Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/6


FRA BARTOLOMMEO DI SAN-MARCO,
PEINTRE FLORENTIN.



Bartolommeo ou Baccio, suivant le diminutif toscan, naquit à la villa Savignano, près de Prato, à dix milles de Florence  (1). Ayant, dès son enfance, montré du goût et de grandes dispositions pour le dessin, il fut placé, par l’entremise de Benedetto da Maiano, dans l’atelier de Cosimo Roselli. Il demeura long-temps chez quelques-uns de ses parents qui habitaient à la porte San-Piero-Gattolini, d’où lui vint le nom de Baccio dalla Porta.

Après avoir quitté Cosimo Roselli, il étudia avec ardeur les ouvrages de Léonard de Vinci. Ses progrès furent si rapides, qu’il fut bientôt regardé comme le meilleur dessinateur et le plus habile coloriste, parmi les jeunes artistes qui se distinguaient alors.

Il se lia intimement avec Mariotto Albertinelli qui prit complètement sa manière. Ils exécutèrent ensemble quantité de tableaux représentant des Macdones. Nous nous arrêterons seulement aux plus remarquables. Nous citerons d’abord, comme une


Fra Bartolommeo.
chose admirable, la Vierge que possède Filipo

Averardo Salviati ; puis une autre Vierge, terminée avec un soin extrême, qui, se trouvant dernièrement dans une vente de vieux meubles, fut portée à un prix fort élevé par Pier Maria delle Pozze, grand amateur, qui en reconnut la beauté.

Pier del Pugliese avait une Madone en marbre, chef-d’œuvre de Donatello. Il fit renfermer ce petit bas-relief dans un tabernacle en bois avecdeux volets derrière lesquels Baccio peignit la Nativité et la Circoncision dans le genre de la miniature. Sur la partie extérieure de ces volets, il exécuta ensuite, en grisaille et à l’huile, l’Annonciation de la Vierge. Cet ouvrage, justement apprécié par le duc Cosme, est aujourd’hui dans son cabinet de médailles, avec ses figurines de bronze antiques et ses miniatures précieuses.

Baccio était aimé à Florence. Il menait une vie paisible, et fuyait les mauvaises compagnies. Travailleur, bon et craignant Dieu, il se plaisait à entendre les prédications, et recherchait la société des personnes savantes et réfléchies. Lorsque la nature a doué un artiste d’un beau génie et d’un caractère tranquille, il est rare qu’elle ne lui accorde pas en même temps une existence douce et facile. Baccio en est la preuve : il réussit dans tout ce qu’il désira. Son affabilité et son mérite le recommandèrent si bien, que Gerozzo, fils de Monna Venna Dini, lui donna à peindre la chapelle du cimetière de l’hôpital de Santa-Maria-Nuova. Il y commença la fresque du Jugement dernier, et déploya tant de noblesse et de précision dans les parties qu’il termina, que sa réputation s’accrut extraordinairement. On exalta beaucoup l’habileté avec laquelle il avait su rendre la gloire céleste, et le Christ, entouré de ses douze apôtres, jugeant les douze tribus. Les draperies sont d’une souplesse et d’une richesse merveilleuses. Le dessin inachevé laisse voir de malheureux damnés, dont les figures expriment énergiquement la honte, le désespoir et la souffrance. La joie et la béatitude des élus sont rendues avec une égale perfection. Malheureusement, cette œuvre resta imparfaite, Baccio ayant résolu de se consacrer à Dieu plutôt qu’à la peinture.

À cette époque, Fra Ieronimo Savonarola, de Ferrare, célèbre théologien de l’ordre des prêcheurs, vint à San-Marco. Baccio prit cet homnme en grande vénération, assista à toutes ses prédications, et finit par se lier si étroitemnent avec lui et les autres moines de San-Marco, qu’il sortait rarement de leur couvent. Savonarola tonnait chaque jour, du haut de la chaire, contre les poésies érotiques, la musique, les peintures lascives, et tout ce qui excite les passions. Il s’indignait de voir, dans les maisons où se trouvent de jeunes filles, des tableaux représentant des nudités. Le peuple s’échauffait à de tels discours. Le carnaval arriva. Suivant un ancien usage, le soir du mardi-gras, on allumait un grand feu de joie sur la place publique, et les hommes et les femmes dansaient autour, se tenant par la main en chantant des rondes amoureuses. Fra Ieronimo avait si bien remué les esprits, que ce jour-là, au lieu de former le bûcher de bois et de broussailles, on brûla des livres, des instruments de musique, des recueils de poésie, et une énorme quantité de tableaux et de sculptures représentant des sujets profanes, mais venant des meilleurs maîtres ; ce qui fut une perte irrémédiable pour les arts et surtout pour la peinture. Baccio apporta toutes les études qu’il avait faites d’après le nu, et fut imité par Lorenzo di Çredi et plusieurs autres surnommés les pleureurs.

Peu de temps après, Baccio plaça dans un de ses tableaux le portrait de Fra Ieronimo, en signe de l’amitié qu’il lui portait. Cette magnifique peinture, envoyée d’abord à Ferrare, est revenue dernièrement à Florence. On la voit chez Filippo Alamanno Salviati, qui en fait grand cas à cause de son auteur (2).

Les partis ennemis de Fra Ieronimo se rassemblèrent un jour, pour s’emparer de lui et le livrer à la justice, afin de le punir des séditions qu’il avait excitées à Florence. Les amis de Savonarola se réunirent de leur côté, au nombre de plus de cinq cents, et se renfermèrent dans San-Marco. Baccio se joignit à eux ; mais il faut avouer que, timide et peu courageux, il eut une grande frayeur en apprenant qu’on livrait un assaut au couvent, et que de part et d’autre il y avait des tués et des blessés. Dans son épouvante, il fit vœu d’entrer en religion, s’il échappait à cette furieuse bagarre, et il observa scrupuleusement sa promesse. Enfin le tumulte s’apaisa, lorsque Ieronimo eut été pris et condamné à mort, comme le racontent les historiens de ce temps.

Baccio se retira à Prato, et, suivant les chroniques de ce même couvent, prit l’habit de Saint Dominique, le 26 juillet de l’an 1500, au grand déplaisir de tous ses amis qui s’affligeaient de l’avoir perdu, et se plaignaient surtout de sa résolution de ne plus se livrer à la peinture. Alors, Mariotto Albertinelli succéda Fra Bartolommeo (nom que Baccio avait reçu du prieur en prenant l’habit religieux), et termina la grande fresque du cimetière de Santa-Maria-Nuova. Il y peignit d’après nature le directeur de l’hôpital et quelques frères habiles en chirurgie. Sur les façades des côtés, il représenta Gerozzo et sa femme agenouillés. Il fit aussi une figure nue et assise d’après Giuliano Bugiardini, son jeune élève, dont les cheveux arrangés à la mode du temps sont rendus avec une telle habileté, qu’on pourrait les compter un à un. Moriotto, enfin, s’est représenté lui-même parmi ceux qui sortent du tombeau, et a enrichi cet ouvrage du portrait de Fra Giovanni da Fiesole, dont nous avons écrit la vie. Cette fresque, entièrement exécutée par Fra Bartolornmeo et son ami Mariotto, est fort estimée par les artistes et s’est très bien conservée.

Fra Bartolommeo était depuis plusieurs moi à Prato, lorsque ses supérieurs l’envoyèrent au couvent de San-Marco de Florence, dont les religieux l’accueillirent avec beaucoup de joie et de caresses. Bernardo del Bianco avait fait construire, sur les dessins de Benedetto da Rovezzano, dans l’abbaye de Florence, une chapelle en pierre de macigno, dont les sculptures étaient d’une rare beauté. La richesse et la variété des ornements de cette chapelle la rendirent célèbre. Pour la terminer, Benedetto Buglioni plaça dans quelques niches des figures de saints et d’anges en terre cuite vernissée et en ronde bosse, et couvrit les frises de chérubins et de devises. Bernardo del Bianco voulut ensuite y mettre un tableau qui fût digne de ces embellissements. Persuadé que Fra Bartolomrneo pouvait seul s’acquitter convenablement de cette tâche, il usa de tous les moyens possibles, et se servit de ses meilleurs amis pour le déterminer à l’entreprendre. Retiré dans son couvent, Fra Bartolommeo ne s’occupait plus qu’à suivre les offices divins et à observer les règles de son ordre. Les sollicitations du prieur et de ses amis les plus chers n’avaient pu encore obtenir qu’il se remît à la peinture. Depuis quatre ans déjà il s’obstinait dans ses refus, lorsque, vaincu enfin par les prières de Bernardo del Bianco, il consentit à commencer le tableau de Saint Bernard. Le Saint aperçoit la Vierge soutenue par des anges, et portant dans ses bras l’enfant Jésus. Cette vision jette le pieux écrivain dans une extase si admirablement exprimée, que celui qui considère attentivement cette peinture y découvre quelque chose de vraiment céleste, et l’on ne peut douter que Fra Bartolommeo ne s’y soit consacré avec ardeur et amour. Il fit ensuite plusieurs tableaux pour le cardinal Jean de Médicis, et peignit pour Agnolo Doni une Madone d’une beauté extraordinaire, qui décore l’autel d’une chapelle de la maison de ce gentilhomme.

Dans ce temps, Raphaël d’Urbin vint à Florence pour se perfectionner dans son art. Il se lia d’une étroite amitié avec Fra Bartolommeo dont il étudia le coloris, et à qui en échange il enseigna les vrais principes de la perspective.

À la même époque, le Frate peignit à San-Marco de Florence un tableau où l’on voit un grand nombre de figures, et qui, après avoir été pendant plusieurs mois exposé dans cette église, fut envoyé en présent au roi de France. Bartolommeo le remplaça par un autre dans lequel il fit entrer également une quantité de personnages et quelques anges qui s’élèvent dans les airs en soutenant un pavillon ouvert avec grâce. Ces enfants sont d’un dessin si correct et ont un ressort si puissant, qu’ils semblent se détacher de la toile. Le coloris des chairs se distingue par cette vérité et cette beauté que tout grand artiste doit s’efforcer de donner à ses œuvres. Aussi peut-on compter ce tableau parmi les plus parfaits. Quelle suavité, quel sentiment, quelle noble fierté animent les figures qui entourent la Vierge ! pleines de vie, d’un ton vigoureux, on dirait qu’elles sont en relief. Le Frate voulut montrer qu’à la science du dessin il savait joindre une vigueur de coloris qui faisait ressortir ses figures au moyen de fortes ombres, comme on le voit dans les enfants qui soutiennent le pavillon. Le même tableau renferme le Mariage du Christ-Enfant avec Sainte Catherine, religieuse. Il est impossible de peindre avec plus de vérité, malgré le ton obscur adopté par l’artiste. Les saints, disposés cjrculairement et en perspective autour du vide d’une grande niche, semblent respirer. À la vérité, Fra Bartolommeo s’efforça d’imiter le coloris dé Léonard de Vinci, surtout dans les teintes obscures, pour lesquelles il employa le noir de fumée des imprimeurs et l’ivoire brûlé ; c’est pourquoi ce tableau pousse beaucoup au noir aujourd’hui. Sur le premier plan, on remarque, parmi les figures principales, un Saint George, d’un aspect fier, hardi et animé, armé de pied en cap et portant un étendard. Un Saint-Barthélemi mérite de grands éloges, ainsi que deux enfants, dont l’un joue du luth, et l’autre de la lyre. Le premier soutient son instrument sur sa jambe ; ses mains exécutent des accords ; ses regards, élevés vers le ciel, cherchent l’inspiration ; sa bouche entr’ouverte indique que des chants divins vont s’en échapper. Le second, attentif, la tête appuyée sur sa lyre, les yeux baissés, cherche à se mettre à l’unisson. Cette idée est gracieuse et spirituelle. En un mot, la main savante du Frate a rendu d’une manière miraculeuse ces deux enfants assis et couverts d’un léger tissu.

Peu de temps après, il peignit, vis-à-vis de ce tableau, la Vierge entourée de saints. Ce travail lui valut de justes applaudissements. Au moyen de certains tons effumés et habilement fondus, il avait obtenu une telle harmonie dans ses figures, qu’elles paraissaient vivantes (3).

Fra Bartolommeo entendait vanter sans cesse les travaux de Michel-Ange et du gracieux Raphaël. Euthousiasmé par les récits des merveilles enfantées par ces divins artistes, il obtint de son prieur la permission d’aller à Rome. Il y fut accueilli par Mariano Fetti, Frate del Piombo, qui demeurait à Montecavallo au couvent de San-Silvestro. Il peignit pour son hôte deux tableaux représentant Saint Pierre et Saint Paul. Mais il ne réussit pas aussi bien à Rome qu’à Florence ; frappé d’étonnement à la vue de tant de chefs-d’œuvre anciens et modernes, il prit une si grande défiance de son talent, qu’il se hâta de partir, confiant à Raphaël d’Urbin le soin de terminer le tableau de Saint Pierre, qui fut donné à Fra Mariano lorsqu’il eut été entièrement retouché par l’incomparable Sanzio.

De retour à Florence, où les critiques l’avaient accusé plusieurs fois de ne pas savoir peindre le nu, il voulut montrer son habileté dans toutes les parties de son art. Il fit donc un Saint Sébastien absolument nu, d’un coloris et d’un dessin si parfaits, d’une beauté si suave, que tous les artistes s’accordèrent à le louer. Mais les religieux, ayant appris dans leurs confessionnaux que cette trop séduisante imitation de la nature devenait l’objet spécial de l’admiration des dévotes, retirèrent le tableau de l’église où il était exposé, pour le placer dans leur chapitre : il fut bientôt acheté par Gio. Battista della Palla et envoyé au roi de France.

Fra Bartolommeo s’était fâché un jour contre les menuisiers qui faisaient les bordures et les ornements de ses tableaux, parce que, de même que nos ouvriers d’aujourd’hui, ils couvraient à peu près un huitième de la toile. Il chercha donc le moyen de s’en passer. Il fit cintrer le panneau de son Saint Sébastien, y figura une niche en perspective que l’on croirait creusée dans le bois, et imita ensuite les ornemens qui devaient entouer son sujet. Il se servit du même procédé pour notre Saint Vincent et le Saint Marc. Le Saint Vincent, prêchant sur le jugement dernier, est peint à l’huile et sur bois au-dessus de l’arc d’une porte qui conduit à la sacristie du couvent de Saint-Marc. Les gestes et la physionomie du Saint expriment la ferveur et l’exaltation farouche des prédicateurs qui, pour ramener à la vertu les hommes plongés dans le vice, les menacent de la justice de Dieu. Cette figure a un puissant ressort, mais malheureusement elle se gerce et se gâte, parce que l’artiste a employé des couleurs trop fraîches sur un enduit encore humide. Cet accident, comme je l’ai déjà dit, est arrivé aux ouvrages de Pietro Perugino chez les Jésuates.

Fra Bartolommeo, ayant entendu dire que sa manière était mesquine, prouva qu’il savait aborder les sujets de grande dimension, en exécutant, sur la façade de la porte du cœur, une figure de Saint Marc l’évangéliste, de cinq brasses de proportion, aussi remarquable par la perfection du dessin que par la beauté du travail (4).

Salvator Billi, riche marchand florentin, ne tarda pas à connaître, à son retour de Naples, la réputation du Frate. Après avoir vu ses ouvrages, il lui commanda un tableau représentant le Christ-Sauveur entouré des quatre évangélistes. Dans le bas de la composition, deux enfants d’un coloris frais et gracieux tiennent le globe du monde. On y voit encore deux prophètes habilement peints. Salvator voulut que ce tableau fût placé sous le grand orgue de l’église de la Nunziata de Florence. C’est un morceau de la plus grande beauté, terminé avec amour ; l’ornement en marbre, qui lui sert d’encadrement, a été sculpté par Pietro Rosselli.

Tant de travaux altérèrent la santé de Bartolommeo : il sentit le besoin de changer d’air. Le prieur, qui était son ami, l’envoya dans un de leurs monastères, où il consacra son pinceau, pour le salut de son âme et le profit de son ordre, à des sujets de dévotion qui le portaient à la contemplation de la mort. À San-Martino-in-Lucca, il fit une Madone ayant à ses côtés Saint Étienne et Saint Luc, et à ses pieds un petit ange qui joue du luth. À San-Romano, il représenta une Madone de la Miséricorde sur un piedestal de pierre, et des anges qui soutiennent son manteau ; plusieurs personnages debout, assis, ou à genoux sur quelques degrés, contemplent le Christ lançant du haut du ciel la foudre sur les peuples. Certes, Fra Bartolommeo montra dans cet ouvrage qu’il possédait à un haut degré l’art de la dégradation des ombres, et celui de donner un grand relief aux parties obscures. Il triompha de toutes les difficultés par la perfection de son dessin et de son coloris. Aussi regarda-t-on cette œuvre comme la plus parfaite qu’il eût produite. Pour la même église, il peignit le Christ, Sainte Catherine martyre, et une Sainte Catherine de Sienne en extase, dont la beauté est inimitable.

De retour à Florence, il cultiva la musique ; et, comme il s’en amusait beaucoup, il avait coutume de chanter en travaillant.

À Prato, vis-à-vis les prisons, il fit une Assomption et plusieurs tableaux de Vierges pour les Médicis, et diverses peintures pour d’honorables citoyens de Florence. Nous citerons la Madone qui est dans la maison de Lodovico, fils de Lodovico Capponi, et la Vierge tenant l’enfant Jésus, accompagnée de deux saints, qui appartient à l’excellent Messer Lelio Torelli, premier secrétaire du duc Cosme. Messer Lelio attache un grand prix à cet ouvrage, non seulement à cause de son auteur, mais encore parce qu’il aime et protége les artistes et tous les beaux génies.

Dans la maison de Pier del Pugliese, aujourd’hui appartenant à Matteo Botti, citoyen et marchand florentin, on voit au haut d’un escalier, dans un vestibule, Saint Georges à cheval terrassant le serpent. Cette peinture est à l’huile et en grisaille. Le Frate préparait ainsi ses ouvrages en guise de cartons avant de les colorier ; il les ombrait aussi à l’encre ou avec le bitume. Nous en avons la preuve dans plusieurs de ses tableaux restés inachevés à sa mort, et dans quantité de dessins faits de la même manière, dont la plus grande partie se trouve dans le monastère de Santa-Caterina de Sienne, sur la place San-Marco, chez une religieuse qui s’occupe de peinture, et dont nous parlerons quand il en sera temps. Nous avons orné notre recueil de semblables dessins en mémoire du Frate. Messer Francesco del Garbo, très habile médecin, en possède aussi une nombreuse collection.

Bartolommeo ne travaillait jamais que d’après nature. Pour étudier les draperies, les armes et tous les autres ornements, il fit fabriquer un mannequin en bois, de grandeur naturelle, dont les jointures se ployaient à volonté, et qu’il vêtissait de linges ou d’étoffes. Il pouvait ainsi conserver ses plis jusqu’à ce qu’il eût amené son œuvre à toute a perfection. Aussi personne avant lui ne sut jeter les draperies avec autant de goût, de naturel et de souplesse. Nous conservons religieusement, tout gâté et vermoulu qu’il soit, le mannequin dont se servait ce grand peintre.

À Arezzo, dans l’abbaye des moines noirs, notre religieux laissa une admirable Tête de Christ et le tableau de la Confrérie des Contemplatifs, qui, après avoir appartenu au magnifique Octavien de Médicis, fut placé par son fils Alexandre dans une chapelle de son palais. Messire Alexandre, qui aime les arts avec passion, attache le plus grand prix au souvenir du Frate.

Notre artiste peignit encore une Purification fort estimée, dans la chapelle du noviciat de San-Marco. Tandis que, pour son agrément, il demeurait à Santa-Maria-Maddalena, dans la maison de campagne des frères, il fit un Christ et une Madeleine, et quelques ouvrages à fresque pour le couvent ; il exécuta pareillement à fresque, au-dessus de la salle des étrangers à San-Marco, un arc dans lequel il représenta le Sauveur, accompagné de Cléophas et de Luc. On voit dans ce tableau le portrait du jeune Fra Niccolà della Magna, nommé par la suite archevêque de Capoue, et promu dernièrement au cardinalat.

Il commença à San-Gallo un tableau que termina Giuliano Bugiardini, et qui orne aujourd’hui le maître-autel de S. Iacopo-Fra-Fossi, au coin de la maison des Alberti. Giuliano fut aussi chargé d’achever le Rapt de Dina, que possède Messer Cristofano Rinieri. Le gonfalonier Pietro Soderini avait confié le tableau de la salle du conseil à Fra Bartolommeo, qui le dessina en grisaille de manière à se faire honneur. Cette ébauche est honorablement placée à San-Lorenzo, dans la chapelle du magnifique Octavien de Médicis.

Cette composition représente tous les protecteurs de la ville et les saints dont les jours de fête correspondent à ceux des victoires remportées par Florence. Le Frate s’y est peint lui-même à l’aide d’un miroir. Ce dessin est sa dernière production.

L’habitude qu’il avait contractée de travailler au bas d’une fenêtre ouverte le paralysa au point de ne pouvoir plus se mouvoir. Les médecins lui ordonnèrent d’aller prendre les eaux de San-Filippo, où il demeura long-temps ; mais sa santé s’y améliora peu. Il était très avide de fruits, quoiqu’ils lui fussent contraires ; aussi ayant un matin mangé beaucoup de figues, une fièvre violente vint aggraver ses autres maux, et l’emporta en quatre jours, à l’âge de quarante-huit ans. Il avait toute sa connaissance lorsqu’il rendit son âme à Dieu. Sa mort affligea profondément ses amis et surtout les moines, qui l’inhumèrent dans l’église de San-Marco, le 8 octobre de l’an 1517.

Il était dispensé d’assister aux offices. Il abandonnait le gain de ses ouvrages à son couvent, ne se réservant que ce qui était nécessaire pour l’achat de ses couleurs et les autres frais qu’entraîne la peinture.

Ses élèves sont : Cecchino del Frate, Benedetto Cianfanini, Gabbriel Rustici et Fra Paolo de Pistoia, auquel il laissa tous ses ouvrages ; aussi, après sa mort, Fra Paolo fit beaucoup de tableaux d’après ses dessins. On en voit trois à San-Domenico de Pistoia, et un à Santa-Maria-del-Sasso in Casentino.

Fra Bartolommeo donna tant de charme à ses figures par son coloris, et inventa tant de choses nouvelles, qu’il mérite d’être compté parmi les bienfaiteurs de l’art.

On éprouve au moins autant d’étonnement que d’admiration quand on se reporte, par la pensée, au milieu de Florence, durant le plus beau moment de la renaissance de l’art, au commencement du seizième siècle. On se demande comment tous ces génies inquiets, toutes ces âmes ardentes, tous ces fiers tempéraments d’artistes, toutes ces émulations rivales, ont pu s’acconmmoder ensemble et fonctionner à la fois. On a beau tenir compte de leur commun amour du beau, de leur commune avidité de progrès, on distingue trop bien leurs querelles acharnées, leurs menées jalouses, pour voir sans surprise l’unité de leur goût et de leur école se constituer aussi fortement au milieu de tant de débats, et leur unanimité sortir de divisions si profondes.

Il est vrai que les Médicis montrèrent dans ce mouvement une grande adresse et une parfaite intelligence de la mission qu’ils avaient reçue d’enrichir leur ville en illustrant leur règne. Ils comprirent mieux que les gouvernants de nos temps que le rôle du pouvoir n’était ni d’ignorer ces débats, ni de les trancher par l’autorité de son goût particulier. Loin de là, les Médicis alimentaient avec soin cette apparente anarchie ; ils exaltaient la vanité de chacun en distribuant leurs faveurs à tous. Aussi doit-on penser que c’est moins pour l’avoir dirigé que pour y avoir convenablement assisté, que les Médicis obtinrent l’honneur d’attacher leur nom à ce beau siècle.

Quoi qu’il en soit, si l’on veut se figurer ce que devait être la réunion à Florence de tant de caractères différents, dont l’amour-propre était sans cesse fomenté par les concours, les cabales provocantes, les intrigues et les jalousies, on apercevra difficilement comment un artiste d’un caractère doux et timide, d’une âme modeste et naïve, a pu s’y tenir debout et n’y être pas étouffé. Comment l’excellent Bartolommeo a-t-il pu vivre aimé de tous et applaudi par chacun au milieu des discordes florentines ? Comment le sourcilleux Michel-Ange lui a-t-il pardonné sa préférence pour le Vinci et sa tendre amitié pour Raphaël ? Comment les Médicis eux-mêmes ont-ils oublié son dévouement à Savonarole ? Comment a-t-il vécu entre le brutal Torrigiani et le remuant Bandinelli ? Sa grande modération dut être précisément son secret. Son immobilité, sa froideur, si l’on peut appliquer ces mots à un vaste esprit, le préservèrent des rudes atteintes de ses rivaux. En effet, cette organisation élastique était toujours prête à opposer ses lacunes aux aspérités de ces fougueux caractères, sa douceur à leur rudesse, son silence à leur jactance effrénée. Mais cela seul ne l’eût pas fait aussi grand qu’il nous le paraît. En ne blessant personne, le Frate tira parti de tout le monde. À l’excitation des Médicis, au spectacle de leur splendeur, il emprunta sa confiance dans l’avenir de l’art ; dans les prédications exaltées et républicaines de Savonarole, il puisa sa piété profonde et la simplicité de ses mœurs ; la propagande de Léonard imprima le mouvement à son esprit, et il n’est pas jusqu’à l’insouciance de son ami Mariotto qui ne lui ait servi, en augmentant son dédain pour toute prétention artistique, point plus essentiel qu’on ne croirait, puisqu’il peut préserver un maître de tomber dans l’affectation de sa propre manière.

Aussi le Frate serait-il l’homme qui résumerait le mieux à lui seul le talent florentin ; non pas qu’il ait reproduit les saillies et les singularités audacieuses de tel ou tel de ses compatriotes, mais parce qu’il a su insérer dans son résultat le trésor entier de la science acquise et du goût épuré de cette sublime école. Toutes les grandes conditions de l’art toscan se réunissent effectivement dans les œuvres de Baccio : expressif comme Léonard, gracieux comme Raphaël et Andrea del Sarto, imposant comme Michel-Ange, savant enfin et inspiré de la science et du sentiment de tous, mais sans servilité, sans efforts, sans affectation et sans écarts. On aurait pu assurément attacher à ses précieuses peintures le beau titre que méritèrent celles d’Andrea : les œuvres de l’un et de l’autre sont également sans reproche, senza errori. Ajoutons aussi que l’espèce d’éclectisme dans lequel sut se tenir le Frate n’ôta jamais à son talent quoi que ce soit de sa naïveté et de son indépendance. Chacune des œuvres de ce maître frappe de loin et apporte son nom avant l’examen ; au moins l’avons-nous toujours ainsi remarqué autour de nous, quoique nous nous rappelions fort bien la méprise complimenteuse de Pietre de Cortone, qui attribuait à Raphaël certaines peintures du Frate. C’est que dans son choix, dans ses emprunts, le Frate sut toujours rester lui-même, et ne s’appropria jamais rien sans l’avoir intimement compris. Aussi a-t-on eu tort quand on a insisté autant pour le placer parmi les artistes éclectiques. On garde sa personnalité quand on ne sort point, dans ses imitations, de sa propre conscience et des sympathies de son temps et de son pays, surtout lorsqu’on appartient à une époque aussi vierge que la sienne.

Si le Frate n’eût pas été organisé aussi fortement peintre, le Savonarole l’eût amené à la renonciation de son art, ou au moins l’eût fait reculer jusqu’à l’imitation traditionnelle et immobile de l’art mystique du moyen-âge. De même que nous voyons, dans notre époque plus lointaine et moins croyante, des jeunes gens, se laissant prendre plutôt au bruit des paroles qu’à l’intelligence des choses, chercher maintenant à raviver les imnages effacées des écoles primitives : progrès à rebours, qu’ils accomplissent en reculant, et pour lequel, ne pouvant avoir aucune conscience intime, ils ne sauraient trouver ni réelle sanction ni véritable public.

Mais le Frate, pour en revenir à lui, comprit que la piété d’un homnme ne devait pas essayer de faire descendre l’art d’un pays du haut point où tant d’efforts l’avaient placé ; et s’emparant de tous les progrès que la forme avait acquis à Florence, il sut les utiliser pour écrire plus lisiblemnent sa dévotion sincère. L’ascétisme monacal se trouve dans ces têtes austères et intelligentes peintes par le Frate, et dont Michel-Ange et Raphaël eux-mêmes ont déjà perdu le secret, dans ces draperies immenses et chastes, dans ce coloris tranquille et sobre que l’éclat et la variété de la couleur vénitienne ne feraient cependant point pâlir. Le Frate, certes, n’a pas la fougue de Buonarroti ; il ne pétrit pas puissamment comnme lui la matière ; il n’a pas comme lui engagé sa vanité d’artiste à disposer à son gré du corps humain sous la brosse ou sous le ciseau, et à le tordre à sa fantaisie avec autant de certitude que s’il l’avait créé lui-même. Mais Michel-Ange, dans ses plus grands ouvrages et dans ses résultats, ne dépasse pas cette terrible et gigantesque figure du Saint Marc, peinte par le frère Barthélemy.

Cette figure du saint, qui nous sert à montrer la hauteur du talent de Baccio, doit aussi faire ressortir le caractère de l’homme et sa tournure d’esprit. Si l’on veut se placer devant cette œuvre par le souvenir ou la gravure, quoi de plus simple, de moins prétentieux, de plus tranquille ? Cependant le Frate l’avait entrepris pour répondre à un défi. Malgré son insouciance, il avait été forcé de prêter l’oreille aux provocations de l’école, qui ne devait pas entièrement l’épargner.

Quand Michel-Ange et Léonard luttèrent ensemble dans des circonstances analogues, ils abordèrent autrement la question. Aucun ne voulut se résumer dans une figure de saint. Ils ne s’en fièrent pas à la dévotion, cependant encore bien vivace ; ils attaquèrent des passions plus chaudes, et voulurent remuer des impressions récentes. Michel-Ange peignit la jeunesse de Florence s’élançant à la guerre pisane, et Léonard, les vétérans de son âge se faisant couper les poignets pour rapporter à Florence les drapeaux des Visconti.

Le Frate se contente d’offrir aux regards l’évangéliste Saint Marc, le patron de son couvent ; et l’on peut dire avec justice que Léonard et Michel-Ange, dans leur prodigieux concours, n’ont rien montré qui soit plus vaste et plus intimement beau que la page silencieuse du Frate.

Enfin, pour terminer, disons que le Frate servit aux progrès de la peinture florentine ; que ses derniers ouvrages, comme ceux d’Albertinelli, son compagnon d’enfance, s’élèvent à la solidité de couleur du Titien ; qu’il composa d’une manière qui lui est propre, quoique, au premier aperçu, ses dispositions soient si simples qu’on se laisse aller à n’y voir rien de bien particulier ; qu’il montra la science de Michel-Ange et de Raphaël, et la parfaite entente des belles longueurs et du jeu du corps humain, sous les épaisses draperies dont il couvrit généralement ses figures ; qu’il prouva son intelligence de l’architecture, de la perspective et de toute la mathématique de l’art, dans les fonds et les encadrements de ses tableaux.

Ainsi, comme on le voit, ce jeune homme insouciant qui travaille en commun avec l’Albertinelli, qui rêve et pleure aux déclamations de Savonarole, qui apporte le premier sur la place publique ses peintures, et les brûle ; qui s’enferme dans Saint-Marc pour combattre, et a peur ; qui abandonne son art par dévotion, et le reprend par obéissance ; qui jouit à Rome des triomphes de Raphaël et de Michel-Ange, et qui revient à Florence écrasé sous le sentiment de son infériorité ; enfin cette espèce de béat, qui meurt pour avoir mangé des fruits et n’avoir pas fermé sa fenêtre, est cependant un grand maître entre les plus grands[1].

NOTES.

(1) Né en 1469, mort en 1517.

(2) Il ya encore, dans le couvent de Saint-Marc, sous la figure de Saint Pierre, un portrait du frère Jérôme, de la main de Bartolommeo. Le Frate regardait sans doute son maître et ami comme le véritable chef de l’Église et comme un martyr de la foi, lorsqu’il le peignit avec les attributs du prince des apôtres. Rien de plus terrible et de plus noble en même temps, que cette tête du moine qui semble prédire et menacer.

(3) C’est cette peinture que Pietre de Cortone attribua par méprise à Raphaël.

(4) Gravé par F.-Ant. Lorenzini. Le même artiste a reproduit plusieurs morceaux du Frate. — Mogalli et Henri Sinzenich ont également gravé d’après lui.

  1. Voir Lanzi, I, 234. — Baldinucci, decenn. X, sect. 3, part. 2. — Bellizzo de Firenzo.