Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 5/Le Rosso

LE ROSSO,
peintre florentin.


L’artiste que le sort ne peut abattre finit presque toujours par obtenir dans le monde la place due à son génie. Ainsi, le Rosso, peintre florentin  (1), dont les ouvrages ne furent goûtés ni à Rome ni à Florence, parvint, par sa courageuse persévérance, à acquérir en France la gloire qu’il ambitionnait. Le roi François l’accueillit avec une faveur marquée, et lui accorda toutes sortes de biens et d’honneurs. Il est vrai que, s’il en eût été autrement, la fortune aurait pu à bon droit être taxée d’injustice à l’égard de cet artiste, dont le mérite était réel.

Outre son talent comme peintre, le Rosso avait une tournure gracieuse et noble, une manière de parler agréable et assurée ; il était bon musicien et discourait brillamment sur toutes les matières philosophiques. Son dessin était savant et ferme, et son style plein d’originalité et de hardiesse. Il introduisit dans ses compositions un certain feu, qui le distingue de ces peintres pthisiques qui n’enfantent que des avortons secs et décharnés. Il ne

Le Rosso.
déploya pas de moins étonnantes qualités en architecture ; et, enfin, il montra toujours un esprit supérieur à sa fortune.

Dans sa jeunesse, le Rosso dessina d’après les cartons de Michel-Ange ; mais il ne suivit la manière d’aucun maître, et l’on reconnaît facilement son génie créateur dans les peintures à fresque qu’il exécuta hors de la porte San-Pier-Gattolini de Florence, à Marignolle, où il représenta un Christ mort, pour Piero Bartoli. C’est là qu’il commença à prouver la supériorité de son style sur celui de tous ses rivaux.

Lorsque le pape Léon éleva au cardinalat Lorenzo Pucci, le Rosso peignit, sur la porte de San-Sebastiano des Servîtes, les armes de la famille Pucci, accompagnées de deux figures. Il réussit complètement dans cet ouvrage, ce qui étonna d’autant plus les artistes du temps qu’ils s’attendaient à le voir échouer. Ayant ensuite fait pour Maestro Giacopo, frère servite, qui s’occupait de poésie, un tableau renfermant la Vierge et saint Jean l’évangéliste, à mi-corps, il se laissa déterminer par ce religieux à peindre dans la cour du couvent, en pendant de la Visitation de Giacopo Pontormo, une Assomption de la Vierge, où l’on voit de petits anges dansant autour de la reine du ciel, et les Apôtres couverts de riches draperies. Le directeur de l’hôpital de Santa-Maria-Nuova lui avait commandé un tableau ; mais cet homme ignorant, étant allé le visiter au moment où il venait de terminer son ébauche, prit la fuite, prétendant qu’il l’avait trompé, en représentant sur sa toile des diables et non des saints. Il est vrai que, dans ses ébauches, le Rosso avait coutume de donner à ses figures un caractère effrayant qu’il adoucissait ensuite peu à peu. Il exécuta aussi, sur une autre porte du couvent des Servites, les armes du pape Léon, soutenues par deux enfants : cette peinture est aujourd’hui fortement endommagée. Chez plusieurs citoyens, on voit de lui quelques tableaux, et de nombreux portraits. Lorsque le pape Léon X vint à Florence, il éleva un bel arc de triomphe du côté des Bischeri. Pour le seigneur de Piombino, il fit un Christ mort, et une petite chapelle. À Volterra, il peignit une magnifique Descente de croix. Son mérite et sa réputation s’étant accrus, on lui confia, dans l’église de Santo-Spirito à Florence, le tableau des Dei : Raphaël s’en était d’abord chargé, mais ses travaux le forcèrent de l’abandonner. Le Rosso se distingua dans cet ouvrage par la grâce et la beauté de son dessin, et par la vivacité de son coloris. Jamais aucune peinture n’a produit, de loin, un plus grand effet que celle-ci. Elle ne fut pas alors appréciée comme elle le méritait ; mais avec le temps on en reconnut tout le mérite ; car il est impossible de trouver ailleurs le coloris poussé à un plus haut degré de puissance. Les dégradations de lumière sont si habilement ménagées, que les figures se font mutuellement ressortir. En un mot, ce chef-d’œuvre peut lutter avec ceux des plus grands maîtres  (2). À San-Lorenzo, il peignit, pour Carlo Ginori, le Mariage de la Vierge, qui fut regardé comme une admirable chose  (3). Pour Gio. Bandini, il fit un tableau qui fut, je crois, envoyé en France, et dans lequel il avait représenté Moïse tuant l’Egyptien. Un Jacob à la fontaine, que lui commanda Gio. Cavalcanti, passa en Angleterre.

Le Rosso habitait alors le faubourg de’ Tintori, dont les maisons donnent sur les jardins des frères de Santa-Croce. Il avait un gros singe d’une intelligence merveilleuse, qu’il aimait beaucoup. Cet animal obéissait surtout à un jeune élève, nommé Battistino, qu’il avait pris en amitié. Au bas des fenêtres de l’atelier, qui donnaient sur le jardin des frères, se trouvait une treille chargée de superbes raisins ; et nos espiègles, au moyen d’une corde, descendaient le singe, qu’ils remontaient ensuite lorsqu’il avait fait sa provision. Le gardien ne tarda pas à s’apercevoir que sa treille se dégarnissait. Attribuant ces ravages aux rats, il se mit en embuscade. Lorsqu’il vit descendre le singe du Rosso, il ne put contenir sa fureur, prit une perche à deux mains et courut sur lui pour le bâtonner. Le singe, sentant que s’il remontait ou s’il restait en place il tomberait sous une main vengeresse, commença en sautillant à détruire la treille, et lorsque le gardien leva sa gaule, notre magot travailla si bien qu’il tomba avec la treille sur le dos du pauvre frère, qui se mit à crier au secours de toute la force de ses poumons. Pendant ce temps, Battistino et ses amis jetèrent la corde au singe, qui rentra sain et sauf à l’atelier. Le gardien, étant parvenu à se débarrasser de la treille, s’en alla, outré de colère, se plaindre méchamment au redoutable tribunal des Huit. Le Rosso fut appelé, et le singe condamné, par plaisanterie, à porter un contre-poids, qui devait l’empêcher de grimper dorénavant sur les treilles. Le Rosso lui fît alors un rouleau de fer construit de façon que notre magot pouvait aller et venir dans la maison, mais ne pouvait sauter dehors. Le malheureux singe devina que le frère était cause de ce supplice, et résolut de se venger. Il parvint à exécuter son dessein en s’exerçant à sauter en soutenant son contrepoids avec ses pattes. Un jour donc, pendant que le gardien était à chanter vêpres, il arriva par les gouttières jusqu’au toit de la chambre de son ennemi ; alors il lâcha son contre-poids, et se mit à exécuter une danse si agréable, qu’en une demi-heure il eut brisé toutes les tuiles, puis il regagna tranquillement son logis. Trois jours après, il faisait un temps effroyable, et l’on entendit le gardien se plaindre amèrement de la pluie qui l’inondait.

Le Rosso, après avoir achevé les tableaux dont nous avons parlé plus haut, se rendit avec Battistino et son singe à Rome, où il était attendu avec impatience, et où il s’était fait connaître par quelques dessins d’un fini et d’une pureté admirables. Il fit dans l’église della Pace, au-dessus des peintures de Raphaël, le plus pitoyable de tous ses ouvrages. Je ne puis m’expliquer cela que par une sorte de fatalité, qui a atteint encore plusieurs autres maîtres. L’artiste qui change de pays, change en même temps tellement de nature, de faculté et d’habitudes, qu’on le prendrait souvent pour un autre, tant il se trouve étourdi et ébloui  (4). C’est ce qui put arriver au Rosso, à Rome, en voyant les statues de Michel-Ange, et tous ces admirables chefs-d’œuvre d’architecture, de peinture et de sculpture qui forcèrent Fra Bartolommeo et Andrea del Sarto à fuir de Rome, sans y laisser aucune trace de leurs travaux. Du reste, quelle qu’en soit la cause, le Rosso ne fit jamais rien de si mauvais ; et cela est d’autant plus frappant que son tableau se trouve en parallèle avec les divines créations de Raphaël d’Urbin (5).

À la même époque, le Rosso peignit pour l’évéque Tornabuoni, son ami, un très beau Christ mort soutenu par deux anges, qui appartient aujourd’hui aux héritiers de monsignor della Casa. Il donna aussi à Baviera (6) les dessins de toutes les divinités païennes, qui furent gravés par Iacopo Caraglio, et parmi lesquels on remarque Saturne se changeant en cheval, et Pluton enlevant Proserpine. Il exécuta ensuite une ébauche de la Décollation de saint Jean-Baptiste, qui est aujourd’hui dans une petite église de la place Salviati, à Rome.

Sur ces entrefaites arriva le sac de Rome. Le pauvre Rosso fut fait prisonnier par les Allemands, qui le traitèrent avec barbarie : ils le dépouillèrent depuis les pieds jusqu’à la tête, le forcèrent de porter des fardeaux, et de déménager presque toute la boutique d’un charcutier. Il parvint enfin à s’enfuir à Pérouse, où il fut généreusement hébergé par un peintre nommé Domenico de Paris, qui lui fournit de quoi se vêtir (7). En retour, le Rosso lui donna le carton d’un tableau des Mages, que l’on voit chez lui aujourd’hui, et que l’on regarde comme une très belle chose. Mais le Rosso ne resta pas long-temps à Pérouse ; il alla rejoindre, au Borgo, son grand ami l’évéque Tornabuoni, qui avait réussi de son côté à échapper au sac de la ville de Rome. Il y trouva Raffaello dal Colle, peintre et élève de Jules Romain, que la confrérie des Battuti avait chargé d’exécuter, à peu de frais, un tableau dans l’église de Santa-Croce. Cet artiste eut la générosité d’abandonner son travail au Rosso, afin qu’il restât quelque chose de lui dans cette ville. La confrérie s’en fâcha ; mais l’évéque intervint en sa faveur. Le Rosso peignit avec soin une Déposition de croix qui le mit en réputation ; il rendit admirablement l’effet des ténèbres qui enveloppaient la terre au moment où le Christ mourut. On lui confia ensuite un tableau dans la ville de Castello. Pendant qu’il y travaillait, un toit en s’écroulant brisa son ouvrage, et l’atteignit lui-même de telle sorte, qu’il fut attaqué d’une fièvre violente qui le mit aux portes de la mort, et le força de se faire transporter de Castello au Borgo. Sa maladie continuant accompagnée d’une fièvre quarte, il s’en alla prendre l’air au village de Santo-Stefano, et enfin à Arezzo. Il y fut accueilli par Benedetto Spadari, qui s’employa chaudement avec Gio. Antonio Lappoli, et tous ses parents et amis, pour lui faire confier l’exécution des fresques de la coupole de la Madonna-delle-Lagrime, dont on avait d’abord chargé Niccolò Soggi. On alloua pour ce travail trois cents écus d’or au Rosso, qui commença de suite ses cartons, et en acheva quatre dans un atelier qu’on lui avait donné dans un endroit appelé Murello. Ces cartons représentent : Adam et Ève liés à l’arbre du péché ; Moïse portant l’arche d’alliance, figurée par la Vierge entourée de cinq vertus ; le Trône de Salomon, et d’autres choses singulières qu’inventa l’ingénieux Messer Giovanni Pollastra, chanoine arétin. Le Rosso, enfin, fit une belle esquisse de tout l’ouvrage, que possède ma famille à Arezzo. On doit regretter que cette coupole n’ait pas été exécutée ; mais le Rosso, n’ayant jamais aimé la peinture à fresque, mit de la lenteur à achever ses cartons pour cet ouvrage, qui passa à Raffaello del Borgo et à d’autres artistes. Comme il était fort obligeant, il donna beaucoup de dessins de projets de tableaux et de bâtiments à Arezzo et aux environs. Les directeurs de la Fraternità lui doivent celui de la chapelle qui est située au bout de la place (8). Nous possédons dans notre collection le dessin d’un tableau qu’il leur avait promis pour cette chapelle. Son ami, Gio. Antonio Lappoli, s’était porté garant des travaux de la Madonna-delle-Lagrime ; mais, l’an 1530, la ville de Florence étant assiégée, et les Arétins voyant de mauvais œil les Florentins, le Rosso craignit quelque mauvaise aventure et se rendit à Borgo-San-Sepolcro, en abandonnant ses cartons et ses dessins. Les citoyens de Castello lui demandèrent alors le tableau qu’ils lui avaient commandé ; mais se rappelant l’accident qui lui était arrivé dans leur ville, il ne se soucia pas d’y retourner, et resta au Borgo, où il l’acheva, sans leur permettre de le voir travailler. Il représenta la Transfiguration du Christ, et il introduisit dans cette composition des Maures, des Bohémiens, et les choses du monde les plus extravagantes. Il est vrai que toutes ces figures sont d’une beauté achevée ; mais avec la meilleure volonté on ne pourrait deviner le sujet qu’il a voulu traiter. À cette époque, il exhuma des cadavres dans l’évêché où il se trouvait, et fit de magnifiques études d’anatomie. Il approfondissait sans cesse les connaissances de son art, et peu de jours se passaient sans qu’il dessinât le nu d’après nature.

Le Rosso avait toujours désiré finir ses jours en France, pour s’arracher, comme il le disait, à la misère et à la pauvreté, qui affligent les artistes dans leur patrie. Il résolut donc de partir, et pour paraître plus instruit il se mit à apprendre la langue latine, lorsqu’un accident vint tout à coup précipiter son départ. Le jeudi-saint, pendant les ténèbres, un jeune enfant d’Arezzo, son élève, s’amusant à secouer les flammèches d’une torche de résine, fut réprimandé et un peu frappé par un prêtre. Le Rosso, qui était assis près de cet enfant, s’en étant aperçu, se leva furieux, et en vint aux mains avec le prêtre. Alors, grande rumeur, les épées se tirèrent contre le pauvre Rosso, qui prit la fuite et se retira adroitement de la bagarre sans avoir été blessé ; mais jugeant du blâme qui devait rejaillir sur lui, et son tableau de Castello étant terminé, sans s’embarrasser de ses travaux d’Arezzo, pour lesquels il avait reçu plus de cent cinquante écus d’or, et du préjudice qu’il causait à Gio. Antonio Lappoli, son garant, il partit pendant la nuit et se rendit, par la route de Pesaro, à Venise. Il fut retenu dans cette ville par Messer Pietro Aretino, pour lequel il dessina Mars endormi à côté de Vénus, et dépouillé de ses armes par les Grâces et les Amours ; ce sujet fut gravé ensuite  (9).

De Venise, le Rosso passa en France où ses compatriotes l’accueillirent avec empressement. Il présenta à François plusieurs tableaux qui furent placés dans la galerie de Fontainebleau. Ces ouvrages plurent infiniment au roi qui, en outre, trouvant un charme extrême à s’entretenir avec notre artiste, lui donna une pension de quatre cents écus et une maison à Paris. Mais le Rosso demeurait la plupart du temps à Fontainebleau, où il avait un logement et où il vivait en grand seigneur. Bientôt le roi le nomma surintendant des bâtiments, des peintures et de tous les embellissements de son château. Le Rosso construisit d’abord une galerie enrichie de frises, d’ornements de stucs et de festons de fruits et de fleurs, peints avec un art étonnant. Il fit exécuter ensuite d’après ses dessins, si l’on m’a dit la vérité, vingt-quatre sujets à fresque tirés, je crois, de l’histoire d’Alexandre-le-Grand. Aux deux extrémités de cette galerie, on voit deux tableaux à l’huile, dessinés et peints de sa propre main avec tant de perfection, qu’il serait difficile de voir rien de mieux. Dans l’un de ces tableaux il a représenté Bacchus et Vénus. Le Bacchus est sous les traits d’un jeune homme nu, si souple, si fin et si délicat, qu’il paraît vivant. À l’entour sont des vases d’or, d’argent, de cristal et de pierres fines, d’un travail merveiileux. On y remarque encore un satyre dont la tête rieuse est d’un caractère admirable, et un enfant monté sur un ours  (10). L’autre tableau renferme un Cupidon, une Vénus et plusieurs belles figures ; mais le Rosso s’appliqua surtout à celle de Cupidon. Le roi, enchanté de ces travaux, prit notre artiste en grande affection, et peu de temps après lui donna un canonicat de la Sainte-Chapelle de Paris, en y joignant des rentes et d’autres avantages. Aussi le Rosso vivait-il en seigneur, comme nous l’avons déjà dit. Il avait à son service un grand nombre de domestiques et de chevaux, tenait table ouverte et se montrait très généreux avec tous ses amis et surtout avec ses compatriotes. Il continua de travailler à Fontainebleau où il décora une salle appelée le Pavillon, de riches ornements de stucs, de figures en ronde bosse, de festons, et de toutes sortes d’animaux (11). Il y peignit aussi à fresque toutes les divinités antiques, qu’il représenta assises. Enfin, dans plusieurs autres salles, il exécuta également quantité de peintures et d’ouvrages en stuc très remarquables dont une partie a été gravée  (12). Il donna aussi des dessins d’orfèvrerie qu’il serait trop long de détailler ; il suffit de dire qu’il composa un buffet complet pour le roi, et des caparaçons pour couvrir les chevaux de la cour dans les mascarades, les fêtes et les triomphes. L’an 1540, lorsque l’empereur Charles-Quint vint en France, se fiant sur la bonne foi du roi, le Rosso et le Primaticcio de Bologne furent chargés de la conduite de toutes les décorations qu’ordonna François pour recevoir son hôte  (13). Les arcs de triomphe, les statues colossales et les autres choses qu’exécuta le Rosso furent jugées ce qu’on avait vu jusqu’alors de plus surprenant. Après sa mort, le Primaticcio détruisit une grande partie des appartements qu’il avait construits à Fontainebleau, pour élever un bâtiment plus considérable (14).

Parmi les nombreux stucateurs qu’employait le Rosso dans le château de Fontainebleau, il affectionnait principalement Lorenzo Naldino, Florentin ; maître François, Orléanais ; maître Simon et maître Claude, Parisiens ; maître Laurent, Picard ; et Domenico del Barbieri, grand dessinateur et le plus habile de tous ces artistes. Ses ouvrages ont été gravés et peuvent être mis au nombre des plus estimables.

Le Rosso associa encore à ses travaux de peinture Leonardo, Flamand, homme de talent, qui imita parfaitement son style et son coloris ; et Lucca Penni, frère de Gio. Francesco, dit le Fattore, élève de Raphaël d’Urbin. Il leur adjoignit Bartolommeo Miniati, Florentin ; Francesco Caccianimici, et Gio. Battista da Bagnacavallo, pendant que le Primaticcio, par ordre du roi François, était allé mouler à Rome le Laocoon, l’Apollon et d’autres antiquités précieuses, pour les couler en bronze  (15). Je passerai sous silence les sculpteurs en bois, les charpentiers, les menuisiers, et quantité d’artistes qui aidèrent le Rosso dans ses travaux, quoique plusieurs d’entre eux aient exécuté des ouvrages dignes d’éloges.

Le Rosso fit ensuite de sa propre main un saint Michel qui est admirable, et pour le connétable de Montmorency, un Christ mort, d’une grande beauté, que l’on voit au château d’Écouen  (16) ; puis il s’occupa d’un recueil d’anatomie qu’il voulait faire graver en France. Nous possédons une partie de ces études dans notre collection. On trouva après sa mort deux magnifiques cartons, dont l’un représente une Léda, et l’autre la sibylle Tiburtine montrant à l’empereur Octavien la Vierge rayonnante de gloire, tenant dans ses bras l’enfant Jésus. Dans cette dernière composition, on voit le roi François Ier, la reine, leurs gardes et le peuple. Toutes ces figures sont d’une telle perfection, que l’on peut placer ce morceau parmi les chefs-d’œuvre du Rosso. Cet artiste avait si bien gagné l’amitié de François Ier, qu’il jouissait de plus de mille écus de rente, sans compter les appointements de sa place qui étaient considérables. Il menait un train somptueux, et avait un grand nombre de domestiques et de chevaux. Sa maison était pleine de riches tapisseries, d’argenterie et de meubles de prix ; mais la fortune, qui ne sourit jamais long-temps à celui qui se fie trop à elle, amena sa chute d’une manière affreuse. Quelques centaines de ducats lui ayant été volés, il jeta ses soupçons sur un peintre florentin de ses amis, nommé Francesco Pellegrino, le livra à la justice et le fit appliquer à la question. Pellegrino, reconnu innocent, fut mis en liberté, et, justement indigné de la lâche accusation de son ancien ami, lança contre lui un libelle où il le maltraitait si fort, que le Rosso se vit perdu d’honneur. Il sentit qu’il ne pouvait ni se dédire, ni poursuivre ses accusations, et que l’un ou l’autre de ces partis le couvrirait également d’infamie : alors il résolut de se donner la mort. Un jour que le roi était à Fontainebleau, il envoya chercher, à Paris, par un paysan, du poison, sous prétexte qu’il en avait besoin pour composer des couleurs ou des vernis. Il mit aussitôt fin à ses jours à l’aide de ce poison dont les effets étaient si violents, que le paysan, en l’apportant, manqua perdre un doigt pour l’avoir placé un instant sur l’ouverture de la fiole, quoiqu’elle fût bouchée soigneusement avec de la cire. Le roi François Ier fut vivement affligé de la perte de l’artiste qu’il estimait le plus ; mais pour que ses travaux n’en souffrissent point, il en confia la direction à Francesco Primaticcio de Bologne, auquel il donna une bonne abbaye, de même qu’il avait gratifié le Rosso d’un canonicat.

Le Rosso mourut l’an 1541, laissant à ses amis et aux artistes de profonds regrets, et leur apprenant combien on gagne auprès d’un prince comme François Ier qui, certes, mérite à beaucoup de titres d’étre regardé comme un très grand roi  (17).

Un peintre français, qui ne manqua pas de talent, qui écrivit beaucoup sur la peinture, et dont les ouvrages font encore grandement autorité, Roger de Piles, inventa l’instrument le plus ridicule que tête folle d’artiste puisse imaginer : c’était une balance, une balance à peser les hommes de talent, les hommes de génie. L’art était par lui divisé en quatre quartiers, à chacun desquels il attribuait : 1o la perfection supérieure, mais inconnue, représentée par vingt degrés ; 2o la perfection imaginable, mais que personne n’a encore atteinte, représentée par dix-neuf degrés ; 3o la perfection connue, mais rare, représentée par dix-huit degrés. Une fois ces principes posés, l’application devenait on ne peut plus simple. Il restait tout uniment à distribuer à chaque homme un certain nombre de degrés, dix, douze, quinze, seize, plus ou moins, pour la composition, le dessin, le coloris et l’expression. Après cet ingénieux travail, il suffisait d’additionner le tout pour connaître le poids de l’artiste.

De façon qu’à son compte le Carrache pèse 58, et Rembrandt 50 ; l’Albane 44, et Michel-Ange 87 ; Pietre de Cortonne 48, et le Tintoret 49 ; le Titien 51, et Lebrun 56 ; le Dominiquin 58, et Léonard de Vinci 49, etc.

Cette malencontreuse machine éveilla beaucoup l’attention, et fit entreprendre plus d’un livre. Au lieu de la laisser là, beaucoup de gens voulurent s’en servir, mais après perfectionnements et rectifications : rien n’a été plus travaillé que cet appareil. Nous en avons vu plus de soixante exemplaires, pour notre part, tous plus justes, plus améliorés les uns que les autres, comme l’on pense, et pour lesquels chacun des améliorateurs aurait volontiers demandé un brevet. Nous en avons un, notamment, sous les yeux, que son auteur recommande en ces termes : « Nous ne présumons pas que notre balance puisse satisfaire en tout, mais indépendamment de notre opinion, que nous y exprimons comme de Piles, nous croyons qu’on la trouvera beaucoup plus rapprochée de l’opinion générale, et du goût plus formé qui règne aujourd’hui. » Cet essai, qui, probablement, est un des derniers qu’on ait tenté, donne, cependant, les résultats les plus fabuleux qu’on puisse se figurer.

Eh, bon Dieu ! qu’a donc l’art à gagner à toutes ces sottises ? et surtout est-ce l’affaire des artistes de soigner de leurs mains toutes ces billevesées ? Qu’importe que tel talent passe à notre gré avant tel autre, si nous ne sommes pas sur un terrain à pouvoir persuader à ceux qui ne partagent pas notre avis, que notre goût vaut mieux que le leur ? Il y a sans doute quelques distinctions à établir entre les hommes dont on parle, distinctions sur lesquelles on s’entendra toujours assez facilement ; mais combien n’y en a-t-il pas sur lesquelles on ne s’accordera jamais ? Gardons-nous donc, sauf un grand besoin, d’opposer les uns aux autres les hommes les plus éminents, et renonçons à nous procurer la stérile satisfaction de trouver parmi eux des premiers et des derniers. À quoi cela peut-il servir ? à rien, pas plus que n’ont servi les éternelles disputes sur la primauté que doivent obtenir telles ou telles parties de l’art. Que chacun de nous préfère ce qui lui va le mieux, et suive les penchants que la nature lui a donnés ; c’est la grande loi de l’artiste. Jugeons les hommes par les qualités qu’ils possèdent, et non par celles qui leur manquent ; c’est la grande loi de la critique. Et cette double loi, parce quelle est la bonne, est la seule qui garantisse réellement les progrès de l’art et du goût. Autrement, on perd son temps, on déraisonne, on n’aboutit à rien, si ce n’est à des résultats bâtards qu’on prend pour quelque chose, mais qui valent moins que rien. Le talent n’est que la manifestation forte, extraordinaire, de quelques aptitudes communes à tous les hommes.

Le talent ainsi défini vaut surtout par l’affirmation formelle, expresse, frappante, de la qualité partielle qui fait sa base, et il ne doit pas être déprécié par l’absence de celles auxquelles il n’a rien pu ou rien voulu emprunter. Plus l’essor d’un homme a été grand dans ce que la nature l’avait appelé à formuler, plus on doit religieusement se tenir à cette manière de l’apprécier. Autrement, où arriveriez-vous ? Mettriez-vous Léonard de Vinci au-dessous de l’Albane, comme nous venons de le voir faire, parce que le ton de sa palette est moins suave et moins brillant ? Mettriez-vous Lesueur au-dessous de Lebrun et de Jouvenet, parce qu’il est moins hardi qu’eux dans ses distributions et dans son travail ? Mettriez-vous Rembrandt au-dessous de Philippe de Champagne, parce qu’il est moins correct que lui ?

Léonard, on peut vous l’assurer, ne pensait guère à donner à ses œuvres quelque chose qui dût les faire comparer un jour à celles de l’Albane. Il marchait résolument dans sa voie, ne se souciant guère de ce qu’on pouvait trouver dans un autre. Il marchait fort, il arriva loin. Si, lorsqu’il eut atteint le terme, il ne fut pas précisément content de ses résultats, comme nous l’a appris le Vasari, ce n’est pas une raison pour que vous n’en soyez pas satisfaits vous-mêmes, à moins que vous ne sachiez un homme qui lui ressemble complètement et qui le dépasse. Mais Lesueur, cette âme mélancolique ; mais Rembrandt, ce tempérament brutal, on peut encore vous l’assurer également, étaient fort peu préoccupés de Lebrun et de Philippe de Champagne. Pour eux-mêmes et pour vous, ils cherchaient autre chose que ces gens-là. Pourquoi donc leur demander autre chose que ce qu’ils nous ont apporté, à moins que par hasard vous ne sachiez quelqu’un qui ait mieux exprimé la Vie de saint Bruno, la Résurrection du Lazare ou la Ronde de nuit des magistrats d’Anvers ? Ne voit-on pas qu’en se laissant aller à cette critique hargneuse et exigeante qui tient moins compte à un homme de ce qu’il a développé que de ce qu’il a négligé, on finit naturellement par jeter les plus grands talents aux pieds des talents moyens ? car ceux-là sont toujours les mieux pourvus de toutes choses, les plus prudemment équipés : seulement, de toutes choses ils n’ont qu’un peu, c’est-à-dire qu’ils rentrent davantage dans les conditions de la foule, chez qui toutes les aptitudes se trouvent, comme nous le répétons, mais à un degré inférieur. Pourquoi donc proposerait-on à la foule, comme sujet de son admiration, les talents qui tendent à se rapprocher d’elle par leur équilibre, au détriment de ceux qui tendent à s’élever par l’élan que leur impriment leurs qualités distinctives ? Croit-on qu’il soit donné à un homme d’accomplir à lui tout seul un mouvement décisif dans l’ensemble de l’art ? A-t-on sur quelque autre terrain constaté des analogies qui puissent raisonnablement le faire demander ? Les plus grands orateurs ont-ils été les plus grands écrivains ? les meilleurs poètes ont-ils été les plus sages penseurs ? Nous avons souvent entendu dire le contraire, nous n’affirmons rien à cet égard ; mais nous affirmons sans crainte, par exemple, que les plus habiles dessinateurs n’ont jamais pu être les plus forts coloristes, non par leur volonté, non par leur négligence, mais parce que cela ne devait pas être. Les grands hommes ne sont pas. Dieu merci, condamnés à l’absurde, et la perfection, comme l’entend la critique, c’est l’absurde. Cet équilibre, comme l’entend la critique, c’est le chaos où rien n’a d’existence, parce que rien n’a de propriété, où rien ne se démêle, ne s’entend ou ne se voit, parce que tout y manque de limites, de verbe et d’aspect particuliers. L’art est sans doute un grand ensemble, un vaste concert, où tout vient s’unir et s’entr’aider, mais où rien ne se perd, ni ne se confond. Chaque partie de l’art fait l’œuvre d’un instrument qui concourt à l’harmonie, et chaque partie n’acquiert assez de valeur pour pouvoir remplir cet emploi, qu’autant qu’elle a passé, non seulement par un homme, mais par une série d’hommes puissants qui se sont livrés exclusivement, avec obstination, avec violence, à lui donner une vitalité nette, énergique, indépendante. Les hommes exclusifs dans le travail de leur main, dans la conception de leur esprit, dans l’impression de leur âme, les hommes qui ne poursuivent que ce qui les touche vivement, sont les réels bienfaiteurs de l’art. Sauriez-vous, pour la gloire de l’esprit humain, ce que peuvent en peinture la science et la force, si Michel-Ange avait divisé son effort et s’était embarrassé du reste ? Sauriez-vous ce qu’y peuvent la fougue et l’abandon, si le Giorgione, si Rubens, si le Tintoret se fussent tranquillisés dans la recherche ? Sauriez-vous ce qu’y peuvent la crédulité, la naïveté et le calme, si le Fiesole, Lesueur et le Poussin eussent été distraits de leur extase, arrachés de leur intimité, inquiétés dans leur réflexion ? Mais on le comprend sans peine, signer une œuvre de son nom, c’est une tout autre affaire que de juger celle des autres. Les critiques exclusifs tueraient l’art, si l’on n’avait pas le droit et la force de leur briser l’arme dans la main. Les faiseurs de balance embrouilleraient tout, s’il n’était pas permis de renverser du pied leur comptoir illicite, et de les mettre à l’amende, pour peser hommes et choses à faux poids. Michel-Ange pesait donc, comme nous l’avons dit 37, dans la balance de Roger de Piles et dans celles de beaucoup de ses continuateurs : jugez alors ce que devait peser le Rosso. Michel-Ange se trouvant moins lourd que Lebrun d’un tiers, le Rosso devait bien peu charger le plateau. Nous trouvons, en effet, sur le registre de M. de Piles, qu’il ne pèse rien. Merci pour l’école de Florence, dont le Rosso fut un des plus rudes champions ! merci même pour l’école française, dont le Rosso fut un des plus essentiels fondateurs ! Il est vrai de dire que nous n’entendons parler ici que de la vieille école française, bien avant le beau siècle de Louis XIV, bien avant la création de l’académie de peinture, et les conférences de M. de Félibien. Le Rosso forma, par ses exemples, nos artistes ; mais nous n’eûmes alors d’autres artistes que les Jean Cousin, les Jean Goujon, les Freminet, les Germain Pilon, les Pierre Lescot, les Bernard de Palissy, les Léonard de Limoges, les Jean Bullant, les Anguier, les Paul Ponce, les Dubreuil, les Sarrazin, et tant d’autres qui ne furent pas académiciens. Mais si le Rosso n’a pas été pesé par Roger de Piles, il a eu bien d’autres malheurs encore. Presque tous ses ouvrages en France ont été détruits. Le Rosso y était venu, comme on sait, attiré par François Ier qui le mit à la tête des travaux de Fontainebleau, après avoir perdu Léonard de Vinci, sur lequel il avait du compter pour les embellissements qu’il voulait y faire depuis long-temps. Le Rosso arrivait en France avec une grande réputation, et il était, à bien dire, le premier Italien qui s’y fût rencontré en aussi bonne position pour produire, et pour exercer dans les arts une grande influence. Encore jeune, d’un caractère entreprenant, possédant les connaissances les plus variées, exercé à Florence à conduire les plus grands travaux, initié à toutes les ressources des écoles italiennes, par ses voyages et son séjour à Rome et à Venise, il devait naturellement devenir le chef de tous ses compatriotes établis en France, et de tous les artistes français qui commençaient à vouloir concourir avec eux. Aussi vit-il se grouper autour de lui les gens les plus faits pour le bien seconder : Pellegrino, Barbieri, Bartolommeo, Miniati, Nicolò del Abbate de Modène, Lucca Penni, le frère du Fattore, et tous ces Français si émerveillés de son talent, si avides de ses leçons. Il travailla à Fontainebleau avec une rare activité ; il donna des dessins pour une partie des édifices, qu’il décora de fresques, de stucs, et d’ouvrages de tous genres. François Ier qui l’aimait beaucoup, qui venait souvent s’entretenir avec lui, le récompensait largement. Il l’avait nommé à un canonicat de la Sainte-Chapelle de Paris, et lui montrait en tout la plus grande confiance. C’est de ce haut point de faveur et de crédit que le Rosso se vit précipiter de la manière la plus fatale. Ombrageux et vindicatif, comme Cellini, son compatriote, il s’attira des querelles fâcheuses, fit appliquer à la torture son compagnon Pellegrino, dont l’innocence devint évidente, et il crut expier par le suicide une faute irréparable. Les artistes français regrettèrent beaucoup maître Roux, comme ils l’appelaient dans leur respect, et le roi lui-même déplora souvent sa mort, malgré la récente arrivée du Primatice, que lui envoyait Jules Romain, de Mantoue, et qui s’engageait à de nouvelles merveilles.

« Le roi, dit le père Dan, fut sensible à la perte de M. Rousse, qui avait dessiné et ordonné tous les tableaux à frais, et tous les ornements arabesques, moresques et crotesques de cette galerie, et comme estant non seulement sçavant et intelligent en l’art de peinture, mais aussi bien versé ès sciences humaines. M. Rousse a voulu représenter, par les diverses histoires et sujets de ces tableaux, les actions principales de la vie du grand roy François, telle qu’estoit son inclination aux sciences et aux arts, sa piété, son courage, son adresse, ses amours, ses victoires ; notamment la bataille de Cerisoles exprimée par le combat des Lapithes. Comme aussi l’on croit estre représentées ses disgrâces, par ce tableau où est figuré un Naufrage, et le sont bien à propos et par modestie, figurés par emblèmes et sous ces fictions des anciens poètes. »

Toutefois, le Primatice devint maître absolu, dans la grande affaire de Fontainebleau, et quand il s’y sentit bien impatronisé, pour s’y donner plus de champ, il masqua, modifia, ou détruisit tout-à-fait les ouvrages de son rival florentin. Nous expliquerons tout cela à la vie du Primatice. Mais le mal ne s’arrêta pas là pour la réputation du Rosso. Il avait apporté en France plusieurs morceaux importants, il en avait fait d’autres qui ne tenaient pas aux murailles de Fontainebleau, Anne d’Autriche les fit briller pendant sa régence, par une dévotion mal entendue, ainsi que plusieurs tableaux du Vinci. On le voit, quoique cet homme soit demeuré en France, quoiqu’il y ait travaillé avec éclat, quoique nos vieux livres et les traditions de notre école nous parlent souvent des services qu’il a rendus, nous pouvons à peine le connaître. Quoique nos compatriotes aient préconisé souvent avec la plus naïve emphase son incomparable talent d’architecte, de peintre, de poète et de musicien, nous ne saurions exhumer de lui que de bien fugitives traces chez nous. Rien n’en a subsisté, sauf quelques fragments effacés, restaurés, perdus par les retouches, ou même probablement encore attribués à d’autres mains moins qu’aux siennes. Il nous faut donc retourner à Florence, et dans l’État florentin, si nous voulons le juger.

Les œuvres du Rosso n’y sont pas très nombreuses, ses plus belles années ayant été passées en France ; cependant son Assomption de la Vierge, dans le cloître de l’Annonciation ; sa Transfiguration de Città di Castello ; son tableau du palais Pitti ; sa Descente de croix, non terminée, de l’oratoire de Saint-Charles à Volterre ; et celle de l’église Sainte-Claire à San-Sepolcro ; son ébauche de Moïse défendant les filles de Jethro ; sa Vierge entourée de saints, et sa belle figure d’ange, de la Galerie impériale de Florence, suffisent assurément pour nous expliquer son talent. Le Rosso nous a paru un des peintres les plus forts, les plus originaux, de l’école toscane, nous pourrions dire même de l’école italienne tout entière ; car le Rosso n’est Florentin dans ses œuvres que par certaines habitudes de pratique et de science acquise, particulières à son école ; anatomiste consommé dans son modelé, dans ses attaches, dans ses mouvements ; géomètre exercé dans sa délinéation, dans ses distances, dans ses raccourcis, dans ses aplombs ; grand dessinateur enfin, il est Florentin par là, il l’est comme le Vinci, comme Andrea del Sarto, comme Michel-Ange ; il l’est à ce point que comme eux parfois il abuse, et se plaît aux difficultés inouïes : c’est là ce qui le fit accepter par son école, et accepter au premier rang ; car il faut savoir que, quand l’école florentine comptait ses maîtres à partir du Vinci, elle arrivait vite à nommer le Rosso. Léonard de Vinci, Michel-Ange, Andrea del Sarto, Baccio della Porta et le Rosso, telle est la hiérarchie des princes de la peinture toscane, au seizième siècle, non pas à notre avis, non pas d’après notre balance, mais suivant le témoignage unanime de tous les maîtres et de tous les disciples de l’école. Ce témoignage consigné partout, et qui servit de base à l’appréciation du savant Lanzi sur le Rosso, est précieux à recueillir ; il est tout-à-fait désintéressé, car le Rosso n’exerça aucun ascendant sur l’école, il n’y influa nullement. Seul peut-être parmi les hommes de quelque force, il n’eut pas de suite, pas d’élèves, pas d’imitateurs ; l’école, en le nommant parmi les chefs, constata seulement sa valeur, reconnut l’évidence de sa supériorité, mais se garda de ses exemples. Pourquoi ? c’est que, comme nous l’avons dit, le Rosso n’était qu’à moitié Florentin : ayant toute la science de l’école à sa disposition, il ne l’employait que comme un passe-port pour les idées les plus excentriques, les conceptions les plus bizarres et les vues Jes plus individuelles. Or, cette science ne lui appartenait pas en propre, elle était devenue en quelque sorte un fonds national : la jeunesse pouvait la trouver ailleurs que chez lui, et elle le laissa seul. Le Rosso savait profondément, mais c’était un esprit original qui n’entendait rien faire comme personne, et personne ne voulut faire comme lui. Admirable unité de l’art florentin qui ne comptait parmi ses acquisitions que les progrès découlant de sa source et de sa donnée première !

Le Rosso était un homme fait pour créer, pour attacher son nom à quelque grand mouvement dans les arts, comme le Vinci et le Giorgione ; mais il venait trop tard. Dans une première course il avait absorbé tout ce qui pouvait s’apprendre, comme Michel-Ange l’avait fait aussi ; mais le sang-froid lui manqua : au lieu d’employer la science faite, il voulut en créer une nouvelle, comptant comme de simples éléments ce que d’autres regardaient comme un corps complet. Michel-Ange rayonna, en mettant en estime tout ce que Florence savait, en tirant des plus petites choses le plus grand usage, en comprenant qu’on devient plus riche par le judicieux emploi et la volonté de ne rien perdre. Le Rosso fit le contraire ; c’était beaucoup d’orgueil, il fut écrasé ; malgré la force de sa manœuvre, il dériva ; il n’ébranla pas l’école, il quitta Florence, et l’on comprend ses querelles en France, et son caractère ombrageux ; il n’obtint meme pas l’honneur d’être pris pour drapeau, par les promoteurs de la décadence. De son temps, l’école était trop forte, elle fut trop faible ensuite pour se rattacher à lui. Les Florentins épuisés allèrent demander à d’autres ouvrages qu’à ceux du Rosso des principes nouveaux et de faciles emprunts ; ils s’adressèrent aux Lombards, aux Bolonais, aux Romains, aux Carraches, aux Guerchin, au Caravage, au Guide.

Le Rosso semble donc avoir fait une œuvre nulle, nulle sous tout rapport ; il n’influença ni en bien ni en mal ses contemporains et ceux qui vinrent après lui. Quant à lui-méme, il ne fut qu’imparfaitement compris : sa renommée en Italie est grande ; mais les Italiens sont embarrassés, quand il s’agit de dire sur quoi ils la font reposer. On attache un grand prix à ses ouvrages, on les indique du doigt avec complaisance, mais on arrête peu le voyageur devant eux ; on craint de ne savoir que répondre à ses questions, à ses doutes ; l’admiration pour le Rosso est toute de tradition. Florence est encore fière de lui, parce qu’elle le fut autrefois, dans le siècle d’or, comme on dit, aux temps des Médicis, aux temps de Michel-Ange. Cependant on s’est trompé dans ces beaux temps, ou le mérite du Rosso doit encore pouvoir s’expliquer, puisque ses œuvres sont là. À la vérité, quand on pousse les Florentins et qu’on paraît douter par trop que le Rosso ait été un grand maître, ils vous conduisent devant son tableau du Palais Pitti ; et ils font bien. Le peintre qui laissa cette page aurait été l’égal des plus grands maîtres s’il avait su le vouloir, car ce tableau est sans tache, sans emprunt, sans effort, fait entièrement de conviction. Léonard de Vinci pourrait y reconnaître un des élèves, un des héritiers qu’il pressentait en mourant. Michel-Ange et Andrea del Sarto, dans leurs meilleurs jours, auraient pu le signer, et un chef-d’œuvre de plus leur aurait fait honneur. Mais un tableau, si admirable qu’il soit, dans ces temps de fécondité et d’émulation, n’eût pas dû illustrer un homme autant que l’a été le Rosso. Et en effet, suivant nous, ce n’est pas là que le Rosso manifeste sa force ni son individualité. Ce tableau donne une pièce de plus à l’arsenal de Florence, mais il ne donne pas un chef de plus à son armée. Il faut donc chercher le Rosso ailleurs. Il faut le trouver oû ses contemporains l’ont vu, ou déclarer que ses contemporains se sont trompés ; car le tableau du palais Pitti ne fut pas son plus beau titre de gloire. Il faut aborder sa Transfiguration de Città-di-Castello, sa grande machine du couvent de l’Annonciation, ses deux Descentes de croix de l’église Sainte-Claire et de l’oratoire de Saint-Charles ; c’est là que ce redoutable rival de Michel-Ange est venu se perdre, et que, dans son naufrage, l’école, d’une voix unanime, l’a trouvé grand encore et très grand ! Là, le Rosso n’adhère à l’école de Florence que dans de rares parties, évidemment négligées. C’est quand le Rosso sommeille sur son œuvre qu’il est Florentin ; autrement, quand il se tient plus ferme, quand il s’efforce, il n’est plus l’élève d’aucune école, il est impossible de dire ni d’où il vient, ni oû il va. C’est un spectacle nouveau, un choc imprévu, comme dit Lanzi. On croirait que le Rosso a deviné et possédé toutes les ressources de l’art à la fois, et qu’il les a toutes oubliées et perdues à la fois. Dessinateur prodigieux, il trouve moyen d’être d’une incorrection honteuse ; coloriste puissant, il trouve moyen d’étre d’un désaccord choquant ; compositeur plein d’âme et de majesté, il trouve moyen de présenter des mouvements défectueux et indignes ; et tout cela en même temps, sur la meme toile, avec une rage et une spontanéité telle, qu’on ne peut se réfugier nulle part, pour ne pas le voir sous ces doubles aspects. Aussi peu peintre à la fois qu’il l’était beaucoup, il vous révolte autant qu’il vous charme. Qu’il eût été facile à cet homme de faire bien, et que de fatigue il a dû se donner pour faire si mal ! Du reste, quand on y fait attention, on voit sa trace ; ou retrouve, quand on s’en donne la peine, tous ses jalons. Le Rosso se met à l’œuvre, tranquille, confiant dans sa force ; peu à peu il s’anime, s’exaspère, se débat et trébuche finalement dans le délire. C’est d’abord une belle chose, puis une chose étonnante, puis une chose folle ; car toujours une partie de son travail est décidément l’œuvre d’un fou. Le Rosso l’était-il ? Et qu’est-ce qu’un fou ? Les Florentins pensaient que, dans les arts, un fou était celui qui allait trop loin, et cependant tous cherchaient à marcher ! Aussi, Michel-Ange pensait que Rosso était un homme admirable, et peut-être fut-il le seul à Florence qui profita de lui. Le Rosso pouvait apprendre aux maîtres quelque chose qui ne doit pas se dire aux disciples, parce que les disciples n’en ont pas besoin ; c’est que le plus grand écueil, pour les artistes supérieurs, se rencontre lorsqu’ils touchent aux dernières limites de l’art.

Le Rosso parut à Michel-Ange un homme puissant, qui avait voulu l’impossible. Michel-Ange, qui connaissait la valeur du génie, fut averti à temps, et connut mieux ce que valait le jugement. Si intrépide que paraisse Michel-Ange, il ne prend jamais que ce qu’il peut porter, et cette sagesse, cette prudente et froide volonté l’élèvent tellement, que l’ambitieux Rosso ne lui vient qu’à la ceinture. Ce n’était pas assez pour peser quelque chose dans la balance de Roger de Piles.

Lanzi, tom. I, p. 256. — Le père Dan, Trésor des Merveilles de Fontainebleau. — Musée des Monuments français, par Alexandre Lenoir, tom. IV, pag. 35. — L’abbé Guguet, Mémoire sur le Collège de France, pag. 81. — Le Baldinucci, Vie de Cellini, tom. V, pag, 72.

NOTES.

(1) Vasari nous apprend que le Rosso mourut en 1541, mais il ne nous parle ni du lieu ni de l’époque de sa naissance. Les principaux auteurs le font naître à Florence, l’an 1496. Ainsi ce grand peintre n’aurait vécu que quarante-cinq ans. Vasari a également passé sous silence son nom et son prénom, pour nous donner seulement son surnom qui provenait de la couleur de ses cheveux.

(2) Une belle copie de Petrucci a remplacé ce tableau, qui fut transporté dans le palais Pitti.

(3) Ce tableau a été gâté par des retouches maladroites.

(4) La même chose arriva au Poussin lorsqu’il revint en France ; aussi se hâta-t-il de retourner à Rome. — Lettere Pittoriche, tom. II, pag. 297 et 300.

(5) Vasari blâme trop cet ouvrage, qui, bien qu’il ne puisse entrer en comparaison avec un des plus beaux morceaux de Raphaël, ne manque pas cependant de mérite.

(6) Baviera, comme l’on sait, broya long-temps les couleurs de Raphaël, et servit aussi Marc-Antoine.

(7) Domenico et Orazio, son frère, étaient élèves et compatriotes de Pietro Perugino.

(8) Cette chapelle est tombée en ruines.

(9) Ce dessin et plusieurs peintures du Rosso furent gravés de son temps, mais sans nom d’auteur. Il en existe une grande quantité dans la collection des estampes de la bibliothèque Corsini, entre autres les Divinités, gravées par Iacopo Caraglio, et l’Adoration des Mages, dont il est parlé page. 77.

(10) Vasari, n’étant pas venu en France, s’est trompé dans la description de ce tableau. L’enfant est monté sur un lion et non sur un ours. Le satyre, les bras élevés, tient une draperie et des pampres de vigne.

(11) Cette salle n’existe plus.

(12) Vasari paraît avoir ignoré l’existence de treize tableaux du Rosso, dont les sujets représentent les principales actions de la vie de François Ier. L’abbé Claude-Pierre Guguet les a décrits dans son Mémoire sur le Collège royal de France. Le plus remarquable d’entre eux est l’Ignorance chassée par le roi. On lit dans la Description de Fontainebleau par l’abbé Guilbert : « Ce peintre célèbre (le Rosso) et son camarade (le Primaticcio), dans les treize tableaux dont on parle, voulurent par des allégories représenter les principales actions de la vie du monarque leur bienfaiteur, telles que son goût et son amour pour les arts et les sciences, sa piété, son courage, son discernement, ses amours, ses victoires, et même ses malheurs. Dans celui qui a donné lieu à cette observation, et que j’appelle le Bannissement de l’Ignorance, on voit ce monarque armé de cuirasse et de laurier, tenant un livre sous son bras et une épée nue de la main droite ; il entre dans le temple de Jupiter, regardant fixement les yeux étincelants de cette divinité. Plusieurs figures d’âge et de sexe différents indiquent l’Ignorance et la suivent. Celle-ci marche les yeux bandés ; un des personnages de sa suite, un bâton à la main, se laisse conduire par un autre ; mais une clarté semblable à la foudre part tout à coup du temple, met en désordre et renverse ce nombreux cortège. Ce tableau, qui annonce clairerement le zèle de François Ier pour le rétablissement des lettres en France, a été gravé par trois auteurs différents. La première gravure est de Léon Daven, la seconde de Domenico Zenoi, Vénitien, et la troisième de Réné Boivin, qui vivait sous Charles IX. »

(13) Charles-Quint vint en France en 1539, et non en 1540.

(14) Les ouvrages du Rosso, du Primaticcio et de tous les autres artistes qui travaillèrent à Fontainebleau, sont en grande partie détruits et ont beaucoup souffert surtout des dernières retouches opérées par MM. Abel de Pujol, Picot et compagnie.

(15) Le Primaticcio alla à Rome en 1543, si l’on croit Cellini. Le Rosso étant mort en 1541, Malvasia n’est pas fondé à dire que le Primaticcio fut envoyé à Rome à l’instigation du Rosso, qui aurait voulu éloigner ainsi son rival. Il suffit de citer un passage de Benvenuto pour prouver suffisamment que l’on doit attribuer le départ du Primaticcio à toute autre chose qu’à la jalousie du Rosso.

« À cette époque, le Primaticcio dit au roi qu’il serait bien que Sa Majesté lui permît d’aller à Rome, et qu’elle lui donnât des lettres de recommandation pour faire mouler les plus belles statues antiques : le Laocoon, la Cléopâtre, la Vénus, l’empereur Commode, la Zingara et l’Apollon. Le roi y consentit et lui donna toutes les recommandations qu’il demandait. Voilà comment cet imbécile partit à la garde du diable, n’ayant pas osé concourir avec moi par son travail. Il prit cet expédient lombard, cherchant à abaisser mes ouvrages en se faisant mouleur d’antiques »

Dans un autre endroit, Benvenuto se plaint amèrement de l’accueil que lui fit le Rosso à son arrivée en France :

« Nous arrivâmes à Paris sans malheurs, toujours riant et chantant. Je me reposai et j’allai trouver le Rosso, peintre au service du roi François Ier. Je m’imaginais que cet homme était l’ami le plus affectionné que j’eusse au monde, parce que je lui avais rendu à Rome les plus grands services qu’uu homme puisse rendre à un autre. Comme je puis le dire en deux mots, je vais les rapporter pour faire voir combien l’ingratitude est impudente. Lorsqu’il était à Rome, sa médisance l’avait poussé à dire tant de mal des ouvrages de Raphaël d’Urbin, que les élèves de ce grand peintre voulaient absolument le tuer. Je le sauvai de ce danger, en le gardant jour et nuit avec les plus grandes peines. Il avait dit aussi tant de mal de maître Antonio da San-Gallo, cet excellent architecte, que celui-ci lui avait fait retirer l’exécution d’un ouvrage qu’il lui avait fait ordonner par Messer Agnolo da Cesi ; puis il l’avait tant persécuté, qu’il l’avait réduit à mourir de faim. Alors je lui prêtai plusieurs dizaines d’écus pour vivre. Il ne me les avait pas rendus. Ayant appris qu’il était au service du roi, j’allai lui faire une visite, ainsi que je l’ai dit. Je ne tenais pas à ce qu’il me rendît mon argent ; mais je voulais qu’il me donnât les moyens d’entrer au service de ce grand roi. Dès qu’il me vit, il se troubla, et me dit : « Benvenuto, tu es venu à trop grands frais pour un si long voyage, d’autant plus que, dans ce moment, on pense à la guerre et non aux bagatelles dont nous nous occupons. » Je lui dis alors que j’avais apporté assez d’argent pour retourner à Rome avec le train que j’avais tenu en venant à Paris, que ce n’était pas là la récompense que méritaient les peines que j’avais souffertes pour lui, et que je commençais à croire ce que maître Antonio da San-Gallo m’avait dit de lui. Il voulut tourner la chose en plaisanterie ; je vis sa scélératesse, et je lui montrai une lettre de change sur Riccardo del Bene. Ce malheureux, tout honteux, voulait me retenir presque de force ; je me moquai de lui et je m’en allai avec un peintre qui était présent ; on l’appelait le Sguazzella. Je cherchai ensuite à parler au roi ; ce fut son trésorier Messer Giuliano Buonaccorsi qui me présenta. Je fus longtemps à attendre cette faveur, et cela parce que le Rosso s’y opposait de tout son pouvoir, sans que je le susse. »

(Vie de Benvenuto Cellini.)

(16) Le Musée du Louvre possède deux tableaux du Rosso, la Visitation de la Vierge et le Christ au tombeau.

(17) Vasari s’est moins étendu dans la première édition de son ouvrage, imprimée par le Torrentino, sur ce qui arriva en France au Rosso. De plus amples renseignements lui parvinrent sans doute depuis cette époque jusqu’au moment où parut la seconde édition des Giunti. Néanmoins, dans l’édition de Torrentino, on lit qu’après avoir reçu un canonicat de la libéralité de François Ier, il fit le carton d’un tableau qu’il destinait au chapitre dont il était membre. On trouve aussi à la fin de sa vie deux épitaphes, l’une en langue vulgaire et l’autre en latin, que voici :


D. M.
Roscio Florentino pictori
tum inventione ac dispositione
tum varia morum expressione
tola Italia Galliaque celeberrimo
qui dum pœnam talionis effugere vellet
veneno laqueum rependens
tam magno animo qiiam facinore
in Gallia miserrime periit.
Virtus et desperatio Florentiæ

hoc monumentum erexere.