Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/5


BRAMANTE D’URBIN,
ARCHITECTE.


Filippo Brunelleschi avait donné une nouvelle vie à l’architecture en remettant en honneur les chefs-d’œuvre si long-temps oubliés des plus savants maîtres de l’antiquité.

Bramante ne fut pas moins utile à notre siècle. En suivant les traces de Filippo, il ouvrit une voie sûre aux architectes qui lui succédèrent. Homme de science et de jugement, entreprenant et actif, il se montra théoricien profond et praticien expérimenté. La nature ne pouvait créer un génie plus habile à mettre en œnvre les ressources de l’art, et à en tirer parti avec intelligence. Mais toutes ces qualités seraient peut-être restées stériles, si Bramante n’eût rencontré le pape Jules II, qu’animait la noble ambition de laisser des souvenirs éclatants de sa puissance et de sa grandeur. Ce fut pour cet artiste et pour nous un bonheur, trop souvent refusé aux plus grands génies, de trouver un prince aux dépens duquel il pût prouver son talent et son habileté.


Bramante d’Urbin.

Tous les édifices qu’il construisit sont si parfaits, que les corniches, les fûts de colonnes, les chapiteaux, les bases, les consoles, les voûtes, les escaliers, les saillies, et en un mot tous les différents ordres d’architecture, exécutés d’après ses conseils ou ses plans, paraissent merveilleux à ceux qui les contemplent. C’est pourquoi il me semble que les artistes ne sont pas moins redevables à Bramante qu’aux anciens. Car, si les Romains imitèrent les Grecs inventeurs de l’architecture, Bramante, lui aussi, les imita, mais comme imite le génie, en enrichissant l’art d’une beauté nouvelle, et en lui donnant cette grâce et cette puissance que nous admirons aujourd’hui.

Ce célèbre architecte naquit à Castello-Durante, dans l’état d’Urbin, d’une pauvre mais honorable famille (1). Dès son enfance, il apprit à lire et à écrire, et en outre il s’appliqua beaucoup à l’arithmétique. Bientôt son père, lui voyant un goût décidé pour le dessin, et voulant lui faire embrasser un état utile, l’envoya étudier la peinture chez Fra Bartolommeo d’Urbin, autrement dit Fra Carnovale, qui peignit le tableau de Santa-Maria-della-Bella, à Urbin. Mais le goût de l’architecture détermina Bramante à abandonner sa patrie, et à voyager dans la Lombardie. Il y allait de ville en ville, s’occupant à des œuvres de peu d’importance et de profit. Alors son nom n’était point encore accrédité.

Désireux de voir quelque monument remarquable, il courut visiter la cathédrale de Milan où se trouvait Cesare Cesariano, bon géomètre et architecte distingué, qui commenta Vitruve. Ce Cesare, désespéré de ne pas recevoir le salaire de ses travaux, refusa de les continuer, devint furieux, et mourut dans un état déplorable, ressemblant plus à une bête sauvage qu’à un homme.

Bramante rencontra aussi à Milan Bernardino da Trevio, Milanais, ingénieur et architecte de la cathédrale, grand dessinateur, que Léonard de Vinci regardait comme un peintre habile, quoique son style fût un peu maigre et sec. On voit de lui, dans le cloître delle Grazie, une Résurrection du Christ où l’on remarque de très beaux raccourcis. Il peignit à fresque pour une chapelle de San-Francesco la Mort de saint Pierre et de saint Paul. Il fit aussi, à Milan et dans les environs, beaucoup d’autres tableaux fort estimés. Nous possédons une très belle tête de femme qui révèle le talent de cet artiste.

Mais pour revenir à Bramante, quand il eut suivi avec attention les travaux de la cathédrale, et connu les ingénieurs de ce magnifique édifice, il résolut de se consacrer entièrement à l’architecture.

De Milan, il se rendit à Rome vers l’an 1500. Il y fut accueilli par des compatriotes et des amis qui lui firent obtenir de peindre à fresque les armes du pape Alexandre VI, avec des anges et des figures qui les soutiennent, à Saint-Jean-de-Latran, au-dessus de la porte qui s’ouvre pour le jubilé.

Bramante avait rapporté de Lombardie et gagné à Rome quelques écus qu’il dépensait avec la plus stricte économie, afin de pouvoir consacrer son temps à étudier les restes précieux de l’antiquité. Il s’en allait solitaire et pensif, et bientôt il eut mesuré tous les édifices de Rome et des environs. Il poussa même jusqu’à Naples, et visita tous les lieux où il espérait rencontrer d’anciens monuments. Il mesura avec une scrupuleuse exactitude les ruines de Tivoli et de la villa Adriana, ce qui plus tard lui servit beaucoup, comme nous le dirons en son lieu.

Le cardinal di Napoli remarqua ce grand zèle de Bramante pour l’architecture, et lui accorda sa protection. Il le chargea de rebâtir en travertin le cloître du couvent della Pace à Rome. Pour plaire à son protecteur, Bramante exécuta ce travail avec toute l’intelligence et la célérité dont il était capable. Quoique cet ouvrage fût encore loin de la perfection, il contribua néanmoins à mettre son auteur en grande réputation à Rome où peu d’architectes se distinguaient alors par le savoir, le goût et l’intelligente activité que l’on remarquait dans notre artiste.

Le Bramnante fut employé ensuite comme architecte en second par le pape Alexandre VI, à la direction des travaux de la fontaine de Trastevere et de celle de la place Saint-Pierre.

Pendant ce temps, sa réputation s’étant accrue, il prit part avec d’autres habiles architectes à la construction du palais de San-Giorgio et de l’église de San-Lorenzo-in-Damaso, que Raffaello Riario, cardinal de San-Giorgio, faisait élever près du Campo-di-Fiore. Les travaux de cette magnifique et commode habitation furent exécutés par Antonio Montecavallo.

Bramante coopéra aussi par ses avis à l’agrandissement de Iacopo-degli-Spagnuoli et à la construction de l’église Santa-Maria de animà qui fut confiée à un architecte allemand. Puis il donna le projet du palais du cardinal Adriano di Corneto, que l’on construisit lentement, et que la fuite du cardinal fit abandonner.

Ces différens ouvrages, et l’agrandissement de la chapelle de Santa-Maria-del-Popolo, acquirent à Bramante une telle renommée, qu’il occupa la première place parmi les architectes. Son extrême facilité d’invention, jointe à une égale promptitude dans la construction, lui procura les plus importants travaux, et le fit rechercher par tous les grands de Rome.

Le pape Jules II, ayant été élu en 1503, l’attacha immédiatement à son service. Ce pontife avait conçu l’idée de donner la forme d’un théâtre rectangulaire au petit vallon qui existait entre l’ancien palais pontifical et les constructions élevées par le pape Innocent VIII, et qui séparait le Belvédère de l’ancien palais du Vatican. Jules voulait que, par deux galeries formant les deux côtés du petit vallon, on mît en communication le Belvédère et le palais, et qu’au moyen d’un escalier à double rampe on pût monter du vallon au Belvédère.

Pour réaliser ce projet, Bramante construisit d’abord une galerie en travers. Il imita dans les proportions de ses ordres, celles du Colysée de’ Savelli. Les arcades des étages inférieurs avaient leurs pieds-droits ornés de pilastres doriques. L’étage au-dessus était en portiques et en pilastres ioniques. Le troisième étage formait une loge continue de plus de 400 pas de longueur, et conduisait des premières stances du palais pontifical à celles du Belvédère. Cette galerie donnait du côté de Rome ; la seconde, du côté du bois.

Le vallon, renfermé entre ces deux ailes et dressé en esplanade, avait reçu les eaux du Belvédère qui devaient alimenter une très belle fontaine. Bramante n’acheva que la première galerie ; on avait déjà jeté les fondements de la seconde, lorsque la mort vint frapper Jules II et son architecte. Rome n’avait point vu depuis les anciens une aussi admirable conception. La seconde galerie a été presque entièrement menée à fin par le pape Pie IV qui orna le Belvédère de niches où l’on plaça le Laocoon, la Vénus et l’Apollon, auxquels Léon X et Clément VII joignirent, entre autres statues antiques, le Tibre, le Nil et la Cléopâtre ; enfin, les papes Paul III et Jules III firent à cet édifice des restaurations très considérables et fort dispendieuses.

Brarnante poussa les travaux du Belvédère avec une activité prodigieuse. Le pape était si impatient, qu’il aurait voulu voir les édifices sortir de terre comme par enchantement. Le jour, les ouvriers tiraient en présence de Bramante le sable et le pancone dont ils se servaient la nuit pour les fondations. Ce zèle mal entendu a été cause que la bâtisse éprouva des tassements et des lézardes, et menace ruine aujourd’hui ; et même quatre vingts brasses s’écroulèrent du temps de Clément VII, et furent relevées par Paul III. Ce pape fut de plus obligé de renforcer certaines parties, et de leur donner par de nouveaux massifs la solidité nécessaire.

Bramante décora le Belvédère d’admirables escaliers d’ordre dorique, ionique et corinthien. On peut citer, comme lui faisant autant d’honneur que ses meilleures productions, un magnifique escalier en spirale porté sur des colonnes doriques, ioniques et corinthiennes. Chacun de ces ordres s’y succède dans les révolutions de la montée, dont la pente est si douce que les chevaux la parcourent facilement. Il avait emprunté cette invention à San-Niccolò de Pise, comme nous l’avons dit dans la vie de Giovanni et Niccolà, Pisans.

Bramante imagina d’inscrire le nom du pape et le sien sur une frise de la façade extérieure du Belvédère, à l’imitation des anciens hiéroglyphes. Pour exprimer Julio II. Pont. Maximo, il représenta le profil de Jules César, un pont avec deux arches et un obélisque du cirque Massimo. Ce rébus divertit le pape, qui néanmoins le fit remplacer par les lettres romaines hautes d’une brasse que l’on voit aujourd’hui. Bramante dit qu’il avait imité cette bizarrerie d’un architecte nommé Francesco qui traduisit Francesco architettore par un saint François, Francesco ; un arc, arco ; un toit, tetto ; et une tour torre, sculptés sur une des portes de Viterbe.

Jules II, à qui Bramante était cher, le récompensa en lui accordant l’office del piombo, direction du sceau à la chancellerie, ce qui donna lieu à notre artiste d’inventer une machine pour sceller les bulles au moyen d’une vis de pression.

Bramante accompagna le pape à Bologne dans le voyage qu’il fit, en 1504, pour réunir cette ville aux états de l’Église. Il fut employé comme ingénieur à d’importants travaux dans la guerre de la Mirandole, et donna des dessins et des plans admirablement mesurés, comme on peut le voir par ceux que nous possédons dans notre recueil. Il enseigna l’architecture à Raphaël d’Urbin, et l’aida à mettre en perspective les édifices des tableaux de la salle du pape où se trouve le mont Parnasse. Raphaël, par reconnaissance, fit dans l’école d’Athènes le portrait de son maître : il semble tracer avec un compas une figure de géométrie.

Bramante ayant ouvert et aligné la Strada Giula, le pape résolut d’y réunir tous les offices et tribunaux de Rome placés jusque là dans des lieux très incommodes. Bramante commença alors un vaste palais à San-Biagio, sur les bords du Tibre. On y voit encore un temple corinthien inachevé, et le commencement du soubassement qui est d’ordre rustique. Il est vraiment déplorable qu’on n’ait pas mené à fin cet utile et admirable travail que les connaisseurs regardaient comme un chef-d’œuvre dans son genre.

Le temple circulaire en travertin, qui occupe le milieu du cloître de San-Pietro-in-Montorio, est une des productions les plus gracieuses, les mieux proportionnées et entendues du Bramante. La beauté en serait doublée, si la fabrique du cloître avait été achevée.

Bramante fit élever au Borgo le palais qui appartint à Raphaël d’Urbin. Les colonnes étaient de briques mêlées et faites d’un seul jet : invention que l’on trouva fort belle. Il donna ensuite un grand nombre de projets d’églises et de palais tant à Rome que dans les États ecclésiastiques. Nous citerons celui qu’il fit pour l’ornement de Santa-Maria-da-Loreto, que continua Andrea Sansovino, et celui d’après lequel on devait restaurer le palais pontifical.

Ce merveilleux artiste, dont le zèle s’enflammait en voyant la puissance et la volonté du pape seconder ses hardies entreprises, soumit à Jules II plusieurs projets aussitôt qu’il apprit que ce pontife pensait à faire démolir l’église de Saint-Pierre pour en construire une nouvelle. Il déploya une intelligence supérieure dans le projet où il plaça deux campanilles aux côtés de la façade, comme on le voit sur le revers des médailles gravées par le fameux Caradosso, qui firent frappées en l’honneur de Bramante sous les pontificats de Jules II et de Léon X.

Le pape, ayant adopté ce dessin, voulut réaliser immédiatement son immense et formidable conception. Bramante, avec sa célérité accoutumée, abattit la moitié de la vieille basilique et jeta les fondements de la nouvelle, résolu à enfanter une œuvre qui surpassât en beauté, en grandeur et en richesse, tous les monuments de Rome créés par la puissance des souverains, l’art et le génie de tant de vaillants maîtres. Les constructions s’élevèrent jusqu’à l’entablement avant la mort du pape et de l’architecte. On voûta avec une incroyable diligence les quatre grands arcs qui reposent sur quatre énormes massifs de maçonnerie. On voûta pareillement la chapelle principale tout en édifiant dans le même temps la chapelle du roi de France.

Le Bramante eut l’heureuse idée de former des voûtes d’un seul jet, en mettant dans des moules de bois un mélange de chaux et de poussière de marbre délayée dans de l’eau. Au moyen de ce procédé, les voûtes se trouvent entièrement sculptées et ornées de tous leurs compartiments lorsqu’on les décintre. Il employa encore pour voûter ses arcs l’ingénieuse charpente mobile et suspendue dont nous avons vu se servir ensuite Anton da San-Gallo. La corniche qui orne l’intérieur de la partie que termina Bramante est d’une telle élégance, qu’on ne pourrait la modifier sans la gâter. Les chapiteaux, et toute la partie dorique de l’extérieur, montrent combien était immense le talent de ce grand artiste. Il aurait certainement surpassé ses propres chefs-d’œuvre, si ses forces eussent répondu à son génie. Les architectes appelés à lui succéder dans la construction de Saint-Pierre, firent subir tant de changements à son plan primitif, qu’on peut dire qu’il n’en reste plus rien, si l’on excepte les quatre arcs du dôme. Raphaël d’Urbin, Giuliano da San-Gallo et Fra Giocondo de Vérone, commencèrent à l’altérer ; ensuite Baldassare Peruzzi le modifia encore, lorsque l’on construisit la chapelle du roi de France vers le Campo-Santo ; puis, sous Paul III, Antonio da San-Gallo le détruisit entièrement. Enfin, Michel-Ange Buonarroti réduisit les plans faits avant lui, et atteignit la perfection dont les autres architectes n’avaient pu approcher. Il obéit à son seul génie, quoiqu’il m’ait répété maintes fois qu’il ne faisait que suivre les idées du Bramante. « Les véritables auteurs d’un édifice, disait-il, sont ceux qui en donnent les premiers le dessin (2). »

On raconte que Bramante, poussé par un désir immodéré de voir avancer ses travaux, détruisit dans la vieille basilique beaucoup de belles choses, telles que des tombeaux de papes, des peintures, des mosaïques et quantité de portraits de personnages illustres qui se trouvaient dans cette église, la première de la chrétienté. Il conserva seulement l’autel et l’ancienne tribune qu’il entoura d’un magnifique ornement en pépérin, pour que le pape pût y réunir sa cour et les ambassadeurs des princes étrangers, lorsqu’il vient célébrer la messe à Saint-Pierre. La mort empêcha Bramante de terminer cet ouvrage qui fut ensuite confié à Baldassare Peruzzi.

Le Bramante était d’un caractère gai et bienveillant, il aimait les artistes, et leur rendait tous les services possibles. Ce fut lui qui amena à Rome le célèbre Raphaël d’Urbin. Une fois arrivé au rang que lui valurent son mérite et son génie, il dépensa noblement sa fortune, et vécut toujours d’une manière honorable et splendide. Il faisait son amusement de la poésie, et improvisait avec facilité. Les sonnets qu’il nous a laissés ne sont pas dépourvus d’élégance (3). Estimé et enrichi par les prélats et les seigneurs, sa renommée, immense de son vivant, s’accrut encore après sa mort par l’interruption du bâtiment de Saint-Pierre qui dura plusieurs années. Il vécut soixante-dix ans. On lui fit de magnifiques funérailles où assistèrent la cour du pape et tous les peintres, les sculpteurs et les architectes qui se trouvaient à Rome. Il fut inhumé à Saint-Pierre en 1514 (4).

La mort du Bramante fut une grande perte pour l’architecture, qu’il enrichit d’une foule de précieuses découvertes, telles que celles de former les voûtes d’un seul jet, et d’employer le stuc. Les anciens avaient connu ces procédés, mais leur secret était resté jusqu’alors enseveli sous les ruines. Les architectes trouvent dans les œuvres du Bramante autant de science et de perfection que dans les monuments de l’antiquité : aussi le regardent-ils comme un des grands génies qui ont illustré notre siècle. Il laissa après lui son ami Giulian Leno, plus habile à exécuter les dessins des autres que les siens, quoiqu’il eût du jugement et une grande expérience.

Bramante se servait dans ses travaux de Ventura Falegname de Pistoia, homme de mérite et excellent dessinateur, qui avait mesuré tous les anciens mouvements de Rome. Ce Ventura était retourné dans sa patrie, lorsque, l’an 1509, la seigneurie de Pistoia résolut d’élever une église en l’honneur d’une madone, connue aujourd’hui sous le nom de Nostra-Donna-della-Umiltà, qui, à cause des miracles qu’elle opérait, recevait de nombreuses offrandes. Ventura s’empressa de faire le dessin d’un temple de brasses de largeur et de… brasses de hauteur, orné d’un vestibule ou portique fermé. Les seigneurs et les principaux de la ville adoptèrent ce plan, et Ventura commença de suite les fondations. Il parvint à terminer, pendant sa vie, le portique qui est d’ordre corinthien, et à élever l’église jusqu’à l’entablement destiné à porter la coupole ; mais comme l’expérience lui manquait pour conduire à bonne fin une si grande entreprise, il ne songea point à donner à sa construction la solidité convenable. Il perça des fenêtres et une galerie circulaire dans l’épaisseur de la muraille qui devait supporter tout le poids de la coupole. Il était donc dangereux de voûter cet édifice, les supports des voûtes étant beaucoup trop faibles. Aussi, après la mort de Ventura, aucun architecte n’osa continuer ce travail. Déjà on avait amené de grosses pièces de bois pour former un toit, mais les citoyens ne permirent pas qu’on s’en servît, et pendant plusieurs années l’église demeura dans cet état.

Mais, l’an 1561, les marguilliers supplièrent le duc Cosme de leur venir en aide. Le prince, pour leur complaire, ordonna à Giorgio Vasari d’aller à Pistoia et de trouver le moyen de terminer cette coupole. Vasari fit un modèle dans lequel il ajoutait huit brasses au-dessus de l’entablement laissé par Ventura. Puis il comblait le vide formant la galerie, et renforçait entre les fenêtres les angles et les murs enchaînés avec de grosses ancres en fer dont il doublait la force sur les angles. Alors on pouvait voûter l’église avec sécurité. Le duc se transporta sur les lieux pour examiner ce travail. Il en fut satisfait, et ordonna qu’on l’exécutât. L’œuvre de Ventura, reposant ainsi sur de meilleures proportions, acquit plus de richesse et de grandeur. Cet architecte mérite cependant que l’on fasse mention de lui, car son édifice est le plus remarquable de la ville de Pistoia.

Avant de chercher à résumer l’histoire du Bramante, il nous semble important de relever quelques erreurs et quelques lacunes biographiques, d’autant plus graves à son égard, qu’elles ont fini par altérer complètement le vrai sens de sa vie, et empêché qu’on en appréciât toute la portée et toute l’influence sur l’art moderne[1].

La plupart des écrivains qui nous ont parlé de lui n’ont, en quelque sorte, entamé le récit de sa vie qu’à partir de son apparition à Rome, ou plus exactement encore qu’à compter du moment où la protection du cardinal de Naples, Olivier Caraffa, lui procura ses premiers travaux, c’est-à-dire à peu près vers l’an 1500. Mais le Bramante, né en 1444 avait alors cinquante-six ans. Prendre cet homme à un tel âge, et le conduire jusqu’en l’année 1514, époque de sa mort, c’est se contenter d’une portion de sa vie trop restreinte et trop tronquée, pour que l’appréciation qu’on puisse en faire ne soit évidemment incomplète, on dirait même injuste.

Nous savons bien que cette période de quatorze années passées à Rome dans la faveur, et au milieu des plus belles entreprises, a pu, jusqu’à un certain point, paraître suffisante pour donner une idée de la valeur du Bramante. Cependant, si l’on a pris un peu garde à ce que le Vasari nous a dit de sa précoce application et de son enfance adonnée aux arts, on doit regretter de ne point savoir mieux quelle a été l’œuvre de sa jeunesse, et en vertu de quelles études il a pu surgir soudainement, si fort et si bien préparé aux grandes choses, sous le généreux appel de Jules II. On comprendrait mieux alors la rapide fortune du Bramante à Rome. L’énorme et incontestable influence qu’il y exerça, dans les conseils artistiques de la papauté et de la noblesse, nous paraîtrait beaucoup plus naturelle si elle pouvait être rattachée historiquement à une réputation commencée et à des titres déjà conquis pour obtenir une confiance aussi complète. Cette restitution de La première partie négligée de la vie du Bramante est facile. Les documents en existent, et si c’était ici le lieu de les produire un peu moins succinctement, nous pourrions les fournir et les classer d’une manière assez satisfaisante.

Le Bramante naquit, comme nous l’avons déjà dit, en 1444. Il participa de bonne heure, et à un degré éminent, à l’ensemble des connaissances qui constituaient dans ce beau temps le domaine de l’art. avant que le génie étroit de la spécialité ne l’eût morelé. Peintre, poète, anatomiste, mathématicien, ingénieur et architecte comme Léonard et presque tous les grands artistes ses contemporains, il allait par l’Italie, occupé sans doute du désir d’instruction et du besoin de se créer quelque grand patronage qui pût absorber sa prodigieuse activité, et mettre à profit ses vastes études. Le Vasari note bien en passant ces courses du Bramante, mais il ne nous semble pas, dans son laconisme, en estimer assez le but et les résultats. Évidemment, quoique le Bramante ne fût pas encore parvenu au crédit qu’il obtint plus tard, il avait déjà été mis à même de réaliser, en sa triple qualité de peintre, d’ingénieur et d’architecte, des travaux plus importants et de plus de profit, sous tous les rapports, que ne l’indique le Vasari. Il avait élevé des temples et des palais dans la Romagne, et ailleurs. Il avait fait à Bergame et à Pavie de remarquables peintures que nous citons de préférence, parce qu’elles sont conservées. Il en était déjà venu à une suprématie telle dans son art, que des hommes de talent, ses élèves ou autres, peignaient ou bâtissaient d’après ses cartons ou ses plans. Entre autres preuves, nous citerons l’église de l’Incoronata de Lodi, temple élégant, que Giovanni Battagio Lodesan construisit sur les projets du Bramante. Enfin, le Bramante vint à Milan, attiré comme le Vinci par les promesses et l’éclat du règne de François Sforce, et nous l’y trouvons jusqu’en 1499, époque de la chute de Ludovic le More, c’est-à-dire un an avant son départ pour Rome. Pendant ce long séjour, le Bramante toucha à tout ce qu’il y avait d’éminent dans cette ville florissante. Comblé de travaux et de magnifiques récompenses, par ces souverains habiles qui cachaient leurs usurpations sous le faste des arts, le Bramante se trouva bien placé au milieu de ce concours d’artistes et de savants, que le malheur des temps et la fortune des Sforce groupaient à Milan. Il s’y rencontra avec tous ces Grecs expatriés qu’avait attirés la munificence du duc François et du cardinal Ascanio, son frère ; brillante élite d’un peuple abîmé qui sauvait, en les propageant dans les chaires et les conférences de l’Europe occidentale, les dernières et précieuses traditions de l’antiquité. Il s’y rencontra encore avec ces architectes du nord, ces hardis bâtisseurs allemands, derniers représentants des traditions de l’art gothique dont le Vasari ne parle pas, mais qui furent convoqués à Milan par Ludovic Sforce, alors que toutes les lumières de l’Italie ne paraissaient pas assez rassurantes pour couronner dignement la fameuse cathédrale, ce grand œuvre du siècle[2].

Le Vasari n’a pas négligé de dire que le Bramante suivit avec curiosité ces magnifiques travaux. Mais nous pensons qu’il fit davantage, et qu’il y coopéra. En effet, lorsque nous le voyons incontestablement employé en première ligne par Ludovic et sa cour, nous devons croire qu’il ne demeura pas étranger à cette grande édification, à laquelle tant d’autres participèrent, surtout si l’on veut remarquer que Cesare Cesariano, que le Vasari nous présente comme un des maîtres que le Bramante serait venu rechercher à Milan, était au contraire l’élève de ce dernier. Cesariano nous l’apprend lui-même dans les ouvrages qu’il a laissés. Et si l’on veut ne pas perdre de vue que nous savons d’une manière formelle que cet élève du Bramante fut un des principaux directeurs des travaux de la cathédrale avec Bernard de Trevi, on accordera facilement que le Bramante, son maître, n’a pas dû se tenir à l’écart, autant qu’on l’a dit. Quoi qu’il en soit, les chantiers de cette cathédrale ne furent pas, comme on l’a prétendu, l’école où le Bramante put étudier les premiers éléments de son art et recevoir ses premières inspirations. L’architecture, depuis quelque temps, affectait, dans la Basse-Italie, un goût particulier et des formes nouvelles, auxquelles le Bramante était déjà assurément initié. La grande entreprise de Milan ne servit qu’à le tourner irrévocablement vers ces vastes conceptions architecturales, qu’il devait plus tard réaliser dans un autre ordre d’idées.

Les biographes du Bramante ont encore eu le tort inexcusable de ne point remarquer qu’il avait été signalé dès avant la venue du Vinci, et depuis, concurremment avec lui, comme le grand promoteur des progrès de la belle et savante école des peintres milanais. Aux allures pensives, nous dirions presque recherchées de Léonard, cette école emprunta l’intelligence, le calcul et l’expression ; mais elle dut au Bramante, plus qu’à ce dernier peut-être, la solidité, l’empâtement et la souplesse qui la distinguent. Nous en tirons les preuves des premiers progrès observés à Milan, sous l’influence du Bramante ; et aussi des œuvres personnelles de celui-ci, dont un grand nombre subsiste encore, et qui se remarqueraient même par l’excès anticipé de ces qualités précieuses, à peine manifestées ailleurs dans ce temps. Comme nous le prétendons, on voit donc, avant l’année 1500, le Bramante ayant fourni déjà une tâche complète à Milan. La chute de Ludovic, qui l’en chassa, lui apporta des épreuves moins rudes qu’à Léonard de Vinci. Tandis que celui-ci retournait dans sa patrie, pour tâcher de renouer sa carrière d’artiste, si fatalement interrompue, le Bramante, évitant le chemin de l’exclusive Florence, arrivait à Rome où il pouvait plus facilement se faire accepter ; et, sur le déclin de son âge, avec l’aide de Jules II, cet énergique travail leur commença une destinée plus belle qu’il n’aurait osé la rêver à vingt ans.

Tel est l’exact résumé de la première et plus longue portion de la vie du Bramante. Nous regrettons que les bornes obligées de ces notes ne nous permettent pas de nous étendre davantage sur cette période intéressante de ses travaux. Nous renvoyons pour une plus ample instruction aux écrits de Cesariani, de Lomazzo, de Pagave et de Colucci, et pour aider à une impartiale vérification, au second traité de l’acrimonieux Benvenuto Cellini[3].

Toujours est-il que, sans cet examen des documents que nous indiquons et des matériaux que nous avons recueillis ailleurs encore, on apprécierait mal le Bramante. Ne voir en lui qu’un grand architecte, et considérer isolément ses œuvres, dont le plus grand nombre a été dénaturé par des modifications successives, ce serait une grande injustice à son égard. Le Bramante est un des représentants les plus élevés de l’art et de l’activité du quinzième siècle ; mais, malgré sa grande renommée, sa vie et ses travaux sont généralement peu connus : on sait à peine son nom patronymique de Lazzari, que le seul Cesariani nous a transmis.

Nous avons vu dans la vie d’un des plus notables contemporains du Bramante, dans la vie du Corrége, combien les notions historiques sur ces hommes sont insuffisantes et bornées. L’existence solitaire et misérable du Corrége explique assez naturellement l’obscurité de son histoire. Quant au Bramante, le manque de notions doit avoir une autre cause. En effet, jamais artiste ne fut plus heureux ni plus haut placé. Agent actif et suprême des volontés d'un souverain puissant, son habileté et son influence balancèrent à Rome, et dominèrent même tant qu’il vécut, l’autorité florentine de Michel-Ange et des siens. Étayé sur Raphaël, son compatriote, qu’il avait arraché à Florence, pour en faire avec lui le fondateur de l’école romaine, ses quatorze années furent une sorte de règne. Il développa tant de génie, et s’occupa si bien dans ce haut degré de faveur, qu’on en eut assez à le voir faire et à enregistrer ses travaux, sans retourner sur sa jeunesse passée au loin et au milieu de réalisations inférieures. On eût été, sans doute, forcé d’en tenir compte davantage, si l’on se fût moins occupé, dans ce temps, à créer qu’à réfléchir. Mais on tenait moins alors à scruter les causes du développement général de l’époque et des progrès particuliers de chaque homme, qu’à s’abandonner soi-même au mouvement accéléré de la production. C’est dans un âge plus inerte, par conséquent plus propre à l’examen, que l’on scrute de plus près le pourquoi et le comment des choses que l’humanité opère dans ces belles époques d’instinct, avec tant d’entraînement, qu’elle semble ignorer la loi qui la pousse et la mène. Le Vasari, notre grand historien, appartient essentiellement à ce temps d’abondance où l’on devait négliger tant de choses maintenant intéressantes pour nous. Dans aucun écrivain de la renaissance, on ne rencontrerait plus que chez lui la trace de la conscience intime du mouvement opéré dans les arts. Tous ces novateurs, si bien préparés, semblent toujours sortir de terre par enchantement dans les rapides récits de ce siècle. On se presse avec tant de naïveté, et à la fois tant d’ardeur, à la recherche des formes nouvelles, qu’on n’a pas le temps d’expliquer pourquoi on abandonne la forme ancienne ; cela, au reste, est admirable, et témoigne de la beauté et de la force de ce mouvement.

L’art du moyen-âge, que l’on abandonne, n’a pas alors de détracteurs ; comme si ces hommes, qui fondaient un art nouveau, et qui l’élevaient vite à sa virtualité la plus haute, avaient voulu laisser à leurs successeurs de la décadence la misérable occupation de blasphémer et de dénigrer une forme expirée ; mais cette largeur et cette intrépidité dans la conviction du mieux, que l’on remarque chez les artistes de la renaissance, et qui les empêchaient de s’expliquer sur les causes de leurs recherches et de leurs préférences, font qu’on connaît maintenant avec peine, non pas la raison d’être de leurs chefs-d’oeuvre, chose que les philosophes expliquent, mais les moyens et les procédés artistiques qui les ont créés. Ainsi, pour nous, la question n’est pas tant de savoir pourquoi le Bramante est venu si complètement remplacer l’art gothique, mais bien de comprendre, d’une manière lisible, comment il s’y est pris. En effet, savoir pourquoi le Bramante parcourait toute l’Italie, de Milan à Naples, recherchant, mesurant et recomposant les débris antiques, ceci n’est point une question d’art proprement dite, c’est une question trè générale d’histoire ; car cette recherche, ouverte déjà pour l’architecture par Dioti Salvi, Arnolfo di Lapo, Brunelleschi et d’autres, correspondait à ce grand travail de restauration antique, opéré dans toutes les directions par les poètes et les savants de l’Europe au quinzième siècle.

Mais comment le Bramante a-t-il gardé une si juste mesure, et accompli une oeuvre d’éclectisme qui soit restée si originale et si pure, qu’on se laisse aller à n’y voir que l’expression spontanée et sans alliage d’un génie neuf ? car l’architecture du Bramante a quelque chose d’intime qu’on ne croirait d’abord emprunté à rien, et qui, cependant, procède bien réellement d’une imitation expresse. L’éclectisme, en fait d’art, peut-il donc, dans ses prémices, s’élever si haut, lui que nous voyons descendre avec le temps à l’inintelligence et à une banalité si basse ? Comment le Bramante a-t-il pu manœuvrer avec tant de liberté, d’abondance et de grâce dans des limites si rigoureuses et si exactement décrites ? Dans quelle mesure cet amant passionné de l’antiquité grecque et romaine a-t-il travaillé, pour que son imitation nous paraisse si pudique encore, si on peut s’exprimer ainsi, au milieu des plagiats effrontés et sans raison de tant de ses successeurs ? Dans quelle mesure cet ardent déserteur de l’art gothique a-t-il compris qu’il fallait en conserver les traditions ? car l’architecture du Bramante, qu’aucun dessin ne peut dignement rendre, tant la finesse et la grâce en sont inexprimables, est un complet mélange de la double tradition de l’art grec et de l’art gothique. De la donnée spiritualiste de l’art du moyen-âge, le Bramante a su retenir la naïveté et la liberté, la construction svelte et indépendante ; et à la donnée panthéiste de l’art païen, il a su ravir sa sobre et imposante régularité, son assiette tranquille et noble.

L’architecture du Bramante impressionne et frappe comme l’aspect de la ville éternelle à demi païenne, à demi catholique. Devant les palais du roi d’Angleterre et de la chancellerie, si grands et si larges, on évoque la Rome antique et l’art grec ; devant son temple rond de San-Pietro-in-Montorio, on retrouve les souvenirs de la Rome nouvelle et de l’art chrétien.

NOTES.

(1) Bramante mourut en 1514. Il naquit à Monte-Asdrualdo, dans l’État d’Urbin ; on le voit souvent en conséquence appelé Asdruvaldinus. Son nom patronymique est Lazzari, mais on le conteste ; son nom de baptême est Donato.

(2) Nous aurons occasion d’examiner, dans la vie des architectes qui furent chargés de la direction de Saint-Pierre, les différentes modifications qu’a subies la conception du Bramante. Il en ressortira naturellement une intelligence plus complète de la pensée primordiale de ce grand maître.

(3) On a retrouvé dans une bibliothèque milanaise plusieurs traités manuscrits du Bramante sur la structure du corps humain, la peinture, la perspective et l’architecture. Ils ont été imprimés en 1756, année de leur découverte.

(4) Il faut observer que cette date de la mort du Bramante correspond à la manifestation des premiers désastres de la grande construction, causés plutôt par le mauvais emploi des matériaux ou la précipitation de la mise en œuvre, que par le vice réel de ses dispositions.

  1. Voir principalement : Lanzi, t. IV. — Cesariano. — Lomazzo, Idea del tempio della pittura. — Scarramuccia, le Finezze de’ pennelli italiani, Pavie, 1674. — Pagave, Note e aggiunte (édit. siennoise du Vasari). — Colucci, Antichità picenc., 31 vol. in-fol., 1792.
  2. Gaet. Franchetti, Storia e decrizione del duomo di Milano. — 1821.
  3. Benvenuto Cellini, Trattato della scultura