Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/29
Vies des peintres, sculpteurs et architectes, Just Tessier, , Tome 3 et 4 (p. 338-358).
La vie de Pietro Perugino montre clairement que la pauvreté sert parfois le génie, en le poussant à faire de merveilleux efforts pour se délivrer de ses étreintes. Le malheur chassa Pietro de Pérouse. Il se rendit à Florence, où il espérait que son travail lui procurerait une meilleure condition. Pendant plusieurs mois, il n’eut pas d’autre lit qu’un coffre. Nuit et jour il se livrait à l’étude avec un zèle infatigable. La peinture était son seul plaisir. Il avait toujours devant les yeux le hideux fantôme de la pauvreté, qui lui donnait le courage d’entreprendre des choses devant lesquelles il aurait reculé, s’il eût possédé quelques ressources. Il se serait endormi dans la richesse ; la pauvreté le secoua de telle façon, qu’il voulut à toute force sortir de cet état misérable, et sinon parvenir au plus haut rang, du moins se placer hors des atteintes du besoin. Pour arriver un jour à vivre à l’aise et en repos, il brava le froid, la faim, la fatigue, les incommodités de tout genre, et même la honte. Il disait, en forme de proverbe, que le beau temps doit nécessairement venir après
le mauvais, et que, durant l’été, il faut se bâtir une maison, pour se mettre à l’abri des rigueurs de l’hiver. Mais, afin que l’on connaisse mieux la marche de cet artiste, nous allons le prendre à son premier pas.
Il naquit à Pérouse, de Cristofano, pauvre homme de Castello della Pieve, qui le baptisa sous le nom de Pietro (1). Élevé entre la misère et la souffrance, Pietro fut donné comme apprenti à un peintre de Pérouse qui n’était pas très-habile, mais qui avait en haute vénération l’art elles artistes éminents (2). Ce maître ne cessait de lui répéter de quel profit et de quel honneur est la peinture pour celui qui l’exerce avec distinction. Le récit des récompenses gagnées par les anciens et les modernes excitait chaque jour l’ardeur de Pietro, qui se promit d’en obtenir de pareilles, si la fortune voulait l’aider un peu. S’il rencontrait quelqu’un qui eût couru le monde, il l’interrogeait aussitôt, pour savoir dans quel pays se formaient les meilleurs artistes. Son maître, auquel il adressait souvent la même demande, lui répondait toujours que les hommes les plus parfaits dans tous les arts, et spécialement dans la peinture, venaient à Florence, où l’on est rudement éperonné par trois choses. La première est la critique, qui repousse impitoyablement la médiocrité, et n’accepte que le beau et le bon, sans aucun égard pour les personnes. La seconde est la nécessité d’être industrieux, lorsqu’on veut y vivre, ce qui signifie qu’il faut se tenir continuellement en haleine, être adroit et expéditif, et enfin avoir la science du gain, le territoire de Florence n’offrant point les ressources larges et abondantes que l’on trouve ailleurs à bon marché. Enfin, la troisième chose, non moins puissante que les autres, est une soif de gloire inextinguible qu’engendre l’air du pays. Alors, non-seulement on ne veut pas rester en arrière, mais encore on se refuse à marcher sur la même ligne que les autres, et l’ambition devient si forte que, si l’on n’est pas doué d’une douceur et d’une sagesse surhumaines, on en vient à maudire ses propres maîtres, et à payer leurs bienfaits par l’ingratitude. Et puis, quand on a appris tout ce qu’on peut apprendre, pour peu que l’on ne consente pas à vivre au jour le jour, comme les animaux ; pour peu que l’on désire devenir riche, il faut s’éloigner, et aller exploiter au loin son talent et la réputation de cette ville ; car Florence en agit avec ses artistes comme le temps avec les choses qu’il fait et qu’il use ensuite peu à peu. Obéissant à ces conseils et à ceux de divers amis, Pietro, bien déterminé à ne rien négliger pour exceller dans son art, se rendit à Florence, et il eut mille fois raison, car ses productions y jouirent d’un succès prodigieux.
Il étudia sous la discipline d’Andrea Verocchio, et peignit ses premières figures dans San-Martino, qui était situé un peu au delà de la porte al Prato, et qui depuis a été détruit. Chez les Camaldules, il exécuta sur muraille un saint Jérôme, qui fut l’objet de l’admiration des Florentins. Cette figure maigre et décharnée ressemble à une étude anatomique, comme on peut en juger par la copie que possède Bartolommeo Gondi.
En peu d’années, Pietro acquit un tel crédit, que ses ouvrages se répandirent, non-seulement à Florence et en Italie, mais encore en France, en Espagne, et dans les autres pays étrangers. Ils devinrent même, pour les marchands qui les recherchèrent et les envoyèrent au loin, la matière de spéculations fort lucratives.
Pietro fit, pour les religieuses de Santa-Chiara, un Christ mort, dont le coloris avait tant de charme, que tous les artistes pensèrent qu’il ne tarderait pas à enfanter des merveilles. On voit, dans ce tableau, quelques têtes de vieillards d’une beauté rare, et les Maries qui contemplent avec un amour indicible le corps du Sauveur. Le paysage ne fut pas moins admiré, car, jusqu’alors, on avait été loin de traiter ce genre avec la perfection que nous connaissons aujourd’hui. On dit que Francesco del Pugliese offrit, de ce tableau, aux religieuses, trois fois le prix qu’elles l’avaient payé, en s’engageant de plus leur en rendre une copie de la main de Pietro lui-même ; mais elles refusèrent ce marché, parce que notre artiste leur dit qu’il croyait ne pouvoir en produire un second aussi complet.
Le couvent des Jésuates, situé au delà de la porte Pinti, renfermait aussi de nombreuses peintures de Pietro. Comme ce couvent et l’église qui en dépendent ont été jetés à terre, je n’irai pas plus avant, avant d’en avoir dit quelques mots. L’église, bâtie par Antonio di Giorgio de Settignano, avait quarante brasses de longueur et vingt de largeur. À l’extrémité, sur une estrade large de six brasses, à laquelle conduisaient quatre degrés, s’élevait le maître-autel, orné de sculptures en pierre et d’un tableau richement encadré, de Domenico Ghirlandaio. Au milieu de l’église était un mur de séparation, percé d’une porte, de chaque côté de laquelle se trouvait un autel, surmonté d’un tableau de Pietro Perugino. Au-dessus de la porte, on voyait, entre une Vierge et un saint Jean en relief, un beau Christ sculpté par Benedetto da Maiano. En face du maître-autel, contre le mur, s’appuyait un chœur d’ordre dorique en noyer précieusement travaillé. Au-dessus de la porte principale de l’église, un autre chœur reposait sur de solides appuis en bois, et formait une espèce de soffite à compartiments avec des balustres. Ce chœur était très commode pour les jours fériés et pour les religieux qui voulaient faire, pendant la nuit, leurs oraisons particulières. Au-dessus de l’entrée principale de l’église, qui était couverte de magnifiques ornements en pierre et précédée d’un portique qui s’étendait, sur des colonnes, jusqu’à la porte du couvent, le miniaturiste Gherardo avait peint, entre deux anges, un saint Juste, sous l’invocation duquel était placée l’église, et dont les religieux conservaient un bras avec toute la vénération que méritait cette sainte relique. À l’entrée du couvent était un petit cloître exactement de la même dimension que l’église, c’est-à-dire de quarante brasses de longueur sur vingt de largeur. Les arcs et les voûtes étaient soutenus par des colonnes de pierre sous lesquelles régnait une spacieuse galerie. Au milieu de la cour du cloître, pavée de belles dalles carrées, était un puits surmonté d’une loge supportée par des colonnes de pierre. Le cloître renfermait le chapitre, la porte latérale de l’église, et les escaliers qui conduisaient au dortoir et autres chambres des religieux. Une allée, de la longueur du chapitre et de la trésorerie, menait directement du cloître à la porte principale du couvent, et correspondait avec un autre cloître plus grand et plus beau que le premier. Cette enfilade de la galerie, du petit cloître, de l’allée et de la loge du second cloître aboutissant à un sentier du jardin, long de deux cents brasses, offrait un coup d’œil ravissant. Le second cloître contenait le réfectoire, long de soixante brasses et large de dix-huit, et toutes les officines que réclame un couvent de cette importance. Au-dessus, était un dortoir en forme de T, dont la principale branche, longue de soixante brasses, était garnie de cellules de chaque côté. À l’extrémité, un oratoire, dont l’autel était surmonté d’un tableau de Pietro Perugino, occupait un espace de quinze brasses. Au-dessus de la porte de cet oratoire était une fresque également de Pietro. Au même étage, c’est-à-dire au-dessus du chapitre, une grande chambre servait d’atelier aux religieux qui peignaient des vitraux. Là se trouvaient les fourneaux et tous les ustensiles nécessaires. Tant que vécut Pietro, il fournit des cartons à ces bons pères, dont les ouvrages furent alors d’une beauté remarquable. Le jardin du couvent et les vignes qui entouraient le cloître étaient tenus avec un tel soin, que l’on ne pouvait voir rien de mieux aux environs de Florence. Le laboratoire où les religieux distillaient, suivant leur coutume, des eaux odoriférantes et médicinales, était également pourvu de toutes les commodités imaginables. En somme, ce couvent était un des plus magnifiques de l’état de Florence ; c’est pourquoi je me suis déterminé à en parler aussi longuement, sans compter que la plupart des peintures qui l’enrichissaient étaient dues à notre Pietro, auquel nous allons retourner.
De tous les ouvrages qu’il exécuta dans ce couvent, on n’arracha à la ruine qui, pendant le siège de Florence, enveloppa ses fresques et l’église, que ses tableaux, qui furent transportés à la porte San-Pier-Gattolini, où l’on donna asile aux religieux dans l’église et le monastère de San-Giovannino. L’un des deux tableaux de Pietro, qui ornaient le mur de séparation de l’église du couvent, représente le Christ priant au jardin des Oliviers, tandis que les apôtres sont plongés dans le sommeil. L’autre tableau renferme une Piété, c’est-à-dire un Christ couché sur les genoux de sa mère accompagnée de quatre personnages. Le froid de la mort semble avoir raidi, sur la croix, le corps du Christ, de telle sorte que Jean et la Madeleine, tout en pleurs, sont obligés de le soutenir. Pietro figura, dans un autre tableau, au bas d’un Crucifix, la Madeleine, saint Jérôme, saint Jean-Baptiste, et le bienheureux Giovanni Colombini, fondateur de cet ordre. Ces trois peintures ont beaucoup souffert, et sont entièrement gercés dans les noirs et dans les ombres. Cela vient de ce que la première couche de couleur, que l’on pose sur l’enduit, n’étant pas très-sèche, fait crevasser, en se durcissant plus tard, les autres couches dont on l’a recouverte. Pietro ne pouvait connaître ce danger, car, de son temps seulement, on commença à bien peindre à l’huile.
Les productions de Pietro jouissaient donc d’une grande vogue parmi les Florentins, lorsqu’un prieur de notre couvent des Jésuates, qui se piquait d’être amateur des arts, lui fit exécuter une Nativité avec les Mages, sur une muraille du premier cloître. Pietro mena à bonne fin cette composition, qui offrait une foule de portraits, parmi lesquels on remarque celui de son maître, Andrea del Verocchio. Dans le même cloître, il disposa, au-dessus des arcs des colonnes, un ornement, dans lequel il introduisit des bustes de grandeur naturelle, et entre autres celui du prieur, qui était si vivant, qu’il passa pour ce que Pietro avait fait de mieux. Dans l’autre cloître, au-dessus de la porte qui conduisait au réfectoire, il représenta le pape Boniface confirmant l’ordre du bienheureux Giovanni Colombini. Au-dessus de cette peinture, où étaient en outre les portraits de huit religieux, et une belle perspective, qui fut justement admirée, on voyait une Nativité du Christ avec des anges et des pasteurs d’un coloris d’une fraîcheur étonnante. Les trois figures à mi-corps, la Vierge, saint Jérôme, et le bienheureux Giovanni, que Pietro fit au-dessus de la porte de l’oratoire, furent comptées au nombre de ses meilleures peintures sur muraille.
Le prieur du couvent était, ainsi que je l’ai entendu raconter, très-habile à composer du bleu d’outremer. Comme il en avait bonne provision, il voulut que Pietro en mît dans toutes ses peintures ; mais il était si défiant et si avare, qu’il exigea que notre artiste ne s’en servît qu’en sa présence. Ce procédé blessa la fierté de Pietro qui résolut de s’en venger. Lorsqu’il avait besoin d’outremer, le prieur en tirait, presque à contre-cœur, d’un petit sachet pour le verser dans une fiole, où il le couvait des yeux. Dès que Pietro en avait appliqué une ou deux touches sur la muraille, il trempait son pinceau dans un godet rempli d’eau, et au fond duquel tombait plus d’outremer qu’il n’y en avait sur le tableau. Le prieur qui voyait son sachet se vider sans grand profit pour la peinture, s’écriait souvent : « Oh ! quelle quantité d’outremer cette chaux dévore ! » — « Vous le voyez, » répondait Pietro, et le prieur n’était pas plus tôt parti qu’il mettait de côté l’outremer qui remplissait le godet. Et quand il jugea le moment favorable, il le rendit au prieur en lui disant : « Mon père, ceci vous appartient : apprenez à vous fier aux hommes de bien qui se conduisent toujours loyalement avec celui qui a foi en leur probité. Sachez que, s’ils le voulaient, il leur serait extrêmement facile de tromper les gens soupçonneux de votre sorte. »
La renommée de Pietro était devenue si éclatante, qu’il fut presque forcé d’aller à Sienne où il peignit, à San-Francesco, un grand tableau (3) et, à Sant’Agostino, un Crucifix avec quelques saints. Bientôt après il fit à Florence, dans l’église de San-Gallo, un saint Jérôme pénitent qui est aujourd’hui à San-Jacopo-tra’-Fossi. On le chargea ensuite de représenter, au-dessus des escaliers de la porte latérale de San-Pier-Maggiore, un Christ mort avec un saint Jean et la Madone. Cette peinture, exposée à la pluie et au vent, a néanmoins conservé une telle fraîcheur, que l’on croirait qu’elle sort des mains de l’artiste. Certes, Pietro montra une profonde intelligence du coloris à fresque aussi bien qu’à l’huile. Aussi tous les maîtres que ses ouvrages ont instruits lui doivent-ils une grande reconnaissance. À Santa-Croce de Florence, il fit une Piété avec un Christ mort et deux figures dont les couleurs ont une fraîcheur et une vivacité merveilleuses pour une fresque. Bernardino de’ Rossi, citoyen florentin, lui acheta cent écus d’or un saint Sébastien qu’il vendit au roi de France quatre cents ducats d’or. Pietro acheva ensuite deux tableaux ; l’un pour le maître-autel de Vallombrosa (4), l’autre pour la chartreuse de Pavie. À l’évêché, il peignit, sur le maître-autel, par l’ordre du cardinal Caraffa, une Assomption de la Vierge, et les Apôtres à l’entour du sépulcre. Pour l’abbé Simone dei Graziani, il exécuta, à Florence, un immense tableau qui fut porté à San-Gilio-del-Borgo-San-Sepolcro sur les épaules de gens que l’on paya chèrement. Il envoya à San-Giovanni-in-Monte de Bologne quelques figures et une Madone planant dans les airs.
La renommée de Pietro s’était répandue de telle sorte en Italie et au dehors, que le pape Sixte IV l’appela à Rome pour travailler dans sa chapelle avec d’autres célèbres artistes. Pietro, en compagnie de Don Bartolommeo della Gatta, abbé de San-Clemente d’Arezzo, y figura le Christ donnant les clefs de l’Église à saint Pierre, la Nativité et le Baptême du Sauveur, la Naissance de Moïse et la Fille de Pharaon le sauvant des eaux. Sur le mur auquel est adossé l’autel, il représenta le pape Sixte agenouillé au bas d’une Assomption de Notre-Dame. Mais toutes ces peintures ont été jetées à terre du temps de Paul III, pour faire place au Jugement dernier du divin Michel-Ange (5). Les histoires du Christ en grisaille dont Pietro orna une voûte de la tour Borgia excitèrent à cette époque une vive admiration. Une de ses meilleures productions, à Rome, est l’Histoire des deux martyrs que l’on voit à San-Marco, près du Saint-Sacrement. En outre, il décora, pour Sciarra Colonna, une loge et plusieurs pièces du palais de Sant’-Apostolo.
Tous ces travaux lui ayant valu d’énormes profits, il résolut de ne pas demeurer plus longtemps à Rome. Il prit donc congé de la cour du pape qui lui témoigna beaucoup de faveur, et il revint à Pérouse où il entreprit une foule de tableaux et de fresques, et, entre autres, une Madone et des saints qu’il peignit à l’huile dans la chapelle des Signori. À San-Francesco-del-Monte, il couvrit de fresques deux chapelles. Dans l’une il représenta l’Adoration des Mages ; dans l’autre, le Martyre de quelques religieux de l’ordre de saint François qui furent tués en allant trouver le soudan de Babylone (6). Il fit également deux tableaux à l’huile pour le couvent de San-Francesco, une Résurrection du Christ, et un saint Jean-Baptiste accompagné de plusieurs saints ; puis, dans l’église des Servites, une Transfiguration de Notre-Seigneur (7), et, non loin de la sacristie, une Histoire des Mages. Comme ces ouvrages sont bien inférieurs à ceux dont nous avons parlé précédemment, il est à croire qu’ils appartiennent à sa première jeunesse.
À San-Lorenzo, on voit de lui la Vierge, avec les autres Maries, saint Jean, saint Laurent, saint Jacques et différents saints, dans la chapelle del Crocifisso ; et le Mariage de la Vierge, sur l’autel del Sacramento, où l’on conserve l’anneau nuptial de la mère de Dieu. Il enrichit ensuite de fresques toute la salle del Cambio. Sur la voûte, il représenta les sept planètes tirées sur des chars par divers animaux, et, sur la paroi du fond, la Nativité et la Résurrection du Christ, et un saint Jean-Baptiste entouré de plusieurs saints. Sur les parois latérales, il peignit Fabius Maximus, Socrate, Numa Pompilius, F. Camillus, Pythagore, Trajan, L. Sicinius, Léonidas de Sparte, Horatius Coclès, Fabius, Sempronius, Périclès d’Athènes, Cincinnatus ; et, sur la quatrième et dernière paroi, les prophètes Isaïe, Moïse, Daniel, David, Jérémie, Salomon et les Sibylles d’Érythrée, de Libye, de Tibur, de Delphes et les autres. Sous chacune de ces figures, il traça une inscription pour en donner l’explication nécessaire. Dans un riche ornement, il plaça son portrait qui paraît vivant, et au-dessous il écrivit :
Perdita si fuerat, pingendo hic retulit artem :
Si unquam inventa esset hactenus, ipse dedit
Cet ouvrage, qui est le plus beau de tous ceux que Pietro laissa à Pérouse, est aujourd’hui regardé par ses compatriotes comme le morceau le plus précieux que possède leur ville.
Bientôt après, Pietro fit, dans la chapelle principale de Sant’-Agostino, un grand tableau isolé (9) qui, d’un côté, représente saint Jean baptisant le Christ et, de l’autre côté qui donne sur le chœur, la Nativité de Notre-Seigneur. Les bords sont ornés de quelques figures de saints, et le gradin de plusieurs sujets en petite proportion, d’un travail très-soigné. Dans la chapelle de San-Niccolò de la même église, Pietro exécuta un tableau pour Messer Benedetto Calera.
De retour à Florence, notre artiste peignit, pour les moines de Cestello, un saint Bernard, sur panneau, et dans le chapitre un Crucifix, la Vierge, saint Benoît, saint Bernard et saint Jean ; et à San-Domenico de Fiesole, dans la seconde chapelle à main droite, une Madone avec trois figures parmi lesquelles est un saint Sébastien que l’on admire beaucoup.
Pietro avait tant produit et les travaux lui venaient toujours en telle abondance, qu’il répétait bien souvent les mêmes choses, et qu’il en était arrivé à donner la même physionomie à tous ses personnages. Aussi désirait-il vivement connaître les œuvres de Michel-Ange Buonarroti qui jouissait déjà d’une éclatante renommée parmi les artistes. Les attaques que l’envie lui fit diriger contre l’école de ce grand homme lui attirèrent quelques querelles fâcheuses, et furent même cause que Michel-Ange lui dit un jour en public qu’il était une ganache. Pietro demanda vengeance de cette injure au tribunal des Huit, qui le congédia assez honteusement.
Vers ce temps les Servites de Florence confièrent à Pietro l’exécution du tableau de leur maître-autel dont, après le départ de Léonard de Vinci pour la France, ils avaient chargé, pour la seconde fois, Filippino. Mais ce dernier, arrêté par la mort, ne put que commencer une Déposition de croix où il figura les Nicodèmes qui descendent le corps du Sauveur. Pietro compléta cette composition en y ajoutant la Vierge évanouie et plusieurs autres personnages. Ce tableau de maître-autel était isolé. Du côté du chœur des religieux, il devait représenter la Descente de croix, et du côté de la nef, l’Assomption de Notre-Dame ; mais Pietro traita ce sujet d’une façon si vulgaire qu’on le relégua du côté du chœur. Aujourd’hui on a enlevé ces peintures pour faire place au tabernacle du Saint-Sacrement, et on les voit sur un autre autel de l’église. Lorsque Pietro les découvrit, elles furent, dit-on, critiquées par tous les nouveaux artistes, qui l’accusèrent surtout d’avoir reproduit des figures dont il s’était déjà servi. Ses amis eux-mêmes lui reprochaient de n’avoir pas travaillé consciencieusement, et d’avoir abandonné la bonne route par avarice ou pour ne point perdre de temps. Pietro leur répondait : « J’ai produit des figures qui autrefois vous plaisaient et obtenaient vos éloges. Si maintenant elles vous déplaisent ; si maintenant vous leur refusez vos éloges, qu’y puis-je faire ? » Mais bientôt, accablé de sonnets piquants et d’épigrammes, il quitta Florence et retourna à Pérouse. Il y termina quelques fresques dans l’église de San-Severo (10), monastère de l’ordre des Camaldules, où le jeune Raphaël d’Urbin, son élève, avait peint plusieurs figures, comme nous le dirons lorsque nous raconterons sa vie.
Pietro travailla également au Montone, à la Fratta, dans divers endroits du territoire de Pérouse et particulièrement à Santa-Maria-degli-Angeli d’Assise, où il exécuta à fresque un Crucifiement de Notre-Seigneur derrière la chapelle de la Madone, qui correspond avec le chœur des religieux.
À San-Piero, abbaye des moines noirs à Pérouse, il peignit, pour le maître-autel, une Ascension dont le bas est occupé par les apôtres qui regardent le ciel. Le gradin est orné de trois sujets d’un fini précieux, l’Adoration des Mages, le Baptême et la Résurrection du Christ. De tous les tableaux à l’huile de Pietro, qui sont à Pérouse, celui-là est sans contredit le meilleur. Il commença une vaste fresque à Castello della Pieve ; mais il ne l’acheva pas (11).
Lorsqu’il allait de Pérouse à Castello et de Castello à Pérouse pour travailler à cette fresque, il portait, en homme défiant, tout son argent avec lui. Un beau jour, il fut attendu et assailli par des voleurs qui le dépouillèrent complètement, mais lui laissèrent la vie par la grâce de Dieu. Il eut même le bonheur de récupérer une grande partie de ses écus par l’entremise de ses amis qui étaient nombreux. Toutefois, la douleur que lui causa cette aventure le mit à deux doigts de la mort.
Pietro avait peu de religion. Il ne voulut jamais croire à l’immortalité de l’âme, et rien ne pouvait vaincre l’obstination de sa cervelle de marbre. Toute son espérance reposait sur les biens de la fortune, et pour de l’argent il aurait été capable de tout.
Il amassa de grandes richesses, bâtit et acheta des maisons à Florence, et acquit une foule de bonnes et solides propriétés à Pérouse et à Castello-della-Pieve.
Il se maria avec une jeune fille d’une beauté extraordinaire, dont il eut plusieurs enfants. On prétend qu’il attachait tant d’importance à la parure de sa femme, que souvent il lui donnait lui-même tous ses soins.
Il mourut âgé de soixante-dix-huit ans, à Castello-della-Pieve, où il fut honorablement enterré l’an 1524 (12).
Il forma dans sa manière bon nombre de maîtres, et, entre autres, le miraculeux Raphaël Sanzio d’Urbin, qui le surpassa de beaucoup, après avoir travaillé pendant plusieurs années avec lui et en compagnie de son père Giovanni de’ Santi.
Le Pinturicchio, peintre pérugin, imita constamment le style de Pietro, dont il était élève, ainsi que Rocco Zoppo, Florentin, de la main duquel Filippo Salviati a dans un médaillon une belle Madone qui, à la vérité, fut entièrement retouchée par Pietro. Rocco fit quantité de Madones et de portraits dont il est inutile de s’occuper. Je me contenterai de dire qu’il représenta à Rome, dans la chapelle Sixtine, Girolamo Riario, et F. Pietro, cardinal de San-Sisto.
Le Montevarchi sortit également de l’école de Pietro. Il laissa de nombreuses peintures à San-Giovanni de Valdarno, telles que les histoires du Miracle du lait, à la Madonna. On voit encore de lui d’autres ouvrages, à Montevarchi, sa patrie.
Gerino de Pistoia, duquel nous avons déjà parlé dans la vie du Pinturicchio, demeura longtemps avec Pietro, de même que Baccio Ubertino de Florence, bon coloriste et dessinateur correct, qui aida beaucoup son maître. Nous possédons de lui un beau dessin à la plume du Christ à la colonne, que nous conservons dans notre recueil.
Francesco, surnommé le Bacchiacca, frère de Baccio et disciple de Pietro, était très-habile à peindre les petites figures, comme le prouvent celles que l’on rencontre à Florence, notamment chez Gio.-Maria Benintendi et chez Pier Francesco Borgherini. Le Bacchiacca avait un goût tout particulier pour les grotesques ; aussi le duc Cosme le chargea d’orner d’animaux et de plantes rares un cabinet d’étude. Il composa, en outre, des cartons de tapisseries, qui furent exécutées en soie par Maestro Giovanni Rosto, Flamand, pour les appartements du palais de Son Excellence (13).
L’Espagnol Giovanni, surnommé le Spagna, fut le meilleur coloriste de tous les élèves de Pietro. Il se serait fixé à Pérouse, si les peintres de cette ville, ennemis des étrangers, ne l’eussent persécuté de telle sorte qu’il fut forcé de se retirer à Spolète, où il reçut le titre de citoyen, et où il prit une femme de bonne maison. Il y trouva d’importants travaux, ainsi que dans toutes les autres villes de l’Ombrie. À Assise, il fit, pour le cardinal espagnol Egidio, un tableau à San-Damiano, et celui de la chapelle de Santa-Caterina, dans l’église souterraine de San-Francesco. À Santa-Maria-degli-Angeli, il peignit, dans la petite chapelle où mourut saint François, quelques figures à mi-corps de grandeur naturelle ; c’est-à-dire quelques compagnons de saint François, autour de la statue de ce bienheureux.
Mais le meilleur maître que produisirent les leçons de Pietro fut Andrea Luigi d’Assise, que l’on surnomma l’Ingegno. Dans sa première jeunesse, il fut le compétiteur de Raphaël d’Urbin. Plus tard, il aida son maître dans les travaux les plus importants, comme à Pérouse, dans la salle del Cambio, où il laissa d’admirables figures ; à Assise, et enfin à Rome, dans la chapelle Sixtine. Andrea donna de si belles preuves de talent dans ces ouvrages, qu’on s’attendait à le voir marcher bien loin devant son maître : et il en aurait été ainsi ; mais la fortune ennemie l’arrêta dans sa route. Une humeur maligne tomba sur les yeux de cet infortuné et le priva complètement de la vue, au grand chagrin de tous ceux qui le connaissaient. Dès que le pape Sixte apprit ce déplorable accident, il alloua au pauvre Andrea une pension viagère qui lui fut exactement payée jusqu’à sa mort, qui arriva dans la quatre-vingt-sixième année de son âge.
Pietro compta encore parmi ses élèves Eusebio San-Giorgio, auteur du tableau des Mages de Sant’-Agostino ; Domenico di Paris, qui laissa de nombreuses productions à Pérouse et dans les environs ; Orazio, frère de Domenico, et Gian Niccola, qui peignit à San-Francesco le Christ au jardin ; à San-Domenico, dans la chapelle des Baglioni, le tableau d’Ognissanti ; et, dans la chapelle del Cambio, les histoires à fresque de saint Jean-Baptiste.
Enfin Benedetto Caporali ou Bitti, autre disciple de Pietro, exécuta une foule de peintures à Pérouse, sa patrie. Il pratiqua aussi l’architecture et écrivit des Commentaires sur Vitruve, qui ont été imprimés. Son fils Giulio, peintre pérugin, marcha sur ses traces.
Mais aucun de tous ces élèves n’égala la perfection de Pietro, ni le charme de son coloris, qui lui valut alors un tel succès, qu’une multitude d’Allemands, de Français, d’Espagnols et d’autres étrangers, accoururent pour profiter de ses enseignements.
On fit grand commerce, comme nous l’avons dit, des tableaux de Pietro, que l’on envoya au loin, jusqu’au moment où parut la manière de Michel-Ange, qui ouvrit aux arts la véritable voie et les conduisit à cette perfection que nous allons voir dans la troisième partie de ce livre, où nous traiterons de l’excellence et de la perfection de l’art, et où nous montrerons aux artistes que ceux qui veulent travailler consciencieusement, et non par caprice, produisent des œuvres qui leur donnent pour récompenses la renommée, la richesse et des amis (14).
Par des motifs à peu près semblables à ceux qui nous ont fait rejeter l’histoire des miniaturistes à la vie de don Giulio Clovio[1], nous sommes forcés d’attendre que Vasari nous ait donné celle de Lorenzo di Credi, pour aborder les importantes questions soulevées par la biographie du Pérugin. C’est alors que notre pensée sur l’école mystique à laquelle on a voulu, bien à tort, attacher ce grand maître, recevra tout son développement.
(1) Le nom patronymique de Pietro est Vanucci. Pietro naquit l’an 1446, à Città-della-Pieve, raison pour laquelle il signa quelquefois de Castro plebis.
(2) Le Pérugin fut élève de Niccolò Alunno, de Pietro della Francesca et d’Andrea del Verocchio.
(3) Ce tableau a péri dans le déplorable incendie de cette église qui eut lieu vers la moitié du siècle passé.
(4) Ce tableau représente le couronnement de la Vierge.
(5) Des peintures de Pietro dans la chapelle Sixtine, il ne reste que celle où l’on voit saint Pierre recevant les clefs. — Le Taja, page 41 de la Descrizione del Palazzo Vaticano, se trompe lorsqu’il compte le Baptême de Jésus-Christ au nombre des ouvrages conservés du Pérugin.
(6) Le Pérugin peignit à San-Francesco-del-Monte non deux, mais trois chapelles, et de plus le tableau du maître-autel. — Voyez Morelli, Notizie delle pitture di Perugia.
(7) Cette Transfiguration servit à décorer un autel de l’église de Santa-Maria-Nuova.
(8) Cette inscription a été probablement placée par les habitants de Pérouse et non par Pietro lui-même. — Voyez la sixième lettre des Pittoriche Perugine et la Guida di Perugia d’Orsini, p. 152.
(9) C’est-à-dire peint des deux côtés comme le Goliath de Daniel de Volterre que l’on voit au musée du Louvre.
(10) Le Pérugin peignit encore cinq figures sur le gradin de l’autel.
(11) Cette fresque représente l’Adoration des Mages.
(12) On lit dans la première édition de Vasari l’épitaphe suivante composée en l’honneur de Pietro :
Si vivax, ardens, conspicuusque color,
Omnia sub Petri(fuit hic Perusinus Apelles)
Divina referunt emicuisse manu.
Perpulchre hinc pinxit, miraque ebur arte polivit,
(13) Vasari parle plus longuement du Bacchiacca à la fin de la vie de Bastiano Aristotile.
(14) Le musée du Louvre possède cinq tableaux du Pérugin : la Vierge tenant l’enfant Jésus. — Une Sainte famille. — Jésus couronné d’épines, entre la Vierge et saint Jean. — Jésus ressuscité apparaissant à la Madeleine, et le Combat de l’Amour et de la Chasteté.
- ↑ Voyez le Commentaire de Gherardo, p. 204 et 205 de ce volume.