Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/13


SIMONE CRONACA,

ARCHITECTE FLORENTIN.

Que de génies capables d’enfanter des chefs d’œuvre n’avorteraient point, s’ils étaient accueillis et soutenus par des protecteurs éclairés ! Trop souvent, hélas ! les puissants pèchent par ignorance ou mauvais vouloir ; s’ils désirent construire quelque grand édifice, ils ne s’inquiètent nullement de chercher un architecte habile et d’un esprit élevé, ils confient leur honneur et leur gloire à de certains larrons dont les ouvrages n’appellent que la honte et le mépris. Ces singuliers Mécènes rejettent les bons dessins, pour accueillir les plus misérables productions de l’esclave intrigant qui aura su captiver leur faveur par de plates flatteries. Alors la sottise de l’ouvrier s’attache au nom du protecteur ; car, pour les hommes judicieux, l’artiste et celui qui le fait opérer, s’unissant dans l’œuvre, ne font qu’un, si l’on peut s’exprimer ainsi. Si, au contraire, un prince, si peu intelligent qu’il soit, se rencontre avec des hommes, de haut mérite et de jugement, sa renommée, protégée par les édifices qu’il a laissés, demeure après sa mort égale à celle que lui donnaient la force et le pouvoir pendant sa vie.

Simone Cronaca fut vraiment un homme heureux dans son temps. Artiste habile, jamais les grandes et magnifiques entreprises ne lui manquèrent.

Pendant qu’Antonio Pollaiuolo travaillait à Rome, aux tombeaux de bronze qui ornent Saint-Pierre, il arriva chez lui un tout jeune homme de ses parents, nommé Simone, qui avait été forcé de s’enfuir de Florence à cause de quelques étourderies. Ce Simone montra beaucoup de goût pour l’architecture, et se mit à étudier et à mesurer avec la plus grande exactitude les monuments de l’antiquité. En peu de temps, il se distingua par ses progrès. Alors il quitta Rome pour retourner à Florence. Arrivé dans sa patrie, comme il était beau parleur, il se plaisait à raconter sans cesse les merveilles de Rome et des autres villes qu’il avait visitées, ce qui le fit surnommer le Cronaca (chroniqueur). Il fut bientôt regardé comme le meilleur architecte de Florence ; son jugement sûr et exercé, et ses idées larges et élevées, lui donnèrent une supériorité marquée sur tous ses rivaux. Ses ouvrages prouvaient qu’il savait profiter de ses études de l’antique, observer les règles de Vitruve, et suivre lcs exemples laissés par Filippo Brunelleschi.

À cette époque, vivait à Florence Filippo Strozzi l’ancien, ainsi appelé aujourd’hui pour le distinguer de son fils. Ce riche seigneur voulant laisser de soi, à sa patrie et à ses enfants, un souvenir durable dans la construction d’un magnifique palais, appela Benedetto da Maiano, qui lui fit un modèle qua drangulaire et isolé dont l’ensemble ne put être réalisé, comme nous le dirons plus bas, parce que les propriétaires voisins refusèrent de céder leurs maisons. Toutefois, Benedetto commença sa construction comme il put, et acheva presque entièrement l’extérieur avant la mort de Filippo Strozzi. La façade est d’ordre rustique. Il avait employé le genre de bossages alors en usage, mais il en gradua les effets en diminuant leur saillie à chaque étage. L’ouvrage en était là lorsque Benedetto quitta Florence. Précisément dans le même temps, le Cronaca revenait de Rome. Il fut employé sur-le-champ par Filippo Strozzi. Ce gentilhomme trouva si bien le modèle que notre artiste lui fit de la cour et de l’entablement du palais, qu’il lui confia la direction suprême de ces travaux, et se servit toujours de lui par la suite. Le Cronaca couronna le palais avec un magnifique entablement corinthien, dont on voit aujourd’hui la moitié achevée. On ne pouvait rien faire, ni rien désirer de plus beau. Le Cronaca l’avait copié d’après un fragment antique qui était à Rome, à Spogliacristo. À la vérité, il en augmenta les proportions pour l’usage auquel il le destinait. On peut même dire qu’il imita avec un tel art l’œuvre d’autrui, qu’il se l’appropria complètement. Ces sortes d’emprunts réussissent à peu de gens ; car il ne suffit pas d’avoir copié et dessiné de belles choses, il faut encore savoir établir avec jugement tous les divers rapports de goût, de mesure, de proportion et de caractère qui résultent du monument que l’on veut élever. Aussi, autant sera toujours admiré cet entablement de Cronaca, autant sera toujours blâmé celui que fit, dans la même ville, Baccio d’Agnolo pour le palais des Bartolini. Voulant imiter le Cronaca, il termina une frêle et délicate façade par un immense entablement antique, servilement copié d’après le frontispice de Montecavallo. Le manque de jugement de Baccio a produit tout ce qu’il y a de plus pitoyable ; on dirait une toute petite tête sous un énorme chapeau. Il n’est pas permis aux artistes, quand ils ont mal fait, de s’excuser, comme beaucoup d’entre eux le voudraient, en disant : mais c’est mesuré exactement d’après l’antique, et imité des grands maîtres. Le jugement et l’œil doivent avoir une plus large part que les compas. Enfin, le Cronaca apporta une telle perfection dans l’appareil et la liaison des blocs dont il forma son couronnement, que l’on ne pourrait rien imaginer de mieux. Les mêmes soins ont présidé au reste de la construction du palais, si bien qu’il paraît non un assemblage de pierres, mais comme taillé dans un seul bloc. Pour que tout fût eu harmonie dans ce grand et magnifique ensemble, il le fit décorer d’admirables ouvrages de serrurerie, par Niccolò Grosso Caparra, ouvrier florentin. Caparra exécuta aussi les merveilleuses lanternes ornées de corniches, de colonnes, de chapiteaux et de consoles, placées sur les côtés du palais. Aucun moderne n’a travaillé, avec autant de science et d’habileté, d’aussi grandes et difficiles machines.

Niccolò Grosso, homme bizarre et têtu, ne consentit jamais à faire crédit à personne. Il exigeait toujours des arrhes ; c’est pourquoi Laurent de Médicis l’appelait Caparra, nom qui lui est resté. À la porte de son atelier pendait une enseigne représentant des livres qui brûlaient ; et si quelqu’un lui demandait du temps pour le payer, il disait : « Impossible, vous le voyez, mes livres brûlent, je ne puis plus y inscrire les débiteurs. » Les chefs du parti guelfe lui ayant commandé une paire de landiers qu’ils envoyèrent chercher plusieurs fois lorsqu’elle fut achevée, il répondit toujours : « Je sue et je peine sur cette enclume, qu’on m’y apporte mon argent. » Les seigneurs réclamèrent de nouveau leur commande, en lui faisant dire qu’il eût à venir quérir lui-même son salaire, qu’il serait payé de suite ; mais notre obstiné répliqua qu’il ne se dérangerait pas. Là-dessus le proveditore se mit en colère, parce que les seigneurs voulaient voir les landiers, et lui ordonna de les livrer, puisqu’il avait reçu d’avance la moitié du prix comme arrhes et que d’ailleurs, ajoutait-il, on lui payerait immédiatement l’autre moitié. Le Caparra donna alors un seul landier à son apprenti en lui disant : « Porte-leur ce landier qui est à eux ; quant à l’autre, il m’appartient ; s’ils le veulent, qu’ils t’en remettent le prix. » Les seigneurs ayant vu l’admirable ouvrage de Caparra lui envoyèrent aussitôt le reste de la somme.

On raconte aussi que Laurent de Médicis, étant allé lui-même dans l’atelier de Caparra, pour lui commander des travaux, le trouva occupé pour de pauvres gens à des choses de peu d’importance, dont partie, bien entendu, lui avait été payée d’avance comme arrhes. Malgré les instances de Laurent, il ne consentit jamais à le servir avant ses pauvres pratiques. « Ils sont venus, disait-il, avant vous à mon atelier, et j’estime autant leurs écus que ceux de Laurent. »

Quelques jeunes gens le prièrent un jour de leur fabriquer, d’après un dessin qu’ils lui montraient, un outil armé d’une vis, propre à soulever et à rompre des barres de fer. Il refusa en les gourmandant : « Je ne travaillerai point à ce que vous me demandez ; vous voulez des instruments qui servent aux voleurs et à ceux qui enlèvent ou qui déshonorent les jeunes filles ; ces outils ne conviennent ni à moi ni à vous qui me paraissez être des gens de bien. » Ceux-ci, entendant son refus, insistèrent pour qu’il leur indiquât un ouvrier, à Florence, qui pût les satisfaire. Alors le Caparra se mit en fureur, et les jeta à la porte en leur crachant une grosse injure. Jamais il ne travailla pour les juifs, dont les écus, selon lui, étaient pourris et infects. Homme bon et religieux, mais de cervelle fantasque et obstinée, les plus brillants appâts ne purent le décider à quitter Florence où il vécut et mourut.

J’ai fait mention de ce Caparra parce qu’il fut unique dans son art. Il a été et sera toujours sans rivaux, comme le prouvent les magnifiques ornements du palais des Strozzi.

Mais revenons au Cronaca. Il décora la cour du palais de deux ordres de colonnes, les unes doriques, les autres corinthiennes. Les chapiteaux, les corniches, les fenêtres et les portes sont d’une grande beauté. Si les distributions intérieures ne répondent pas à la grandeur et à la magnificence de la décoration extérieure, si les pentes de l’escalier ont trop de raideur, ce n’est pas la faute du Cronaca, qui fut obligé de se subordonner aux sujétions imposées par ceux qui l’avaient précédé. Malgré tout cela, ce palais ne le cède à aucune des constructions élevées de nos temps en Italie, et sera toujours regardé comme un chef-d’œuvre qui honorera éternellement le Cronaca.

Il fit encore, à Florence, la sacristie de l’église du Santo-Spirito, temple octogone d’une très jolie proportion, et dont l’exécution est très soignée. Entre autres détails, on y admire plusieurs chapiteaux travaillés avec la perfection qui distingue le ciseau d’Andrea dal Monte Sansavino. Le Cronaca construisit aussi l’église de San-Francesco dell’Osservanza, hors de Florence, sur la colline de San-Miniato, et le couvent des Servites, édifice très vanté.

Dans ce temps, on voulut élever, sur le conseil de Fra Ieromino Savonarola, célèbre prédicateur, la vaste salle du conseil dans le palais de la seigneurie de Florence ; et l’on convoqua Léonard de Vinci, Michel-Ange Buonarroti, Giuliano da Sangallo, Baccio d’Agnolo, et le Cronaca qui était l’ami intime et dévoué de Savonarola. Ces habiles architectes, après de nombreuses discussions, donnèrent les plans d’après lesquels on construisit cette salle qui a été presque entièrement changée de nos jours, comme nous le dirons dans un autre lieu. Le talent du Cronaca, et aussi l’amitié que lui portait le Savonarola, lui firent adjuger l’exécution de cette belle entreprise qu’il acheva avec beaucoup d’habileté et de promptitude. L’étendue et surtout la largeur de cette salle exigèrent, pour sa couverture, des moyens de charpente extraordinaires, et le Cronaca y fit preuve de beaucoup d’adresse et de capacité. Il composa l’entrait du comble, qui d’un mur à l’autre a trente-huit brasses, de plusieurs poutres coupées d’onglet, parfaitement enfourchées, car il n’était pas possible de trouver des pièces de bois qui eussent la grandeur nécessaire. Dans les autres édifices les arbalétriers n’ont ordinairement qu’un poinçon, mais chaque arbalétrier de cette salle en a trois, un grand dans le milieu et un plus petit de chaque côté ; les traverses et les jambes de force de chaque poinçon sont longues à proportion. J’ajouterai que les jambes de force des plus petits poinçons pointent du côté du mur dans la traverse, et vers le milieu dans la jambe de force du plus grand poinçon.

J’ai donné la description de ces pièces, parce qu’elles furent exécutées avec beaucoup d’art. J’ai vu plusieurs artistes les dessiner pour les envoyer comme modèles dans divers lieux. Lorsque l’on eut posé ces arbalétriers, à six brasses l’un de l’autre, on acheva le toit en très peu de temps ; puis le Cronaca fit confectionner le plancher en bois ordinaire et divisé en caissons. Chaque côté de cette salle était de huit brasses hors d’équerre. On ne prit pas, comme on aurait pu le faire, la résolution de grossir les murs pour les remettre d’équerre, et l’on se contenta de faire trois grandes fenêtres sur chacune des faces des extrémités. Lorsque le tout fut achevé, cette salle, à cause de sa grandeur extraordinaire, était privée de lumière, et par sa forme, si large et si longue, semblait toute disproportionnée. Il ne servit pas beaucoup de percer deux fenêtres au milieu de la salle du côté du levant, et quatre du côté du couchant. Enfin on plaça tout autour de cette salle une galerie de bois haute de trois brasses, où devaient siéger tous les magistrats de la ville. Du côté du levant, au milieu, était une espèce de tribune plus élevée que l’estrade, et destinée aux seigneurs et au gonfalonier. En face, du côté du couchant, on voyait un tableau de Fra Bartolomeo, au-dessus de l'autel où se disait la messe. En travers de la salle, et à la suite les uns des autres, se trouvaient des bancs pour les citoyens. Aux coins et au centre de l’estrade, six degrés livraient passage aux huissiers chargés de recueillir les votes. Cette salle, construite avec une extrême célérité, fut beaucoup vantée alors ; mais on ne tarda pas à reconnaître qu’elle était basse, obscure, triste, et que ses murs ne se rencontraient point d’équerre. Néanmoins le Cronaca et les autres architectes méritent d’être excusés, parce qu’ils furent forcés d’obéir à l’impatience des citoyens de Florence, qui voulaient dorer le plafond et orner ce local de magnifiques tableaux. On doit aussi penser que l’on n’avait point encore vu de salle aussi vaste en Italie, où l’on admire cependant celle du palais de San-Marco à Florence, celle du Vatican, construite par Pie II et Innocent VIII, et celles du château de Naples et des palais des ducs de Milan, d’Urbin, de Venise et de Padoue. Le Cronaca, avec le conseil des architectes que nous avons nommés plus haut, fit ensuite, pour conduire à cette salle, un grand escalier large de six brasses, replié en deux révolutions, et enrichi d’ornements en pierres de Macigno, avec des pilastres et des chapiteaux corinthiens, des corniches et des arceaux en pierre de Macigno ; les voûtes étaient à mezza botte, et les fenêtres ornées de colonnes et de chapiteaux de marbre. Le Cronaca eût été encore plus loué qu’il ne le fut pour cet ouvrage, s’il avait su donner moins de raideur aux pentes de son escalier : et la chose était facile. Giorgio Vasari le prouva en construisant dans le temps du duc Cosme, précisément en face de l’escalier du Cronaca, un escalier si doux et si commode, que l’on croirait, en le gravissant, marcher sur un terrain uni. Mais l’honneur en appartient au duc Cosme, qui n’épargne rien pour que les édifices publics et privés correspondent à la grandeur de son génie et ne soient pas moins beaux qu’utiles. Son Excellence, considérant donc que cette salle est la plus grande et la plus belle de toute l’Europe, résolut de corriger les défauts qui la déparaient. Giorgio Vasari fut appelé pour exécuter ce travail. On éleva d’abord les murs de douze brasses ; ainsi du pavé au plancher on compte maintenant trente-deux brasses ; puis on restaura les arbalétriers établis par le Cronaca pour soutenir la couverture ; on remplaça l’ancien plafond par un autre qui était doré, sculpté et, de plus, orné de trente-neuf tableaux renfermés dans des cadres ronds et octogones. Chacun de ces tableaux a neuf brasses ; quelques-uns même sont plus grands. Ils représentent les victoires et les beaux faits qui honorent la ville et l’état de Florence ; la plupart des sujets sont tirés des guerres de Pise et de Sienne. Les figures principales ont sept ou huit brasses. On a laissé sur chacun des murs un espace de soixante brasses divisé en trois parties dont chacune contient un sujet tiré des guerres de Pise et de Sienne. Jamais, chez les anciens et les modernes, on n’a vu d’aussi vastes pages de peinture. Nous nous étendrons plus longuement, dans un autre endroit, sur les changements et améliorations opérés dans ce palais ; contentons-nous de dire ici que si le Cronaca et les antres artistes qui contribuèrent à cette construction pouvaient revivre, il leur serait difficile de reconnaître le palais et la salle ; cette dernière, dont les murs se rencontrent maintenant parfaitement d’équerre, compte quatre-vingt-dix brasses de longueur et trente-huit de largeur. Mais retournons au Cronaca, qui, dans les dernières années de sa vie, embrassa les doctrines de Savonaro!a avec un tel fanatisme, qu’il ne voulut plus s’occuper d’autre chose. Ce fut en cet état qu’il mourut à l’âge de cinquante-cinq ans, à la suite d’une assez longue maladie. On l’ensevelit honorablement dans l’église de Sant’Ambrogio de Florence, l’an 1509. Peu de temps après, Messer Gio. Battista Strozzi composa en son honneur l’épitaphe suivante :

CRONACA

Vivo, e mille, e mille anni, e mille ancora
Mercè de’ vivi miei palazzi e tempj,

Bella Roma, vivrà l’alma mia Flora.

Le Cronaca eut un frère appelé Matteo, qui étudia la sculpture sous Antonio Rossellino. Ce jeune homme ne manquait pas de génie, était bon dessinateur et habile ouvrier ; mais il ne nous a laissé aucun ouvrage achevé, car la mort, en le frappant à l’âge de dix-neuf ans, l’empêcha de réaliser les espérances qu’il avait fait concevoir à tous ceux qui le connaissaient.


Simone Cronaca, peu connu en France, a joui dans son temps, à Florence, d’une belle renommée ; et en effet il mérite d’être compté parmi les plus grands maîtres de la renaissance. Pourtant le Cronaca ne fut pas un homme comme le Brunelleschi, ni comme le Bramante. Il n’est pas même évident, malgré l’étude toute particulière de l’antique à laquelle il se livra, qu’il ait possédé la science entière des Palladio et des Scamozzi. Il n’a pas fourni non plus la preuve certaine qu’il ait eu l’imagination brillante et la fécondité de Sansovino, ainsi que la profonde judiciaire et les ressources de San-Gallo. Enfin, le Cronaca n’a pas laissé, comme chacun de ces artistes, une de ces grandes édifications qui seules peuvent consacrer dans le monde le nom d’un architecte, ni un de ces beaux livres sur l’art qui rendent son souvenir cher à tous les hommes studieux ; et si le Cronaca attacha son nom au palais des Strozzi, un des plus beaux monuments de l’architecture civile dans les temps modernes, il faut bien se rappeler toutefois que Benedetto da Maiano réclame, pour l’avoir commencé et conduit presque à sa fin, une partie de l’honneur qui peut en revenir. Cependant c’est seulement dans ce palais des Strozzi qu’on peut aujourd’hui apprécier, comme nous allons le faire, le mérite réel du Cronaca ; car il serait bien difficile de démêler ce qui lui appartient en propre dans les premières dispositions du Palais-Vieux, pour lesquelles tant de maîtres furent consultés et concoururent, et desquelles il ne reste plus maintenant que peu de chose après la restauration et la refonte complète qu’en fit le Vasari. Comme on le voit, le Cronaca produisit peu. Homme probablement expansif et turbulent, il commença sa carrière en se faisant, on ne sait pourquoi, chasser de Florence, et il la termina dans l’amitié intime du Savonarola. C’est assez dire qu’il dut dépenser beaucoup de temps et de paroles dans des démarches qui purent avoir leur influence et leur bon côté à cette époque, mais qui n’en sont pas moins perdues pour l’avenir. Néanmoins le Cronaca a su mettre dans ses œuvres, si peu qu’il en ait produit, des qualités tellement rares et fortes, qu’il est bon d’y apporter une attention particulière. S’il ne fut point un homme fécond, ou s’il ne sut pas s’employer comme d’autres, il est clair au moins qu’il fut heureux et merveilleusement inspiré dans tout ce qu’il entreprit. On pourrait dire de lui qu’il ne fit guère en architecture que des morceaux ; mais ces morceaux sont tellement achevés en eux-mêmes, et tellement compris par rapport aux choses auxquelles ils sont attachés, qu’on doit croire que l’artiste eût été capable d’un grand ensemble, bien qu’il ne l’ait pas fourni. Toutes les fois que le Cronaca fut appelé à faire œuvre d’architecte, il sut satisfaire à toutes les conditions et à toutes les convenances de l’entreprise qu’on lui confiait, ce qui ne peut appartenir qu’à un homme de sens et d’expérience ; et en restant dans ces bornes exactes, il sut faire briller en surcroît toute l’élégance et toute la majesté que l’intelligence de la masse, des contours et de l’ornement, peut seule donner ; ce qui est d’un artiste plein de tact et de génie. Il n’est pas jusqu’à sa petite église de campagne, sur la colline de San-Miniato, près de Florence, qui ne soit un chef-d’œuvre de proportion, de simplicité, de pureté et d’ordonnance. C’est cette église de San-Francesco-al-Monte que Michel-Ange visitait souvent, et qu’il appelait avec tant de justesse sa belle villageoise. Mais, comme nous l’avons déjà dit, le principal titre du Cronaca c’est l’achèvement de l’œuvre de Benedetto da Maiano, c’est-à-dire les derniers travaux du palais des Strozzi, c’est surtout le magnifique entablement dont il le couronna ; car bien que les arrangements de la cour intérieure décèlent le même goût et la même intelligence, et que les ordres de colonnes doriques et corinthiennes, les beaux portiques et tous les détails dont il l’orna soient sans reproches, il eut à lutter contre trop de sujétions fâcheuses, imposées tant par les premières idées de Benedetto da Maiano que par les exigences du terrain, pour pouvoir précisément élever la décoration de cette cour à la beauté de la façade pour laquelle il fut moins gêné. Cette façade, chose peut-être la plus sévère et la plus gracieuse à la fois qu’aucun architecte nous ait donnée en ce genre depuis la renaissance, peut difficilement s’apprécier et se décrire dans un livre ; le dessin lui-même n’y suffirait pas. Pour en comprendre tout le mérite et en voir en même temps la difficulté et le succès, il faudrait se représenter complètement la grandeur linéaire et morale de cette masse imposante ; il faudrait encore être frappé de l’aspect des matériaux, de leur dimension, de leur énergie, pour bien saisir la sagesse et l’art infini apporté par le Cronaca dans leur emploi, et pour bien se rendre compte de l’étude et de l’imagination qu’il a fallu pour établir les plus justes rapports de mesure et de forme dans les pleins, les vides, les profils et les ornements. Cependant nous essaierons d’expliquer un point, plus abordable de la réussite du Cronaca, parce que cela nous rendra compte de sa renommée, de son influence, et du réel service qu’il rendit l’architecture, surtout à l’architecture toscane. Pour cela faire, il faut jeter mi coup d’œil sur le caractère inhérent à cette architecture, et se demander les raisons qui lui ont fait affecter ce caractère plutôt qu’un autre. Nous croyons être en mesure de les trouver. La nature des matériaux propres à bâtir, qui se présentent dans un pays, déterminent assurément leur mode d’appareillement, au moins dans les constructions d’utilité pure, qu’on élève naïvement, sans se préoccuper d’aucune imitation. De ces lois ou plutôt de ces exigences de l’appareillement, il s’ensuit bientôt un système tout entier de construction ; système qui ne laisse pas de réagir puissamment plus tard sur la conception des monuments où l’on cherche à faire entrer ce qu’on appelle le goût et le style. On bâtira certainement à Paris, sur un sol calcaire qui offre à profusion le moellon et le plâtre, autrement qu’à Florence, sur un sol granitique ; et si, à Paris, de la construction la plus simple et la moins prétentieuse on a été amené naturellement jusqu’à l’érection des édifices les plus importants et qui demandent le plus de recherche, on aura dù rencontrer une autre physionomie et d’autres formes architecturales qu’à Florence. Nous ne disons point que cela ait été pleinement, mais nous disons que cela aurait dû être, si notre art national avait suivi sa pente originelle et ne s’était pas altéré dans ses plagiats. La Toscane donc, pour y revenir, est jonchée de masses énormes de rochers à découvert, qui permettent aux constructeurs, sans trop d’efforts et de dépense, de faire tailler les blocs les plus grands, et les colonnes d’une seule pièce. L’antique Étrurie nous a laissé les vestiges éternels de ses constructions colossales, et la moderne Toscane nous offre dans ses monuments un aspect de force et de solidité qu’on peut leur comparer. Ces pierres énormes, se soudant par leur propre poids mieux que par aucun ciment, équarries d’abord seulement pour leur juxtaposition comme dans les monuments étrusques, gardèrent longtemps dans les façades des saillies irrégulières les unes sur les autres. L’effet qui en résultait fit penser à la coupe en bossage. Ce genre d’appareillement, qui ne prend pas la peine de se déguiser, et qui force même l’œil à suivre tout l’artifice de la construction, devint, par une plus grande régularité et une plus grande rectitude d’exécution, une des formes de prédilection de l’architecture toscane. On ne peut pas, certes, en nier la convenance ; elle ressort trop intimement du cours des choses ; on ne peut pas non plus en nier l’aspect simple et grandiose. Les monuments toscans, malgré leur imposant ensemble, n’ont pas l’air d’être des assemblages de pierres : on les croirait tous taillés dans le bloc. Ainsi, par exemple, comme le remarque le Vasari et comme on peut encore aujourd’hui le remarquer, deux cent cinquante ans après lui, le palais des Strozzi, achevé par le Cronaca, mérite cet éloge ; l’œil le plus investigateur ne saurait y découvrir la moindre désunion dans l’assemblage et la moindre dépression dans les arêtes.

Mais après avoir reconnu les beautés inhérentes à ce genre de construction en bossage, il est bon d’en faire aussi ressortir les désavantages. Cette beauté qui s’enfante exclusivement de la solidité, de la simplicité et de la régularité, a quelque chose de triste et de monotone. Quand les peuples deviennent plus riches et plus ingénieux, et que leur religion, leur organisation civile et leurs mœurs s’assouplissent et se font moins austères et exclusives, ils demandent à l’art autre chose que sa sobriété première ; on veut plus de variété, d’élégance ; on veut des ornements là où la nudité avait été autrefois acceptée comme une chose chaste et grave. C’est là pour l’art un pas vraiment périlleux ; c’est le moment précis où, si une nation manque d’hommes forts, toutes les acquisitions antérieures en fait d’art sont menacées de se perdre et d’aboutir à la plus déplorable nullité ; c’est alors que, faute de savoir tirer de l’essence du passé ce qui convient pour les améliorations exigées par le présent, on tombe dans toutes les aberrations et tous les écarts qui offensent l’avenir ; on détruit, on replâtre, on pille, on amalgame, on ne laisse à rien de ce qui est ancien son caractère, sans en donner à rien de ce qui est nouveau. Mais c’est aussi un admirable moment, que celui où tout est remis en question, où la richesse de l’esprit humain peut se dépenser entière, sans compter avec la règle et sans payer impôt à la routine. L’Italie nous l’a bien prouvé. De grands génies se sont trouvés pour elle, et dans cette abondante rénovation, entreprise par eux du treizième au seizième siècle, rien ne s’est perdu du passé et tout s’est accru pour l’avenir ; les hommes d’art et de science, les hommes de pouvoir et de richesse, se sont fraternellement donné la main, et aidés les uns les autres, pour honorer leur nation comme aucune autre ne l’avait jamais été. Chaque ville a eu son école, son école en tout art et en toute profession. Toutes les écoles ont marché dans les mêmes principes, vers le même but, et cependant chacune a eu la sagesse et la dignité nécessaires pour conserver ce qu’elle avait d’individuel, et le faire prévaloir. L’architecture toscane, pour s’embellir et s’orner par les mains de Brunelleschi, de Michelozzo, d’Alberti, du Cronaca, non-seulement ne renia pas les premières tentatives de Dioti Salvi et d’Arnolfo di Lapo, mais accepta encore l’héritage de la vieille Étrurie. Brunelleschi, dans son palais Pitti, posa dans toute sa rigidité la donnée florentine. On dirait qu’il n’a rien voulu voir dans son voyage à Rome, et ne rien emprunter à l’antiquité que ce qui peut encore augmenter le caractère de solidité qu’il cherche à consacrer à Florence. S’il s’y inspire de quelque chose, ce sera seulement de ces belles arcades en bossages de l’aqueduc de l’Aqua-Martia, à la ressemblance desquelles il donnera au palais Pitti les grandes ouvertures cintrées de ses trois étages, et ce ne sera qu’avec une sorte de regret qu’il remplira celles du rez-de-chaussée par ses beaux chambranles aux profils si purs et si nobles. Après lui, Michelozzo, s’appuyant sur l’effort prudent de Brunelleschi, et enhardi par le succès obtenu par son devancier dans la voie de l’ornement, ira plus loin dans son palais Médicis : il emploiera les bossages avec plus de ménagements et de variété, il divisera ses fenêtres cintrées, comme au palais Pitti, par une élégante colonne qui leur donnera deux ouvertures, et il essaiera, au sommet de sa construction, de poser un entablement ; ce qu’il n’est pas du tout certain que Brunelleschi aurait voulu faire, si la mort ne l’eût point empêché, comme on l’a dit, d’achever le palais Pitti.

Après Michelozzo, de 1454 1509, vint le Cronaca, qui résuma dans son palais Strozzi les progrès et les études de Brunelleschi et de Michelozzo, et qui obtint un résultat que personne depuis lui n’a su accroître. Le problème dont la solution était cherchée à Florence depuis le treizième siècle, de savoir si ses architectes ne devaient pas abandonner leur mode de bossages, comme inconciliable avec la légèreté et la grâce des ornements, fut complètement résolu par lui. Le palais des Strozzi, éminemment florentin, surpasse peut-être, dans son élégante harmonie, les édifices les plus complets qu’on admire ailleurs. Le Cronaca a jeté au front de son bâtiment, comme une couronne, un entablement tellement précieux, qu’on ne peut lui en comparer aucun autre, quoique nous sachions bien que le grand Michel— Ange a été fort heureux dans celui qu’il posa à Rome sur le palais Farnèse. Le Cronaca dut ce beau succès à son amour pour l’art national, qui égalait chez lui la vénération pour les chefs-d’œuvre antiques, et qui, ne lui ôtant aucune ressource, le préserva cependant d’être un plagiaire, comme tant d’autres. Il sut s’industrier consciencieusement pour accepter les conditions imposées par Florence, et se servir de ce qui le gênait même, pour montrer plus de souplesse et de facilité qu’il n’en aurait eu peut-être dans la plus complète indépendance. Son idée de poser sous son entablement et audessus des derniers bossages un intervalle de trois assises ou rangs de pierres lisses, pour mieux faire ressortir les profils qu’il cherchait à établir, n’a pu venir qu’à l’artiste le plus attentif et le plus consommé. Le Cronaca n’eût-il fait que la terminaison extérieure du palais Strozzi, qu’il serait par cela seul un des plus grands architectes des temps modernes. Il est vrai qu’on a dit, à propos de lui, qu’un entablement était peu de chose ; mais les gens qui ont eu occasion de faire davantage sont moins exigeants, et Michel-Ange en particulier n’a demandé que cela au Cronaca pour avoir pour lui l’admiration la plus sincère. Il faut dire aussi que la difficulté des choses se comprend d’autant mieux qu’on est plus capable d’approfondir leur mérite.