Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/11
Vies des peintres, sculpteurs et architectes, Just Tessier, , Tome 3 et 4 (p. ill.-293).
Le gracieux Raphaël Sanzio d’Urbin offre une des preuves les plus éclatantes de la munificence du ciel, qui parfois se plaît à accumuler sur une seule tête des grâces et des trésors qui suffiraient à la gloire de plusieurs. Il était doué de cette modestie et de cette aménité que l’on rencontre chez les homme qui à une grande bienveillance savent joindre une affabilité et une douceur de mœurs qui plaisent universellement. La nature fit ce présent au monde lorsque, vaincue par le génie sublime et terrible de Michel Ange Buonarroti, elle voulut l’être aussi par l’art et l’amabilité de Raphaël. Jusqu’alors les artistes semblaient poussés par une espèce de délire et de sauvagerie, qui non seulement les rendait excentriques et bizarres, mais encore les plongeait dans les ténèbres du vice et les privait de l’éclat et de la splendeur des vertus, qui seules rendent les hommes immortels. Il était donc bien juste que, par opposition, elle fit briller dans Raphaël les plus rares qualités du cœur et de l’esprit, la grâce, l’amour de l’étude, la beauté, la modestie, et cette exquise honnêteté qui suffirait pour cacher les vices les plus honteux et les taches les plus fortes. Aussi osons-nous dire que ceux à qui une semblable part échoit ne sont point des hommes, mais des dieux mortels, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; et nous aimons à croire que ceux qui laissent sur cette terre un nom célèbre et honoré doivent espérer du ciel une récompense digne de leurs travaux et de leur mérite.
Raphaël naquit à Urbin, le vendredi saint de l’année 1483, à trois heures après minuit. Son père, Giovanni de’Santi, peintre médiocre, mais homme de sens et de jugement, se trouva capable de le diriger dans la bonne voie, que malheureusement il n’avait pu connaître lui-même dans sa jeunesse (1).
Giovanni donna à son fils le nom de l’ange Raphaël, qui lui semblait d’un heureux présage. Il savait combien il importe de ne pas confier aux soins d’une étrangère un enfant qui pourrait contracter des habitudes basses et grossières parmi les gens sans éducation. Aussi voulut-il que ce fils unique et désiré fût nourri du lait de sa mère et pût dès les premiers instants de sa vie s’accoutumer aux mœurs paternelles. Plus tard, remarquant en lui d’étonnantes dispositions pour la peinture, il se plut si bien à les seconder, que Raphaël, quoique bien jeune encore, ne tarda pas à lui être d’un grand secours pour les nombreux travaux dont il était chargé dans l’État d’Urbin.
Ce bon et tendre père reconnut bientôt que son élève ne pouvait plus rien acquérir près de lui, et résolut de le placer chez Pietro Perugino, qui parmi les maîtres d’alors était le plus renommé. Il entreprit donc exprès le voyage de Pérouse, où, ne rencontrant pas cet artiste, il s’occupa, en l’attendant, de quelques travaux à San-Francesco (2). Il gagna ensuite facilement l’amitié du Perugino lorsque celui-ci fut revenu de Rome, et quand le moment lui parut convenable, il lui fit part de ce qu’il désirait. Pietro, homme obligeant, qui aimait les gens de génie et d’avenir, consentit à mettre Raphaël au nombre de ses élèves. Giovanni retourna tout joyeux à Urbin, prit l’enfant, et l’amena de suite à Pérouse, non sans qu’il en coûtât bien des larmes à sa pauvre mère qui l’aimait tendrement. Lorsque Pietro vit les dessins de Raphaël, sa jolie figure, ses gentilles manières et son air naïf et gracieux, il en porta d’avance le jugement que depuis la postérité a ratifié.
Raphaël s’empara si bien du style du Perugino, que l’on ne pouvait distinguer les copies de l’un des originaux de l’autre, et que leurs ouvrages semblaient sortis d’une seule main, ce que prouve un tableau que Raphaël peignit à l’huile, à San-Francesco de Pérouse, pour Madonna Maddalena degli Oddi : c’est l’Assomption de la Vierge ; Jésus couronne sa mère, tandis que les douze apôtres, placés autour du sépulcre vide, contemplent la gloire céleste. Le gradin est orné de trois sujets : l’Annonciation de la Vierge, l’Adoration des Mages, et Notre-Seigneur présenté au temple par Siméon. On prendrait cette peinture peur une des meilleures du
Perugino, si l’on ne savait de source certaine qu’elle appartient à Raphaël (3).
Peu de temps après, quelques affaires appelèrent Pietro à Florence ; Raphaël quitta alors Pérouse, et se rendit, accompagné de quelques amis, à Castello, où il fit dans le même style un tableau pour l’église de Sant’-Agostino, et pour San-Domenico un Christ en croix, que l’on attribuerait au Perugino si l’on n’y lisait le nom de Raphaël. Un troisième tableau qu’il termina dans la même ville, à San-Francesco, représente le Mariage de la Vierge. Les progrès du jeune peintre sont tels, que déjà l’on pressent qu’il surpassera bientôt son maître. Il plaça dans le fond de cet ouvrage un temple circulaire et il parvint à le rendre si admirablement, qu’il semble chercher les difficultés pour avoir le bonheur de les vaincre (4).
Pendant qu’il acquérait ainsi une immense réputation, le pape Pie II (5) confia les fresques de la bibliothèque de la cathédrale de Sienne à Pinturicchio. Cet artiste, ami de Raphaël dont il connaissait le talent comme dessinateur, le conduisit à Sienne, où il lui fit faire quelques-uns des cartons et des dessins destinés à cette bibliothèque ; mais Raphaël ne continua pas ces travaux. Quelques peintres lui avaient vanté le magnifique groupe de chevaux de Léonard de Vinci et les dessins plus admirables encore faits en concurrence de Léonard par Michel-Ange. Le Sanzio, poussé par l’amour de l’art, abandonna ses espérances et ses avantages, et partit pour Florence (6). Il résida assez long-temps dans cette ville, qui avait
un charme particulier pour lui : les ouvrages dont elle était remplie lui semblaient divins. Il s’y lia avec plusieurs jeunes artistes, tels que Ridolfo. Ghirlandaja et Aristotile San-Gallo ; il fut surtout accueilli et distingué par Taddeo Taddei, protecteur de tous les hommes de talent, qui lui offrit sa table et sa maison. Raphaël, dont la délicatesse et la noblesse étaient extrêmes, ne voulant pas se laisser vaincre en générosité, fit pour son hôte deux tableaux qui forment une sorte de transition entre l’ancienne manière qu’il devait au Perugino et celle bien supérieure qu’il adopta ensuite. Ces peintures sont encore aujourd’hui chez les héritiers de Taddeo. Il donna aussi à son ami intime Lorenzo Nasi, qui venait de se marier, un tableau où l’on voit la Vierge tenant entre ses jambes l’enfant Jésus, auquel le petit saint Jean offre un oiseau ; tous deux paraissent vifs et joyeux ; leur attitude est pleine d’une grâce enfantine ; à la vérité de la couleur et à la finesse de l’exécution, on croirait, en les regardant, contempler la nature elle-même. La Vierge a une expression suave et divine ; tout enfin, jusqu’au paysage, est de la plus grande beauté. Aussi Lorenzo Nasi conserva-t-il cet ouvrage avec autant de respect que d’admiration pour son auteur. Malheureusement, le 17 novembre 1548, un éboulement du mont San-Giorgio engloutit, avec toutes les magnifiques habitations des héritiers de Marco del Nero, le palais de Lorenzo Nasi et plusieurs bâtiments voisins ; on retrouva cependant parmi les décombres les morceaux du tableau de Raphaël, et Battista, fils
de Lorenzo, les fit rejoindre et rajuster entre eux le mieux qu’il fut possible.
Raphaël fut ensuite forcé de quitter Florence pour se rendre à Urbin, où la mort de son père et de sa mère laissait toutes ses affaires à l’abandon. Pendant son séjour dans son pays natal, il fit dans sa seconde manière, pour Guidobaldo de Montefeltro, alors capitaine des Florentins, deux Vierges qui ornent aujourd’hui la galerie de l’illustre Guidobaldo, duc d’Urbin (7), et un Christ au Jardin-des-Olives, avec les trois apôtres endormis dans le lointain. Ce petit chef-d’œuvre est d’un fini si exquis, que la miniature ne saurait être plus parfaite. Après avoir long-temps appartenu à Francesco Maria, duc d’Urbin, il fut donné par sa sœur, Madonna Leonora, à don Paolo Giustiniano et à don Pietro Quirini, Vénitiens et ermites Camaldules, qui, en souvenir de la donatrice, le placèrent dans la chambre du supérieur de leur couvent, où on le conserve comme l’un des restes précieux de Raphaël d’Urbin.
Lorsque Raphaël eut arrangé ses affaires, il retourna à Pérouse, où il fut chargé de trois grands ouvrages. Le premier, dans l’église des pères Servites, pour la chapelle des Ansidei, était un tableau représentant la Vierge, saint Jean-Baptiste et saint Nicolas.
Le second fut une peinture à fresque pour la chapelle de la Vierge, à San-Severo, petit monastère de l’ordre des Camaldules. On y voit le Christ dans sa gloire, Dieu le Père environné de ses anges, et six
saints, assis trois de chaque côté, savoir : saint Benoît, saint Romuald, saint Laurent, saint Jérôme, saint Maur et saint Placide. Raphaël écrivit son nom en grandes lettres sur cette fresque, qui fut alors très estimée.
Enfin les religieuses de Sant’-Antonio de Padoue lui commandèrent une Vierge tenant son fils habillé (ce que Raphaël fit pour se conformer au vœu pudique de ces chastes et vénérables filles). D’un côté se trouvent saint Pierre, saint Paul, de l’autre sainte Cécile et sainte Catherine, dont les têtes, d’un caractère plein de douceur et de pureté, et le bel ajustement, furent regardés comme quelque chose d’entièrement nouveau. Au-dessus de ce tableau, un cadre demi-circulaire renfermait la figure du Père éternel, et le gradin du retable de l’autel était orné (le trois petits sujets représentant, l’un le Christ priant au Jardin-des-Olives, l’autre un Porternent de croix où l’on admire la beauté des mouvements des soldats qui entraînent le Sauveur, et le dernier le Christ mort sur les genoux de sa mère. Ce chef d’œuvre est vénéré par les religieuses de Sant’Antonio, et admiré par tous les peintres.
Nous devons remarquer ici que ce fut après avoir vu et étudié les œuvres des plus grands maîtres à Florence, que Raphaël changea et embellit tellement sa manière, que dès lors ses productions semblèrent appartenir à plusieurs artistes habiles, mais dont les uns surpasseraient de beaucoup les autres en talent et en perfection.
Avant son départ de Pérouse, Madonna Atalanta
Baglioni lui demanda un tableau pour sa chapelle de San-Francesco (8). Il promit de la satisfaire à son retour de Florence, où il ne pouvait se dispenser de se rendre. Arrivé dans cette ville, il se livra avec une ardeur incroyable à l’étude de son art, et s’occupa des cartons de la chapelle Baglioni, avec l’intention d’exécuter le tableau aussitôt qu’il en aurait le loisir. Agnolo Doni, homme parcimonieux, mais qui néanmoins savait ouvrir sa bourse lorsqu’il s’agissait de peinture et de sculpture, pria Raphäel de faire son portrait et celui de sa femme. Notre artiste les acheva pendant son séjour à Florence. On les voit aujourd’hui chez Gio. Battista, dans la belle et commode habitation qu’Agnolo, son père, fit construire à Florence sur le Corso de’Tintori, près de la maison des Alberti.
Il peignit ensuite, pour Domenico Canigiani, la Vierge et l’enfant Jésus, accueillant avec joie le petit saint Jean porté par sainte Élisabeth, qui regarde expressivement saint Joseph. Celui-ci, les deux mains appuyées sur un bâton, semble louer Dieu d’avoir accordé la fécondité à une femme que l’âge devait rendre stérile. L’un et l’autre paraissent étonnés en voyant la sagacité avec laquelle leur fils, dans un âge si tendre, témoigne son respect et sa soumission pour l’enfant-Dieu. Le coloris des chairs est si heureux et si vrai, que l’on croit contempler la nature plutôt qu’un résultat de l’art. Les héritiers de Domenico Canigiani possèdent cette noble peinture et savent l’apprécier autant que le mérite une œuvre de Raphaël d’Urbin.
Ce grand artiste étudia à Florence les anciennes peintures de Masaccio (9). Mais les travaux de Léonard de Vinci et de Michel-Ange l’appelèrent à de nouveaux efforts, et son talent s’en accrut d’une manière extraordinaire. Il se lia bientôt d’une étroite amitié avec Fra Bartolommeo di San-Marco, dont il cherchait à imiter le coloris, tandis qu’en revanche il enseignait les règles de la perspective à ce bon père, qui jusqu’alors avait négligé cette étude (10). Sur ces entrefaites, Raphaël fut rappelé à Pérouse, où d’abord il acheva à San-Francesco le tableau de Madonna Atalanta Baglioni, dont il avait fait le carton à Florence, comme nous l’avons déjà dit. Cette divine peinture, qui a encore la fraîcheur d’un ouvrage qui vient d’être fini, représente une Déposition du Christ au tombeau. Sans doute Raphaël s’est pénétré de la sainte douleur de cette famille, et de la piété des derniers devoirs rendus à ce fils glorieux. La Vierge est évanouie. Les sentiments de chacun des personnages sont admirablement exprimés ; la douleur de saint Jean remuerait le cœur le plus dur. Ce tableau est une merveille de l’art qui étonne et qui frappe. On ne saurait assez louer l’expression, le caractère et la grâce des figures, la beauté des ajustements, et enfin l’extrême perfection réunie dans toutes les parties de cette composition. Raphaël retourna ensuite à Florence, où les Dei, citoyens de cette ville, lui commandèrent, pour leur chapelle de l’église de Santo Spirito, un tableau d’autel qu’il commença et dont il avança beaucoup l’ébauche. Il fit en même temps un autre tableau
que l’on envoya à Sienne ; mais, à son départ, il confia à Ridolfo Ghirlandaja le soin de terminer la draperie bleue de la Vierge (11). Bramante d’Urbin, architecte de Jules II, causa ce départ précipité : il écrivit à Raphaël, qui était son compatriote et même son parent, qu’ayant parlé de lui au pape, Sa Sainteté consentait à l’employer à peindre les salles du Vatican.
Raphaël, transporté de joie, abandonna ses travaux de Florence, et laissa inachevé le tableau des Dei, qui fut cependant placé après sa mort, par Messer Baldassare de Pescia, dans la paroisse de sa ville natale.
En arrivant à Rome, notre artiste trouva qu’une grande partie des salles du palais étaient déjà ou peintes ou en train de l’être par plusieurs maîtres renommés. Pietro della Francesca avait achevé un sujet, Luca da Cortona une façade ; don Bartolomeo della Gatta, abbé de San-Clemente d’Arezzo, avait commencé quelque chose, et Bramantino de Milan avait peint aussi plusieurs figures dont la plupart étaient des portraits d’après nature que l’on estimait beaucoup.
Raphaël, à son arrivée, fut reçu par le pape Jules II avec toutes sortes de caresses. Il se mit à l’œuvre dans la salle de la Segnatura, où il représenta l’Accord de la Théologie avec la Philosophie et l’Astrologie. Dans cette composition, tous les savants du monde sont réunis et argumentent entre eux. Les uns, placés à l’écart, ont tracé des figures de géomancie et d’astrologie sur des tablettes que des anges portent aux évangélistes qui les expliquent. Diogène, avec son écuelle posée auprès de lui, est couché sur des degrés ; cette figure est remarquable par le désordre heureux de ses vêtements et par son expression pensive et réfléchie. Aristote et Platon, l’un avec le Timée en main, l’autre avec l’Éthique, sont là entourés d’une nombreuse école de philosophes. Des astrologues, des géomètres tracent sur des tables leurs mystérieux symboles. Parmi eux, sous la figure d’un beau jeune homme ouvrant les bras d’admiration, se trouve le portrait de Frédéric II, duc de Mantoue, qui était alors à Rome. On dit que ce personnage, penché vers la terre et tournant un compas sur des tables, représente Bramante, architecte, d’une manière si frappante, qu’on le croirait vivant. Près de Zoroastre portant le globe élémentaire, Raphaël s’est peint lui-même à l’aide d’un miroir. Sa tête, couverte d’une barrette noire, est affable, gracieuse, et ravissante de jeunesse et de modestie. Il serait impossible d’exprimer la beauté mâle et bienveillante que le peintre a su donner aux évangélistes, dont les traits sont en outre empreints de ce caractère grave et recueilli si naturel aux hommes de pensée. Enfin derrière saint Mathieu, occupé à transcrire sur un livre les caractères tracés sur des tablettes soutenues par un ange, un vieillard, ayant un manuscrit sur les genoux, copie tout ce que le saint vient d’écrire ; attentif malgré sa position gênante, il semble remuer les lèvres et tourner la tête selon qu’il conduit sa plume. Sans nous arrêter à des détails qui seraient trop nombreux, nous pouvons dire que Raphaël prouva, par cet essai, qu’il voulait occuper le premier rang parmi ses rivaux (12).
Ce chef-d’œuvre excita tellement l’admiration du pape, qu’il fit détruire les ouvrages exécutés dans ces salles par les autres peintres, afin que Raphaël eût seul la gloire de remplacer tout ce qui avait été fait jusqu’alors. Le pape avait également ordonné de jeter à terre les peintures de Gio. Antonio Sodoma de Vercelli, placées au-dessus de celles de Raphaël ; mais celui-ci s’y opposa et voulut au moins en conserver la distribution et les ornements. Chacune des quatre grandes compositions qui devaient orner cette salle était surmontée d’un cadre circulaire dans lequel Raphaël peignit une figure allégorique qui devenait pour ainsi dire l’argument du sujet placé au-dessous.
La figure qui domine le tableau que nous avons décrit tout-à-l’heure représente la Philosophie. À ses côtés on voit deux petits enfants d’une rare beauté. Chaque montant de son siége est formé par une déesse Cybèle ayant autant de mamelles que les anciens en donnaient à Diane Polymathe. Ses vêtements sont de quatre couleurs, symboles des quatre éléments : de la tête à la ceinture le peintre a figuré la couleur du feu ; sous la ceinture celle de l’air ; plus bas celle de la terre, et des genoux aux pieds celle de l’eau.
Au-dessus du Parnasse, du côté de la fenêtre qui donne sur le Belvédère, Raphaël a représenté la Poésie couronnée de lauriers, sous la figure de Polymnie. Ses jambes sont négligemment croisées ; d’une main elle tient un livre, et de l’autre une lyre antique. Ses yeux levés au ciel lui donnent un caractère de beauté vraiment idéal. Deux enfants pleins de vivacité et de grâce complètent cette ravissante composition.
Au-dessus de la Dispute du Saint-Sacrement, la Théologie, avec deux petits enfants, est entourée de livres et de plusieurs autres attributs. Le dernier cadre circulaire, placé du côté de la cour, renferme la Justice armée de son glaive et de ses balances. Cette figure, accompagnée comme les autres d’enfants d’une grâce exquise, couronne le sujet de la Jurisprudence.
Dans les angles de la voûte sont quatre compartiments de figures demi-nature, peintes avec le plus grand soin. Dans le premier compartiment, pour répondre à la figure de la Théologie, Raphaël a représenté Adam et Ève. À l’École d’Athènes correspond une figure de l’Astrologie. Marsyas attaché à un arbre, et écorché par l’ordre d’Apollon, remplit le troisième compartiment. Ce sujet est en rapport avec le mont Parnasse. Enfin le Jugement de Salomon est en corrélation avec la peinture de la Jurisprudence. Ces quatre sujets, d’un dessin parfait, d’un coloris ravissant, sont pleins d’effet et de sentiment. À présent que nous avons terminé la description de la voûte de cette salle, il nous reste à rendre compte des grandes peintures qui sont au bas des ouvrages que nous venons de mentionner. Nous avons déjà parlé de l’Accord de la Théologie avec l’Astrologie et la Philosophie. Nous passerons au tableau du Parnasse, qui orne la façade qui est du côté du Belvédère. La montagne poétique est entourée d’une sombre forêt de lauriers dont le vert feuillage semble doucement agité par le zéphyr. Un essaim de petits Amours vole dans les airs, cueille des branches de laurier, et en forme des guirlandes qu’il jette çà et là sur le mont sacré.
Cette composition offre tant de belles et nobles images, que l’on ne peut comprendre comment il a été possible à un homme de donner une nouvelle vie à tous ces personnages si habilement groupés par son intelligent caprice. Les uns assis, les autres debout, chantent, écrivent ou discourent entre eux. Et Raphaël a conservé à ces poètes de la Grèce, de Rome et de l’Italie moderne, leurs véritables traits. Il peignit d’après nature ses contemporains, et se servit des médailles et des statues pour ranimer les illustres hommes de l’antiquité. En compagnie des Muses et autour d’Apollon, on voit Ovide, Virgile, Ennius, Tibulle, Catulle, Properce, Homère, la docte Sapho et le divin Dante, le gentil Pétrarque, l’amoureux Boccace, Tibaldeo et une foule d’autres poètes de notre âge. Nous n’avons pas besoin de répéter avec quel charme infini et quelle perfection ce sujet est traité (13).
Sur une autre muraille, Raphaël représenta la Dispute du Saint-Sacrement. Saint Jean-Baptiste, les apôtres, les évangélistes et les martyrs, sur des nuages, sont aux côtés de la Vierge et du Christ.
Dieu le Père envoie l’Esprit-Saint sur une foule de bienheureux qui adoptent le sacrifice de la messe et disputent au sujet de l’eucharistie placée sur l’autel. Parmi ces derniers on remarque saint Dominique, saint François, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, Scot, Niccolò di Lira, Dante, Fra Girolamo Savonarola et beaucoup d’autres théologiens chrétiens, contemporains de Raphaël, peints d’après nature. Quatre enfants d’une grâce inimitable tiennent ouverts les livres des Évangiles, qu’expliquent, à l’aide des saintes écritures, les quatre docteurs de l’Église, éclairés par l’Esprit-Saint. Les saints, rangés circulairement dans la partie supérieure du tableau, se distinguent par une si belle entente de la couleur, des raccourcis et des ajustements, que l’on croit admirer la nature elle-même. Les têtes ont une expression surhumaine ; celle du Christ surtout rayonne de la sérénité et de la clémence d’un Dieu. La Vierge, les mains posées sur son sein, contemple son fils dans l’extase d’un pur et ineffable amour. Raphaël reçut de la nature la faculté de donner à chacune de ses créations une noblesse, une douceur et un charme qui n’appartiennent qu’à lui. Il a su imprimer aux saints patriarches le caractère solennel de l’antiquité, aux apôtres celui de la simplicité, aux martyrs celui de la foi ; mais son savoir et son génie brillent encore davantage dans les saints docteurs chrétiens groupés de différentes manières. Ils cherchent la vérité ; le doute, l’inquiétude, la curiosité animent leurs gestes, rendent leurs oreilles attentives, et froncent leurs sourcils. On ne pourrait assez louer la variété et la puissance des sentiments qui font vivre tous ces personnages (14).
Sur le dernier mur, qui fait face à la peinture du Parnasse, également percé par une fenêtre, on voit d’un côté les docteurs recevant la loi des mains de Justinien, de l’autre le pape donnant les Décrétales. La partie supérieure offre les trois figures allégoriques de la Tempérance, de la Force et de la Prudence. Dans ce tableau, Raphaël a peint d’après nature le pape Jules II, ainsi que le cardinal Jean de Médicis, créé pape sous le nom de Léon X, le cardinal Antonio di Monte, et le cardinal Alexandre Farnèse, élevé à la papauté sous le nom de Paul III (15). Jules II, ravi de ses ouvrages, voulut que les lambris d’appui répondissent à la beauté des peintures. Il fit donc venir de Monte-Oliveto de Chiusuri, Fra Giovanni de Vérone. Cet homme, habile dans l’art de travailler la marqueterie, exécuta les dossiers d’appui du pourtour de cette salle, et des portes et des sièges qu’il orna de sujets en perspective. Le pape lui accorda sa faveur et de riches récompenses. Il est vrai que, dans ce genre, on ne vit jamais meilleur dessinateur ni plus adroit ouvrier que ce Fra Giovanni ; comme le prouvent encore, à Vérone sa patrie, la sacristie de Santa-Maria-in-Organo qu’il orna de la même manière, le chœur de Monte-Oliveto de Chiusuri, celui de San-Benedetto de Sienne, la sacristie de Monte-Oliveto de Naples, et le chœur de la chapelle de Paolo de Tolosa. Aussi Fra Giovanni fut estimé et honoré par son ordre, dans lequel il mourut à l’âge de soixante huit ans, l’an 1537. J’ai voulu faire mention de cet artiste vraiment supérieur sans lequel nous serions privés, comme nous le dirons plus tard, de quantité de morceaux précieux créés par les hommes qui lui ont succédé dans le genre dont il fut l’inventeur (16).
Pour en revenir à Raphaël, son mérite s’était tellement manifesté dans ces travaux, que le pape lui ordonna de peindre la seconde salle du Vatican, et lui commanda son portrait. Raphaël le rendit avec tant de vérité, qu’il faisait trembler comme s’il était vivant (17). On le voit aujourd’hui à Santa-Maria-del-Popolo ainsi qu’un tableau de la Nativité, fait à la même époque. La Vierge couvre d’un voile l’enfant Jésus dont la beauté ne peut appartenir qu’au fils de Dieu. La figure de la Vierge n’est pas moins parfaite. Saint Joseph, appuyé sur son bâton, contemple tout pensif le roi et la reine du ciel ; on ne montre ces deux peintures que les jours de fêtes solennelles. La renommée de Raphaël était grande alors ; mais, quoique l’on admirât sa manière et qu’il eût vu et étudié sans cesse les antiques de Rome, il n’avait cependant point encore donné à ses figures cette sublimité et cette noblesse qu’il leur imprima depuis. Il arriva dans ce temps que Michel-Ange se trouva forcé de fuir à Florence après la frayeur qu’il causa au pape dans la chapelle, comme nous le raconterons dans l’histoire de sa vie. Alors Bramante, qui avait les clefs de cette chapelle, y introduisit son ami Raphaël, afin qu’il pût saisir la manière de Michel-Ange. Il s’ensuivit que Raphaël recommença aussitôt le prophète Isaïe, qu’il avait déjà terminé dans l’église de Sant’-Agostino au-dessus de la sainte Anne d’Andrea Sansovino. Il prouva dans cette peinture combien la vue de l’œuvre de Michel-Ange avait agrandi et amélioré son style. Michel-Ange à son retour pensa, en voyant l’ouvrage de son rival, que Bramante avait agi ainsi pour le plus grand profit et la plus grande célébrité de Raphaël, et cela était vrai (18).
Peu de temps après, Agostino Ghigi, riche marchand de Sienne, ami de tous les hommes de mérite, confia la décoration d’une chapelle à Raphaël qui lui avait déjà orné une galerie de son palais connu aujourd’hui sous le nom de Ghigi-in-Trastevere, en y figurant Galathée sur un char tiré par deux dauphins, et entouré de tritons et d’une foule de dieux marins. Cette chapelle se trouve à l’entrée de l’église de Santa-Maria-della-Pace, à main droite en entrant par la porte principale. Raphaël la peignit à fresque d’après ses cartons, dans une nouvelle manière, plus large et plus élevée que sa première. Il fit entrer dans cette composition, avant que la chapelle de Michel-Ange, qu’il avait cependant vue, ne fût livrée au public, des prophètes et des sibylles ; figures les plus belles qu’il ait jamais créées. On remarque, surtout dans les femmes et les enfants, un naturel parfait, joint à une couleur admirable. Il fit ensuite, à la prière d’un camérier du pape Jules II, le tableau du maître-autel d’Aracelli. Ou voit la Vierge portée sur des nuages, saint Jean, saint François, et saint Jérôme qu’il a peint sous la figure d’un cardinal. La Vierge a ce caractère plein d’humilité et de modestie qui convient à la mère du Christ. L’enfant-Dieu joue avec le manteau de sa mère. On remarque dans le saint Jean les traces de la pénitence et du jeûne ; on lit sur ses traits cette franchise et cette brusquerie familière à ceux qui fuient et méprisent le monde, et qui n’y paraissent que pour combattre le mensonge et proclamer la vérité. Les regards du saint Jérôme annoncent sa vaste intelligence et sa sagesse profonde ; les yeux fixés sur la Vierge, il lui présente le camérier qui semble respirer. À genoux et les bras étendus, saint François consumé d’amour se sent ranimé et consolé par les doux regards et la beauté de la reine du ciel et de son fils Au milieu du tableau, un enfant debout, aux formes les plus gracieuses, tient un cartel dans ses mains, et lève la tête vers la Vierge. Enfin le paysage réunit tous les genres de perfection (19). Raphaël, continuant ensuite les salles du Vatican, représenta l’image du miracle du corporal d’Orvieto ou de Bolsena. On reconnaît sur le visage enflammé du prêtre qui dit la messe la honte qu’il ressent de son incrédulité en voyant l’hostie ensanglanter le corporal. Hors de lui-même, les yeux hagards, il paraît rempli de confusion : le mouvement de ses mains rend admirablement le tremblement et l’effroi si naturels en pareille occasion. À l’entour se tiennent divers personnages : les uns servent la messe ; d’autres, à genoux sur des degrés, troublés par cet événement, expriment par leurs gestes et leurs attitudes le désir de s’avouer coupables. Dans le bas du tableau, une femme assise à terre tient un enfant à son cou et se détourne avec une grâce et une vivacité merveilleuses pour écouter ce que lui dit une de ses compagnes. De l’autre côté du tableau, se trouve le pape Jules qui assiste à la messe avec le cardinal de San-Giorgio et beaucoup d’autres personnes. Dans la partie interrompue par la fenêtre, Raphaël a placé une montée à deux rampes que le sujet laisse apercevoir en entier, et il paraît même que si le vide de cette fenêtre n’existait pas, il s’ensuivrait un mauvais effet. On peut donc bien dire avec raison que, dans telles compositions que ce soit, jamais personne ne s’est montré plus savant et plus intelligent que lui (20). Vis-à-vis ce sujet, il peignit saint Pierre gardé par des soldats dans sa prison, par l’ordre d’Hérode. L’architecture du cachot a tant de grandeur et de simplicité en même temps, qu’en vérité les autres artistes ne mettent que de la confusion dans leurs ouvrages auprès de Raphaël qui a toujours cherché à réunir la grâce à la perfection et à représenter les sujets tels que l’histoire nous les décrit. On voit le saint vieillard chargé de chaînes, et les gardes plongés dans le plus profond sommeil, tandis que s’avance l’ange libérateur dont la splendeur illumine tous les plus petits détails, et fait briller si vivement les armes des soldats, qu’on les croirait plutôt polies que peintes. Il n’y a pas moins d’art et de génie dans l’attitude de l’apôtre, lorsque, délivré de ses chaînes, et précédé par l’ange hors de la prison, il annonce dans ses traits croire à un songe plutôt qu’à une réalité. On remarque encore la terreur et l’épouvante des gardiens qui entendent le bruit de la porte de fer ; l’un d’eux, à la lueur d’une torche, éveille ses compagnons. Les rayons de cette torche se reflètent sur toutes les armes, et dans les endroits où ils ne frappent pas, ils sont remplacés par la lumière de la lune. Cet ouvrage, se trouvant placé au-dessus de la fenêtre, paraît d’autant plus sombre que le jour donne dans le visage du spectateur et lutte si bien avec les autres effets de lumière du tableau, que la fumée de la torche, la lueur éclatante de l’ange, et les ténèbres de la nuit semblent dues à la nature et non au pinceau qui a su vaincre toutes les difficultés dont cette composition est hérissée. Les vapeurs que produit la chaleur des flambeaux, les ombres et les reflets sont répétés par toutes les armes. Raphaël se montre encore ici le maître des autres peintres, car pour ce qui concerne l’imitation de la nuit, aucun ne produisit jamais une peinture plus vraie et plus précieuse que celle-ci (21).
Dans la même salle, il représenta le pape Jules II chassant l’Avarice du temple. Ce tableau ne le cède en rien à l’effet de nuit dont nous venons de parler. Quelques estaffiers, peints d’après nature, portent sur un siége le pape Jules, dont l’image est vivante Tandis que des gens du peuple et des femmes ouvrent leurs rangs pour livrer passage au souverain pontife, un cavalier et deux jeunes hommes s’élancent et terrassent l’orgueilleux Héliodore qui, envoyé par Antiochus, veut enlever du temple les dépôts appartenant aux veuves et aux orphelins. Déjà ses satellites emportent des coffres et des trésors ; mais le châtiment miraculeux de leur chef, dont la cause leur est inconnue, car Héliodore peut seul voir les trois ministres de la vengeance céleste, les frappe d’épouvante et de terreur. Ils veulent fuir, mais ils trébuchent et tombent avec leurs charges. Dans le fond on aperçoit le grand-prêtre Onias, revêtu de ses habits pontificaux. Les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel, ce saint homme implore la vengeance divine en faveur des infortunés que l’on dépouille. En voyant ses prières exaucées, il sent renaître sa joie. Raphaël, par un caprice heureux, a placé sur les soubassements plusieurs figures qui se tiennent aux colonnes pour contempler cette scène. La foule, avec une curiosité mêlée d’étonnement et de crainte, attend le résultat de l’événement. Cet ouvrage et les cartons dont se servit Raphaël sont particulièrement beaux, et inspirent une admiration méritée (22). Messer Francesco Massini, gentilhomme de Césène, qui, après avoir appris la peinture sans le secours d’aucun maître, fit des tableaux très estimés des connaisseurs, possède plusieurs fragments de ces cartons, et y attache avec raison le plus grand prix. J’ajouterai que Messer Niccolò Massini, qui m’a donné ces renseignements, est un homme de mérite et un véritable amateur de notre art.
Mais retournons à Raphaël. Il orna la voûte de cette salle de quatre sujets dont chacun couronne une des trois grandes peintures que nous venons de décrire, et le tableau d’Attila dont nous parlerons tout à l’heure.
Ces sujets, qui représentent Dieu apparaissant à Abraham et lui promettant la multiplication de sa race, le Sacrifice d’Isaac, l’Échelle de Jacob, et le Buisson ardent de Moïse, se distinguent par la science, l’invention, le dessin et la grâce, au même degré que les autres ouvrages de ce grand artiste. Pendant qu’il créait avec bonheur tant de merveilles, le sort jaloux trancha les jours de Jules II, qui avait si libéralement encouragé son génie. Mais son successeur Léon X, chez qui l’amour des beaux arts était héréditaire, voulut que l’on continuât les travaux commencés par son prédécesseur, et accorda toute sa faveur à Raphaël. Le peintre d’Urbin représenta alors dans la même salle la Marche d’Attila sur Rome, et sa rencontre au pied du mont Mario avec le pape saint Léon, qui, par ses seules exhortations, force son redoutable ennemi à rebrousser chemin. Saint Pierre et saint Paul, l’épée à la main, planent dans l’air, et accourent à la défense de l’Église. L’histoire de Léon III ne rapporte pas ce fait, que cependant Raphaël introduisit dans sa composition comme une fiction permise aux poètes et aux peintres. Les apôtres brillent de cette fierté céleste que Dieu imprime à la face des défenseurs de sa sainte religion. Attila en ressent l’effet miraculeux : il lève la tête avec un mouvement de terreur indicible, et se retourne pour prendre la fuite. Le chef barbare est monté sur un magnifique cheval noir balzan, marqué d’une étoile au front. À côté l’on voit d’autres très beaux chevaux ; on admire surtout un genet tacheté conduit par un guerrier tout couvert d’écailles comme un poisson. Cette figure est tirée de la colonne Trajane, où se trouvent des soldats revêtus de semblables armures que l’on suppose faites de peaux de crocodile. Dans le fond du tableau, le mont Mario est en feu et rappelle l’habitude qu’ont les armées de livrer leurs cantonnements aux flammes lorsqu’elles les abandonnent. Raphaël peignit d’après nature les massiers à cheval qui accompagnent le pape, les cardinaux, les courtisans et les estaffiers qui tiennent la haquenée de Léon. Tous ces portraits sont vivants (23). À cette époque, il fit pour Naples un tableau placé à San-Domenico, dans la chapelle qui renferme le crucifix qui parla à saint Thomas d’Aquin ; il y représenta la Vierge, saint Jérôme en habit de cardinal, et l’Ange Raphaël qui accompagne Tobie. Pour Leonello da Carpi, seigneur de Meldola, maintenant âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il en peignit un autre si remarquable par le coloris, la grâce, la beauté et la vigueur, que je crois impossible de mieux faire : rien n’est plus parfait que le visage divin et l’attitude modeste de la Vierge. Sur ses genoux est assis son fils, qui caresse un petit saint Jean en adoration devant lui avec sainte Élisabeth et saint Joseph. Ce tableau était autrefois chez le cardinal di Carpi, fils du seigneur Leonello, et doit appartenir aujourd’hui à ses héritiers (24). Ensuite Lorenzo Pucci, cardinal de Santi-Quattro, ayant été créé grand-pénitencier, commanda à Raphaël un tableau pour la chapelle de San-Giovanni-in-Monte, dans laquelle est déposé le corps de la bienheureuse Elena dall’Olio. Raphaël déploya tout son art dans cet ouvrage. Sainte Cécile écoute, dans un ravissement profond, l’harmonie céleste d’un chœur d’anges. Ses traits ont un caractère indéfinissable. Les instruments de musique épars çà et là, et tous les vêtements de la sainte, sont traités avec une vérité inouïe. Saint Paul, grave et méditatif, a le bras droit posé sur son épée, et la tête soutenue par sa main. Il a les pieds nus, et est vêtu d’un manteau rouge sous lequel on aperçoit une tunique verte. On ne saurait trouver une pose et une expression plus vraies que celles de sainte Marie-Madeleine, qui tient à la main un vase de pierre fine ; elle tourne la tête, et semble toute joyeuse de sa conversion. Les têtes de saint Augustin et de saint Jean l’évangéliste sont aussi fort belles. Si le nom de peinture s’applique aux ouvrages des autres artistes, ce nom ne convient plus aux productions de Raphaël ; il faut en trouver un autre pour ces figures douées de vie où l’on voit frémir les chairs, battre les poitrines, vibrer les artères comme dans la nature même. Ce tableau de la sainte Cécile accrut encore la réputation de son auteur, qui était déjà immense (25). On composa en son honneur une foule de vers en latin et en langue vulgaire ; mais, pour ne pas m’écarter du cadre que je me suis tracé, je ne citerai que ceux-ci :
Pingant sola alii referantque coloribus ora ;
Cœciliæ os Raphaël atque animum explicuit.
Raphaël fit ensuite un petit tableau qui est maintenant chez le comte Vincenzio Ercolani, à Bologne, et qui représente un Christ en manière de Jupiter, dans le ciel, environné des quatre évangélistes sous la forme d’un homme, d’un lion, d’un aigle et d’un taureau, tels que les décrit Ezéchiel ; le paysage est d’une beauté rare (26). Il envoya à Vérone, aux comtes de Canossa, un grand tableau qui ne le cédait en rien à celui-ci ; c’est une Nativité du Christ dont on peut faire l’éloge complet, en disant qu’elle est sortie de la main de Raphaël. On admire beaucoup la figure de sainte Anne, et un effet de l’aurore merveilleusement rendu (27). Les comtes de Canossa attachent le plus grand prix à cette peinture qu’ils ont refusée à plusieurs princes qui leur en offraient des sommes énormes. Il fit à Bindo Altoviti, lorsqu’il était jeune, son portrait qui passe pour un chef-d’œuvre (28), et un tableau que l’on voit aujourd’hui, dans le palais du duc Cosme, sur l’autel de la chapelle des salles neuves que j’ai construites et peintes moi-même. Sainte Anne, assise, présente à Marie l’enfant Jésus, dont les traits pleins de charmes font naître la joie dans l’âme du spectateur ; la mère de Dieu brille de toute la beauté que l’on peut imprimer à la physionomie d’une vierge : ses yeux expriment la modestie, son front la pureté de l’âme, sa bouche la grâce et la candeur, ses vêtements sont simples et pudiques ; enfin, je crois qu’il serait impossible de faire mieux. Une sainte, et un saint Jean nu et assis, ne sont pas moins remarquables ; dans le fond, une fenêtre avec un rideau éclaire la chambre où se passe la scène (29).
À Rome, Raphaël renferma dans le même cadre les portraits du pape Léon X, du cardinal Jules de Médicis et du cardinal de Rossi ; ces trois figures semblent vivantes ; on croit entendre le froissement du damas dont le pape est revêtu, les fourrures sont d’une souplesse parfaite ; l’or, la soie et le lustre des étoffes sont rendus avec une vérité incroyable ; il y a encore un livre relié en vélin et orné de miniatures, et une sonnette d’argent, au-dessus de tout éloge ; nous n’oublierons pas la boule d’or du fauteuil où siége le pape ; les épaules de Sa Sainteté, les fenêtres et les murailles de la salle s’y reflétent comme dans un miroir. On peut dire avec assurance qu’aucun maître ne pourra jamais atteindre à cette perfection (30). Ce tableau, qui est encore à Florence dans la galerie du duc, valut une riche récompense à Raphaël. Il déploya le même art dans les portraits des ducs Laurent et Julien ; on les voit aujourd’hui, à Florence, chez les héritiers d’Octavien de Médicis (31). La gloire et la fortune de Raphaël s’accroissaient chaque jour ; aussi, pour laisser de lui un monument, il éleva un palais dans Borgo-Nuovo ; Bramante en dirigea la construction, et fit usage d’un procédé nouveau qui consistait à couler, en quelque sorte, dans des moules les parties saillantes du revêtement de l’édifice (32). La réputation que tant de beaux ouvrages avaient acquise à Raphaël passa en France et en Flandre. Albert Durer, peintre allemand, d’un haut mérite, et très habile graveur sur cuivre, lui paya son tribut d’hommages, et lui envoya son portrait peint à la gouache par lui-même sur une toile extrêmement fine. Sans avoir employé de blanc, il avait obtenu ses lumières au moyen de la transparence de la toile, et avait exécuté ses parties ombrées avec des couleurs à l’aquarelle. Raphaël, émerveillé de cette peinture, lui envoya en retour plusieurs dessins de sa propre main. Le portrait d’Albert Durer échut plus tard en partage à Jules Romain, héritier de Raphaël (33).
Lorsque Raphaël connut les gravures d’Albert Durer, il encouragea dans la pratique de cet art Marc-Antoine de Bologne, dont les progrès furent si rapides, que bientôt il lui confia le soin de reproduire ses compositions, telles que celles du Massacre des Innocents, de la Cène, du Neptune et de la sainte Cécile. Marc-Antoine grava beaucoup d’autres planches pour Raphaël, qui les donna à Baviera, son domestique, qu’il avait placé auprès de sa maîtresse chérie. Il fit de cette femme un portrait vivant que conserve précieusement, à Florence, Matteo Botti, négociant, et ami de tous les hommes de mérite, et surtout des peintres. Son père, Simone Botti, n’a pas moins de bienveillance pour les artistes : aussi le regardons-nous tous comme un des amateurs les plus utiles à notre art ; et moi, sans parler de son goût éclairé, je le proclame le meilleur et le plus dévoué des amis. Mais revenons aux gravures : la générosité de Raphaël envers Baviera créa bientôt des imitateurs de Marc-Antoine. Marc de Ravenne et beaucoup d’autres encore se piquèrent d’émulation, si bien que les gravures, si rares jusqu’alors, devinrent aussi nombreuses que nous les voyons à présent. Ugo de Carpi, dont l’imagination était merveilleuse, découvrit la manière de graver sur bois, et d’obtenir au moyen de trois planches les demi-teintes, les lumières et les ombres des dessins en clair-obscur ; invention aussi belle que précieuse. Nous avons vu depuis un grand nombre de gravures exécutées de cette manière, comme nous le dirons plus en détail, lorsque nous arriverons à la vie de Marc-Antoine de Bologne. Raphaël fit ensuite pour le monastère des frères du Monte-Oliveto, à Palerme, appelé Santa-Maria-dello-Spasimo, un Portement de croix que l’on regarde comme un chef-d’œuvre. L’impiété et la rage des bourreaux qui conduisent le Christ au Calvaire sont énergiquement exprimées ; le Sauveur du monde succombe sous le poids de la croix, et se retourne baigné de sueur et de sang vers les deux Maries qui pleurent amèrement ; Véronique, poussée par un sentiment de vive compassion, court, les bras ouverts, présenter un linge au Christ, escorté par une foule de soldats à pied et à cheval, qui débouchent de la porte de Jérusalem. Ce tableau, lorsqu’il fut achevé, courut les plus grands risques avant d’être rendu à sa destination. Le vaisseau qui devait le conduire à Palerme fut battu d’une violente tempête, et s’ouvrit en donnant contre un écueil ; tout périt, hommes et marchandises, le tableau seul échappa au danger ; la caisse qui le renfermait, portée par les flots sur la côte de Gènes, y fut repêchée et tirée à terre ; on trouva la peinture intacte : les vents et la mer semblèrent avoir voulu respecter sa divine beauté. Le bruit de cet événement arriva à Palerme, et les moines s’empressèrent de réclamer leur tableau ; mais il fallut l’intervention du pape pour le faire rendre au couvent, qui récompensa largement ceux qui l’avaient sauvé. Rembarqué de nouveau et conduit en Sicile, il fut placé à Palerme, où il est plus renommé que le mont de Vulcain (34)[1]. Tout en s’occupant de ces ouvrages qu’il ne pouvait refuser sans compromettre ses intérêts, parce qu’ils lui étaient commandés par de puissants personnages, Raphaël ne laissa pas cependant de poursuivre ses travaux dans les salles du Vatican ; mais il employait des auxiliaires qui peignaient d’après ses dessins, et il retouchait ensuite ce qu’ils avaient fait : avec ces aides, il s’efforçait d’arriver à l’achèvement de son énorme tâche. Il ne tarda pas à livrer au public la troisième salle qu’on appelle de Torre Borgia, qu’il avait également ornée de quatre grandes peintures : l’une représente l’incendie de Borgo-Vecchio, arrêté par les bénédictions du pape saint Léon IV, qui paraît à la loge pontificale du Vatican. Ce tableau retrace diverses scènes de terreur et de désolation ; d’un côté, des femmes apportent de l’eau dans des vases qu’elles tiennent dans leurs mains ou sur leurs têtes, un vent furieux souffle dans leurs vêtements et leurs chevelures en désordre ; d’autres personnages, qui cherchent à jeter de l’eau sur les flammes, sont aveuglés par la fumée qui les environne et les empêche de se reconnaître eux-mêmes ; de l’autre côté, tel que Virgile décrit Énée portant Anchise, un jeune homme plein de courage enlève sur ses épaules un vieillard infirme : il est prêt à succomber sous le poids de ce corps privé de force, et semble tenter un dernier effort ; une vieille femme pieds nus et à moitié vêtue le suit, et prend la fuite avec un jeune enfant entièrement nu ; du haut d’un mur, une mère va jeter son enfant emmailloté dans les bras du père qui se hausse sur la pointe des pieds pour le recevoir ; le désir de sauver son fils, et la souffrance causée par la chaleur que produisent les flammes, se peignent énergiquement dans les traits de cette femme ; sur le visage du père, on voit la lutte du dévouement pour l’enfant avec la crainte de la mort. On ne saurait assez louer l’idée ingénieuse qu’a eue Raphaël de représenter une femme, qui, les pieds nus, à peine vêtue, sans ceinture, les cheveux flottants, et tenant une partie de ses habillements à la main, fait marcher ses fils devant elle en les frappant, pour les forcer à courir loin des flammes et des ruines croulantes ; enfin, quelques femmes agenouillées se tournent vers le saint pontife, et le supplient de mettre fin au fléau (35).
La victoire navale remportée dans le port d’Ostie par les Chrétiens sur les Sarrasins, sous le pontificat de saint Léon, forme le sujet de la seconde peinture de la même salle de Torre Borgia. Des soldats, à l’air martial, font sortir d’une barque des prisonniers vêtus en galériens, et les conduisent par la barbe devant saint Léon, peint sous les traits de Léon X ; d’autres groupes d’infidèles, expriment par leurs gestes la douleur et la crainte de la mort. Sa Sainteté, couverte de ses habits pontificaux, est placée entre le cardinal Bibiena et le cardinal Jules de Médicis, qui fut depuis Clément VII (36). Le troisième sujet représente le sacre de François Ier par Léon X ; le pape officie pontificalement, et bénit les huiles et la couronne royale ; parmi les cardinaux et les évêques se trouvent des ambassadeurs et d’autres personnages peints d’après nature (37).
Enfin, pour son dernier sujet, Raphaël prit le couronnement de François Ier. Ce roi et le saint pontife, l’un couvert de ses armes et l’autre de ses habits pontificaux, ont été peints d’après nature, ainsi que les cardinaux, les évêques, les camériers, les écuyers et les gentilshommes de la chambre ; entre tous ces personnages, on distingue Giannozzo Pandolfini, évêque de Troja et intime ami de Raphaël ; près du roi est un enfant agenouillé qui tient la couronne royale ; c’est le portrait d’Hippolyte de Médicis, qui fut plus tard cardinal et vice-chancelier, homme du plus grand mérite, qui sut apprécier non seulement le talent de Raphaël, mais encore celui de tous les autres artistes (38). Pour ma part, je conserve une éternelle reconnaissance à la mémoire de ce seigneur, qui encouragea mes premiers essais. Il serait impossible de décrire tous les détails des œuvres de Raphaël ; car il semble avoir donné la vie à chaque chose. Mais nous ne devons pas oublier les ornements des soubassements continus qu’on voit au pourtour de cette salle. Raphaël y plaça entre des termes les images des défenseurs et des bienfaiteurs de l’Église. On ne saurait rien imaginer de plus parfait (39). La voûte de cette salle ayant été peinte par le Perugino, Raphaël conserva par reconnaissance l’ouvrage de son maître. Raphaël entretenait alors des dessinateurs dans toute l’Italie, à Pozzuolo et jusqu’en Grèce, afin de se procurer tout ce qui pouvait être utile à son art. Il décora encore une salle du Vatican avec des figures peintes en grisaille, et en manière de statues, représentant des apôtres et d’autres saints (40) ; il se servit de Jean d’Udine, son élève, qui excellait à peindre les animaux, pour représenter ceux qui se trouvaient dans la ménagerie du pape Léon, tels que le caméléon, les civettes, les singes, les perroquets, les lions, les éléphants et autres animaux rares. Raphaël ne se borna pas à embellir le palais pontifical de grotesques ; il donna aussi le dessin des escaliers et de la nouvelle loge commencée par Bramante, que la mort de cet artiste avait laissée inachevée ; Raphaël exécuta un modèle en bois, où il améliora beaucoup le premier plan ; puis, le pape voulant déployer sa grandeur et sa magnificence, Raphaël fit les dessins des stucs, des sujets qui y furent peints et des distributions ; quant aux stucs et aux grotesques, il en chargea Jean d’Udine, et confia les figures à Jules Romain, quoique ce dernier s’en occupât peu. Ainsi, Gio-Francesco, le Bologna, Pierino del Vaga, Pellegrino, Vincenzio da San-Gimignano, Polidoro da Caravaggio, et beaucoup d’autres artistes travaillèrent aux figures, aux sujets historiques, et à tous les détails enfin de cette immense entreprise que Raphaël voulut mener à fin avec une telle perfection, qu’il appela Luca della Robbia de Florence pour exécuter les pavés (41). Pour les portes et les soffites des mêmes salles, il se servit de Gian Barile, habile sculpteur en bois. Le merveilleux spectacle offert par tous ces ornements, ces stucs, ces peintures, est tel, que nous osons dire que l’on ne pourrait ni faire ni imaginer rien de plus beau. Aussi Raphaël fut-il chargé de la direction de tous les travaux de peinture et d’architecture du palais. On raconte qu’il poussait la bonté envers ses amis jusqu’à la faiblesse, il souffrit que ceux qui construisirent les murailles laissassent, au-dessus des anciennes chambres d’en bas, des vides et des ouvertures pour pouvoir y placer des tonnes, des conduits et des bois, et on se trouva forcé de remplir plus tard ces vides qui affaiblissaient tellement le bas de l’édifice, qu’il commençait à se crevasser de toutes parts. Vers ce temps, Raphaël donna des dessins d’architecture pour la Vigne du pape et pour plusieurs habitations du Borgo ; nous citerons entre autres le beau palais de Messer Gio. Battista dall’Aquila. De lui est aussi le dessin du palais que l’évêque de Troja fit construire à Florence dans la rue San-Gallo. Puis il peignit pour les moines noirs de San-Sisto, à Plaisance, un magnifique tableau de maître-autel où figurent la Vierge, saint Sixte et sainte Barbe (42). Pour la France, il fit plusieurs tableaux, et particulièrement pour le roi un saint Michel combattant avec le démon, que l’on regarde comme une chose merveilleuse. Il y a représenté une roche brûlée jusque dans les entrailles de la terre, dont les crevasses laissent échapper des flammes sulfureuses qui jettent sur les membres de Lucifer les teintes les plus variées. L’ange déchu manifeste toute la rage et la fureur de son orgueil envenimé contre celui qui le précipite dans un abîme de peines éternelles. Saint Michel, au contraire, revêtu d’une armure d’or et de fer, joint à son air céleste un caractère de force et de courage qui imprime la terreur. Déjà il a jeté son ennemi à la renverse à l’aide de son javelot. Ce chef-d’œuvre mérita à Raphaël, de la part du roi, une très honorable récompense (43).
II fit ensuite plusieurs portraits de femmes : nous citerons entre autres ceux de sa maîtresse et de Béatrice de Ferrare (44).
Raphaël aima passionnément les femmes et ne sut jamais modérer ce penchant. Ses amis lui montrèrent peut-être à cet égard une condescendance et une complaisance funestes. Il avait à peine commencé à peindre la loge du palais d’Agostino Ghigi, son intime ami, que déjà les charmes d’une maîtresse lui faisaient négliger ses travaux. Agostino, désespéré de ces retards, employa les prières et les exhortations et se servit de tous les expédients en son pouvoir, pour déterminer cette femme à demeurer avec Raphaël, dans le lieu même où il travaillait. Grâce à cet arrangement, l’ouvrage parvint à sa fin. Raphaël en fit tous les cartons et exécuta lui-même plusieurs figures à fresque. Il représenta sur le plafond le Conseil des dieux : l’on voit dans cette composition qu’il s’est habilement inspiré de l’antique. Il peignit aussi les Noces de Psyché. Jupiter est servi par des dieux d’un ordre inférieur et les Grâces répandent des fleurs sur la table. Les pendentifs qui forment entre les cintres des fonds triangulaires renferment plusieurs sujets poétiques, entre autres Mercure traversant les airs, Jupiter embrassant Ganimède, Vénus sur son char, Psyché transportée dans l’Olympe par Mercure et les Grâces. Dans les lunettes des arcs distribués tout autour du portique, on voit des Cupidons ailés portant en trophée les armes ou les attributs des dieux : la foudre de Jupiter, le casque, l’épée et le bouclier de Mars, les marteaux de Vulcain, la massue et la peau de lion d’Hercule, le caducée de Mercure, la flûte de Pan, les instruments d’agriculture de Vertumne. Ces enfants sont accompagnés d’animaux dont le caractère est en rapport avec les attributs qu’ils portent ; peinture et poésie vraiment admirables. Jean d’Udine décora les arêtes des pendentifs par des festons, assemblages de fleurs, de fruits et de plantes de tout genre (45). Raphaël donna encore les dessins des écuries des Ghigi et d’une chapelle qui appartenait à Agostino, dans l’église de Santa-Maria-del-Popolo (46). Il orna cette chapelle de peintures et ordonna que l’on y élevât un magnifique tombeau pour lequel il fit exécuter par Lorenzetto, sculpteur florentin, deux figures qui sont encore dans sa maison au Macello de’ Corbi, à Rome. Mais la mort de Raphaël et celle d’Agostino, qui arriva ensuite, furent cause que cet ouvrage échut à Sébastien, de Venise.
Raphaël, alors parvenu à l’apogée de son talent, commença, par l’ordre de Léon X, la grande salle du Vatican où se trouvent les victoires de Constantin (47). Puis, Sa Sainteté désirant avoir de très riches tapisseries tissues d’or et de soie, Raphaël en dessina et coloria lui-même tous les cartons. On les envoya en Flandre, et les tapisseries furent transportées à Rome aussitôt leur achèvement. Rien n’est plus merveilleux, et l’on conçoit avec peine comment il a été possible d’arriver à rendre, avec de simples fils, tous les détails des cheveux et de la barbe, et toute la souplesse des chairs, et ces eaux, ces bâtiments, ces animaux que l’œil prend pour l’ouvrage d’un habile pinceau ; ce travail enfin semble l’effet d’un art surnaturel plutôt que de l’industrie humaine. Les tapisseries coûtèrent soixante-dix mille écus. On les conserve encore dans la chapelle du pape (48).
Raphaël peignit sur toile un saint Jean pour le cardinal Colonna. Ce seigneur aimait beaucoup ce tableau ; mais il le donna à son médecin, Messer Jacopo da Carpi, qui venait de le guérir d’une grave maladie. Ce saint Jean est maintenant à Florence, chez Messer Francesco Benintendi (49).
Raphaël fit ensuite, pour le cardinal Jules de Médicis, vice-chancelier, la Transfiguration du Christ. Il poussa à la dernière perfection ce tableau, auquel il travaillait sans relâche, et qui devait être envoyé en France. On aperçoit le Christ transfiguré sur le mont Thabor ; les onze apôtres attendent son retour au pied de la montagne. On leur amène un jeune possédé, afin que le Christ le délivre lorsqu’il sera descendu. Agité par des convulsions violentes, l’enfant se jette en arrière en poussant des cris et en roulant des yeux hagards ; ses muscles contractés, ses veines tendues, son souffle précipité, sa pâleur, tout en lui annonce la présence de l’esprit malin. Un vieillard soutient cet infortuné dans ses bras. Ses sourcils relevés, son front plissé, indiquent chez lui une lutte terrible entre la résolution et la frayeur, et en même temps la vue des apôtres semble lui inspirer de la confiance et une nouvelle vigueur. Une femme, la principale figure de ce tableau, à genoux devant les disciples, se tourne vers eux les bras étendus, et appelle leur attention sur le misérable état du possédé. Les apôtres, les uns debout, les autres assis ou agenouillés, témoignent la plus vive compassion. Il y a dans cette peinture des figures si belles et des têtes d’un style et d’un caractère si neuf et si varié, qu’elle a été regardée avec raison par tous les artistes comme l’ouvrage le plus admirable qu’ait produit le pinceau de Raphael. Que celui qui veut se représenter le Sauveur resplendissant de l’éclat de sa divinité aille le contempler dans ce chef-d’œuvre. Le Christ, planant au-dessus de la montagne, est enveloppé d’une vapeur lumineuse qui rejaillit sur Moïse et Élie. Pierre, Jacques et Jean sont prosternés ; l’un se jette la face contre terre, un autre porte sa main devant ses yeux, comme pour se garantir de l’éclat que répand la splendeur de leur maître qui, vêtu d’une robe plus blanche que la neige, les bras ouverts et la tête élevée, semble manifester l’essence et la divinité des trois personnes. Raphaël rassembla dans la tête du Christ tout ce que son art pouvait enfanter de plus beau et de plus majestueux. Ce fut la dernière et la plus sublime de ses créations (50). Bientôt après, la mort vint le frapper.
Après avoir décrit les œuvres de ce grand homme, il nous semble convenable, avant de raconter les autres particularités de sa vie et de sa mort, de dire, dans l’intérêt des artistes, quelques mots sur les différentes manières qu’il adopta successivement. Élève du Perugino, il dut se conformer d’abord, dans ses premiers essais, au style de ce maître, qu’il améliora considérablement, soit dans le dessin, soit dans la couleur ou l’invention. C’était un progrès ; cependant plus tard il reconnut qu’il se trouvait encore loin du vrai. Aussi, frappé d’étonnement à la vue des peintures de Léonard de Vinci, dont toutes les figures sont si pleines de grâce et de mouvement, il se mit à l’étudier, de préférence à tous ceux dont il connaissait déjà les ouvrages. Peu à peu, et à grand’peine, il abandonna la manière du Perugino en imitant autant que possible celle du Vinci ; mais, malgré ses efforts et son application, il ne put jamais surpasser Léonard dans quelques difficultés. Si, comme on le pense généralement, Raphaël l’emporte en moelleux et en une certaine facilité naturelle, néanmoins est—il vrai qu’il ne lui fut point supérieur dans l’art de l’invention et de l’expression, où peu d’artistes se sont élevés à la hauteur du Vinci. Mais Raphaël est celui de tous qui s’en est le plus rapproché, particulièrement par la grâce du coloris. La manière que Raphaël devait à la direction que le Perugino lui avait imprimée, dans sa jeunesse, fut long-temps un obstacle à ses progrès, d’autant plus qu’il l’avait saisie avec facilité, car elle était maigre, sèche, et pauvre de dessin. Aussi ne fut-ce qu’à l’aide d’un travail opiniâtre qu’il parvint à comprendre la beauté des nus et à vaincre les difficultés des raccourcis en étudiant les cartons dessinés par Michel-Ange pour la salle du conseil, à Florence (51). Tout autre qui eût manqué de courage, croyant avoir jusqu’alors perdu son temps, n’aurait jamais tenté ce que fit Raphaël. Il secoua le joug incommode de la manière du Perugino pour se former à celle de Michel-Ange hérissée de milles difficultés. De maître qu’il était, il devint élève, se livra à des études incroyables pour acquérir en peu de mois ce qui ne s’obtient qu’au bout de plusieurs années après un travail dont la jeunesse seule est capable, par sa plus grande facilité à apprendre chaque chose. En effet, celui qui de bonne heure ne se nourrit pas de bons principes, et ne s’instruit pas dans la manière qu’il veut suivre, et qui à l’aide de l’expérience ne surmonte pas peu à peu les difficultés de l’art en cherchant à en comprendre toutes les parties et à les mettre en pratique, celui-là, dis-je, ne s’élèvera jamais à la perfection, ou, s’il y arrive, ce sera avec infiniment plus de temps et de peine. Lorsque Raphaël voulut changer et améliorer son style, il ne s’était jamais livré à l’étude approfondie du nu. Jusqu’alors il s’était borné à dessiner d’après nature dans la manière du Perugino, son maître, en y ajoutant toutefois cette expression gracieuse qui chez lui semble un don de la nature. Il s’attacha donc à comparer la musculature des écorchés et des sujets vivants, et à étudier tous les divers effets de son mécanisme sur les parties ou l’ensemble du corps humain. En outre, il examina avec attention les articulations des os, les attaches des tendons, et les réseaux formés par les veines. Il réunit ainsi toutes les connaissances qui constituent un grand peintre. Mais il reconnut qu’à l’égard de la science anatomique il ne pouvait arriver à la perfection de Michel-Ange. En homme judicieux, il considéra que la peinture ne consiste pas seulement à la représentation du nu, qu’elle offre un plus vaste champ, et que parmi les plus grands peintres on peut compter ceux qui savent rendre avec intelligence et facilité les scènes historiques, et ceux qui se distinguent par la conception d’idées ingénieuses auxquelles président le goût et cette juste mesure qui, dans chaque sujet, empêche de tomber dans la confusion du trop ou la pauvreté du trop peu. Alors il s’appliqua à réunir dans ses compositions la variété des fonds et des perspectives, des fabriques, des paysages, et des effets de lumière, la propriété des costumes et la beauté des têtes chez les enfants, les femmes, les jeunes gens, les vieillards, auxquels il savait imprimer le mouvement et la vivacité nécessaires. Il sentit encore combien est important l’art de peindre avec vérité la fuite des chevaux dans les batailles et la férocité des soldats, d’imiter toutes sortes d’animaux, et surtout de rendre les portraits si ressemblans qu’on puisse les croire vivants. Il étudia avec soin les vêtements, les chaussures, les casques, les armures, les coiffures de femmes, les cheveux, les barbes, les vases, les arbres, les cavernes, les rochers, les feux, l’air troublé ou calme, les nuages, les pluies, la foudre, le temps serein, la nuit, les clairs de lune, les effets de soleil et beaucoup d’autres choses dont la connaissance est indispensable en peinture. D’après toutes ces considérations, Raphaël ne pouvant égaler Michel-Ange, en se plaçant sur le même terrain que lui, résolut d’explorer une voie nouvelle où il pût l’égaler et peut-être le surpasser. Loin d’imiter une manière dont la recherche lui aurait fait perdre inutilement son temps, il s’en créa une combinée de toutes les autres parties dont il a été question. Si plusieurs artistes de nos jours eussent suivi cet exemple au lieu de se traîner servilement sur les traces de Michel-Ange, sans pouvoir l’imiter, on ne les aurait pas vus s’épuiser en de vains efforts qui ne pouvaient les conduire qu’à une manière dure, pénible, sans charme, sans couleur, et pauvre d’invention, tandis qu’en embrassant toutes les parties de l’art, leurs études auraient porté des fruits utiles au monde et à eux-mêmes. Raphaël emprunta aussi à Fra Bartolommeo di San-Marco, chez qui il reconnut une touche savante, un dessin correct et une couleur agréable, quoiqu’il employât quelquefois trop de teintes obscures pour donner plus de relief à ses figures. Il suivit la marche du Frate dans le dessin et la couleur, en y introduisant toutefois des qualités qu’il avait puisées dans les ouvrages des meilleurs maîtres. Ainsi, de plusieurs manières, il s’en créa une qui lui devint entièrement personnelle et qui a été et sera toujours infiniment admirée de tous les artistes : on en apprécie toute la perfection dans les sibylles et les prophètes qu’il peignit dans l’église della Pace, comme nous l’avons dit. Cet ouvrage montre encore combien la vue des peintures de Michel-Ange dans la Sixtine lui fut profitable. Si Raphaël eût su s’arrêter à cette manière et n’eût pas cherché à la varier et à l’agrandir, pour montrer qu’il entendait les nus aussi bien que Michel-Ange, il ne se serait pas privé d’une partie de sa renommée ; car le dessin des nus qu’il exécuta dans la salle de Torre Borgia où se trouve l’incendie de Borgo-Vecchio, quoique bon, n’est pas parfait en tout point. Les nus dont il décora la voûte du palais d’Agostino Ghigi ne satisfont pas davantage, parce qu’ils manquent de cette grâce et de cette harmonie qui lui étaient propres. Il est vrai que l’on doit aussi attribuer la plus grande partie de ces défauts à ses élèves qu’il faisait peindre d’après ses cartons, et il le reconnut en homme sensé, car il voulut travailler seul à son tableau de la Transfiguration où l’on trouve réunies toutes les qualités exigées pour une bonne peinture. S’il n’eût pas employé, par un caprice inexplicable, le noir de fumée des imprimeurs, dont la nature, comme nous l’avons déjà dit plusieurs fois, est de devenir tous les jours plus obscur et de dénaturer les autres couleurs avec lesquelles il est mêlé, je crois que cette peinture aurait encore sa première fraîcheur, tandis qu’aujourd’hui elle a beaucoup trop poussé au noir.
J’ai cru nécessaire, en approchant de la fin de cette vie, d’entrer dans tous les détails qu’on vient de lire, pour montrer à combien d’études et de travaux consciencieux Raphaël se livra, et surtout pour apprendre aux artistes à se mettre à l’abri des obstacles dont il triompha par son courage et sa persévérance. J’ajouterai encore que chacun devrait se contenter de faire les choses auxquelles il se sent naturellement porté, sans vouloir entreprendre des luttes d’où il ne pourrait sortir qu’avec honte et désavantage. Quand on a atteint le but marqué par la Providence, il ne faut pas s’épuiser en de folles tentatives pour surpasser ceux qui, par une grâce spéciale de Dieu, opèrent des prodiges dans leur art ; car alors tous les efforts sont vains pour arriver à la place dont s’empare facilement celui seul que la nature y destine. À l’appui de cette vérité, nous citerons pour exemple, parmi les anciens, Paolo Uccello qui, malgré toutes les peines imaginables qu’il se donna pour avancer, ne fit que rétrograder. De nos jours, Iacopo da Pontormo a suivi la même route sans plus de succès. L’expérience en offre mille autres preuves dont nous avons déjà parlé et dont nous parlerons encore par la suite. C’est que, sans doute, le ciel dans la distribution de ses faveurs veut que chacun sache se contenter de la part qui lui est échue.
Après nous être ainsi étendu sur ces questions, plus peut-être qu’il n’était nécessaire, passons à quelques faits particuliers de la vie et de la mort de Raphaël, dont il nous reste à entretenir nos lecteurs. Il s’était lié intimement avec Bernardo Divizio, cardinal de Bibbiena, qui, depuis plusieurs années, le tourmentait pour l’engager dans les liens du mariage. Raphaël, sans avoir jamais expressément repoussé les propositions du cardinal, avait gagné du temps en demandant trois ou quatre ans avant de se décider. Ce terme arrivé, au moment où il s’y attendait le moins, le cardinal lui rappela sa promesse ; se voyant lié, Raphaël, en galant homme, ne voulut pas manquer à sa parole et consentit à épouser la propre nièce du cardinal : mais l’éloignement qu’il éprouvait pour cette union lui en fit différer l’accomplissement, de telle sorte que plusieurs mois se passèrent sans que le mariage eût lieu ; et ce n’était pas sans un motif puissant que Raphaël en usait ainsi. Les immenses travaux qu’il avait exécutés pour Léon l’avaient rendu créancier de ce pontife pour des sommes considérables, et on lui avait donné à entendre qu’aussitôt qu’il aurait terminé les salles du Vatican, Sa Sainteté lui accorderait en récompense le chapeau de cardinal. En effet, Léon X projetait une promotion nombreuse de personnages parmi lesquels, certes, plusieurs avaient moins de mérite que Raphaël.
Pendant ce temps, il continuait de se livrer aux plaisirs de l’amour avec une ardeur immodérée, et une fois entre autres, ayant excessivement abusé de ses forces, il rentra chez lui avec une fièvre ardente dont il cacha la cause. Les médecins attribuèrent le mal à un grand échauffement et ordonnèrent imprudemment la saignée. Au lieu de réparer ses forces, Raphaël perdit ainsi le peu qui lui en restait. Il fit aussitôt son testament, et, par un sentiment tout chrétien, renvoya de chez lui sa maîtresse en lui laissant de quoi vivre honnêtement. Il partagea ensuite sa fortune entre deux de ses élèves, Jules Romain, qu’il aima toujours beaucoup, Gio. Francesco de Florence, surnommé le Fattore, et je ne sais quel prêtre d’Urbin, son parent. Il ordonna de restaurer de ses deniers dans l’église de Santa-Maria-Ritonda, une des chapelles en niche ou tabernacle, qu’il choisit pour le lieu de sa sépulture, et d’y élever un autel avec une statue de la Vierge.
Il institua son exécuteur testamentaire Messer Baldassare da Pescia, dataire du pape. Enfin, après l’aveu de ses fautes, il mourut chrétiennement à l’âge de trente-sept ans, le jour du vendredi-saint, qui avait été aussi celui de sa naissance. Il est à croire que Dieu reçut dans son sein le génie qu’il avait créé pour l’ornement du monde.
Raphaël mort fut exposé dans la salle même où il avait coutume de peindre ; derrière sa tête se trouvait le tableau de la Transfiguration qu’il avait terminé pour le cardinal de Médicis. Le rapprochement de cette image, en quelque sorte vivante, et du corps inanimé de l’artiste causait une douleur poignante qui déchirait le cœur.
Le cardinal fit placer ce tableau sur le maître-autel de l’église de San-Pietro-in-Montorio. Les obsèques de Raphaël furent célébrées avec tous les honneurs dus à son noble génie. Il n’y eut aucun artiste qui ne ressentît de sa perte une douleur profonde, et qui ne voulût l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. La cour du pape partagea le deuil général, car Raphaël avait occupé à la cour une place de gentilhomme de la chambre, et était tendrement aimé du saint pontife à qui sa mort fit verser des larmes amères. Bienheureuse ton âme, ô Raphaël ! le monde entier se prosterne devant tes œuvres ! Et la peinture, que n’est-elle descendue dans la tombe avec toi ! Lorsque tu fermas les yeux, pour elle aussi la lumière s’éteignit. C’est à nous maintenant d’imiter les modèles parfaits qu’il nous a laissés, et de conserver dans nos cœurs son souvenir gravé en traits ineffaçables ; car c’est par lui que nous avons vu l’art amené à cette perfection que nous n’osions espérer. Et ce bienfait n’est pas le seul qui lui ait mérité notre reconnaissance. Il ne cessa, tant qu’il vécut, de nous offrir le meilleur exemple à suivre dans nos rapports avec nos égaux, et avec ceux qui sont placés au-dessus et au-dessous de nous. Il avait su établir une telle harmonie entre tous les artistes qui composaient sa nombreuse école, quel que fût leur degré de talent, que jamais le moindre démêlé, le moindre sentiment de jalousie ne vint troubler la durée de cette union, qui n’exista jamais aussi parfaite que de son temps. Ce rare accord était produit par le talent et le caractère affable de Raphaël, et surtout par ses qualités heureuses qui lui gagnaient tous les cœurs, au point que non seulement les hommes, mais les animaux eux-mêmes, l’affectionnaient. Le ciel lui accorda peut-être ce don précieux pour former un contraste frappant avec ce qui se passe ordinairement entre les gens de notre profession. Si un peintre, même de ceux qui lui étaient inconnus, lui demandait un dessin, il laissait en arrière ses propres ouvrages pour le satisfaire. Il mettait une complaisance extrême à initier aux mystères de son art ses nombreux disciples, qu’il aimait comme ses enfants. Aussi, lorsqu’il sortait pour aller à la cour, il avait toujours un cortége de cinquante peintres, hommes bons et vaillants. Enfin, il vécut non en peintre mais en prince.
Ô peinture, art divin, tu pouvais te dire heureuse tant que vécut celui dont le talent et les grâces aimables t’élevèrent jusqu’au ciel ! Oui, tu pouvais te dire vraiment heureuse, ô peinture, car tes élèves puisaient chaque jour de grands exemples chez cet homme qui, par la puissance de son génie et ses qualités séduisantes, sut arriver à gagner l’amitié de Jules Il et de Léon X dont les libéralités lui permirent de se créer une existence aussi brillante que glorieuse. Heureux encore celui qui, guidé par ses leçons, put s’exercer sous ses yeux à la pratique de l’art ; car, selon moi, quiconque a suivi ses traces est arrivé à bon port. Enfin, ceux qui l’imiteront dans ses travaux seront honorés dans ce monde, et ceux qui l’imiteront dans sa conduite seront récompensés par le ciel (52).
Bembo composa en son honneur cette épitaphe :
D. O. M.
Raphaëli. Sanctio. Joan. F. Urbinati
Pictori. eminentiss. veterumq. æmulo
cujus. spiranteis. prope. imagineis
si. contemplere
Naturæ. atque. artis. fœdus.
facile. inspexeris.
picturæ. et. architect. operibus.
gloriam. auxit.
vixit. an. XXXVII. integer. integros.
quo. die. natus. est. eo. esse. desiit.
VII. id. april. MDXX.
Ille. hic. est. Raphaël. timuit. quo. sospite. vinci
La mort de Raphaël inspira les vers suivants au comte Baldassare Castiglione :
Quod lacerum corpus medica sanaverit arte,
Hippolytum Stygiis et revocârit aquis,
Ad Stygias ipse est raptus Epidaurius undas ;
Sic pretium vitæ mors fuit artifici.
Tu quoque dum toto laniatam corpore Romam
Componis miro, Raphaël, ingenio,
Atque Urbis lacerum ferro, igni, annisque cadaver
Ad vitam, antiquum jam revocasque decus ;
Movisti superûm invidiam, indignataque mors est,
Te dudum extinctis reddere posse animam.
Et quod longa dies paulatim aboleverat, hoc te
Mortali spreta lege parare iterum.
Sic miser heu ! prima cadis Intercepte juventa,
Deberi et morti nostraque nosque mones.
Nous n’emploierons pas le peu d’espace que nous avons, soit à rectifier quelques erreurs du Vasari touchant les travaux de Raphaël, soit à combler quelques lacunes de sa biographie. Notre auteur publia la vie de ce grand homme trente ans seulement après sa mort, en présence de tous les éléinents et de tous les souvenirs. Aussi, malgré plusieurs fautes de détails, en est-il resté le seul véritable historien. Lanzi, Fiorillo, Angelo Comolli, et dans ces derniers temps M. Quatremère, qu’ils aient abrégé ou augmenté son récit, en ont suivi la marche et reconnu la fidélité. On peut facilement confronter ces différents ouvrages ; mais le faire ici nous menerait trop loin. Nous nous garderons bien également de consacrer cette note à la répétition de l’inévitable apothéose de Raphaël. À quoi cela pourrait-il servir ? Aurons-nous besoin, pour qu’on croie à notre admiration et pour qu’on la partage, de moduler de toutes les façons toutes les épithètes louangeuses de la langue ? Serions-nous embarrassés d’exprimer notre respect et notre enthousiasme sans ce style exclamatif, qui peut bien tout affirmer, mais qui n’explique rien ? Nous avons déjà fait pressentir à quelle hauteur nous placions le peintre d’Urbin ; essayons maintenant de dire quels ont été la génération, le caractère et l’influence de son talent.
Personne, à notre connaissance, n’a nié l’influence de l’école florentine sur le talent de Raphaël. Son séjour, ses amitiés, ses études à Florence, eurent trop d’importance dans sa vie pour n’avoir pas été suffisamment remarqués ; ses ouvrages, d’ailleurs, en portent trop l’empreinte pour que personne ait pu contester la tradition, si formelle à cet égard. Ce point étant donc d’abord posé, on ne comprend pas par quelle raison et pour quel intérêt on a voulu, surtout dans ces derniers temps, faire du peintre d’Urbin un élève exclusif de l’école toscane. On ne comprend pas davantage en vertu de quels arguments on a nié aussi l’existence d’une école romaine. À quoi répondent ces assertions tranchantes, comme toutes celles qui malheureusement partent d’un demi-savoir ? Si l’on avait contesté quelque part l’influence de l’art toscan sur l’art romain, on accepterait sans doute plus tranquillement cette fougueuse réaction ; on permettrait même à cette opinion, en présence d’une erreur contraire, d’aller plus loin que son droit. Mais ici la vérité n’a point la main forcée et ne doit consentir à faire aucun sacrifice. Nous ne devons point admettre ces distinctions subtiles qui ne tendent à rien moins qu’à ôter à un grand homme et à une grande école leur physionomie particulière et leur vigoureuse personnalité, et qui n’aboutiraient qu’à embrouiller davantage l’histoire, encore assez mal comprise chez nous, de l’art italien. Notre thèse est donc d’affirmer l’originalité du talent de Raphaël et l’individualité de l’école romaine : c’est, au reste, la thèse traditionnelle. C’est pourquoi nous avons confiance de la soutenir assez bien ; car, après y avoir long-temps regardé, nous croyons que la tradition doit être, au moins sur notre terrain spécial, la base indispensable de tout aperçu vrai. Si nous aimons et apprécions les aperçus neufs, c’est à condition qu’ils conserveront des attaches sérieuses avec la vérité ; à condition qu’ils serviront à mieux expliquer et à faire comprendre l’histoire, et nullement à la défigurer et à la détruire. Oui, quoi qu’on en ait dit, les résultats de Raphaël et de l’école romaine découlent d’une origine et portent un caractère qui leur sont propres. Si nous avions uniquement à le prouver à des artistes ou à des hommes spécialement exercés, la tâche ne serait pas difficile, et notre procédé serait simple : il consisterait à rappeler au souvenir et à poser en quelque sorte sous les yeux ces résultats, en invitant la mémoire ou le regard à les comparer. Mais l’histoire, en fait d’art, sert à aider les yeux moins savants et les instincts moins développés ; en dehors de la pratique manuelle, l’histoire de l’art est l’introduction à toute connaissance un peu sérieuse de ses produits. Nous commencerons donc par nous placer au point de vue historique, pour éclairer cette difficulté, si difficulté il y a. Comment a-t-on nié l’existence d’une école romaine ? D’abord on a objecté que cette prétendue école n’avait compté qu’un très petit nombre de maîtres qui fussent réellement Romains par la naissance, comme Jules, par exemple, dans le beau temps, et le Sacchi pendant la décadence. Cette objection nous paraît peu sérieuse. Les artistes, comme artistes au moins, peuvent-ils avoir une autre patrie que le pays où ils exercent leur art, non comme une chose exotique et indépendante, mais comme une chose soumise aux convenances, au goût, et aux principes propres à ce pays ? Il nous semble le contraire. Mais les artistes romains, s’ils ne sont pas nés généralement à Rome, ne sont-ils pas presque tous, comme Raphaël et le Bramante, sortis des États de l’Église, de même que presque aucun des peintres de l’école vénitienne n’est né dans la métropole, et que presque tous sont venus des états soumis à sa puissance ? S’il n’y avait point d’autre raison que celle-là contre l’existence d’une école romaine, et qu’on l’admit, il faudrait assurément l’admettre aussi par rapport à l’école vénitienne. Si l’art romain perdait ainsi Pier della Francesca de Borgo, Pietro Vannucci de Pérouse, Niccolò de Foligno, Andrea d’Assises, Fra Carnevale, Bramante et Raphaël d’Urbin, il faudrait aussi déshériter l’école vénitienne de Giorgione de Castel-Franco, de Titien de Cadore, de Jacques de Bassano et de Paul de Vérone : où mènerait cette distinction, et que sortirait-il de ce déchirement ? La géographie viendrait ici faire, dans les choses de l’art, un bien fâcheux et bien gratuit amalgame ; mais on le comprend, c’est au goût avant tout à classer et à distinguer les écoles. On a bien rangé dans l’école florentine les travaux des gens de Pise, de cette noble et malheureuse ville qui lutta si opiniâtrement contre Florence pour conserver son indépendance, et l’on voudrait contester à Rome la part de gloire qu’elle a reçue comme un tribut de ses tranquilles états ! S’il nous est donc permis de considérer comme romains les artistes qui sont nés près des murs de Rome, sur le vieux territoire pontifical, dans le Latium, la Sabine, le Picenum, l’Ombrie et l’État d’Urbin, il nous sera facile de défendre historiquement l’existence de l’école romaine En effet, c’est particulièrement sur ce territoire que s’exercèrent concurremment les artistes grecs et italiens, auxquels on doit les peintures, les mosaïques et les miniatures du douzième siècle. C’est là essentiellement le pays de ces vieilles et enfumées images, attribuées par la tradition populaire à l’évangéliste saint Luc, et dans lesquelles on ne doit voir que les grossiers essais de quelque moine de ce nom. Ces œuvres bysantines ont été sans doute fort nombreuses, car il en existe encore beaucoup malgré toutes les causes qui ont dû les faire remplacer par des peintures postérieures ; on peut croire aussi que la métropole en était davantage fournie, et que si elle en compte moins maintenant que la campagne, c’est que les travaux successifs, entrepris dans la ville par les papes, en ont fait disparaître un grand nombre. Quoi qu’il en soit, on voit encore à Assises des travaux importants du commencement du treizième siècle, et outre les peintures sur muraille, on y en conserve plusieurs sur bois. On trouve même à Subiaco un panneau représentant la Consécration d’une Église, peint et signé par un certain Conciolo, à la date de 1219, c’est-à-dire vingt-un ans avant la naissance de Cimabué. il y a plus, il est bien constaté encore que, dès le treizième siècle, il existait à Pérouse une corporation de peintres. La plupart, si l’on considère le temps, devaient être des miniaturistes, qui travaillèrent sans doute à l’ornement des manuscrits de ce siècle, si nombreux à la bibliothèque Vaticane. Un peu plus tard, l’Ombrie nous offre encore Oderigi de Gubbio, petite ville près de Pérouse ; cet Oderigi, vanté comme un très habile homme par le Vasari, fut l’ami intime de Giotto, quand celui-ci vint à Rome ; il partagea avec lui l’amitié du Dante, qui l’appelle dans son poème l’honneur d’Agohbio, et de l’art de la peinture. Après cet Oderigi et pendant tout le quatorzième siècle, on pourrait dresser une longue liste de peintres romains, dont nous éviterons ici la nomenclature, car il nous suffit d’avoir constaté les commencements de l’école. Tous ces peintres de Pérouse, de Gubbio, d’Assises, de Velletri, d’Orvietto, de Camerino, de Fabriano, d’Urbino, de Foligno, ont généralement été employés aux travaux de la fameuse cathédrale d’Orvietto, où une partie de leurs œuvres subsiste encore ; après eux, parurent les hommes célèbres qui donnèrent un grand éclat à l’école romaine, assurèrent sa marche, accrurent ses progrès, et furent les réels précurseurs du divin Raphaël : Pier della Francesca, le dominicain Carnevale et le Pérugin. Pier della Francesca, né à Borgo-San-Sepolcro, petite ville de l’Ombrie, qui plus tard fut donnée par un pape à Florence, vint briller à la cour du vieux duc d’Urbin, Guidobaldo Feltro ; cet artiste, homme d’un grand talent et d’un grand savoir, habile modeleur et noté comme le plus fort géomètre de son temps, s’était cependant avancé de lui-même dans l’école natale, et avait fort peu connu les maîtres de Florence. Le dominicain Carnevale, né à Urbin, peintre gracieux, animé, vrai, mais incorrect et peu savant, n’a positivement rien emprunté au style florentin. Ces deux maîtres de la primitive école romaine formèrent le Bramante et Vannucci ; le Bramante alla porter dans la Lombardie les principes de cette école, et on les y retrouve mariés aux principes florentins, introduits par le Vinci. Le Pérugin resta dans le pays, et forma Raphaël. Le jeune Raphaël quittait à peine l’atelier de son vieux maître, quand le Bramante, revenu de Milan et impatronisé à Rome, l’y appela pour le mettre à la tête de l’école romaine, et l’opposer à l’invasion florentine. Quelle avait pu être positivement l’éducation de ce jeune homme, sur lequel la vieille expérience du Bramante avait osé asseoir un espoir si vaste ? quelle avait pu être la marche de son talent, pour qu’il osât lui-même venir à Rome, à peine âgé de vingt-cinq ans, engager la lutte avec Michel-Ange ? Raphaël, n’étant encore qu’un enfant, avait déjà épuisé tous les éléments d’instruction que pouvaient lui fournir l’atelier de son père et les exemples du frère Carnevale ; et ici, il faut remarquer que son père était un homme beaucoup moins médiocre qu’on ne s’est plu à le dire, en abusant du texte de Vasairi. D’Urbin Raphaël se rend à Pérouse, y étonne son nouveau maître, s’assimile complètement sa manière avec la plus inconcevable rapidité, et signe, à quinze ans, plusieurs morceaux où il le dépasse remarquablement, en talent comme en génie. Cependant le Pérugin était un grand maître, sa réputation s’étendait au loin, et quand il allait à Florence, l’opinion l’y plaçait à côté des Ghirlandaj ; des Masaccio et des plus illustres artistes de son temps. Raphaël, bientôt livré à lui-même, et n’étant pas encore sorti des États de l’Église, peint ce Mariage de la Vierge, ce fameux Sposalizio qui, à lui seul, aurait suffi pour le faire accepter même à Florence, à l’égal des hommes les plus forts, car le Vinci avait fait son Cénacle à Milan, et Michel-Ange n’avait pas encore montré son immortel carton. Quand Raphaël vint à Florence, il n’avait que vingt-un ans ; s’y présenta-t-il comme un élève ? assurément non ; il venait de diriger les grandes entreprises de la cathédrale de Sienne, pour lesquelles le Pinturicchio, cet autre écolier du Pérugin, s’était avoué insuffisant. Ces travaux de Sienne, commandés par le cardinal Piccolomini, étaient les plus importants qui se fussent encore réalisés en peinture ; ils font époque dans l’histoire de l’art, et peuvent servir à marquer la limite précise qui sépare le style moderne du style ancien. Raphaël venait à Florence, attiré sans doute par la grande renommée de Michel-Ange et du Vinci, et comptant bien tirer du spectacle de leurs œuvres quelque chose qui lui servît à agrandir encore son talent ; mais il espérait aussi s’y attacher des protecteurs, s’y créer des ressources et s’y préparer un digne théâtre. Il n’y a qu’à lire attentivement Vasari pour voir que cette dernière préoccupation n’était pas la moindre qui l’y poussât. D’abord on peut remarquer que cet élève prétendu de l’école florentine ne s’inscrit chez aucun maître, pas même chez l’affable Léonard ; qu’aussitôt arrivé il traite de puissance à puissance avec les jeunes gens les plus en renom, échangeant avec eux les conseils et les leçons, travaillant en concurrence avec eux pour les plus riches citoyens de leur ville, et ne pouvant suffire à ses travaux. Et puis Raphaël, au milieu de ses courses inquiètes de Florence à Pérouse et de Pérouse à Florence, parle, dans ses lettres conservées, de ses affaires et de ses ambitions, et nullement de ses études. Il demande à Urbin une lettre de recommandation auprès du gonfalonier Soderini pour obtenir de peindre une salle du Palais-Vieux, et lutter ainsi corps à corps avec le Buonarroti et le Vinci. C’est alors que le Bramante le fit demander à Rome.
Cet exposé historique, que nous terminons ici, nous a semblé nécessaire pour bien remettre en mémoire la succession de l’école romaine, et pour y rattacher Raphaël. Maintenant nous espérons répondre encore à l’opinion que nous avons signalée, et qui cherche à s’introduire, en essayant de déterminer le caractère distinctif du talent de Raphaël, représentant suprême et incontestable, suivant nus, de cette école.
Ce qui distingue essentiellement Raphaël, c’est l’universalité de son style. En effet, toutes les tendances de l’art sont présentes à ses œuvres, et la puissante complexité de son talent les développe et les résume toutes. Entre les instincts les plus contraires, les recherches les plus opposées, les résultats les plus inconciliables, son équilibre est parfait. Cette exacte mesure, ce tempérament moyen, dont on a fait, et avec raison, un des caractères distinctifs de la médiocrité, devient chez lui la marque évidente du génie le plus élevé qui fut jamais, à cause de la hauteur où se tient chaque partie, et de la sublimité où arrive l’ensemble. Ce caractère frappant de variété et d’unité se retrouve tout aussi bien dans l’exécution purement manuelle de ses œuvres, que dans leur conception purement intellectuelle. Partout la même abondance et la même simplicité, la même finesse et la même force, la nême recherche et la même naïveté, la même tenue et la même facilité. Tel nous semble avoir été Raphaël ; et assurément cette manière de l’envisager n’a rien d’individuel, et personne ne la contestera. Cependant, c’est en avoir déjà dit trop, pour n’avoir pas pleinement prouvé que Raphaël ne doit pas être compté dans l’école de Florence. Quoi de moins florentin que cet aspect ? car, aucun homme, à Florence, ne fournit rien qui puisse s’y comparer ; aucun depuis Cimabué jusqu’à Michel-Ange. À Florence, les plus grands hommes ont été grands d’une autre façon. Ils l’ont été par cette volonté de fer qui se choisit un but partiel, et qui dédaigne et renie tout ce qui ne s’y rattache pas. Florence, c’est l’école du parti pris, le champ d’une idée qui s’isole pour dédaigner et dominer. Quel que soit le tempérament naturel de tout artiste florentin, il est d’abord saisi par la loi de L’école, loi inflexible qui lui crie d’arriver à quelque chose d’exclusif et d’extrême. Celui qui hésite, et qui se retourne et cherche, est déjà perdu, l’école ne le comptera jamais parmi ses maîtres. C’est un orgueil qui n’admet ni le doute ni le regret, qui s’exalte assez dans ce qu’il possède pour n’apercevoir point ce qui lui manque. Pourtant il est impossible qu’il ne se soit pas rencontré à Florence bien de riches natures, bien de riantes et souples organisations qui durent désirer une autre allure, mais aucune ne put s’échapper et trouver son issue ; toutes furent obligées de marcher sous le précepte rigoureux et monotone de l’école. Si parfois l’un rêve et va s’éprendre à quelque idée vague et nouvelle, à quelque espoir inaccoutumé, à quelque gloire du dehors, à l’instant son vieux maître est là qui le rappelle et son jeune élève qui le pousse. Il a fallu que le gracieux Giotto, le modeste Fiésole, le mélancolique Masaccio, l’inquiet Léonard, le maladif Andrea, le faible Baccio, marchassent irrémissiblement dans la voie étroite et âpre des Cimabué, des Castagno, des Ghirlandaj, des Verocchio, des Buonarroti. Il a fallu que Léonard qui songeait à la Lombardie, qu’Andrea et Baccio qui tournaient quelquefois les regards vers Venise, n’oubliassent jamais cependant que l’œil jaloux de Florence les suivait toujours. Ces talents, en quelque sorte captifs, si beaux qu’ils nous paraissent, auraient sans doute rayonné d’un plus grand éclat encore s’ils eussent été libres ; mais l’école florentine aurait-elle eu sa grande destinée ? C’est une question à laquelle nous n’osons pas répondre. Ce que nous nous bornons à remarquer ici, c’est que Raphaël en posant le pied à Florence prit garde à lui. Ses amitiés n’allèrent pas chercher les plus fermes caractères ; ses études n’allèrent pas interroger les talents les plus exclusifs. Il s’attaqua, manifestement, à ce qu’il y avait de moins florentin. Ce n’est pas que nous prétendions, certes, que Raphaël ait pu se montrer indifférent ou inintelligent devant les choses qui constituaient le plus singulièrement le génie florentin. Il avait reçu de la nature trop de pénétration, d’activité et de souplesse, pour ne pas comprendre ou pour refuser tout élément qui aurait pu servir à l’élaboration de son vaste talent. Mais dans les œuvres produites par Raphaël en dehors de Florence et avant qu’il y vînt, n’y avait-il pas déjà d’irrésistibles engagements ? Ce génie naissant, mais qui était déjà pour les génies les plus exercés une menace si forte, n’avait il pas pressenti sa future plénitude ? Et ne connaissait-il pas au point de départ sa réelle essence ? Assurément Raphaël savait son chemin. Sa vie, si courte et si pleine, éloigne toute idée d’hésitation et de retraite Or, la formule définitive du talent de Raphaël a-t-elle été, comme celle d’un artiste vraiment florentin, l’adoption partiale d’une seule condition de l’art, et l’exclusion systématique et obstinée de toutes les autres ? Au contraire, depuis ses premiers essais jusqu’à ses derniers chefs-d’œuvre, nous voyons le peintre d’Urbin ouvrir son âme à toutes les sympathies, son esprit à toutes les conceptions, son talent à toutes les formes, et son exécution à tous les moyens. Quelle fleur cette abeille diligente a-t-elle négligée dans le champ de l’art italien ? Son enfance puise la modestie et la dévote naïveté de ses premiers types dans l’atelier paternel et dans l’école Pérugine ; puis, quittant ce terrain écarté et retardataire, son adolescence vient emprunter à l’école de Sienne ses dispositions si riantes et si animées ; puis sa jeunesse, pour préciser sa science, visite à Pise le Campo-Santo, et à Florence la chapelle de Masaccio, et pour fortifier son inspiration, se nourrit à la poésie du Dante. Enfin, sa précoce virilité voit à Rome entrer dans la masse, déjà si remarquable, de ses acquisitions, tout ce qui doit la compléter et la porter à ce point unique où personne après lui ne devait plus atteindre. Raphaël trouve à Rome, chez le Bramante et chez les peintres qui ont suivi ce dernier, les traditions de l’art lombard auquel Florence s’obstine encore à ne rien emprunter. Il y trouve les premières importations de l’admirable école de Venise, qui préludait si hardiment par les œuvres du Giorgione aux grandes réalisations du Véronèse et du Titien. Il assiste, il préside avec le Bramante et Jules II à cette exhumation passionnée de toutes les merveilles de l’art antique. La Grèce même lui envoie ses plus précieux dessins et ses plus rares fragments. Voilà certainement, sans l’exagérer, l’ensemble des ressources où cet homme privilégié de la fortune et du génie a puisé l’universalité de son style. Pas un des avantages rassemblés dans cette longue énumération n’a été négligé par lui. Tous ont eu une égale influence sur ses œuvres ; tous ont concouru à leur inexprimable perfection. Maintenant, que chaque école vienne chez lui réclamer sa part, que chaque maître vienne chez lui reprendre un lambeau ; le pourront-ils ? Non, car il n’a pas accompli l’œuvre du plagiaire, ni usé des procédés du copiste. Il a reçu de tous les côtés toutes les choses belles, et il a su les enserrer dans une harmonie encore plus belle que chacune de ces choses. Cette harmonie, ce lien entre toutes les beautés, entre toutes les forces, entre toutes les conceptions, c’est l’œuvre de Raphaël d’Urbin ; c’est là son talent, c’est là son génie.
Cette universelle expression de l’art, que le seul Raphaël était appelé à manifester, Rome et l’école romaine la réclamaient impérieusement. C’était encore une de ces promesses faites à la ville éternelle, et qu’elle seule pouvait recevoir. Le centre du catholicisme et de l’unité italienne, le siége de Jules II et de Léon X, pouvait seul accepter dignement cet héritage tout entier de l’Europe et du moyen-âge. Qu’on y réfléchisse, et on verra que ni Florence, ni Bologne, ni Milan, ni Venise, ni Naples, malgré leur importance, ne pouvaient y prétendre, à cause de leur position particulière. Rome était exclusivement dans ce temps, en Europe, la ville de l’unité et de l’assimilation, et cette prérogative tout entière se reflétait dans son art. Mais c’est une chose singulière que ce caractère de généralité, assurément le plus admirable de tous, et qui fut le spécial apanage de l’école romaine, ait été si peu compris. Ce fut précisément à cause de la vigueur et de la richesse de son principe constitutif qu’on a nié à cette école jusqu’à sa propre existence. Ce grand nombre d’étrangers appelés par Jules II et Léon X, mis en œuvre par le Bramante et Raphaël, ont semblé la preuve que l’art romain n’avait point d’existence à soi. Cet accueil généreux et franc à tant de traditions, de lumières et de ressources, qui affluaient à Rome du dehors, ont paru montrer le dénuement de ces grands hommes. Mais, pour peu qu’on y regarde, l’erreur ne devient-elle pas évidente ? convient-il à d’autres qu’aux plus grands génies d’avoir cette ampleur, cette affabilité pour les hommes et cette estime pour les choses ? Mais, quand bien même on ne partagerait pas cette opinion, il resterait encore à ne pas voir ce qui appartient rigoureusement à Rome, ce qu’elle n’a reçu de personne, ce qu’elle a vu naître et se développer exclusivement dans son sein ; il resterait encore à ne tenir aucun compte de la réaction évidente et précieuse qu’elle a opérée sur tout ce qui lui est venu du dehors. Et nous n’insistons pas ici sur tous ces ouvriers de Bologne, de Florence, de Milan, de Venise, de France et de Flandre, qui ne se firent accepter par elle qu’aux conditions convenables d’harmonie et de bonne entente sous l’œil du maître, soit le pape, soit Raphaël, soit Bramante ; nous parlons des plus grandes gloires et des talents les plus consacrés conviés par l’art romain à ses fêtes. Nous parlons des génies les plus entiers et des caractères les plus récalcitrants. Le sublime Michel-Ange lui-même, Dieu nous garde d’un blasphème ! ne fut-il pas obligé de se transformer jusqu’à certain point ? Si ce grand homme n’eût pas tenu autant à marier son nom florentin à la gloire romaine, eût-il supporté tant de doutes et de déboires ? S’il n’eût pas cru lui-même au génie romain, aurait-il autant hésité pour sortir de son omnipotence sculpturale ? aurait-il autant redouté de se commettre aux peintures de la chapelle Sixtine ? aurait-il accusé le Bramante de les lui jeter comme un défi au nom du jeune Raphaël ? Et ce défi, n’aurait-il osé le ramasser qu’après ses conférences et ses essais avec Sébastien del Piombo ? Aurait-il permis, à ce manœuvre de Venise, de prendre sous la protection de sa palette brillante les plus fiers contours de Florence ?
L’art romain, ainsi compris et comme nous l’envisageons en présence de ses œuvres et sous la garantie des plus sûrs témoignages, se résume admirablement dans Raphaël. Quoi de plus majestueux et de plus aimable ! Quoi de moins distrait et de plus actif que le génie de ce grand homme ! Voyez d’abord sa prodigieuse universalité. Il est présent à tout, il use de tout ; il n’ignore rien, il ne néglige rien. À chaque nouvelle idée qui surgit, il ouvre une large carrière, à chaque nouvel auxiliaire il crée une existence, et distribue du travail. Il applaudit aux essais de la gravure, admire Albert Durer, l’excite et veille à ses intérêts. Il forme et sustente Marc-Antoine. Il invente pour Jean d’Udine, pour Morto de Feltre, pour Polidore de Caravage et Mathurin de Florence, son magnifique et inimitable système d’arabesques et de décoration. Il envoie ses précieux cartons d’Hamptoncourt, aux manufactures flamandes auxquelles il donne en surcroît Van-Orlay de Bruxelles, et Coxis de Malines, ses habiles élèves qu’il a formés pour les diriger. Enfin, pour tout métier qui s’est rapproché de l’art, et qui demande de l’emploi, Raphaël sait se doubler. Il déverse sur chacun les trésors de son génie. Ses dessins ne font faute ni aux émaux de Faenza, ni aux marqueteries de Vérone, ni aux vitraux des peintres de Marseille.
Mais ce n’est pas tout ce grand homme, qui remue aussi fortement les autres par son activité, réagit par la conscience, avec autant d’empire sur lui-même. Aussitôt qu’il voit Rome, il se hausse pour elle, il s’agrandit pour la mission qu’elle lui impose ; il rejette aussitôt ce qu’il y a de particulier, d’étroit, et de local, dans son sentiment de la forme, dans son intelligence de l’idée. Aussitôt qu’il a pris possession des travaux du Vatican, et mis la main aux fresques de la Segnatura, il abandonne pour toujours les types frêles, les dispositions timides, l’exécution minutieuse que la dévotion donnait à Pérouse ; il renonce aux types mélancoliques, aux compositions bizarres, à l’exécution austère que Florence empruntait à la théologie du Dante. Il s’aide de toute sa facilité et de toute son intelligence pour exprimer avec pius de splendeur et de force, plus de grâce et de liberté, l’exubérance du catholicisme romain. Il relie la chaîne des temps, des croyances, des nations ; il pousse pêle-mêle dans ses immenses compositions toute l’antiquité et toute la chrétienté. Il met en regard, sans blesser ni l’œil, ni l’esprit, ni le goût, ni les hautes convenances, les saints docteurs de l’Église et les sages du paganisme, Zoroastre, Socrate, Aristote, Platon, Diogène, saint Augustin, saint Jérôme, saint Thomas, Scott et Savonarole. Il assied sur le Parnasse Homère et Dante, Virgile et Pétrarque, Ovide et Boccace, Tibulle et Tebaldeo. Sous le voile du passé, il écrit l’histoire présente. Sous les traits de l’impie Héliodore, terrassé par les anges à la prière du grand prêtre Onias, il stigmatise les barons de l’Église et célèbre la victoire de Jules II. Dans sa Messe, de Bolsène, il tonne contre l’hérésie naissante. Dans sa Délivrance de Saint-Pierre, il remercie la Providence qui a sauvé Léon X du désastre de Ravenne. Dans sa Retraite d’Attila, reculant devant la puissance d’en haut, et devant la majestueuse tranquillité de saint Léon, il pleure les malheurs de l’Italie, si long-temps en proie aux Espagnols, aux Français, aux Allemands, et il la rassure aux promesses de paix et de bonheur, apportées par le pape nouveau. Dans ses Victoires de Constantin et dans son Sacre de Charlemagne, non seulement il ouvre et il ferme les fastes entiers de l’Église universelle, pour laquelle il travaille, mais il célèbre encore l’union des deux pouvoirs et préconise la bonne intelligence établie, après tant de querelles et de malheurs, entre le roi de France, François Ier, et le pape Léon X, dans leur entrevue à Florence. Jamais assurément la peinture n’était arrivée par l’intelligence, l’ordre et la mesure, à cette grande valeur et à ce rôle influent. Jamais l’appropriation exacte des symboles et la limpidité des allusions n’avaient autant fourni à la muse de la peinture la substance entière réservée à celle de l’histoire. Cet exemple donné par Raphaël est resté unique, aucun peintre depuis lui n’a pu le reproduire. Et si notre art réclame ce trait de puissance parce qu’il a pu le montrer une fois, on peut objecter avec avantage probablement que cela n’en est pas moins en dehors de ses limites et de ses facultés. Raphaël a trop ressemblé à un génie d’un ordre plus élevé que l’humanité, qui aurait consenti à se servir des moyens humains pour faire l’œuvre instructive et décourageante d’un dieu. C’est dans les difficultés les plus grandes que Raphaël paraît, en effet, le plus à son aise. C’est quand le sujet est le plus réfractaire, qu’il le traite avec le plus de facilité ; quand il est le plus confus de sa nature, qu’il l’expose le plus lisiblement ; quand il est le plus ingrat et le plus pauvre, qu’il s’en tire avec le plus de majesté et de richesse. Il y a plus : il a semblé se complaire quelquefois à des thêmes étroits, à des prétextes bas, à des allégories misérables et courtisanesques, que la dignité de l’art repousse ou dans lesquels elle s’abdique pour mieux manifester la force d’un talent qui se sentait capable de tout accueillir et de tout élever. La complaisance et l’adulation sont revêtues par lui d’une physionomie si haute et d’une telle empreinte monumentale, qu’on ne voit pas leur intrusion au milieu des plus vastes pensées et des plus sublimes expressions. Nous ne saurions trop insister sur ce point, et nous y appelons l’attention ; car il nous semble que c’est ici le véritable centre du talent de Raphaël, le magique sanctuaire où se tient son génie. C’est ici que, si l’on veut le comparer à tous autres, on le trouvera le plus grand, parce que lui seul a rapproché autant de la parole notre art muet. Les autres grands maîtres impressionnent et font penser par le spectacle qu’ils exposent ; mais Raphaël parle, et l’on croit entendre la plus persuasive et la plus harmonieuse des langues. Raphaël n’a pas l’impénétrabilité du Vinci, de cet ingénieux et subtil Florentin qui se tient devant vous comme un sphinx, dont on comprend moins les énigmes quand on les étudie davantage, mais il a autant de profondeur que lui ; son talent vous explique chaque chose, et vous épargne toute hésitation et toute fatigue. Raphaël ne vous renverse pas comme Michel-Ange, mais il vous atteint aussi sûrement que lui ; il ne perd pas comme lui sa sérénité et son équilibre, son noble aspect se préserve des convulsions et des mouvements disgracieux de ce sauvage athlète ; il combat, comme l’Apollon antique, sans laisser voir ni colère ni effort. Raphaël ne vous enivre pas comme le Corrège, mais la volupté qu’il donne peut mieux s’avouer, et s’attaque aux fibres les plus nobles de l’homme. Raphaël n’a pas le faste matériel de Paul Véronèse et du Tintoret, mais sa pompe égale la leur, et n’a pas d’insignifiance. Raphaël enfin n’a pas la magie du Titien, mais il a plus d’élévation ; il n’a pas l’éclat de Rubens, mais sa richesse a moins d’incohérence.
Si nous faisons maintenant descendre Raphaël de ces hauteurs ; si nous oublions la richesse, la majesté et la profonde signification auxquelles il sut appeler la peinture dans ses vastes ordonnances des salles du Vatican, nous nous rendrons tout aussi bien compte, si ce n’est mieux, de sa marche et de son génie ; car cet homme prodigieux offre cela d’admirable, que, dans chacune des nombreuses séries d’œuvres que sa fécondité lui permit d’entreprendre, il apparaît avec la même abondance et ressort avec la même perfection. Étonnante prérogative que la Providence accorde à bien peu d’êtres, mystérieux partage de quelques rares organisations auxquelles il est donné, comme à Dieu, de manifester autant de force dans le moindre détail que dans le plus large ensemble. Si Raphaël n’eût peint que ses madones et ses saintes familles, et s’il n’eût peint que ses prophètes et ses sibylles de l’église Della Pace, ou ses cartons d’Hamptoncourt, sa Farnésine ou ses loges, ou même ses portraits, nous paraîtrait-il moins complet ? Partout identique à lui-même, comme ceux qui n’expriment rien sans l’avoir fortement compris et tiré de leur propre fonds, Raphaël prend tout à la même origine, et conduit tout au même terme par la même loi. Partout son commencement est timide, modeste et recueilli ; partout sa première donnée est simple et tranquille ; partout son commencement est ce qu’il y a dans l’héritage traditionnel de plus reposé, de plus simple, de plus consacré ; et puis sous sa main, par la plus imperceptible progression, dans le temps le plus rapide, tout s’active, se complique, et se transforme avec éclat. Quelle rectitude et quelle facilité n’a-t-il pas fallu pour amener ainsi chaque chose, dans un art, à un terme pareil sans jamais dévier ni perdre la trace, quoi qu’on ne l’aperçoive pas ! Ou a parlé des différentes manières, des trois manières de Raphaël : fâcheuses distinctions auxquelles on se plaît d’autant plus qu’on est moins capable de les bien voir. Qu’a-ton voulu donner à entendre par cela ? A-t-on voulu apprendre aux gens naïfs que Raphaël avait eu, comme un autre, son commencement, sa fin, et son milieu ? Belle découverte ! Sans doute du Sposalizio à la Transfiguration il y a un chemin immense, et ces deux formules d’un même homme, ces deux expressions d’une même doctrine, ces deux époques d’une même vie ne se ressemblent pas. Mais, si grande que soit la distance qui les sépare, se tiennent-elles ? Voilà la vraie question. Si maintenant entre elles on plaçait par la pensée toutes ses œuvres intermédiaires, le lien qui attache étroitement l’une à l’autre chaque production de Raphaël n’en sera que plus évident. Si par une magnifique mais irréalisable hypothèse on pouvait, pour l’honneur et le profit de l’art, rassembler dans un seul lieu tout ce que Raphaël a laissé dans le monde, et classer chaque chose suivant sa date, quel œil et quel doigt se sentiraient assez hardis pour oser préciser le point où commence et où s’achève chacune des célèbres révolutions qu’on a remarquées dans son talent ? Il y a des peintres qui ont changé de manière, et de grands peintres comme Guido et Murillo, mais Raphaël n’est pas de ceux-là. Son génie était d’un ordre plus élevé, sa carrière trop bien préparée, sa mission trop bien écrite. Comme un beau fleuve, il a coulé de sa source abondante, s’est accru de tous ses affluents, mais rien n’a brusquement précipité ni ralenti sa marche tranquille vers l’océan.
Cette remarque des prétendus changements apportés dans son style par Raphaël, et que le Vasari a peut-être eu le malheur de soulever le premier, quoique assez peu importante en elle-même, a eu les conséquences les plus mauvaises dans la critique. D’abord, on peut lui reprocher ces interminables écrits, ces discussions acharnées, ces parallèles puérils où tout ce qu’on peut imaginer de pauvreté et d’emphase a été ramassé à propos de Raphaël et de Michel-Ange : éternelle pierre d’achoppement entre Florence et Rome ! Mais on peut encore lui reprocher des débats plus tristes, parce qu’ils sont plus sérieux, et qu’ils peuvent donner aux jeunes artistes une réelle hésitation. Partant de ce point légèrement consenti que Raphaël avait eu trois manières bien précises, bien distinctes, chacun en est venu à se déclarer zélateur de l’une à l’exclusion de l’autre. C’est ainsi que va l’opinion et que procède l’erreur ; on dirait que plus une assertion est vague et oiseuse en soi, plus on doit en attendre des suites graves et rigoureuses. Pendant le règne académique de Charles Lebrun et de Louis David, l’école a rejeté comme indignes les prémices de Raphaël. Aujourd’hui on tend, si l’on n’y prend garde, à repousser ses derniers résultats. On trouvait autrefois gothiques, raides, froides, sans élévation et sans portée, les ravissants préludes de Pérouse et de Sienne. On trouve aujourd’hui païen, impur, matériel et sans valeur les splendides machines de Rome. Quelle est donc cette étrange aberration où se plaît l’orgueil à ne rien respecter sans restriction ? Quelle est donc cette meurtrière analyse où se plaît l’examen à ne rien laisser d’entier ? La Providence est moins exclusive : elle attribue à chaque partie sa beauté propre, elle donne à la jeunesse et à la maturité de chaque chose son ornement et son prix, elle colore la fleur et mûrit le fruit avec un soin égal.
La critique ne perdrait pas à se modeler sur elle, et à reconnaître que les œuvres du peintre d’Urbin, pleines d’une suave dévotion et d’une grâce modeste dans sa jeunesse, pleines d’une noble intelligence et d’une riante majesté dans sa virilité, sont également précieuses, également dignes d’influence sur l’avenir de l’art. Que chacun prenne, chez un grand homme, et chez Raphaël surtout, ce qui lui plaît le mieux, mais que ce soit à condition de respecter ce qu’il eu laisse. D’ailleurs, si peu qu’on en prenne, on en prend toujours assez pour en tirer un grand profit et ne pas se sentir le besoin de déprécier la substance que peuvent encore y trouver les autres. Qu’on conseille donc aux jeunes gens, suivant qu’on les pousse, de venir également se fortifier à cette source vivifiante, mais qu’on ne leur en cache ni l’abondance ni la variété, car c’est peut-être le seul moyen laissé à toutes les tendances de l’art, aujourd’hui si fourvoyées dans leurs voies transitoires, de se réhabiliter enfin en se réunissant. Quant à nous, nous ne saurions souscrire aux différents systèmes qui, s’étayant du grand nom de Raphaël pour acquérir la haute sanction qui leur manquerait, aux yeux clairvoyants des artistes, s’ils ne l’invoquaient pas, défigurent pourtant ou méconnaissent sa tradition après l’avoir invoquée. Nous ne saurions nous prêter à cette ingratitude qui accuse un homme d’avoir marché trop vite, puisque la loi est d’avancer le plus qu’on peut. Que cela gêne l’allure de ceux qui auront à suivre et les mette hors d’haleine, c’est possible, c’est vrai ; mais qu’y faire ? Tant pis pour les siècles lents et les lutteurs sans force. Tant pis pour les ambitions déçues qui ont eu le malheur de naître dans des jours ingrats, indiqués pour le repos ou la retraite. En effet, s’il est bon parfois de conserver quelque sympathie pour ceux qui demeurent en place ou reculent peu dans les temps mauvais, parce que la chose peut encore être difficile et méritante, il n’en est pas moins juste d’admirer, surtout, les hommes qui s’activent et progressent ; mais il faut dire qu’on se garde bien de présenter ainsi la chose, et qu’on environne plus prudemment cette accusation pour la rendre soutenable. On commence par établir que l’art dans sa sphère la plus haute doit rester immobile, immobile comme la religion ; alors on se donne beau jeu pour présenter comme autant de chutes les progrès les plus réels et les plus éclatants ; car il faut savoir que des hommes de pensée et de talent, et dont nous nous plaisons à reconnaître ici les intentions louables sans doute et le beau caractère, se sont cependant laissés aller, dans ces derniers temps, à parler de la dégénération et de la chute de Raphaël[2]. Qu’est-ce à dire que cela ? et comment le prendre ? Ainsi donc, Raphaël aurait renié son art, et son art devrait maintenant renier Raphaël ! Il aurait vécu trop long-temps pour sa gloire, ce grand homme mort à trente-huit ans ! Le peintre de la Transfiguration se serait ravalé lui-même dans sa dernière œuvre ! La Providence aurait mal servi l’art en n’étouffant pas ce génie dans son enfance, et en ne préservant pas l’avenir des effets de sa prévarication ! Eh ! mon Dieu ! quel système a donc eu besoin de cette énormité pour vivre, et quelle promesse a donc osé demander d’avance un tel sacrifice ! Ce sont les promoteurs de l’art prétendu religieux qui, dit-on, se restaure en France, en ce moment, qui sont arrivés à cette hardiesse dès leurs débuts. Cependant, nous espérons encore qu’il nous sera permis d’attendre les résultats qu’on nous annonce avant de nous départir de ce que nous tenons, de ce que la postérité pendant trois siècles, nous a appris à révérer. Malgré tout le mérite que nous nous empressons de reconnaître aux productions de ces artistes, nous ne saurions nous en contenter en présence des œuvres consacrées qu’on veut désormais nous forcer à dédaigner. En présence du tableau païen de la Transfiguration, ou même de toutes ces madones aux types impurs, inspirés à Raphaël par la Fornarina, nous ne savons pas si les beaux travaux d’Overbeck, de Weith, de Cornelius, de Hess, pourraient ébranler nos convictions, même en nous plaçant au point de vue qu’on leur prête et qui les recommande. Pour ce qui est des œuvres moins importantes des jeunes artistes français qu’on couronne, prématurément au moins, d’une double auréole de sainteté et de génie, nous ne persécuterons pas assez leur culte naissant pour inscrire leurs noms et leurs triomphes à côté du nom maudit et des chutes de Raphaël.
Au reste, il faut bien accorder que la question, soulevée avec bonne foi et talent, a quelque chose de grave en soi, et qui appelle, dans l’intérêt de l’art, un sérieux examen et une forte réfutation. Nous aimerions à la voir traitée par quelqu’un dont la puissance égalât la tâche. Pour nous, nous n’oserions l’entreprendre : cette discussion viendrait forcément aboutir loin de nos limites et de nos facultés. C’est d’une région qui nous est étrangère qu’on est descendu sur notre terrain ; et c’est peut-être pour cela qu’on y vacille et qu’on s’y reconnaît mal. À notre gré, pareille chose nous arriverait infailliblement si nous sortions de chez nous et de nos études habituelles. À d’autres donc de rendre ce service réel à l’art, qui nous semble menacé, et qu’on veut manifestement étrangler dans les langes de son berceau. Nous désirons que quelqu’un entende l’appel sérieux que nous faisons, et nous indiquons ici, seulement pour mémoire, que nous reviendrons autre part sur un point de la difficulté que nous croyons avoir bien saisi, et que nous tâcherons d’éclairer avec quelque développement.
Une chose importante et malheureusement de laquelle on ne se préoccupe guère quand on bâtit des systèmes et qu’on établit des doctrines, c’est de coordonner ses notions assez clairement pour pouvoir les embrasser toutes d’un regard et n’en négliger aucune. Cela suffit pour donner aux hommes les plus graves et les plus convaincus un air d’inconsistance et de mauvaise foi qui nuit à la these souvent précieuse qu’ils s’efforcent de soutenir. Nous avons remarqué cela surtout à propos de Raphaël. Ce grand homme, en effet, a été trop bien accueilli par la gloire, pour qu’on n’ait pas, à différentes reprises, essayé de fonder une doctrine générale de l’art à l’ombre de son talent et sous l’abri de ses illustres exemples. Cependant, à l’exception de sa descendance immédiate, à l’exception de ses élèves qui, de son vivant et sous ses yeux, appliquèrent ses fortes doctrines, et qui après sa mort les représentèrent encore puissamment, aucune de ces tentatives n’a pu réussir. Pourquoi ? C’est qu’à chaque essai on a produit un morceau du maître, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et l’on a prétendu donner le maître entier ; c’est qu’on a professé un lambeau de sa théorie, recommandé une de ses qualités, imposé une de ses conditions, et l’on n’a jamais voulu regarder ou permettre qu’on regardât le lien, l’ensemble sans lequel cependant rien n’est imposant ni durable dans les arts. Ses élèves même, tous ces hommes bons et vaillants, comme dit notre auteur, tous ces collaborateurs dévoués et intelligents sans l’aide desquels le peintre d’Urbin n’aurait pas élevé si haut sa souveraineté, servirent les premiers à la morceler et à la disperser ; comme les lieutenants d’un conquérant après sa mort gaspillent la conquête, et s’empressent de détruire l’unité qu’ils ont travaillé eux-mêmes à créer. Ainsi depuis Jules Romain, le Fattore, Garofolo, Polydore de Caravage, Perino del Vaga et tous les autres, la véritable intelligence de la doctrine de Raphaël a été chaque jour s’obscurcissant et s’effaçant de plus en plus ; Personne ne s’est trouvé dans les écoles qui la comprît entière et la professât pleinement. La jeunesse italienne, tout en protestant de son admiration pour elle, se précipita d’abord aux leçons empoisonnées des Carraches, et l’art, de cascade en cascade, est arrivé à s’annihiler en Italie. Cependant les moindres œuvres de Raphaël, disséminées en Europe, semblent assez belles pour pousser vers Rome, comme vers le pôle de l’art, tous ceux qui s’y vouent avec amour et vénération ; cependant Raphaël est toujours vivant dans Rome ; ses œuvres les plus belles, embellies encore par le prestige du temps, couronnées par l’admiration la plus constante et la plus unanime, appellent et sollicitent tous les courages, et n’en fortifient aucun.
Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que nous nous refusions à voir les efforts et les succès de l’homme qui aujourd’hui honore peut-être le plus notre art. M. Ingres a certainement mérité de ne pas être oublié quand on parle de Raphaël. C’est le droit des études patientes, consciencieuses, longues et persévérantes, de se concilier l’appréciation la plus sincère et les plus vives sympathies. Au déclin de son âge, après tant de travail et d’efforts, M. Ingres doit obtenir de la jeunesse amie des arts un témoignage unanime et profond de respect et d’admiration, qu’elle seule, au reste, si nos souvenirs sont fidèles, a su lui apporter la première. Mais cette admiration doit rester dans des limites et s’appuyer sur des bases qui assurent sa durée et son prix. Qu’on aille porter l’engouement et les applaudissements passionnés et inintelligents à d’autres qu’aux talents appliqués et austères ; car ces talents, qui doivent demeurer dans l’estime, n’ont pas besoin de ces applaudissements, nécessairement éphémères comme tout ce qui n’a ni cause ni mesure. La mode est la postérité des gens destinés à l’oubli ; ceux que l’avenir attend demandent moins de bruit. Nous ne croyons donc pas accomplir un devoir rigoureux, ni faire acte d’un triste courage en n’accordant à M. Ingres que la part qui lui est due ; elle est trop belle encore, pour qu’il n’en soit fier dans nos temps où l’art est si pauvre et si déprimé. Et qu’on ne croie pas que ce serait un petit malheur pour lui si on lui accordait davantage. Il faudrait, après bien de la fatigue et une grande dépense d’arguments et de paroles, venir retirer un jour ce talent précieux de la défaveur que la réaction, qui suit toujours l’engouement, lui aurait jetée avec une injustice égale et une disproportion pareille. Ne nous faut-il pas maintenant disputer David à la ruine de son école, et protéger sa gloire du mal que ses élèves lui ont fait ? M. Ingres aussi a de nombreux élèves sur ses traces ; et il est bon de prévoir. Aujourd’hui il vaut mieux pour un homme avoir derrière soi les clameurs aveugles d’une critique malveillante, que les mauvais offices et le dangereux tribut des pâles imitateurs. Nous ne sommes pas dans un temps où l’art puisse se constituer en écoles fortes et durables ; ce temps viendra un jour peut-être. Jusque là, que chacun reste dans la voie individuelle, et s’efforce seulement à ne pas laisser dépérir la tradition partielle à laquelle il se voue ; jusque là, que personne ne soit maître ni écolier. Quelle autorité, en effet, et quelle soumission un peu consciencieuse et motivée peuvent surgir au milieu des maigres travaux et de l’intérêt sans chaleur et sans but dont on encourage aujourd’hui l’art ? Ainsi que le rapporte le Vasari, Raphaël, semblable à un prince, marchait escorté de ses cinquante élèves ; mais Raphaël avait été choisi par la Providence pour être le représentant suprême de l’art, dans son siècle le plus beau.
(1) La famille des Santi ou Sanzio était ancienne à Urbin. Elle possédait sa généalogie que l’on trouve écrite sur un rouleau, qu’Antonio de’ Santi, fils de Giulio, chef de la famille, tenait dans un portrait de lui, qui existe dans le palais Albani. On y lit que c’est de cet Antonio que, par un Sebastiano, puis par un Gio. Battista, descend Gio. ex quo ortus est Raphaël qui pinxit a. 1519, et que Sebastiano avait pour frère un Galeazzo egregium pictorem, et père de trois peintres, Antonio, Vincenzio et Giulio, qui est nommé maximus pictor. Ainsi, on remarque quatre peintres dans cette branche des Sanzj. Nous ignorons s’il reste d’eux quelque souvenir à Urbin.
(2) On voit encore aujourd’hui à Urbin des peintures du père de Raphaël, qui indiquent que cet homme n’était pas sans mérite. On lui attribue, dans une petite église dédiée à San Francesco, le Martyre de ce patron, avec une figure en raccourci, que Raphaël, étant fort jeune, imita dans le tableau du Mariage de la Vierge, à Città-di-Castello. Il signait ses ouvrages Jo. Sanctis Urbi, c’est—à-dire Urbinas. Lanzi a lu cette inscription sur un tableau de l’Annonciation que peignit Giovanni dans la sacristie des Conventuels de Sinigaglia.
(3) Vasari cite ce tableau comme le premier qu’a produit Raphaël. On peut révoquer en doute cette particularité, car cet ouvrage est bien supérieur aux deux tableaux dont il nous parle après.
(4) Cette peinture, connue sous le nom du Sposalizio, doit dater d’une époque postérieure à celle de 1501 où furent terminés les tableaux précédents. On dit que l’on peut lire la date de 1504 sur la corniche du temple qui fait le fond du tableau. Gravé par Longhi.
(5) Selon Vasari lui-même, dans un autre passage, ce ne fut pas Pie II qui confia ce travail au Pinturicchio, mais le cardinal Francesco Piccolomini qui arriva ensuite à la papauté sous le nom de Pie III. Ces peintures furent terminées en 1503.
6) Il est peu probable que Raphaël ait pu voir le fameux carton de Michel-Ange à cette époque. Comme nous l’avons dit dans la note précédente, les peintures de la bibliothèque de Sienne furent terminées en 1503, ce qui est confirmé par le testament du cardinal Piccolomini, fait le 30 avril de la même année, et l’on sait positivement que Michel-Ange ne termina son carton qu’en 1506, lorsque, voulant se dérober au ressentiment de Jules II, il s’enfuit de Rome et revint à Florence.
(7) Ces deux petites vierges sont peut-être celles que Crozat a fait graver.
(8) Gravé par Morghen. Vasari prend ici et un peu plus loin l’église de San—Francesco pour celle de San-Bernardino.
(9) La Chapelle del Carmine, peinte le siècle précédent par Masaccio, était devenue alors le rendez-vous de tous les artistes. Raphaël a imité de Masaccio, pour ne pas dire plus, l’Adam et Ève des loges du Vatican, et l’ange qui tient l’épée flamboyante.
(10) Fra Bartolommeo est assurément l’homme auquel Raphaël est le plus redevable du changement qui, surtout pour la couleur, caractérise ce que l’on a appelé sa seconde manière. Voyez la vie de Fra Bartolommeo.
(11) Ce tableau, connu sous le nom de la belle Jardinière, fut acheté par François Ier du gentilhomme de Sienne pour lequel il avait été fait, et se trouve aujourd’hui dans notre musée du Louvre. Gravé par Desnoyers.
(12) Ce tableau, connu sous le nom de l’École d’Athènes, a été gravé par Georges Mantuan, Philippe Thomassin et Volpato. On a conservé plusieurs traits des esquisses que Raphaël avait faites du même sujet.
Les gravures de ces esquisses se trouvent dans la collection de Landon, pl. 354 et 355. Nous devons relever ici une erreur du Vasari qui mêle les personnages de l’École d’Athènes avec ceux de la Messe, en réunissant dans sa description les évangélistes et les anges avec Platon, Aristote et Diogène.
(13) La marche suivie par Vasari, dans la description des tableaux de la salle de la Segnatura, semble indiquer que la peinture du Parnasse aurait été exécutée avant celles de la Messe etde la Jurisprudence. Raphaël commença par la Messe, fit ensuite l’École d’Athènes et le Parnasse, et termina par la Jurisprudence. Le Parnasse a été admirablement gravé par Marc-Antoine, mais avec quelque différence, attendu qu’il le grava d’après une esquisse de Raphaël, et non d’après le tableau.
(14) Ce tableau, connu sous le nom de la Messe ou de la Dispute du Saint-Sacrement, a été gravé par Volpato. Le Musée possède les copies de la Messe, du Parnasse et de l’École d’Athènes. Elles ont été exécutées par les élèves de l’école des beaux-arts à Rome, fondée en 1666.
(15) Ce tableau, que nous avons indiqué sous le nom de la Jurisprudence, a été gravé par Morghen. — La salle de la Segnatura, qui renferme les quatre grandes compositions dont nous venons de parler, fut terminée en 1511. On lit cette date au bas du tableau du Parnasse.
(16) Gian Barile, Florentin, habile sculpteur en bois, travailla avec Fra Giovanni de Vérone. Les sculptures de cette salle sont vraiment admirables. Louis XIII, voulant orner le palais du Louvre, les fit dessiner une à une par le Poussin. Mariette possédait ces dessins dans sa collection. Nous ignorons ce qu’ils sont devenus aujourd’hui.
(17) Ce portrait a été gravé dans le Musée de Florence, par Wickar, tom. III, 32e livraison.
(18) Ces paroles du Vasari ont donné lieu à d’interminables disputes entre les sectateurs des écoles romaine et florentine. Le Bellori attaqua le Vasari, le Crespi lui répondit, et beaucoup d’autres écrivains se déclarèrent pour l’un ou pour l’autre parti. — Nous ne nous étendrons point ici sur cette question, que nous avons traitée dans les réflexions dont nous faisons suivre la vie de Raphaël.
(19) Cet admirable tableau, connu sous le nom de la Vierge au Donataire ou de Fuligno, a été gravé par Desnoyers. On l’a vu à Paris, maintenant il est à Rome dans le Musée des tableaux du Vatican.
(20) Cette composition est peut-étre celle où Raphaël s’est montré le plus coloriste. Quelques-unes de ses têtes soutiendraient le parallèle avec celles des meilleurs maîtres vénitiens.
(21) Volpato a gravé la Délivrance de saint Pierre de sa prison. Nous donnerons en peu de mots une description de cet ouvrage que Vasari nous a semblé expliquer d’une manière assez obscure. Cette peinture représente trois scènes distinctes. La scène du milieu laisse apercevoir, au travers d’un grillage de fer, saint Pierre endormi, et visité dans sa prison par l’ange libérateur. À gauche, on voit l’apôtre sortant de sa prison, précédé par l’ange. À droite, se trouvent des groupes de soldats ; l’un d’eux donne l’alerte à ses compagnons.
(22) Gravé par Carle Maratte et Volpato.
(23) Gravé par Volpato.
(24) On ignore où se trouve aujourd’hui ce tableau. Celui que Vasari a cité précédemment est connu sous le nom de la Vierge au poisson, et a dû être exécuté vers l’an 1515. Desnoyers a gravé ce tableau, qui a voyagé de Naples en Espagne, d’Espagne à Paris ; et qui, enfin, est retourné de Paris en Espagne.
(25) On pense que Jules Romain et Jean d’Udine ont travaillé à ce tableau. Vasari raconte que Raphaël, ayant envoyé cette peinture à Bologne, à son ami Francesco Raibolini, dit Francia, ce peintre fut saisi d’un tel étonnement à l’ouverture de la caisse, qu’il en tomba malade et mourut. La sainte Cécile a été gravée par Marc-Antoine, Strange et Massart.
(26) Ce tableau n’a pas été peint après la sainte Cécile, comme le dit Vasari. Il fut exécuté en 1520, et celui de la sainte Cécile en 1513. Vasari s’est aussi trompé sur le véritable sujet de la composition où Raphaël a représenté la Vision d’Ézéchiel. Ce petit tableau, dont il existe de nombreuses copies qui empêchent de discerner l’original, a été acheté par Nicolas Poussin et envoyé en France. Ce fut pour lui donner un pendant qu’il fit de la même grandeur son Ravissement de saint Paul. L’Ézéchiel a été gravé par de Poily.
(27) Il existe une belle copie de ce tableau par Taddeo Zuccheri.
(28) A Bindo Altoviti fece il ritratto suo, quando era giovine, che é tenuto, etc. Il fit à Bindo Altoviti, lorsqu’il était jeune, son portrait qui passe, etc. Nous avons conservé l’équivoque que l’on a voulu faire résulter du pronom possessif suo, son ; car il s’est élevé au sujet de cette phrase du Vasari une controverse dans laquelle nous nous abstiendrons d’entrer. Il est pour nous évident qu’il s’agit ici du portrait de Bindo et non de celui de Raphaël. Nous en tirons les preuves de la phrase même de Vasari, qui est correcte et ne comporte point d’amphibologie, et du portrait de Bindo qui n’offre aucune analogie avec celui bien connu de Raphaël. Bindo est blond, haut en couleur et d’un ton vermeil ; Raphaël a les cheveux bruns, et la couleur de son teint tire sur l’olivâtre. Mais en voilà déjà trop sur ce sujet. Ce portrait a été vendu en 1811 au roi de Bavière pour la somme de 14,000 sequins (160,000 fr.).
(29) Ce tableau a été gravé par Cornelius Cort.
(30) Ce portrait est à Florence. On en fit dans le temps plusieurs copies. La plus célèbre est celle d’Andrea del Sarto qui, après avoir appartenu au duc de Mantoue, passa à Parme et de là à Naples où on la voit aujourd’hui. Jules Romain la prit long-temps pour l’original auquel il avait cependant travaillé lui-même avec Raphaël. Sa méprise ne cessa que lorsque Vasari, en tirant le tableau de son cadre, lui eut montré le nom d’Andrea del Sarto écrit sur le bord caché par l’encadrement.
(31) Comolli porte à vingt-sept le nom des portaits peints à l’huile par Raphaël, parmi lesquels on cite ceux des personnages les plus célèbres de cette époque, savoir : Laurent et Julien de Médicis, Bembo, della Casa, Carondelet, Baldassar Castiglione, Inghirami, Baldo, Bartolo, Bindo Altoviti, Jeanne d’Aragon.
(32) Cet édifice fut détruit lorsque l’on éleva la colonnade de la place de Saint-Pierre. Selon Bottari, il était situé au-delà de l’église de la Transpontine.
(33) Bartsch, dans son ouvrage intitulé le Peintre graveur, tom. VII (Vienne, 1802), nous apprend qu’Albert Durer mourut le 6 avril 1528. Les auteurs ne sont pas d’accord sur l’époque de sa naissance ; les uns le font naître en 1470, d’autres en 1471.
(34) Ce Portement de croix, connu sous le nom de Lo Spasimo di Sicilia, fut enlevé secrètement au couvent de Palerme par Philippe IV, qui le fit passer en Espagne. Le couvent fut indemnisé par une rente de mille écus. Ce tableau, transporté à Paris en 1810, et remis sur toile en 1816, est retourné en Espagne. — Gravé en 1519 par Augustin Vénitien, et dernièrement par Toschi.
(35) Le Musée possède une copie de ce tableau qui a été gravé par Thomassin et par Morghen.
(36) Gravé par Aquila.
(37) Vasari se trompe. Ce sujet représente le Couronnement de Charlemagne par Léon III ; voyez Bellori, page 50, et la description du palais du Vatican, page 227. Il a peut-être été induit en erreur par l’inscription placée dans l’embrasure de la fenêtre, et qui porte : LEO. X. P. M. A. CHR. MCCCCCXVII. Mais cette inscription indique le pape qui fit peindre ce tableau, et non le pape que Raphaël y a peint, quoique sous les traits de Léon X. — Gravé par Aquila.
(38) Vasari s’est encore trompé sur le sujet de cette peinture qui représente la Justification du pape Léon III.
(39) Ces peintures ont été restaurées par Carle Maratte.
(40) Ces peintures furent détruites, ou du moins grandement endommagées sous Paul IV.
(41) Voyez la description du Vatican par Taja, pag. 399 et 400 ; Rome, 1750.
(42) Ce tableau, connu sous le nom de la Vierge de Dresde, a été gravé par Muller.
(43) Ce tableau, peint en 1517, avait déjà, du temps du Primatice, souffert quelques détériorations, car on trouve un payement porté en dépense fait à cet artiste pour le restaurer. Depuis, le bois sur lequel il était peint s’étant trouvé vermoulu, il fut remis sur toile. On le voit aujourd’hui au Musée du Louvre. Il a été gravé par Claude Duflos, Gilles Rousselet, Nicolas Larmessin et Chatillon.
(44) Le Musée possède le portrait de Jeanne d’Aragon. Raphaël peignit seulement la tête, le reste fut terminé par Jules Romain. — Gravé par Morghen.
(45) Ces fresques ont été beaucoup endommagées par les intempéries de l’air. La restauration en fut confiée, dit-on, à Carle Maratte. Voyez Bellori, Della Reparazione.... e della Loggia di Raffael alla Lungara.
(46) Quelques écrivains prétendent que Raphaël est l’auteur des cartons sur lesquels Sébastien del Piombo aurait exécuté les fresques qui décorent cette chapelle. Quelques-uns vont même jusqu’à lui donner une part dans les sculptures, en lui en attribuant, soit l’invention, soit la direction.
(47) La Bataille de Constantin a été gravée par Aquila.
(48) Bernard Van Orlay, de Bruxelles, Michel Coxie, de Malines, et d’autres Flamands, élèves de Raphaël, furent chargés de surveiller en Flandre le travail de ces tapisseries. Les cartons ne furent pas rapportés à Rome avec les tapisseries. Ils avaient été découpés en morceaux perpendiculaires pour la commodité des ouvriers. Oubliés dans les fabriques, ils furent acquis par Charles Ier, roi d’Angleterre. On les conserva dans une mauvaise caisse au palais de Whitehall jusqu’au moment où ils furent mis en vente publique. Cromwell donna ordre de les acheter. Sous le roi Guillaume, ils furent enfin réunis ; mais on se trouva obligé de les restaurer, car ils avaient un peu souffert. Une belle galerie fut construite au palais d’Hamptoncourt pour les recevoir, et on prit toutes les précautions possibles pour les garantir des injures de l’air et de l’humidité. Transportés ensuite dans le palais de Windsor, ils y restèrent quelques années ; mais ils sont revenus au palais d’Hamptoncourt où on les voit aujourd’hui. Ils ont été gravés par Nicolas Dorigny.
(49) Ce fameux tableau, connu sous le nom de saint Jean dans le désert, appartient à la Galerie de Florence. Il en existe plusieurs copies faites par Perino del Vaga ou par le Fattore et par Jules Romain.
(50) La Transfiguration a été gravée par Morghen.
(51) Voyez la note 6.
(52) Le Musée possède quinze tableaux de Raphaël : une sainte Famille que Raphaël peignit en 1518 ; deux ans avant sa mort, pour François Ier. — La sainte Famille, connue sous le nom de la Belle jardinière. — Le Sommeil de Jésus. — Saint Michel combattant le démon. — La Vierge et l’enfant Jésus. — Saint Michel terrassant des monstres. — Saint George, monté sur un cheval blanc, combattant un dragon. — La Vierge, l’enfant Jésus et saint Joseph. — L’Abondance : modèle pour une fontaine. — Portraits de Marc-Antoine et du Pontorme. — Portrait de Jeanne d’Aragon. — Portrait de Baldassar Castiglione. — Portrait d’un jeune homme. — Portrait d’homme. — Sainte Marguerite.