Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/12


GUGLIELMO DA MARCILLA,

PEINTRE VERRIER.

Dans le temps où le ciel prodiguait aux arts ses plus grandes faveurs, florissait Guglielmo da Marcilla. Il était Français de naissance ; mais son séjour constant à Arezzo, et l’affection qu’il porta à cette ville, nous donnent le droit de dire qu’elle fut la patrie de son choix, et qu’ainsi on peut à juste titre le considérer comme Arétin.

Il importe peu qu’un homme soit d’une région étrangère et lointaine, et même d’une nation barbare ou inconnue, si son esprit est éclairé, s’il exerce un art ingénieux, si bientôt enfin ses qualités et l’éclat de ses œuvres lui procurent l’estime et la renommée dues au vrai mérite. On voit des personnes, forcées de s’expatrier, se trouver si parfaitement accueillies chez des peuples amis des arts et des étrangers, qu’elles s’y naturalisent et oublient leur pays natal. Ainsi Guglielmo choisit Arezzo comme un asile où il pouvait vivre et mourir en paix.

Il avait cultivé le dessin en France dans sa jeunesse, et s’était occupé en même temps de l’art de
Gugliemo da Marcilla.
peindre sur verre. Sa couleur était aussi agréable et aussi harmonieuse que celle des plus habiles peintres à l’huile.

En France, cédant aux instances de quelques camarades, il se trouva présent au meurtre de l’un de leurs ennemis, et fut obligé, pour se soustraire à la justice, de se faire moine de l’ordre de Saint-Dominique : mais il n’abandonna point les études de son art ; au contraire, il s’y appliqua davantage, et atteignit une grande perfection.

Dans ce temps, le pape Jules II donna commission à Bramante d’Urbin de faire placer bon nombre de vitraux peints aux fenêtres de son palais du Vatican. Bramante cherchait donc les plus habiles ouvriers en ce genre, quand on lui apprit qu’il y en avait en France plusieurs qui faisaient des choses vraiment merveilleuses. La preuve lui en fut fournie par un vitrail du cabinet de l’ambassadeur du roi de France à Rome. Ce vitrail, monté dans un châssis, était en verre blanc ; la figure qui y était peinte avait demandé l’emploi d’une infinité de couleurs, toutes fondues au feu sur la vitre même. Bramante fit offrir à ces artistes des appointements considérables, pour les attirer à Rome. Claudio, le plus grand maître de cet art en France, était de ce nombre, et, connaissant l’habileté de Guglielmo, chercha à le séduire par de l’or et des promesses. Ce ne fut pas difficile, car le pauvre frère désirait encore plus sortir de son couvent que Maestro Claudio n’avait besoin de l’emmener, tant l’envie et les mauvais procédés dont les moines usent souvent entre eux lui avaient fait prendre leur société en aversion. Ces deux artistes arrivèrent donc à Rome, où Guglielmo changea le froc de Saint-Dominique pour celui de Saint-Pierre.

Bramante avait fait ouvrir deux fenêtres en travertin dans la salle du palais qui précède la chapelle. Cette pièce est embellie aujourd’hui d’une voûte construite par Antonio da San-Gallo, et aussi de stucs admirables de la main de Perino del Vaga, Florentin. Les vitraux en furent peints par Maestro Claudio et par Guglielmo. Mais, tout admirables qu’ils étaient, ils furent détruits pendant le sac de Rome, afin d’en tirer les plombs pour faire des balles ; beaucoup d’autres verrières peintes par eux dans le Vatican subirent le même sort ; il en reste une cependant dans la chambre à feu de Raphaël à la tour Borgia. Cette peinture représente des anges qui soutiennent les armes de Léon X.

Ces artistes décorèrent encore, dans la chapelle de Santa-Maria-del-Popolo, deux fenêtres placées derrière la Madone, de sujets tirés de la vie de la Vierge. Ces ouvrages furent très admirés par les connaisseurs, et acquirent à leurs auteurs autant de profit que de gloire. Mais Maestro Claudio, désordonné et gros mangeur, comme les gens de sa nation, chose funeste dans le climat de Rome, tomba malade d’une fièvre si grave, qu’il mourut le sixième jour.

Guglielmo, ayant perdu l’appui de son compagnon et resté seul, se mit à peindre un vitrail dans l’église des Allemands, Santa-Maria-de-Anima, à Rome ; ce qui fut cause que le cardinal Silvio lui proposa de faire pour lui quelques peintures sur verre et autres ouvrages, à Cortona, sa patrie. Ces offres ayant été acceptées par le frère, il l’emmena, et le fit commencer par la façade de sa maison du côté de la place. Guglielmo y peignit en grisaille Crotone et les premiers fondateurs de la ville.

Le cardinal, après avoir reconnu que notre artiste joignait à l’excellence du talent l’excellence du caractère, s’intéressa à lui et lui fit peindre la fenêtre de la grande chapelle de la paroisse de Cortona, où il représenta la Nativité du Christ et l’Adoration des Mages.

Le fait est que cet artiste possédait à fond l’entente, le génie et la pratique complète de son art. Il était tellement maître de sa couleur et comprenait si bien l’effet, que nul autre ne sut mieux que lui mettre chaque chose à son plan. Il y a une telle harmonie et une telle science dans ses vitraux, que les figures s’y détachent du fond des fabriques ou des paysages avec autant de force que dans les meilleures peintures à l’huile. Ses compositions sont riches et bien ordonnées. Son intelligence était surtout remarquable dans la manière dont il savait éviter les inconvénients qui résultent naturellement de la division en tant de morceaux de verres sur lesquels il peignait, genre de difficulté bien fait pour étonner et arrêter ceux qui n’auraient point eu une habileté semblable à la sienne. Cependant il s’en jouait en quelque sorte, disposant si bien son travail, que les enchâssures de plomb ou de fer venaient toujours se dissimuler dans les ombres ou les plis de ses draperies, de façon que ces lignes, nécessairement obscures, au lieu de traverser disgracieusement ses figures et de les couper en tous sens, venaient donner plus de précision à ses contours et plus de nerf à ses ombres. La brosse n’eût pas été plus heureuse sur la toile. C’était, certes, ce qui peut s’appeler faire de nécessité vertu.

Guglielmo ne se servait que de deux couleurs pour ombrer les verres qu’il soumettait à l’action du feu. Il tirait l’une des battitures de fer, et l’autre de celles de cuivre. La première, étant noire, lui servait à ombrer les bâtiments, les vêtements et les cheveux ; la seconde lui donnait une teinte tanée propre aux chairs. Il tirait aussi un grand parti d’une pierre dure qu’il faisait venir de France ou même de Flandre ; cette pierre rouge, connue aujourd’hui sous le nom de lapis amotica, sert pour brunir l’or. Lorsqu’elle est mélangée avec de la gomme, après avoir été broyée d’abord dans un mortier de bronze, et ensuite sur une plaque de cuivre ou de laiton, avec une molette de fer, elle produit sur le verre un merveilleux effet.

Lorsque Guglielmo arriva à Rome, quoique très habile dans toutes les parties de son art, il n’était cependant pas très bon dessinateur ; mais en ayant bientôt reconnu l’inconvénient, il se mit à étudier sérieusement ; et, quoique déjà âgé, il fit de véritables progrès. On peut s’en convaincre en examinant les verrières qu’il exécuta dans le palais du cardinal Silvio à Cortona, et l’œil-de-bœuf où se trouvent les armes de Léon X, dans la paroisse dela même ville, à main droite en entrant dans l'église. Deux petits vitraux qui sont à la confrérie de Jésus, sur lesquels il a représenté le Christ et saint Onofrio, montrent également combien ses derniers ouvrages l’emportent sur les premiers.

Il résidait à Cortona lorsque Fabiano, fils de Stagio Sassoli, mourut à Arezzo. C’était un homme de talent, sachant bien peindre un grand vitrail. Les marguilliers de l’évêché confièrent alors à son fils Stagio et à Domenico Pecori trois grandes fenêtres de la chapelle principale, de vingt brasses chacune. Quand leurs vitraux furent achevés et mis en place, ils ne satisfirent point les Arétins, quoique certes ils ne fussent pas sans mérite.

Dans le même temps, Messer Lodovico Bellichini, médecin distingué et l’un des citoyens influents d’Arezzo, fut appelé à Cortona pour soigner la mère du cardinal, et s’attacha si intimement à Guglielmo, qu’il passait à causer avec lui tout le temps dont il pouvait disposer. Le peintre, qui portait alors le titre de prieur, parce qu’il avait obtenu le bénéfice d’un prieuré, s’affectionna beaucoup de son côté au médecin ; et lorsque ce nouvel ami lui demanda s’il consentirait, avec l’assentiment du cardinal, à venir faire quelques ouvrages à Arezzo, il s’y montra disposé, et s’y rendit en effet avec l’approbation de son protecteur.

Stagio, ayant rompu son association avec Domenico Pecori, accueillit Guglielmo dans sa maison ; et le premier ouvrage que fit le prieur dans cette ville fut à l’évêché. C’était un vitrail pour la chapelle des Albergotti, dédiée à sainte Lucie. Il y avait représenté cette sainte et saint Silvestre avec tant de vérité, qu’il semble que ces figures sont vivantes. Du moins ou peut dire sans exagération que c’est une admirable peinture. Sans nous arrêter à l’art avec lequel les chairs y sont traitées, nous dirons que le verre y est attaqué avec la plus grande hardiesse et le plus rare bonheur. Voici comment : chaque feuille de verre étant couverte d’un côté seulement d’une couche d’azur, de vert ou de rouge, il s’agit, en beaucoup d’endroits, d’enlever cette couche afin de la remplacer sur le verre redevenu blanc, par une teinte quelconque, suivant le besoin. Guglielmo écorchait franchement le verre. On peut s’exprimer ainsi; car, on le voit, c’était en quelque sorte lui enlever sa première peau. Tandis que les autres peintres, ayant moins d’habitude et moins de confiance à manipuler leurs vitres, n’ayant pas le courage d’employer une pointe de fer, et ne voulant pas risquer de tout casser et de tout perdre, se résignaient à les user avec de l’émeri, après avoir ébauché l’entaille avec une roue de cuivre armée d’un fer. A la suite de cette opération, qui a rendu au verre sa blancheur première dans les endroits voulus, si, par exemple, l’on veut peindre une partie eu jaune, il faut y promener avec un pinceau de l’argent calciné, juste au moment où la vitre va être mise el1e-même au feu. Ces parcelles d’argent entrent en fusion, pénètrent le verre, et donnent un jaune superbe. C’est dans ces réelles difficultés que brillaient l’intelligence et l’art de Guglielmo ; c’est là surtout qu’il était sans égal ; car peindre à l’huile mi autrement sur le verre, c’est peu de chose ou rien ; lui conserver la transparence est peu difficile ; mais parfondre toutes les couleurs au feu, et les mettre ainsi à l’abri des ravages de l’air et de l’eau, c’est le grand mérite et le vrai talent ; et c’est en cela que ce grand maître fut particulièrement admirable, quoique d’ailleurs personne ne l’ait surpassé en dessin, en couleur et en composition.

Le prieur orna encore le grand œil-de-bœuf du baptistère de l’évêché. Ce vitrail représente le Baptême de Jésus-Christ par saint Jean. Le Christ est dans le Jourdain, et le saint tient une coupe pleine d’eau pour le baptiser. Un vieillard déjà nu se déchausse, et des anges préparent les vêtements du Christ. Dieu le Père, du haut du ciel, fait descendre l’Esprit-Saint sur son Fils.

Il exécuta encore dans le même lieu une fenêtre sur laquelle il peignit la Résurrection du Lazare enterré depuis quatre jours. II est difficile de comprendre comment, dans un si petit espace, le prieur a pu rassembler tant de figures qui expriment la stupeur et l’épouvante. On souffre de la douleur de tout ce peuple ; on sent pour ainsi dire la puanteur du corps de Lazare, et l’on partage l’allégresse que cause à ses sœurs sa résurrection. Cet ouvrage a nécessité une quantité inouïe de fontes et de recuites, tant il y a de couleurs placées les unes sur les autres. Les moindres détails y sont cependant remarquables par leur vivacité et leur vérité. Mais celui qui veut connaître tout ce que le prieur a pu produire de plus beau en ce genre doit contempler, dans la chapelle de saint Mathieu, la vitre où cet apôtre est représenté au moment où il abandonne son comptoir et ses richesses pour suivre le Christ, qui l’appelle. Rien n’est plus admirable que la composition de ce sujet. Un apôtre endormi sur les marches d’un escalier est vivement réveillé par un autre ; plus loin, saint Pierre s’entretient avec saint Jean ; leur beauté a quelque chose de vraiment divin. Les effets de la perspective, les escaliers, les figures, le paysage, y sont rendus avec une telle perfection, que 1’on dirait que ce sont point des vitraux, mais des merveilles tombées du ciel pour la consolation des hommes.

Guglielmo décora les autres fenêtres de cette église ; il y peignit saint Antoine et saint Nicolas, puis le Christ chassant les vendeurs du temple, et la Femme adultère. Ces vitraux sont réellement magnifiques.

Les Arétins, remplis d’admiration pour le mérite et les travaux de cet artiste, l’encouragèrent et le récompensèrent dignement. Il en fut si reconnaissant, qu’il se décida à prendre Arezzo pour patrie, et à s’y faire naturaliser.

Réfléchissant ensuite que l’art du verrier est peu propre à conserver long-temps la mémoire de celui qui l’exerce, à cause des accidents qui peuvent chaque jour anéantir ses travaux, il voulut s’adonner désormais à la peinture. Les marguilliers de l’évêché le chargèrent alors de peindre à fresque trois grandes voûtes, afin de satisfaire son désir de laisser un souvenir durable à Arezzo. Et pour lui prouver toute leur satisfaction, les Arétins lui donnèrent une terre de la confrérie de Santa-Maria-della-Misericordia, avec la jouissance pendant sa vie de plusieurs belles maisons ; et de plus ils exigèrent, lorsque son travail fut achevé, que les marguilliers, après l’avoir fait estimer par de bons artistes, lui en payassent entièrement le prix.

Guglielmo, ainsi encouragé, voulut mériter tant de bienfaits ; et cherchant à imiter les beautés de la chapelle de Michel-Ange, il se mit à peindre des figures d’une grandeur prodigieuse. Il eut une volonté si forte de se perfectionner dans son art ; il y mit tant de persévérance, que, bien qu’il eût plus de cinquante ans, il se surpassa lui-même et prouva qu’il savait comprendre le beau et imiter le bon. C’est ce qui nous fait penser que celui qui aspire à la perfection peut au moins dépasser les bornes ordinaires de toute science, s’il n’épargne pas le travail. Le prieur fut d’abord effrayé de la grandeur des voûtes qu’il avait entrepris de peindre, n’étant nullement habitué à la fresque ; aussi envoya t-il chercher à Rome Maestro Giovanni, miniaturiste français qui, arrivé à Arezzo, peignit à fresque un Christ, et une bannière que l’on porte dans les processions. Ces ouvrages lui avaient été procurés par Guglielmo ; il les termina avec beaucoup de soin.

Le prieur exécuta encore le vitrail circulaire de la façade de l’église de San-Francesco, où il représenta le pape dans le consistoire, les cardinaux, et saint François. Il montra dans cette œuvre qu’il était vraiment né pour peindre sur verre, et que jamais on ne pourrait l’égaler en ce genre.

Enfin, notre ville d’Arezzo est pleine de chefs-d’œuvre de sa main. Les deux roses de notre église de la Madonna-delle-Lagrime ont été ornées par lui d’une Assomption et d’une Annonciation ; sur les vitraux des autres ouvertures, il représenta un saint Jérôme. Il exécuta aussi une Nativité à San-Girolamo. De plus, il enrichit de ses œuvres divers lieux, entre autres Castiglione del Lago ; et il envoya à Florence, à Ludovico Capponi, une vitre qui était destinée à l’église de Santa-Felicità, dans laquelle se trouvent les ouvrages de Jacopo da Pontormo, peintre très estimé, qui y décora une chapelle de peintures à fresque, à l’huile, et sur bois.

Ce vitrail de Guglielmo tomba entre les mains des frères Jésuates, qui exerçaient l’art de peindre sur verre à Florence. Ils le démontèrent entièrement, pour découvrir les moyens qu’il employait, enlevèrent même plusieurs morceaux sur lesquels ils firent leurs essais, et ils les remirent ensuite, non sans les avoir beaucoup altérés.

Le prieur voulut encore peindre à l’huile, et orna la chapelle de la Conception, à San-Francesco d’Arezzo, d’un tableau où l’on voit des têtes et des draperies fort bien exécutées ; ce qui lui fit un très grand honneur, parce que c’était la première fois qu’il peignait à l’huile.

Le prieur, ayant acheté une très belle maison de campagne, se plaisait à l’arranger et à cultiver ses jardins. C’était un homme très honorable, d’excellentes mœurs, et rempli de piété. Il ne pouvait se pardonner sa fuite de chez les Dominicains ; aussi fit-il, pour le couvent de San-Domenico d’Arezzo, une très belle verrière où il figura une vigne s’élevant du corps de saint Dominique ; il voulait ainsi représenter l’arbre allégorique de l’ordre produisant une grande quantité de saints frères. Dans le haut, on voit la Vierge, et le Christ qui épouse sainte Catherine de Sienne. Cette peinture est admirable et digne d’un grand maître ; mais il en refusa le prix, désirant par là s’acquitter de ce qu’il devait à son ancien ordre.

Guglielmo envoya à Pérouse, pour l’église de San-Lorenzo, un très beau vitrail, et en peignit un grand nombre d’autres pour les environs d’Arezzo. Il s’occupa aussi d’architecture, et fit beaucoup de dessins d’ornements et plusieurs constructions pour les Arétins et leur territoire, entre autres les deux portes en pierre de San-Rocco, et l’ornement dont on entoura le tableau de Maestro Luca, à San-Girolamo. Il composa encore deux autres ornements, le premier pour l’abbaye d’Anghiari, et le second pour la confrérie della Trinità, à la chapelle del Crocifisso ; puis il dessina un lavabo très riche pour la sacristie, qui fut parfaitement exécuté par le sculpteur Santi.

Comme le prieur travaillait sans relâche, l’hiver comme l’été, dans des lieux humides et malsains, il fut atteint d’une hydrocèle dangereuse. Les médecins l’opérèrent ; mais peu de jotirs après, se sentant plus mal, il reçut en bon chrétien les sacrements de l’Église, fit son testament, et rendit pieusement son âme à celui qui la lui avait donnée.

Il portait une affection toute particulière aux ermites Camaldules, qui sont à vingt milles d’Arezzo, dans la gorge des Apennins ; il leur légua son corps et ses biens, et donna à son élève Pastorino, qui était resté plusieurs années près de lui, ses ustensiles de travail, ses vitraux et ses dessins ; nous possédons un de ces derniers dans notre recueil, qui représente Pharaon submergé dans la mer Rouge. Pastorino s’appliqua à plusieurs parties de l’art de la peinture, et fit aussi des vitraux coloriés ; mais il a laissé peu de choses de lui en ce genre. Maso Porro de Cortona, qui voulut aussi s’adonner à cette branche de l’art, était beaucoup plus habile pour réunir et cuire les verres que pour les peindre.

Guglielmo eut encore pour élèves Benedetto Spadari, puis Battista Borro d’Arezzo, qui sut l’imiter et faire de belles fenêtres, et Giorgio Vasari, de la même ville, qui reçut les premiers principes de ce grand maître.

Le prieur vécut soixante-deux ans, et mourut l’an 1537. C’est lui qui porta dans la Toscane l’art de colorier les verres, avec cette habileté et cette finesse qui le distinguent et qui lui méritèrent de si grands éloges. Quant à nous, nous conserverons toujours pour lui une vénération et une reconnaissance éternelles, et nous proclamerons sans cesse ses louanges dans tous nos ouvrages.


Le Vasari a écrit avec trop de soin la vie du bon

Guglielmo da Marcilla, son voisin et son premier maître, pour que nous voulions y ajouter quelque chose. Mais comme il parle ici pour la première fois de la peinture sur verre d’une manière aussi explicite, nous pensons que c’est le cas d’esquisser l’histoire encore peu connue de ce genre de peinture, et de nous expliquer franchement sur les préjugés et les erreurs dont cette histoire a été successivement obscurcie.

Les arts du dessin, et la peinture surtout, ont de si nombreuses dérivations et viennent aboutir à des pratiques et à des usages si particuliers, qu’il serait embarrassant de les décrire et de les nombrer. Ce n’est pas là la moindre apologie qu’on puisse faire de notre art pour marquer son importance dans l’économie de la civilisation. En effet, la peinture préside ou assiste à une foule de manipulations qu’on croirait, au premier aperçu, devoir lui rester étrangères. Les produits de la fabrication, même la plus subalterne ou la plus arbitraire dans sa fin et ses moyens, sont encore soumis à l’entente de la forme et de l’harmonie. Comme on le voit, le développement de l’artiste aide au développement de l’ouvrier, les arts de l’œil perfectionnent ceux de la main, et le génie élève l’industrie à sa hauteur : étonnante correspondance, bien digne de remarque entre tous les résultats et tous les degrés du travail et de l’invention, et qui mériterait d’être mieux étudiée que nous ne le pouvons faire ici. Cependant cette multitude d’agents et de procédés divers, par lesquels la peinture se transforme, ne sauraient constituer des arts à part, quand le but et les principes de l’art primordial y sont entièrement conservés. Ainsi, par exemple, la gravure, dont les genres sont si nombreux et les pratiques si multipliées, la peinture en camaïeu, à fresque, en détrempe, à sgrafitto, en mosaïque, en émail, sur verre, et tant d’autres, sont des modes d’agir différents d’un seul et même art ; ces rameaux d’une même tige sont tellement attachés entre eux, qu’on ne pourrait facilement leur trouver une existence propre, ni fixer à chacun sa filiation précise. Ce serait peut-être un problème insoluble que de chercher à savoir laquelle, de la peinture sur verre ou de la peinture en émail, a donné naissance à l’autre. Il y a, pour ces deux genres de peinture, parité presque complète dans les matières premières et le mode d’emploi ; bien plus, la peinture sur verre, dont nous traitons spécialement dans cette note, touche par plusieurs de ses pratiques essentielles à d’autres branches de la peinture, auxquelles elle a dû nécessairement les emprunter, si toutefois elle ne leur a pas prêté elle-même. C’est ce que nous ferons remarquer dans l’exposé succinct qui va suivre.

L’invention du verre remonte aux temps les plus anciens. On connaît à cet égard la fable imaginée, dit-on, par l’historien Josèphe, et répétée depuis lui jusqu’à nos jours, en passant par Pline et Bernard de Palissy. Les Phéniciens, les Égyptiens, les Grecs et les Romains employèrent le verre à de nombreux usages ; leurs histoires en font foi, les musées et les collection particulières des antiquaires en fournissent les preuves irrécusables. Presque tous ces curieux vestiges de la verrerie antique sont en verre colorié par des oxides minéraux. Il est hors de doute, par la beauté, la variété et l’éclat des plaques de verre, des porcelaines et des émaux égyptiens et romains, que l’antiquité connut à fond tous les procédés de cette coloration ; on peut lire, sur ce point, les savantes dissertations de Caylus. La mosaïque et les différentes manières de peindre et d’orner par voie d’incrustation tirèrent un grand parti de cette connaissance ; on pourrait dire, en restant exact, que les ressources de leur palette s’en accrurent. En effet, les différentes variétés du marbre et des autres pierres auraient difficilement mis la disposition des mosaïstes la même abondance et le même éclat pour leurs teintes. Mais colorer le verre ou peindre dessus ne sont pas une même chose, et cette apparente conformité de termes a produit beaucoup d’erreurs et de divagations. Ainsi on a appelé peinture sur verre de véritables travaux de mosaïques ; car, on le comprend, des plaques de verre, teintes, chacune uniformément dans sa masse, et n’arrivant à exprimer des motifs que par leur agrégation, constituent, quelles que soient leur grandeur et la manière dont on les expose à l’œil, de réelles mosaïques. Il est remarquable que les premiers ouvriers qui introduisirent ces mosaïques transparentes se servirent dans leurs essais du même lien, du même mortier qu’ils employaient dans leurs autres ouvrages ; ils le disposaient en bandes et sous forme de châssis ; c’est plus tard qu’on imagina les tringles et les meneaux de fer ou de plomb. Ces premiers essais durent, quoi qu’on en dise, correspondre au moment où l’on remplaça par les vitres blanches ou colorées les pierres spéculaires, les feuilles d’albâtre ou de parchemin employées par les anciens à leurs fenêtres ; car il semble que ces mosaïques ne durent avoir d’intérêt que par leur position perpendiculaire et leur interposition entre la lumière et l’œil, qui pouvaient seules leur donner la transparence. Or, on se décida fort tard à faire usage des vitres en verre. C’est à tort que le savant Winckelmann a prétendu que sous les empereurs romains les maisons étaient déjà vitrées ; il a été induit dans cette erreur par une étourderie du traducteur des œuvres de Philon, et par un dessin apocryphe qu’il aura pris pour un dessin antique.

Les anciens n’avaient point de cheminées dans leurs maisons, et cette privation à elle seule leur imposait un système de fenêtres tout différent du nôtre. De plus, on sait que les temples antiques n’avaient d’autres ouvertures que la porte. Il était réservé aux architectes chrétiens d’entreprendre pour la première fois d’éclairer le sanctuaire. Cette amélioration de détail, bien importante si on veut lui donner une signification morale, s’ajustait pleinement d’ailleurs à l’ensemble des nouveautés artistiques que la pensée chrétienne impliquait, et qu’elle allait sans relâche s’efforcer à manifester. Cette poétique nouvelle, à peine éclose sous les persécutions de Dioclétien, s’était essayée déjà par des mains ignorantes et dans des travaux grossiers, au milieu des catacombes et des sépulcres romains. Cet art nouveau, sorti d’un monde croulant, jeté comme un enfant faible et nu au milieu des ruines, se débattant contre une longue anarchie, disputant toutes ses traditions, tous ses éléments, tous ses produits à la guerre, à l’incendie, au saccage, marcha cependant avec une espérance égale à sa résignation, depuis Constantin jusqu’à Grégoire VII. Sa naïve confiance, on pourrait dire sa folle présomption, était sans bornes. La conviction de ses progrès futurs éclate dès ses premiers pas. On dirait, à voir l’art chrétien amalgamer et pétrir dans son insouciante intrépidité toutes les données et toutes les formes antérieures, toutes les conceptions scientifiques et architectoniques du passé, qu’il remercie la barbarie d’avoir tout brisé pour le jeter dans son creuset. D’où pouvait lui venir cette confiance, et qui lui avait fait ces immenses promesses ? Ce n’est point à nous à le rechercher et à répondre ici. Mais le fait est que, pour garantir les progrès de l’art chrétien et pour assurer sa marche, on voit dès son enfance se former les institutions les plus fortes. Le prêtre sanctifie le travail et les voyages, et la paix des abbayes abrite et féconde tous ces génies naïfs et profonds sortis du sein populaire. Alors surgit une vaste association, qui couvrit l’Europe et qu’on retrouve partout, laborieuse confrérie dont le signe était le marteau, ce vieux emblème du Nord : les francs-maçons se constituèrent. L’Église naissante leur applaudit comme à ses plus pieux et à ses puis dignes enfants, elle consacra leurs rites et leurs symboles, et voulut souvent recruter dans leurs rangs obscurs ses saints et ses évêques. Cette association embrassait dans sa large étreinte tous ceux qui concouraient à l’érection, à l’achèvement, à l’ornement du temple ; unique et bienfaisante patrie dans ces temps mauvais, elle protégeait ainsi à elle seule presque toutes les branches du travail, depuis le savant qui, à l’ombre du cloître, présidait au plan, et le mettait en harmonie avec les nombres symboliques et la mathématique sacrée, jusqu’au maçon qui élevait les tours mystiques de Sainte-Barbe, jusqu’au vitrier qui plaçait aux fenêtres la rose mystique de sainte Catherine, jusqu’à l’orfèvre qui façonnait les vases sacrés, jusqu’au brodeur qui ornait les vêtements du prêtre. Cette troupe échappée ainsi à la glèbe, ces maçons que le travail et le pèlerinage affranchissaient, s’étaient en récompense promis de renouveler par le monde les splendeurs du temple de Salomon. Ils avaient déjà les regards tournés vers l’Orient, dont l’art septentrional pressentait les merveilles bien avant le mouvement des croisades, qu’un homme du peuple, qu’un homme du Nord devait soulever le premier. La peinture sur verre parut surtout au peuple la plus prodigieuse de toutes les inventions. La foule, qui se rendait aux églises pour les prières matinales, fut ravie jusqu’à l’enthousiasme de voir le pâle soleil de sa froide contrée lui envoyer à son lever la gerbe étincelante de tous ces reflets d’or, d’azur, de pourpre et de feu. Il faut lire à ce sujet les vieux légendaires et les récits passionnés des poètes. C’était un véritable enivrement ; impression première, dont nous pouvons difficilement nous rendre compte aujourd’hui que l’art a tant fait pour nous, mais qu’on ne peut pas non plus révoquer en doute. Venantius Fortunatus, le saint évêque de Poitiers, inaugure dans ses poèmes les vitraux de la basilique de Childebert, et préconise tous les évêques qui s’efforcent d’orner ainsi leurs églises. Probablement les plus signalés exemples en avaient été fournis par saint Waast, saint Léonard, saint Yrieix et le pieux cortége de saint Éloi, ce vieil ouvrier du Limousin, le pays des émaux, depuis lui jusqu’à Nouaillier et Léonard, le grand émailleur de François Ier. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que saint Willibrod, qui bâtit la cathédrale d’Utrecht, saint Willehade, qui bâtit celle de Brême, saint Oïnfride et presque tous les autres compagnons de Boniface dans l’apostolat du Nord, peignaient de leurs mains les vitraux des églises dont ils remplirent la Frise, la Thuringe, la Bavière et la Saxe converties. Ils avaient appris les secrets et tous les procédés de cet art en Angleterre, leur patrie, où des maçons français, appelés par l’abbé de Virmouth, l’avaient importé en 675. Les Italiens semblent n’avoir reçu cette communication, ou du moins n’en avoir tiré parti, que vers la fin du huitième siècle. En effet, le pape Léon III paraît avoir été le premier qui y ait songé pour l’église de Saint-Jean-de-Latran. Ainsi donc la coloration du verre, ce secret de toute antiquité, qui avait bien pu aboutir, si on veut, à quelques essais de mosaïques transparentes, mais qui était resté sans application directe sous les derniers temps du paganisme et de l’empire romain, avait été appelé par le génie chrétien à une grande importance ; et, chose remarquable ! c’est loin de l’Italie et de la Grèce, loin du berceau probable de cette invention, qu’on en voit le plus grand développement se manifester. De plus, il était réservé aux peuples septentrionaux, aux Allemands, aux Anglais, aux Français surtout, d’amener enfin cet art en germe à sa virtualité définitive. À la coloration simple et aux motifs de pur ornement par voie d’assemblage, on vit succéder, dès le onzième siècle, les premiers et réels symptômes de peinture. On traça sur les verres, teints encore uniformément dans toute leur étendue, comme nous l’avons déjà dit, les premiers linéaments destinés à expliquer des figures et des sujets. Quand on avait obtenu, avec le pinceau trempé dans quelques dissolutions minérales, les contours désirés, et qu’on les avait rehaussés par quelques hachures, on soumettait la feuille de verre à une nouvelle cuisson, à la façon des émaux ; puis on encadrait d’ordinaire ces sortes de tableaux dans des bordures bariolées par des pièces de rapport ; en sorte que la mosaïque primitive soutenait encore de son capricieux éclat l’aspect nécessairement grossier de la peinture. Quelque temps après cette transition et ces essais, le riche abbé Suger, régent du royaume pendant la seconde croisade, fit exécuter les magnifiques verrières de Saint-Denis, dont quelques précieux fragments ont été sauvés par

Alexandre Lenoir, l’estimable fondateur du Musée des Petits-Augustins. Après Suger, sous Phi1ippe-Auguste, Maurice de Sully, ayant rebâti Notre-Dame, fit peindre sur les vitraux les portraits gigantesques des évêques du diocèse de Paris. Puis on arrive au règne de saint Louis, le beau temps de l’architecture ogivale et de la peinture sur verre. C’est alors qu’on vit, au retour des dernières croisades, l’art gothique, ayant atteint toute sa plénitude, marquer à la fois par tant de chefs-d’œuvre sa force et sa virginité : moment précieux et rapide de cette intelligence et de cette naïveté, que les arts acquièrent par une éducation si longue, et qu’ils perdent si vite ! Beauté pure, inimitable style, où l’abondance des détails ne déborde pas encore l’unité de la masse ; où l’exécution est si puissante et si patiente, si facile et si inspirée ; où la richesse enfin est sans prétention, et la force sans bizarrerie ! C’est le temps et le style de la Sainte-Chapelle, des derniers travaux des cathédrales de Strasbourg, de Chartres, d’Amiens, de Notre-Dame de Rouen et de Notre-Dame de Paris ; c’est le temps où toutes ces magnifiques églises, toutes ces somptueuses abbayes du Nord, depuis Saint-Germain-des-Prés jusqu’à Westminster, depuis la cathédrale d’Auch jusqu’à celles de Drontheim et d’Upsal, rayonnèrent ensemble de leurs admirables vitraux. La peinture sur verre et en émail, la sculpture et l’orfévrerie, s’étaient faites assez habiles pour s’harmoniser dignement avec la science architecturale, qui venait de s’élargir et de s’inspirer aux magiques aspects des édifications

orientales. On n’a qu’à voir, pour s’en convaincre, les vitraux, les reliquaires, les châsses, les crosses et les mitres épiscopales, les statues, les chapiteaux, les bas-reliefs et toutes les productions ornementales de cette époque. Mais alors on ne comprendra guère comment on a pu attribuer à Cimabué et aux autres premiers restaurateurs de la peinture en Italie, à Gaddo Gaddi, à Margaritone, tantôt l’invention, tantôt les plus remarquables progrès de la peinture sur verre. Nous n’avons pas scruté s’il est bien certain que Cimabué, notamment, s’en soit occupé ; seulement nous savons qu’on l’a dit. Quoi qu’il en soit, nous admettrions difficilement que, du point où il porta son art en général, il ait pu se rendre bien utile à la spécialité qui nous occupe. Nos peintres verriers, qui l’avaient précédé ou qui vivaient de son temps, nous paraîtraient, au contraire, avoir dû nécessairement se montrer supérieurs à lui, dans leur genre. Mais on aura sans doute attribué à cet homme, dont le nom est devenu historique, beaucoup de travaux et de résultats qui appartiennent à ses prédécesseurs, ou aux autres artistes italiens qui sont venus après lui ; comme, par exemple, Andrea Taffi, né ainsi que lui à Florence, ou le Fiesole, qui fut canonisé, et que les peintres verriers prirent pour un des saints patrons de leur confrérie. D’ailleurs si, à toute force, on veut affirmer qu’il y a eu progrès opéré à l’égard de la peinture sur verre par les peintres de la primitive école d’Italie, il faut s’entendre : les verriers, à cette époque, étaient nos seuls peintres, et leur genre était, on peut le croire, le seul qui répondît aux besoins de l’architecture gothique ; mais c’était à condition de rester franchement dans la donnée mystique qui avait rendu leur art si populaire, leur art qui était né directement du symbolisme chrétien. Du moment qu’ils s’imaginèrent lui faire faire un pas en avant en sacrifiant l’effet, l’éclat et la physionomie toute particulière de leurs œuvres, pour y introduire la régularité, la science et la pureté italiennes, ils le tuèrent réellement. La peinture sur verre n’avait rien à gagner à vouloir lutter ainsi avec les chefs-d’œuvre de la toile ou de la fresque ; ce n’était pas là son affaire : elle y perdait la saillie, la richesse, et tout le prestige qui la recommandaient ; et, malgré toute son habileté, elle ne pouvait compenser cela. L’épuration des contours, le ménagement du clair-obscur, la vérité du ton, ne valaient pas pour elle la sauvage crudité du trait et la couleur éclatante, criarde, si l’on veut, des anciennes verrières. Cimabué avait reçu la peinture des mains des mosaïstes grecs ; la mission de son école et de sa descendance artistique était de la pousser à la réhabilitation de toutes les formes grecques. Les verriers étaient exclusivement héritiers de l’art gothique, et l’on peut regretter qu’ils se soient moins énergiquement défendus dans leur patrimoine. Mais le malheur est qu’ils voulurent individualiser leur œuvre, et qu’ils s’éprirent à la gloire inintelligente qui s’attache aux travaux de difficultés vaincues. Ils en vinrent bientôt, comme Guglielmo da Marcilla, à entreprendre de traduire sur des vitres blanches, comme sur une toile, les chefs-d’œuvre de Raphaêl et de Michel-Ange. À quoi bon ? N’auraient-ils pas dû sentir que c’était trop intrépidement passer d’un art de pure décoration à un art d’expression ? Leur pratique n’offrait ni assez de diligence, ni assez de ressources et de sûreté pour en dénaturer ainsi le but. Comment l’enthousiasme inouï avec lequel on avait accueilli la découverte de la peinture à l’huile ne les avaient-ils pas éclairés, eux à qui leur moyen n’offrait même pas, à beaucoup près, toutes les ressources des différents encaustiques pour arriver à exprimer et à imiter la nature ? Mais dans ces siècles de rénovation, beaucoup de choses se dénaturaient ainsi, les unes pour progresser, les autres pour s’éteindre. C’est ce qui advint à la peinture sur verre. Malgré les magnifiques ouvrages de Jean de Bruges, de Maestro Claudio, du prieur Guglielmo, d’Albert Durer, de Jean Cousin, des Pinaigrier, d’Engrand Leprince, et de tant d’autres encore, la peinture sur verre ne put pas résister à toutes les causes de ruine qui se réunissaient contre elle. Elle perdit donc tout-à-fait son importance, et quelques productions partielles, d’un mérite vraiment éminent, ne purent la conserver. Les peintres verriers, si occupés en France, si riches de tant de priviléges qui leur avaient été conférés par nos rois, virent leur art, de jour en jour devenu plus exigeant, et d’un exercice de jour en jour plus difficile, payé enfin par un complet dédain et une poignante misère. Déjà Bernard de Palissy, cet ouvrier héroïque et si éprouvé, avait vu, les larmes aux yeux, les vitraux repoussés de l’église parce qu’ils obstruaient ou plutôt faussaient, par leurs reflets, le jour qu’il fallait désormais mieux ménager pour éclairer les tableaux à l’huile ou à fresque, nouvellement impatronisés dans l’intérieur. Ainsi la peinture sur verre, née dans les cathédrales, exercée dans les premiers temps par tant de saints et tant d’évêques, confiée pendant toute la durée du moyen-âge aux soins des confréries dévotes, recommandée par le clergé à la libéralité des rois et des barons, fut décidément chassée du temple. Quelques prêtres encore, dans leur zèle pour les anciennes coutumes, faisaient réparer quelquefois les vitraux de leur église quand ils tombaient en ruines ; quelques-uns parfois en commandaient de nouveaux, et de plus beaux, suivant eux, en ce qu’ils étaient moins éclatants, moins vifs en couleur, et plus ressemblants à la peinture à l’huile, par leurs contours et leur modelé ; mais le plus grand nombre, sacrifiant à la mode, les supprimaient et les remplaçaient par des vitres blanches. Ceci tend à démontrer qu’on a beaucoup exagéré la quantité des vitraux détruits par nos dernières guerres civiles et par la révolution de 1789. Voyez en Italie, au commencement du seizième siècle : le Bramante, qui se rappelait les verrières de la cathédrale de Milan, conseille au pape Jules II d’orner ainsi ses édifices ; et pas un peintre ne se trouve à Florence ou à Rome qu’on en puisse charger : il leur faut faire venir à grands frais de France Maestro Claudio et Guglielmo. Ce dernier, largement récompensé, se fixe à Arezzo, et y meurt à un âge assez avancé, sans y avoir, à proprement parler, fondé une école et ravivé son art ; car Battista Borro et Giorgio Vasari, ses meilleurs élèves, eurent peu d’occasions pour le pratiquer. Voyez plus tard, en France, Bernard de Palissy, un de nos plus habiles verriers, qui peignit sur les vitres d’Écouen les Amours de Psyché, s’écrier douloureusement, dans son vieux et expressif langage : « Je te prie, cher lecteur, considère un peu les verres, lesquels, pour auoir esté trop communs entre les hommes, sont deuenuz à vn si uil prix, que la pluspart de ceulx qui les font uiuent plus méchaniquement que ne le font les crocheteurs de Paris. Ils sont venduz et criez par les uillages par ceuix-mesmes qui crient les vieils drapeaux et ferailles, tellement que ceulx qui les font et ceuix (C qui les vendent trauaillent beaucoup à vivre.» Et plus tard encore, Pierre Levieil, qui fut notre dernier peintre sur verre, écrit dans son précieux livre : « Tel est le sort actuel de la peinture sur verre, qu’on aura peine à croire que, dans la capitale du royaume, au moment où j’écris, il ne se trouve qu’un artiste de ce talent (c’était lui) dans lequel il élève un fils de dix-neuf à vingt ans, et que ce seul artiste soit assez peu occupé à quelques armoiries, que son art ne pourrait suffire à ses besoins s’il n’y joignait un commerce de vitrerie. » Ajoutez que ce malheureux Levieil, qui se plaint de la désuétude où tombe l’art de ses pères, était chargé, pendant qu’il composait le beau livre qu’il nous a laissé, d’arracher, par ordre de l’archévèque de Paris, dont il était le vitrier, les vieux et magnifiques vitraux de Notre-Darne, et de les remplacer par des vitres blanches. Ceci se passait vers l’an 1760. Ainsi, comme on le voit, on peut poser en fait qu’à cette époque cette peinture était totalement abandonnée en France. La Révolution ne fit donc, quand elle en brisa les derniers vestiges, qu’achever l’œuvre de l’ancien régime.

Depuis quelques années un grand nombre d’idées ont été réformées. On s’est aperçu assez vite qu’on avait apporté trop d’ignorance et de colère dans la critique ou la destruction des œuvres de nos pères. On s’est retourné avec curiosité vers le moyen-âge ; on a exploré ses vieux monuments et ses vieilles légendes pour voir s’il était bien vrai qu’on ne pût y trouver que puériles illusions et barbarie grossière ; et l’on s’est aperçu, avec étonnement et indignation, que la critique avait outre-passé son droit, qu’elle avait erré et menti souvent. On a compris que l’humanité pouvait encore s’honorer et s’enrichir en acceptant cet héritage ; et que si, pour assurer ses progrès, elle doit se résigner à en abandonner beaucoup de choses, ily en a d’autres aussi qu’elle doit avoir soin de recueillir. L’architecture ogivale, surtout après une raillerie, a été saluée, ainsi qu’à sa naissance, comme une sublime manifestation du génie chrétien. Le génie chrétien a-t-il moins fait pour la gloire de l’art que le génie antique ? À quoi peut servir cette question ? Ce qu’il nous importe ici de constater, c’est qu’il n’y a plus qu’un très petit nombre d’horn mes qui s’oublient assez pour oser écrire dans un livre d’art : « Nous ne reconnaissons de véritable art d’architecture que celui qui seul, entre tous les procédés de bâtir connus, a dû son origine, ses progrès, ses lois, sa théorie, sa pratique, aux Grecs[1]. » Le fait est que la jeune génération, qui n’est point engagée dans les préjugés et les rancunes du dixhuitième siècle, admire les cathédrales du moyen-âge, parce qu’elles déposent à un haut degré du génie, de la foi, de l’association et du dévouement des enfants du peuple qui les ont élevées. Cette réaction en faveur de l’architecture gothique s’est naturellement reportée sur la peinture sur verre, une de ses plus intéressantes auxiliaires. On en a exhumé les restes, admiré les beautés, expliqué les énigmes ; on a été plus loin, on a voulu en faire revivre la pratique. Mais alors on s’est trouvé en présence du préjugé populaire qui regardait cette pratique comme entièrement perdue ; et chacun n’a eu d’autres secours que sa propre sagacité, presque toujours insuffisante, pour restaurer des procédés que la succession du temps seule peut créer, et que par conséquent le génie d’un seul serait impuissant à reconstituer de toutes pièces. Beaucoup de gens cependant ont cherché courageusement à le faire : nous avons personnellement connu plusieurs de ces aventureux chercheurs. Plusieurs nous liront, et peut-être leur serons-nous en aide ; car le secret dela peinture sur verre, si secret il y a, n’est rien moins que perdu. Si beaucoup de livres et beaucoup d’hommes, même des plus savants, ont déclaré le contraire, beaucoup de livres et beaucoup d’hommes, moins savants peut-être, mais assurément mieux informés sur cette matière, répondront à qui les interrogera : d’abord nous demandons la priorité pour le Vasari, notre auteur ; la méthode n’est pas son défaut ; mais il suffirait cependant, il nous semble, de le lire avec soin pour comprendre la pratique entière de l’habile Guglielmo, son patron. Il y a encore, à notre connaissance, le livre du moine Théophile, intitulé : De omni scientia picturæ artis, qui contient entre autres instructions relatives aux verres de toutes espèces, un chapitre intitulé : De ornatu picturœ in vitro ; c’est le vingtième du livre ; puis, l’ouvrage d’Antonio Neri, chimiste florentin, traduit dans plusieurs langues, et entre antres en français par d’Holbach ; imprimé par les Giunti, qui publièrent aussi les oeuvres de Vasari ; le Livre singulier de Bernard de Palissy ; 1’Art de la Verrerie, d’Haudiquer de Blancourt, publié en 1667 ; le Traité de peinture sur verre, de Pierre Levieil, en 1794 ; le Mémoire d’Avelin, en 1787 ; les Rapports de MM. Darcet et Brongniart, l’un du 16 août 1826, l’autre du 7 juin 1828.

Cette succession d’écrivains, assurément tous compétents, et dont plusieurs ont été des praticiens de la plus grande habileté, suffit largement pour fournir, à ceux qui voudraient cultiver maintenant cet art, des moyens utiles et de bons conseils. Le peu de lecture et l’isolement où s’enferment beaucoup de travailleurs peuvent seuls expliquer cette conviction obstinée qu’ils ont que la peinture sur verre est une chose perdue. On conçoit que quelques moyens du genre de ceux qui appartiennent en propre à chaque ouvrier ou à chaque école aient pu périr ; mais il y a loin de là à la perte de l’ensemble du technique d’un art quelconque. La peinture à l’huile elle-même a bien perdu quelques-unes de ses ressources particulières, et l’on discute bien encore, sans jamais s’entendre ni s’accorder, sur les procédés personnels de certains maîtres, comme du Corrège, du Titien, de Paul Véronèse ; à plus forte raison ces sortes de lacunes peuvent-elles exister dans une manière d’opérer à peu près abandonnée aujourd’hui. Mais cependant, si nous consentons à faire cet aveu, il n’en faut pas abuser pour essayer de prolonger des mystères vraiment gratuits et ridicules ; car il faut reconnaître qu’on n’a écrit, sur les procédés de la peinture à l’huile, aucun ouvrage aussi complet, aussi lumineux, que la plupart de ceux auxquels nous avons renvoyé le lecteur, pour la peinture sur verre. Ainsi, par exemple, ces personnes qui, dans ces derniers temps, admettaient comme la seule perte à regretter dans l’ensemble des secrets de la peinture sur verre, celle du verre rouge sanguin, et qui sont parvenues à le recomposer par le protoxide de cuivre, -ont reconnu après que la préparation en était parfaitement décrite dans l’ouvrage d’Antonio Neri, déjà cité par nous. Au reste, la peinture sur verre, malgré le préjugé général, malgré les efforts malentendus et infructueux, n’a jamais cessé complètement d’être employée en Angleterre, en Allemagne, en Hollande. Il y a plus : dans ces derniers temps, de 1823 à 1825, un émailleur de Paris a peint, pour la Sorbonne et pour Saint-Denis, des vitraux où certainement le procédé des anciens verriers serait entièrement reconstitué, s’il avait pu cesser d’être connu.

Ce que nous avouerions plus facilement avoir été perdu, et être pulls difficile à retrouver, c’est la naïveté des vieux types gothiques, et la capricieuse entente de la couleur, ou encore les indications hardies et la science profonde des Jean Cousin, des Bernard de Palissy, des Guglielmo da Marcilla. Mais ceci est une question d’art, et nullement une question de pratique.

Voir principalement : l’Essai sur les peintures sur verre, de E.-H. Langlois ; — les Monuments français, d’Alexandre Lenoir ; — l’Histoire de l’art par les monuments, de Séroux d’Agincourt ; — l’Encyclopédie méthodique (art. du chevalier Jaucourt) ; — les Principes d’architecture, par Félibien.

  1. M. Quatremère de Quincy, Histoire des Architectes, Avertissement, tom. Ier — Paris,183o.