques, à l’exception des bases des colonnes, des chapiteaux, des impostes, des arcades, des escaliers, des superficies, des corniches, des fenêtres et des portes. Dans le monastère de San-Giorgio-Maggiore, de Venise, Palladio a construit un

superbe réfectoire, et a jeté les fondements d’une nouvelle église, qui, si l’on en juge d’après le modèle, sera un chef-d’œuvre. Il a, en outre, commencé la façade de l’église de San-Francesco-della-Vigna, que le révérendissime Grimani, patriarche d’Aquilée, fait édifier à grands frais, en pierre d’Istrie. Les colonnes sont d’ordre corinthien, et ont quatre palmes de largeur sur quarante de hauteur. Déjà le soubassement est complètement achevé.

« Parmi les innombrables palais bâtis par Palladio, nous citerons celui des Foscari, situé à sept milles de Venise, sur les bords de la Brenta ; celui du cavalier Mozzenigo, situé à Marocco ; celui de Messer Giorgio Cornaro, situé à Piombino ; celui de Messer Francesco Pisani, situé à Montagnama ; celui du comte Adovardo da Tiene, situé à Zigogiari, sur le territoire padouan; celui du signor Floriano Antimini, situé à Udine, en Frioul ; celui de Messer Marco Zeno, situé à la Motta, également en Frioul ; celui dusignor Francesco Badoaro, situé à la Fratta, dans la Polésine ; et celui que le révérendissime signor Daniello Barbaro, patriarche d’Aquilée et commentateur de Vitruve, et le clarissime Messer Marcantonio, son frère, possèdent près d’Asolo, dans le Trévisan. Ce dernier palais ne saurait être ni plus beau ni plus commode. Palladio l’enrichit, entre autres choses, d’une fontaine qui ressemble beaucoup à celle dont le pape Jules III orna sa vigna, hors de la porte del Popolo, non loin de Rome. À Gênes, Luca Giustiniano a fait élever, d’après les dessins de notre architecte, un palais qui est très-admiré. Palladio doit bientôt publier un livre divisé en deux parties, dont Tune sera consacrée aux édifices antiques, et l’autre à ceux dont il est lui-même l’auteur. Nous ne parlerons donc pas de lui plus longtemps, cette courte notice suffisant pour montrer combien il est tenu en haute estime par quiconque a vu ses ouvrages. Comme il est encore jeune et infatigable travailleur, on peut espérer qu’il ira toujours en se distinguant davantage. Nous ajouterons qu’au talent il joint le caractère le plus affable et le plus aimable. Aussi a-t-il bien mérité d’étre admis dans le sein de l’Académie florentine avec le Danese, Giuseppe Salviati, le Tintoretto, et Battista Farinato, de Vérone, ainsi que nous le dirons lorsque nous nous occuperons des Académiciens.

« Bonifazio, peintre vénitien, sur lequel nous n’avions pu précédemment nous procurer de renseignements, est digne d’étre compté parmi les plus habiles coloristes. Outre une foule de tableaux et de portraits, il a fait, à Venise, sur un autel de l’église des Servîtes, un superbe tableau renfermant le Christ entouré des apôtres, et à qui Philippe semble dire : « Domine, ostende nobis Patrem; » et dans l’église des religieuses dello Spirito-Santo, sur l’autel de la Madonna, un tableau contenant une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants, qui adorent la Vierge et le Père Éternel environnés d’Anges.

«Jacopo Fallaro jouit aussi d’une bonne réputation à Venise. Il a peint dans l’église des Jésuites, sur les volets de l’orgue, le bienheureux Giovanni-Colombini, recevant l’habit des mains du pape, accompagné d’une foule de cardinaux.

« Un autre Jacopo, surnommé Pisbolica, a exécuté à Santa-Maria-Maggiore, de Venise, un tableau représentant le Christ, et des Anges planant dans les airs au-dessus de la Vierge et des Apôtres. « Enfin un certain Fabrizio, de Venise, a peint sur la façade d’une chapelle de Santa-Maria-Sebenico, la Bénédiction d’un baptistère. On admire dans cette composition quantité de portraits d’une rare beauté. »



NOTES.

(1)Jacopo Tatti naquit, non en 1477, mais en 1479, comme le témoigne le Necrologio de Venise, où on lit qu’il mourut le 27 novembre 1570, à l’âge de quatre-vingt-onze ans.

(2)Ce saint Jean Évangéliste est minutieusement décrit par le Bocchi, p.347 des Bellezze di Firenze.

(3)Vasari parle de Nanni Unghero en différents endroits de son livre. On trouvera quelques lettres de Nanni dans le tom. III des Lettere Pittoriche.

(4)Alonso Berruguete, peintre, sculpteur et architecte, né à Paredes de Nava, vers l’an 1480, mort en 1545, suivant Palomino, ou en 1561, suivant Conca.

(5)Voyez les biographies de Luca Signorelli et de Pinturicchio, dans le tome III.

(6)Cette précieuse statue périt dans l’incendie qui détruisit, le 12 août 1762, l’aile de la galerie Médicis qui donne sur la Monnaie. Elle se trouve gravée dans le tome III, p. 54, du Museo fiorentino.

(7)Voyez la vie du Cecca, t. III.

(8)Ce cheval fut élevé sur la place de Santa-Maria-Novella. (9) Vers l’an 1545, Sansovino s’occupait de terminer les grands travaux de la bibliothèque, et il ne s’agissait plus que de voûter la partie occupée par les bureaux des trois procuraties ; mais la voûte, à peine terminée, s’écroula. On attribua cet accident à diverses causes. Selon les uns, c’était incurie et mal-façon de la part des ouvriers ; c’était, selon d’autres, l’effet d’une gelée extraordinaire. On prétendait ailleurs que l’ébranlement avait été causé par des décharges d’artillerie. Le plus probable est que l’architecte avait trop compté sur ses armatures en fer. Ce malheur eut les suites les plus fâcheuses pour Sansovino. Il fut mis en prison, destitué de son emploi d’architecte en chef, et condamné à payer mille écus d’or, en dédommagement de la perte occasionnée par sa faute, ainsi qu’on le crut alors. Il paraît toutefois que Sansovino parvint à se justifier. Ses nombreux amis, et l’Arétin à leur tête, écrivirent en sa faveur. Mendoza, ambassadeur de Charles-Quint auprès de la république de Venise, sollicita son élargissement. L’affaire enfin s’arrangea ; Sansovino sortit de prison ; et ce qui fait croire que ce ne fut pas à titre de grâce, c’est que l’amende à laquelle on l’avait condamné lui fut remboursée, qu’il fut réintégré dans son emploi, et payé de nouveau pour le rétablissement de la voûte, qui ne fut plus faite en pierre, mais en charpente, avec un lattis de roseaux, sur lesquels fut appliqué l’enduit qui en forme la décoration.

(10) La façade de San-Francesco-della-Vigna fut construite par Palladio.