Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 9/Giovan-Francesco Rustici

giovan-francesco rustici.

GIOVAN-FRANCESCO RUSTICI,

SCULPTEUR ET ARCHITECTE FLORENTIN.

Il est à remarquer que tous les protégés du vieux Laurent de Médicis, qui étudièrent dans les jardins de ce magnifique citoyen, devinrent des artistes éminents. Ce résultat ne peut être attribué qu’à la profonde perspicacité de ce noble Mécène, qui savait à la fois discerner et récompenser les hommes de génie.

Dès sa jeunesse, le Florentin Giovan-Francesco Rustici exécuta des dessins et des maquettes en terre, qui annonçaient un véritable talent. Ses dispositions frappèrent Laurent de Médicis, et l’engagèrent à le faire entrer dans l’atelier d’Andrea del Verocchio, où déjà se trouvait le jeune Léonard de Vinci.

Après le départ d’Andrea pour Venise, et après avoir étudié la perspective et l’art de travailler le bronze et le marbre, Rustici s’attacha au Vinci, dont les compositions lui semblaient plus gracieuses et plus vigoureuses que toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors. Par sa modestie, sa bonté, sa franchise, sa persévérance et son ardeur au travail, Rustici gagna l’amitié de Léonard, au point que celui-ci n’avait pas d’autre volonté que celle de son jeune compagnon.

Rustici appartenait à une famille noble, et avait de quoi vivre honorablement, de sorte qu’il se consacra aux arts plus pour son propre plaisir et par amour de la gloire que par besoin. Et, à dire vrai, il est rare que les artistes qui ont pour dernier et principal but l’argent et non la gloire acquièrent un haut talent, malgré tout le génie que l’on voudra leur supposer. Les malheureux qui, pour chasser la pauvreté et sustenter leur famille, sont forcés de travailler du matin au soir, au lieu d’obéir à leurs seules inspirations, font réellement l’office de manœuvres et non d’artistes. On ne saurait produire un bon ouvrage sans l’avoir longtemps médité : aussi le Rustici avait-il coutume de dire, dans son âge mûr, que l’on doit d’abord réfléchir, puis tracer des croquis, ensuite des dessins, et enfin choisir pour les mettre en œuvre les meilleurs parmi ces derniers, après être resté des semaines et des mois entiers sans les regarder. Malheureusement ce procédé ne peut être suivi par ceux qui n’ont en vue que les profits. Rustici disait encore que l’on ne devait montrer à personne son travail avant de l’avoir achevé, afin de conserver la liberté absolue d’y opérer des changements.

Il apprit de Léonard de Vinci beaucoup de choses, et particulièrement l’art de faire les chevaux. Il en modela en terre et en cire, soit en ronde bosse, soit en bas-relief, sous tous les aspects imaginables. Dans notre collection nous en avons plusieurs dessinés de sa main, avec une perfection qui témoigne de son mérite et de son savoir. Il cultiva aussi la peinture et laissa quelques morceaux de ce genre, bien que la sculpture fût sa spécialité.

Rustici habitait à Florence la via de’ Martelli. Il profita de cette circonstance pour se lier avec la famille des Martelli, et surtout avec Pietro auquel il fit diverses figurines en haut-relief, et entre autres un Enfant Jésus, suspendu au cou de la Vierge, assise sur des nuages couverts de chérubins. Plus tard, il peignit à l’huile le même sujet en y ajoutant seulement des chérubins, en guise de diadème, autour de la tête de la mère de Dieu.

Lorsque les Médicis rentrèrent à Florence, Rustici se présenta, en qualité d’ancien protégé du magnifique Laurent, au cardinal Jean (1), qui lui fit un gracieux accueil ; mais notre artiste ne tarda pas à prendre en dégoût les mœurs de la cour, qui étaient si opposées à son caractère plein de droiture. Étranger à l’envie et à l’ambition, il préféra vivre en philosophe ami de la paix et de la tranquillité. Renfermé dans un cercle d’artistes et d’amis, il ne laissait pas cependant de travailler quand il en trouvait l’occasion.

L’an 1515, lorsque le pape Léon X vint à Florence, Rustici exécuta, à la prière de son ami Andrea del Sarto, plusieurs belles statues, qui lui valurent les bonnes grâces du cardinal Jules de Médicis (2). Ce seigneur le chargea de couronner la fontaine de la cour principale de son palais d’une figure en bronze, haute d’une palme environ, représentant Mercure, nu, porté sur un globe, et prêt à s’envoler. Entre les mains de ce Mercure, Rustici disposa. adroitement une espèce de roue, formée de quatre lames de métal, que fait tourner l’eau qui jaillit de la bouche de la statue.

Vers cette époque, Giovan-Francesco, par l’ordre du même cardinal, exécuta en terre, d’après le David de Donato, une copie destinée à être jetée en bronze et à remplacer l’original que l’on avait enlevé de la première cour du palais. Malheureusement, il apporta à ce travail une lenteur qui fut cause que son modèle ne fut point utilisé et se perdit. À l’endroit où était le David de Donato, fut mis l’Orphée en marbre du Bandinelli.

Dans un grand médaillon circulaire en bas-relief et en bronze, lequel fut envoyé au roi d’Espagne, Rustici représenta, avec l’aide du peintre Raffaello Bello et de Niccolò Soggi, une Annonciation d’une telle beauté, que l’on ne peut rien voir de mieux. Il sculpta ensuite, pour la salle des Consuls de la confrérie de Por-Santa-Maria, un autre médaillon en marbre renfermant la Vierge, accompagnée de l’Enfant Jésus et du petit saint Jean.

Les consuls de l’art des marchands, ayant fait ôter les vieilles figures de marbre qui étaient au-dessus des trois portes du temple de San-Giovanni, demandèrent au Rustici, pour orner la porte située vis-à-vis de la maison canoniale, trois statues de bronze hautes de quatre brasses, semblables pour le sujet à l’ancien groupe qui s’y trouvait jadis, c’est-à-dire un saint Jean-Baptiste, prêchant entre un lévite et un pharisien.

Rustici accepta ce travail d’autant plus volontiers qu’il lui offrait l’occasion d’entrer en concurrence avec Andrea Contucci, auquel avaient été allouées les statues de la porte qui est du côté de la Misericordia.

Il commença donc sans retard un petit modèle, et conduisit sa tâche à fin avec toute l’application que réclamait une si importante entreprise.

Son groupe fut regardé comme le mieux composé et le mieux entendu qui eût été fait jusqu’alors, et ses figures considérées isolément furent jugées parfaites, et aussi remarquables par la grâce que par l’énergie de leur expression. Les bras et les jambes sont supérieurement rendus et ne sauraient être mieux attachés. Les mains et les pieds ne laissent rien à désirer. Quant aux têtes, les paroles seraient impuissantes à donner une idée de l’élégance de leurs attitudes et de l’héroïque gravité de leur physionomie.

Tant que Giovan-Francesco fut occupé à préparer ses modèles en terre, il ne voulut admettre auprès de lui que Léonard de Vinci, qui ne le quitta point jusqu’à ce que ses moules, ses armatures eussent été achevés, et même jusqu’à ce que ses statues eussent été jetées en bronze. C’est ce qui a fait croire qu’il y avait travaillé de sa main ou au moins qu’il avait aidé Rustici de ses conseils et de son expérience ; mais on ne sait rien de certain là-dessus.

Ces statues en bronze sont les plus parfaites et les mieux entendues qui aient jamais été produites par un maître moderne. Elles furent jetées en trois fois et réparées dans la maison de la via de’ Martelli qu’habitait Giovan-Francesco. C’est dans le même endroit qu’il exécuta les ornements de marbre, les deux colonnes, les corniches et les armoiries de l’art des marchands qui accompagnent son groupe. Le lévite est un vieillard chauve qui, la main droite appuyée sur la hanche, tient de la gauche un papier qu’il regarde en s’apprêtant à répondre à saint Jean-Baptiste. Il est vêtu d’une légère draperie recouverte d’un épais manteau qui forme des plis agencés avec une rare habileté. Le pharisien, de la main droite, se tient la barbe et se jette un peu en arrière dans l’étonnement que lui causent les paroles du Précurseur.

Pendant que Rustici travaillait à ce groupe, il fut tellement ennuyé d’avoir à demander chaque jour de l’argent aux consuls ou à leurs commis qui, presque toujours, sont incapables d’apprécier le mérite, qu’il prit le parti, pour fournir à ses dépenses, de vendre un domaine qu’il possédait à San-Marco-Vecchio, hors de Florence. Mais il fut mal récompensé de ses fatigues et de son dévouement, grâce aux intrigues de l’un des consuls, nommé Ridolfi, dont il s’était fait un ennemi acharné, soit parce qu’il ne lui avait pas témoigné assez de déférence, soit parce qu’il lui avait quelquefois refusé l’entrée de son atelier. Rustici, au lieu d’honneurs mérités, ne retira donc de son œuvre que de l’ingratitude. Les ignorants et les idiots allèrent même jusqu’à lui faire un crime de ce qu’il avait su allier le talent à la noblesse de sa naissance (3). Enfin, lorsque le moment de régler son salaire fut arrivé, Rustici appela pour arbitre Michel-Ange Buonarroti ; mais les consuls, à l’instigation de leur collègue Ridolfi, lui imposèrent Baccio d’Agnolo. Notre artiste eut beau leur dire qu’il était par trop étrange qu’un menuisier eût à estimer l’œuvre d’un statuaire et qu’ils étaient un tas d’imbéciles ; il ne fut point écouté, et le Ridolfi le traita de fat et d’arrogant. Le pis fut que le groupe, qui valait au moins deux mille écus, ne fut estimé par les consuls que cinq cents, et encore Rustici n’en reçut-il jamais que quatre cents par l’entremise du cardinal Jules de Médicis.

Révolté de cette infamie, Giovan-Francesco jura de ne plus travailler désormais pour des confréries ; en un mot, que lorsqu’il aurait affaire à un seul individu.

Il se retira dans son atelier de la Sapienza, près du couvent des Servîtes.

Pour chasser l’ennui, il imagina de chercher les moyens de congeler le mercure. Il dépensa de grosses sommes d’argent à ce fol essai qu’il avait tenté en compagnie d’un cerveau quelque peu dérangé, nommé Raffaello Borghini.

Heureusement il demanda aussi des distractions à l’étude. Ce fut alors qu’il peignit à l’huile une Conversion de saint Paul où l’on remarque la beauté des attitudes et des raccourcis des chevaux et des personnages. Ce tableau a trois brasses de longueur et deux de hauteur. Rustici le donna à Pietro Martelli, chez les héritiers duquel on le voit maintenant ainsi que plusieurs autres productions de notre artiste.

Giovan-Francesco peignit égaiement un charmant petit tableau de chasse qui appartient aujourd’hui à Lorenzo Borghini, amateur distingué.

Pour les religieuses de Santa-Lucia, dans la Via di San-Gallo, Rustici modela en terre une Apparition du Christ à Marie-Madeleine. Ce bas-relief fut ensuite verni par Giovanni della Robbia, et placé dans un encadrement en pierre de macigno, sur un autel de l’église des religieuses de Santa-Lucia.

Pour la chapelle du palais de Jacopo Salviati l’ancien, son intime ami, Rustici sculpta un magnifique médaillon en marbre renfermant une Madone. Il orna la cour du même palais, qui est situé au-dessus du pont alla Badia, d’une foule de médaillons en terre cuite qui furent presque tous détruits par la soldatesque, lors du siège de Florence.

Ce palais plaisait beaucoup à Rustici, aussi le prenait-il souvent pour but de ses promenades et de ses flâneries. Un jour qu’il s’y rendait par une grande chaleur, il se débarrassa de son lucco[1] qu’il cacha dans un buisson. Arrivé au palais, ce ne fut qu’au bout de deux jours qu’il songea à envoyer chercher son lucco. Lorsqu’il le vit rapporter par son émissaire, il ne put, dans son étonnement, s’empêcher de s’écrier : « Le monde est trop bon, il ne durera pas longtemps. »

Giovan-Francesco était souverainement charitable. Jamais il ne laissait partir ceux qui s’adressaient à lui sans les avoir secourus. Il mettait son argent dans un panier, et, qu’il en eût peu ou beaucoup, il en donnait à quiconque lui en demandait. Un pauvre qui le voyait souvent aller à ce panier, ayant dit, croyant n’être pas entendu : « Oh ! mon Dieu, si j’avais ce qu’il y a dans ce panier, comme j’arrangerais bien mes affaires ! » Rustici, aux oreilles duquel parvinrent ces paroles, l’appela et, après l’avoir regardé fixement, lui versa dans un coin de sa cape tout le contenu du panier en lui disant : « Va, que Dieu te bénisse ! » Pour combler le déficit, Rustici eut recours, selon son habitude, à son ami Niccolò Buoni qui avait soin de ses revenus et qui lui donnait chaque semaine une certaine somme à laquelle les gens de la maison puisaient librement, car elle n’était jamais sous clef.

Revenons aux ouvrages de notre artiste. Il fit un beau Crucifix en bois, grand comme nature, qui devait être envoyé en France. Mais ce morceau et une foule de bas-reliefs et de dessins restèrent entre les mains de Niccolò Buoni, lorsque Rustici, pensant qu’il trouverait la fortune plus favorable en changeant de pays, résolut de s’éloigner de Florence.

Il exécuta, d’après le duc Julien qui lui témoigna constamment un vif intérêt, un portrait de profil et en demi-relief qu’il jeta en bronze, et que l’on voit aujourd’hui chez Messer Alessandro, fils de Messer Ottaviano de Médicis.

Giovan-Francesco donna au peintre Ruberto di Filippo Lippi, son disciple, quantité de bas-reliefs, de modèles et de dessins, et entre autres une Léda, une Europe, un Neptune, un Vulcain et un Homme nu à cheval, d’une rare beauté, lequel est actuellement dans le cabinet de Don Silvano Razzi.

Rustici fit encore une statue de bronze, haute de deux brasses, représentant l’une des Grâces qui, d’une main, se presse le sein. On ne sait ce qu’est devenue cette figure.

En outre, Giovan-Francesco modela en terre une multitude de chevaux qu’il donna à divers de ses amis, car il était généreux autant que la plupart des hommes sont avares.

L’honorable gentilhomme Dionigi da Diaceto, qui lui dirigea ses affaires comme Niccolò Buoni, lui doit également bon nombre de bas-reliefs.

Personne n’eut jamais un caractère plus enjoué et à la fois plus excentrique que Giovan-Francesco.

Sa passion pour les animaux était poussée à un degré dont personne non plus n’approcha jamais. Il avait apprivoisé un porc-épic qui se tenait sous la table comme un chien, mais qui, parfois, lardait les jambes des convives de façon à les forcer de les rejeter précipitamment en arrière. Il nourrissait un aigle et un corbeau qui disait certaines phrases avec tant de netteté, que l’on croyait entendre parler un homme. Dans une chambre murée, il avait des serpents et des couleuvres dont il s’amusait à observer les jeux, principalement pendant l’été.

La nécromancie lui offrait aussi des distractions, et il s’en servait quelquefois pour causer d’étranges et divertissantes frayeurs à ses élèves et à ses amis.

Dans ses ateliers de la Sapienza se rassemblait la joyeuse Société du Chaudron, composée de douze membres que voici : Rustici, Andrea del Sarto, le peintre Spillo, Domenico Puligo (4), l’orfévre Robetta (5), Aristotile da San-Gallo, Francesco di Pellegrino, Niccolò Buoni, l’excellent chanteur et musicien Domenico Baccelli, le sculpteur Solosmeo (6), Lorenzo dit Guazzetto, et le peintre Ruberto di Filippo Lippi. Ce dernier avait été élu provéditeur de la société. Chacun des douze associés avait la permission d’amener quatre amis à certains repas solennels.

Comme ce genre de réunion est aujourd’hui presque entièrement tombé en désuétude, je n’hésite pas à fournir quelques détails sur la manière dont les choses s’y passaient.

Chaque convive devait apporter un plat remarquable par sa singularité. Le président, choisi dans le sein de la société, recevait le plat et le donnait à qui bon lui semblait. Une fois à table, les convives prenaient part à tous les plats. Deux plats se rencontraient-ils semblables, leurs inventeurs étaient condamnés à une amende.

Giovan-Francesco, ayant un jour à traiter ses confrères, les reçut tous dans une cuve gigantesque transformée en chaudron, à l’aide de peintures et de toiles si habilement agencées, que l’assemblée paraissait plongée dans l’eau jusqu’à mi-corps. De l’anse du chaudron, accrochée à la voûte, ruisselait une abondante clarté. Lorsque tous les convives furent assis, il surgit au milieu d’eux un arbre dont chaque branche soutenait un plat. Les mets enlevés, l’arbre disparaissait au bruissement harmonieux d’une musique cachée, et remontait bientôt chargé d’un nouveau service, tandis que des valets versaient des vins précieux.

À ce banquet, Rustici offrit un pâté en forme de chaudron, plein d’une sauce exquise dans laquelle Ulysse plongeait son père pour le rajeunir. Sous les doigts de notre artiste, deux chapons avaient usurpé les traits du mari de Pénélope et de l’aïeul du vertueux Télémaque.

Andrea del Sarto présenta un temple à huit faces pareil à celui de San-Giovanni, mais élevé sur des colonnes. Le pavé était un immense plat de gelée, orné de compartiments en mosaïque de couleurs variées. De gros et grands saucissons représentaient, à s’y méprendre, des colonnes de porphyre. Les bases elles chapiteaux étaient en fromage de Parme, les corniches en sucre, et la tribune en tranches de frangipane. Un lutrin, sculpté dans un morceau de foie, et surmonté d’un livre en lazagnes, où le plainchant était écrit et noté avec des grains de poivre, occupait le centre du chœur. Des grives rôties, ouvrant un large bec, droites sur pattes, et couvertes de légers surplis taillés dans le lard, chantaient au lutrin. Deux pigeons remplissaient l’office de contrabbasso, et six ortolans celui de soprano.

Le peintre Spillo avait déguisé une oie colossale en serrurier, et l’avait munie de tous les outils nécessaires pour raccommoder le chaudron au besoin.

Domenico Puligo d’un cochon de lait avait fait une jeune fille armée d’une quenouille et préposée à la garde d’une couvée de poussins.

L’orfévre Robetta avait métamorphosé en enclume une tête de veau.

Les inventions des autres convives furent non moins belles et non moins appétissantes ; mais nous les passerons sous silence pour dire quelle fut l’origine de la société de la Truelle dont Rustici fit également partie.

L’an 1512, Ser Bastiano Sagginati, Ser Raffaello del Beccaio, Ser Cecchino de’ Profumi, Girolamo del Giocondo et le Baia soupaient un soir, avec le fifre Feo d’Agnolo, dans le jardin que ce joyeux et spirituel bossu possédait à Campaccio. Pendant que l’on mangeait la crème, le Baia aperçut, dans un coin du jardin, à côté de la table, un tas de mortier dans lequel était plantée une truelle qu’un maçon y avait laissée la veille. Le Baia prit avec cette truelle un peu de mortier, qu’il lança adroitement dans la bouche de Feo au moment où celui-ci s’apprêtait à engouffrer une immense cuillerée de crème. À cette vue, tous les convives se mirent à crier : « Truelle ! truelle ! » et décidèrent qu’en mémoire de la mésaventure de Feo serait créée une société portant le nom de la Truelle.

Cette société se divisait en majeure et en mineure, pour nous servir de l’expression du temps. Chacune de ces catégories comptait douze membres.

Une truelle, à laquelle on ajouta plus tard ces petits tonneaux noirs, à gros ventre, que l’on appelle en Toscane cazzuola[2] telles étaient les armes de la société. Son patron était saint André, duquel on célébrait la fête par un magnifique et solennel repas, conformément aux statuts.

Les premiers membres de la majeure furent Jacopo Bottegai, Francesco Rucellai et Domenico, son frère, Giovan-Battista Ginori, Girolamo del Giocondo, Giovanni Miniati, Niccolò del Barbigia et Mezzabotte, son frère, Cosimo da Panzano et Matteo, son frère, Marco Jacopi et Pieraccino Bartolini.

La mineure avait pour membres Ser Bastiano Sagginotti, Ser Raffaello del Beccaio, Ser Cecchino de’ Profumi, le peintre Giuliano Bugiardini, le peintre Francesco Granacci, Giovan-Francesco Rustici, Feo le bossu et le musicien Talina, son compagnon, le fifre Pierino, le trombone Giovanni et le bombardier Baia.

Les adhérents furent Bernardino di Giordano, le Talano, le Gaiano, Buon Pocci, Domenico Barlacchi (7), Maestro Jacopo del Bientina, et Messer Giovan-Battista di Cristofano Ottonaio, ces deux derniers hérauts de la Seigneurie de Florence.

En peu d’années, la société de la Truelle acquit une telle renommée, que l’on vit y entrer le signor Giuliano de’ Medici, Ottangolo Benvenuti, Giovanni Canigiani, Giovanni Serristori, Giovanni Gaddi, Giovanni Bandini, Luigi Martelli, Paolo da Romena, et Filippo Pandolfini.

La société admit aussi, comme adhérents, le peintre Andrea del Sarto, le trombone Bartolommeo, Ser Bernardo Pisanello, le drapier Piero, le mercier Gemma, et enfin le médecin Manente da San-Giovanni.

La société donna, à diverses époques, de nombreuses fêtes. Pour que le souvenir ne s’en perde pas tout à fait, j’en passerai quelques-unes en revue.

La première fut ordonnée par Giuliano Bugiardini, et eut pour théâtre une salle de l’Aia, où nous avons dit ailleurs que furent jetées en bronze les portes du temple de San-Giovanni.

Le président enjoignit à chacun de ses confrères d’arriver au lieu du rendez-vous revêtu d’un costume de fantaisie. Ceux qui auraient adopté le même déguisement devaient être frappés d’une amende.

À l’heure dite parurent les costumes les plus magnifiques et les plus bizarres que l’on puisse imaginer.

Lorsque le souper fut servi, les premières places furent attribuées aux convives qui étaient vêtus en princes, les riches et les gentilshommes vinrent à la suite, et le bas de la table fut occupé par les pauvres. Inutile de dire quels divertissements et quels jeux succédèrent au repas ; il est facile de se les figurer.

À un autre festin ordonné par le Bugiardini et par Giovan-Francesco Rustici, tous les convives se présentèrent habillés, ceux-ci en maçons, ceux-là en manœuvres.

Les membres de la majeure remplissaient le rôle de maçons et avaient à la ceinture le marteau et la truelle ; ceux de la mineure, métamorphosés en manœuvres, avaient à la ceinture la truelle seulement et étaient munis d’un oiseau[3] et d’un levier.

Lorsque tous les sociétaires furent réunis, le président leur montra le plan d’un édifice qu’il fallait bâtir. Les maîtres se rangèrent alors autour d’une table sur laquelle les manœuvres apportèrent dans leurs oiseaux les matériaux destinés aux fondements, c’est-à-dire pour mortier, des lazagnes et de la crème sucrée, pour sable du fromage mêlé à diverses épices, pour gravier de grosses dragées et des berlingozzi[4], pour briques et pour tuiles des pains et des gâteaux. Quand on fut arrivé au soubassement, les maîtres le jugèrent défectueux et le brisèrent à coups de marteaux : l’ayant trouvé rempli de tourtes, de foies et d’autres mets semblables, ils le mirent au pillage. Ils démolirent ensuite une colonne farcie de chapons et de tripes de génisse, puis, ils attaquèrent la base, formée de fromage de Parme, un merveilleux chapiteau de tranches de chapon et de rouelles de génisse, et une cimaise de langues. Ils n’épargnèrent pas davantage l’architrave, la frise et la corniche, qui renfermaient tant de choses exquises, que leur énumération nous entraînerait trop loin ; qu’il nous suffise d’ajouter que le signal de la retraite fut donné par une pluie artificielle accompagnée de nombreux coups de tonnerre.

À quelque temps de là, Matteo da Panzano, étant président de la société, fut l’ordonnateur de la fête que nous allons décrire.

Cérès, à la recherche de sa fille le Proserpine enlevée par Pluton, alla supplier les confrères de la Truelle de l’accompagner en enfer. Ceux-ci, après divers pourparlers, y consentirent et pénétrèrent avec elle dans une salle où pour toute entrée s’offrait une immense gueule de serpent, près de laquelle aboyait Cerbère. Pluton parut, et ne répondit aux réclamations de Cérés qu’en la priant d’assister à ses noces avec la compagnie ; l’invitation fut acceptée, et la gueule monstrueuse du serpent livra passage dans une vaste salle circulaire, blafardement éclairée.

Un démon d’une prodigieuse laideur, armé d’une fourche de fer, conduisit les invités à une table couverte de draperies noires.

Pluton commanda qu’en laideur de ses noces, les tourments des damnés cessassent durant le repas, et ainsi fut fait. Seulement, à un signal donné, des petites gerbes de feu s’élancèrent soudainement, et montrèrent tous les supplices des réprouvés peints sur les parois de la salle.

Sur les plats de ce banquet infernal étaient entassés des serpents, des couleuvres, des lézards, des tarentules, des crapauds, des grenouilles, des scorpions, des chauve-souris et d’autres semblables animaux ; mais ces hideuses enveloppes recélaient la chair la plus succulente.

Ces mets étaient placés sur la table à l’aide d’une pelle par dès démons, tandis qu’un autre agent de l’enfer versait à chaque convive des vins délicieux dans des creusets qui tenaient lieu de verres.

Après ce premier service, qui pouvait passer pour une entrée, on sema sur la table, en guise de dessert, comme si le repas à peine commencé eût tiré à sa fin, des sucreries qui avaient l’apparence d’ossements de morts.

Pluton dit ensuite qu’il voulait aller se reposer avec Proserpine, et ordonna que les tortures des damnés eussent à recommencer. Aussitôt toutes les lumières s’éteignirent, et l’on entendit un lugubre concert de plaintes, de lamentations et de hurlements.

Puis, au milieu des ténèbres, scintilla une étoile qui montra à l’un des assistants le bombardier Baia, condamné au plus affreux supplice par Pluton, pour avoir osé donner aux Florentins, dans ses feux d’artifice, des représentations de l’enfer.

Pendant que les regards étaient attachés à ce douloureux spectacle, le funèbre appareil s’évanouit tout à coup. De brillantes girandoles éclairaient la scène, des plats vraiment royaux avaient succédé aux ossements et aux reptiles, et les sinistres démons avaient été remplacés par des valets magnifiquement costumés.

Après le repas, une comédie intitulée Filogenia compléta dignement cette fête qui dura jusqu’à la pointe du jour.

Deux ans plus tard, la présidence étant échue pour la seconde fois à Matteo da Panzano, il profita de cette Occasion pour donner une leçon à quelques-uns de ses confrères, qui avaient dépensé à certains festins des sommes exorbitantes.

D’abord, il fit peindre au-dessus de la porte de l’Aia, lieu des réunions de la société, un sujet semblable à ceux que l’on voit ordinairement sur les façades et les portiques des hôpitaux, c’est-à-dire le directeur de l’hôpital accueillant des pauvres et des pèlerins. Cette peinture ne fut découverte que le soir de la fête, au moment où arrivèrent les sociétaires.

Ils furent reçus à la porte par le directeur de l’hôpital, qui les introduisit dans une vaste salle bordée de lits de chaque côté, et en un mot, complètement transformée en infirmerie

Au milieu de cette salle, autour d’un grand feu, étaient assis, déguisés en misérables gueux, le Bientina, Battista de l’Ottonaio, le Barlacchi, le Baia et d’autres gens d’esprit qui, feignant de ne point apercevoir ceux qui entraient, déchiraient à belles dents, sans s’épargner eux-mêmes, les membres de la compagnie qui avaient gaspillé leur argent en banquets et en divertissements.

Lorsque tous les associés furent rassemblés, saint André leur patron s’avança, les tira de l’hôpital, et les conduisit dans une autre salle splendidement décorée, où ils soupèrent joyeusement. Puis, saint André leur enjoignit, avec douceur, de célébrer une seule fête solennelle chaque année, afin d’éviter l’hôpital.

La société se conforma à cet ordre, et, pendant nombre d’années, se réunit à un somptueux banquet, suivi d’une comédie.

C’est ainsi qu’à diverses époques l’on vit jouer, comme nous l’avons dit dans la biographie d’Aristotile da San-Gallo, la Calandra, du cardinal Bernardo di Bibbiena, les Suppositi et la Cassaria, de l’Ariosto, la Clizia et la Mandragola, de Machiavello.

Lorsque Francesco et Domenico Rucellai présidèrent la société, ils choisirent la première fois, pour sujet de leur fête, l’Histoire des Harpies de Phinée, et une autre fois une dispute de philosophes sur la Trinité, où ils firent montrer par saint André un ciel peuplé de tous les chœurs d’anges.

Avec l’aide de Jacopo Sansovino, d’Andrea del Sarto et de Rustici, Giovanni Gaddi représenta un Enfer où Tantale servit un splendide festin aux sociétaires déguisés en dieux de l’Olympe. Des jardins, des paradis, des feux d’artifice, et d’autres merveilles dont la description nous mènerait trop loin, ajoutèrent un charme extraordinaire à cette fête.

Luigi Martelli, quand son tour de traiter la compagnie fut arrivé, donna son souper chez Giuliano Scali (8), près de la porte Pinti. Il montra dans une salle le cruel Mars entouré de cadavres sanglants, et dans une autre chambre Mars et Vénus, couchés sur un lit, et bientôt après captifs sous les filets de Vulcain, qui appelle les dieux pour qu’ils soient témoins de sa vengeance.

Mais cette digression qui, sous certains rapports mentionnés plus haut, nous a semblé utile, paraîtra peut-être trop longue à nos lecteurs. Revenons donc à Rustici.

Après l’expulsion des Médicis, qui eut lieu en 1528, le séjour de Florence devint odieux à notre artiste, au point qu’il laissa le soin de toutes ses affaires à Niccolò Buoni, et qu’il s’en alla en France avec son élève Lorenzo Naldini, surnommé Guazzetto.

Arrivé à Paris, Rustici fut présenté par ses amis Giovan-Battista della Palla et Francesco di Pellegrino à François Ier qui lui témoigna beaucoup d’amitié, et lui accorda une pension annuelle de cinq cents écus.

Rustici fit pour ce prince divers ouvrages sur lesquels nous n’avons point de renseignements précis.

En dernier lieu, il lui fut commandé une statue équestre de François Ier, deux fois grande comme nature.

Ses modèles plurent au roi, qui lui donna un vaste palais pour exécuter ses moules et pour jeter en bronze la statue. Par malheur, François Ier mourut avant l’achèvement de l’entreprise. Son successeur, Henri II, supprima des pensions, et restreignit les dépenses de la cour, si bien que Rustici, déjà fort âgé et assez dépourvu d’argent, fut, dit-on, réduit pour vivre à louer le palais qu’il tenait de la munificence de François Ier. Mais le sort impitoyable lui réservait une secousse plus rude encore. Henri II lui enleva son palais pour en gratifier Piero Strozzi.

Rustici se serait alors trouvé sans aucune ressource, si, touché de son infortune, Piero Strozzi ne fût allé à son aide. Ce généreux seigneur l’installa dans une abbaye qui appartenait à son frère (9), l’entoura de serviteurs, et en un mot le traita, jusqu’à son dernier jour, avec tous les égards dus à sa vieillesse et à son haut mérite.

Giovan-Francesco mourut à l’âge de quatre-vingts ans. Presque tout ce qu’il possédait resta entre les mains de Piero Strozzi.

Pendant son séjour à Paris, Rustici fit un gracieux accueil à Antonio Mini, qui lui donna quelques cartons, dessins et modèles de la main de son maître Michel-Ange Buonarroti, dont une partie fut reportée de France à Florence par le sculpteur Benvenuto Cellini.

Rustici se distingua non-seulement par son talent, mais encore par sa douceur, sa bonté, sa bienfaisance ; aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait été libéralement secouru dans sa détresse par Piero Strozzi, car le bien que l’on a fait au prochain est toujours récompensé par Dieu.

Rustici était très-bon dessinateur, comme le prouvent ses dessins que renferment notre collection et celle du révérend Don Vincenzo Borghini.

Lorenzo Naldini, surnommé Guazzetto, disciple de Rustici, laissa en France de nombreuses et excellentes sculptures, sur lesquelles je n’ai pu me procurer aucun détail. Je ne sais pas davantage quels sont tous les ouvrages que la France doit à son maître. Il est à croire que, durant les longues années que Rustici passa dans ce pays, il ne resta ni oisif, ni constamment occupé de la statue équestre de François Ier.

Lorenzo Naldini possédait, hors de la porte SanGallo, une habitation que le peuple jeta à terre en même temps que les autres maisons des faubourgs, lors du siège de Florence. Ce désastre le toucha si vivement, quand il revint dans sa patrie l’an 1540, qu’à un quart de mille de Florence il se couvrit les yeux avec son chaperon pour ne point apercevoir les décombres du faubourg et de sa maison. Les gardes de la porte San-Gallo, le voyant ainsi encapuchonné, lui demandèrent ce que cela voulait dire ; mais ils ne firent que rire de son chagrin. Après un court séjour à Florence, Lorenzo emmena sa mère et retourna en France, où il travaille encore aujourd’hui.



Jusqu’à présent le nom de Giovan-Francesco Rustici, que l’italie a inscrit parmi ceux des plus grands maîtres qu’elle se glorifie d’avoir produits, n’a eu aucun retentissement en France. Cependant Rustici est un de ces généreux Florentins qui, après avoir accompli dans leur patrie l’œuvre de rénovation si longtemps sollicitée par toutes les intelligences, vinrent convier nos artistes à goûter les fruits de la science ultramontaine.

Au commencement de sa route, le Rustici eut le bonheur de rencontrer un de ces princes de la terre qui communiquent le courage aux timides, la force et le génie aux faibles. Guidé et inspiré par le divin Léonard de Vinci, dont il sut gagner l’amitié par les grâces de son esprit, l’aménité et la franchise de son caractère, il ne tarda pas à pouvoir attaquer d’une main ferme et savante le marbre et le bronze.

Malheureusement, de toutes ses productions il ne reste guère que son saint Jean-Baptiste prêchant entre un lévite et un pharisien. Si ce groupe ne suffit pas pour que l’on suive le Rustici dans les diverses évolutions de ses progrès et de son talent, il est du moins plus que suffisant pour lui assurer une place distinguée parmi les plus illustres maîtres du XVIe siècle. En effet, il s’y montre, par la profondeur de l’expression, penseur comme le Vinci, par la pureté du modelé et la précision des attaches et des mouvements, dessinateur et anatomiste comme Michel-Ange. On peut affirmer sans crainte que les acquisitions complètes de la renaissance sont résumées dans cet admirable morceau, où se lisent facilement tous les secrets, tous les mystères de la science, et où se déploient avec majesté toutes les variétés de la forme, toutes les magnificences de la nature vivifiées par le sentiment de la beauté la plus pure et par la plus mâle audace : sublime et magique harmonie, aujourd’hui détrônée par la pâle et froide mesquinerie des réalités individuelles.

NOTES.

(1) Le cardinal Jean de Médicis fut pape sous le nom de Léon X.

(2) Le cardinal Jules de Médicis devint pape sous le nom de Clément VII.

(3) Voyez les Dialoghi sopra le tre belle arti, p. 30.

(4) Voyez la vie de Domenico Puligo, t. IV.

(5) On trouve quelques belles estampes du temps de Rustici où on lit le nom de Robetta.

(6) Vasari parle de Solosmeo en différents endroits de son livre, notamment dans la biographie de Baccio Bandinelli, t. V.

(7) Les facéties du Barlacchi ont été recueillies et imprimées.

(8) Le palais des Scali passa plus tard aux comtes della Gherardesca.

(9) Le cardinal Lorenzo Strozzi, frère de Pietro et de Leone, prieur de Capoue.

  1. Lucco vêtement particulier aux citoyens florentins.
  2. Cazzuola, truelle.
  3. On appelle oiseau la machine dont les manœuvres se servent pour porter le mortier sur leurs épaules.
  4. Berlingozzi, sorte de gâteau feuilleté de forme ronde.