Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 2/Michelozzo Michelozzi

MICHELOZZO MICHELOZZI,
sculpteur et architecte florentin.

Si les hommes croyaient vivre jusqu’à l’âge ou leur force les trahit, où leur faiblesse les réduit à l’impuissance, bon nombre d’entre eux n’arriveraient pas à mendier dans leur vieillesse, après avoir follement et aveuglément dissipé dans leur jeunesse les fruits de leurs travaux. Ceux qui descendent de la richesse à la pauvreté ont bientôt perdu toute espèce de considération dans le monde. On doit donc s’efforcer de mettre par tous les moyens honnêtes ses vieux jours à l’abri de la misère. Ceux qui feront comme Michelozzo, qui eut le bon esprit de ne pas imiter l’insouciance et les prodigalités de son maître Donatello, mèneront une vie honorable et n’auront pas besoin, dans leurs dernières années, d’aller tristement quêter leur subsistance. Dès sa jeunesse, Michelozzo étudia la sculpture et le dessin à l’école de Donatello. Il tira parti de la terre, de la cire et du marbre, avec un égal succès ; mais il se distingua surtout dans l’architecture. Après le Brunelleschi, il passa, comme nous le montrerons plus bas, pour l’architecte de son temps le

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plus ingénieux dans l’art d’ordonner les distributions intérieures des palais, des couvents et des

maisons. Donatello employa pendant plusieurs années Michelozzo qui était très-habile à travailler le marbre et le bronze, ainsi que le prouve le tombeau du pape Jean Coscia, dont il surveilla l’exécution, et pour lequel il fit une statue de la Foi, haute de deux brasses et demie, que l’on trouve encore aujourd’hui à San-Giovanni de Florence, en compagnie d’une Espérance et d’une Charité de la même dimension, dues au ciseau de Donatello. En outre, Michelozzo laissa au-dessus de la porte de la sacristie un petit saint Jean en ronde-bosse qui fut beaucoup admiré. Cosme de Médicis sut apprécier le talent de notre artiste. Il lui demanda le modèle du palais qui est à l’encoignure de la via Larga, auprès de San Giovannino. Le modèle de Filippo Brunelleschi, dont nous avons déjà parlé, paraissait trop somptueux et trop vaste à Cosme qui craignait d’exciter l’envie de ses concitoyens. Michelozzo, ayant vu son projet agréé, ne tarda pas à conduire à bonne fin ce palais qui, comme on peut en juger, réunit à la majesté tout à la fois simple et grandiose des ornements, et aux recherches de l’architecture, le mérite des distributions intérieures, larges et commodes. Michelozzo est d’autant plus digne d’éloges, que cet édifice fut, à Florence, le premier en ce genre. Les caves et les celliers sont à quatre brasses sous terre et reçoivent la lumière en s’élevant de trois brasses au-dessus du sol. Le palais possède deux cours accompagnées de loges magnifiques sur lesquelles donnent des salons, des chambres, des antichambres, des cabinets d’étude, des garde-robes, des étuves, des cuisines, des escaliers secrets et des escaliers communs. Chaque étage renferme des appartements capables de loger, non-seulement un simple citoyen, tel qu’était alors Cosme de Médicis, mais encore les plus grands princes de l’Europe. Nous y avons vu de nos jours des rois, des empereurs, des papes, et, en un mot, les plus éminents personnages (1).

L’an 1433, Cosme ayant été exilé de Florence, Michelozzo, qui lui était sincèrement attaché, le suivit de son propre mouvement à Venise, et ne voulut jamais l’abandonner. Il trouva maintes occasions d’exercer son talent dans cette ville, en dessins, en modèles et en embellissements de maisons et de monuments, pour les amis de Cosme et d’autres gentilshommes. À San-Giorgio-Maggiore, monastère des moines noirs de Santa-Giustina, il bâtit, aux dépens de Cosme de Médicis, une bibliothèque que l’illustre exilé se plut à enrichir d’une foule de livres (2).

L’année suivante, Cosme revint triomphant à Florence, et emmena avec lui Michelozzo.

Peu de temps après, le palais de la Seigneurie commença à menacer ruine, parce que plusieurs colonnes de la cour souffraient, soit du trop grand poids dont elles étaient chargées, soit de la faiblesse des fondements, ou peut-être parce qu’elles étaient formées de blocs mal assemblés. Quelle que fût, du reste, la cause de cet accident, on pria Michelozzo d’y porter remède. Il accepta volontiers cette entreprise, car il en avait déjà conduit à bonne fin une toute semblable à Venise, près de San-Barnaba. Un gentilhomme, comme je l’ai entendu raconter par Michel-Ange Buonarroti, lui ayant confié le soin de réparer sa maison qui était en danger de s’écrouler, il prépara secrètement une colonne armée de solides étaies qu’il chargea sur une barque, et en une nuit, à l’aide de quelques maîtres, il la mit en place et sauva la maison. Enhardi par cette expérience, Michelozzo aborda courageusement sa tâche et s’en acquitta avec un rare succès. Il reprit en sous-œuvre et refit les colonnes telles quelles sont aujourd’hui. Lorsqu’il vint à retirer les anciennes colonnes pour introduire les nouvelles, il étaya si fortement son édifice que cette énorme masse ne souffrit aucunement, et depuis elle n’a pas bougé d’une ligne. Afin que l’on reconnût ses colonnes, Michelozzo en plaça, aux encoignures du palais, quelques-unes à huit pans avec des chapiteaux dont les feuillages sont sculptés à la moderne. Il diminua ensuite le poids des murailles qui chargeaient les colonnes, refit toute la cour avec un nouvel ordre de fenêtres semblables à celles du palais Médicis, et couvrit les murailles de bossages pour placer les lis d’or que l’on y voit encore aujourd’hui. Michelozzo conduisit ces travaux avec beaucoup de célérité. Au second étage, il pratiqua quelques œils-de-bœuf pour éclairer les chambres au-dessous desquelles est aujourd’hui la salle des Deux Cents. Il disposa plus richement le troisième étage pour les seigneurs et le goufalonier, qui jusqu’alors n’avaient eu qu’une seule salle à l’usage de tous. Il leur ménagea des appartements séparés, s’ouvrant sur un corridor dont les fenêtres donnent sur la cour. Il divisa l’étage supérieur en diverses chambres consacrées aux valets, aux hoquetons, aux musiciens, aux fifres, aux massiers, aux huissiers et aux hérauts. Dans l’une de ces pièces, qui renferme maintenant les bureaux de la trésorerie, on voit un tableau de Giotto représentant Charles, fils de Robert, duc de Calabre, agenouillé devant une Madone. Près de l’entablement qui fait le tour de la cour, Michelozzo établit un réservoir d’eau destiné à alimenter des fontaines artificielles. Il restaura aussi la chapelle où l’on dit la messe, et plusieurs pièces dont il décora les plafonds de lis d’or sur un fond d’azur. Il recouvrit également tous les vieux plafonds des autres salies et, en un mot, il apporta une foule d’améliorations à ce palais. Il sut conduire les eaux des puits jusqu’au dernier étage, à l’aide d’une roue qui les faisait monter avec une facilité extraordinaire. Malheureusement il ne put remédier aux défauts de l’escalier public qui, dès le principe, fut mal entendu, mal situé, raide, étroit, obscur. Les degrés étaient en bois ; mais il les remplaça par des degrés de pierre jusqu’à l’étage habité par la seigneurie. À l’entrée de la cour, il construisit une porte avec des pilastres en pierre de taille, surmontés de beaux chapiteaux sculptés par lui-même, et d’une corniche architravée qu’il orna des armes de la ville. Il pourvut les escaliers de deux sarrasines en cas de tumulte et, au sommet, il fit une porte que l’on appelait la Catena, et qui était continuellement gardée par un hoqueton. Il arma d’énormes barres de fer la tour du campanile qui s’était lézardée du côté de la place. Enfin, il améliora et répara ce palais de telle sorte qu’il mérita les louanges de tous ses concitoyens, et qu’entre autres récompenses, il obtint le titre de membre du Collegio, tribunal fort respecté à Florence. J’ai cru devoir parler aussi longuement de cet édifice, parce que, après avoir dit ailleurs qu’il fut construit l’an 1298 par Arnolfo, sur un plan vicieux et irrégulier, avec des colonnes de différents diamètres, des arcades de différentes grandeurs, des escaliers incommodes et des appartements mal disposés, il fallait montrer à quel terme l’avait amené Michelozzo, qui fut encore loin d’en faire une habitation agréable (3). L’an 1538, le duc Cosme, ayant résolu de fixer sa résidence dans ce palais, entreprit de le restaurer convenablement ; mais il fut mal compris et mal servi par les architectes qui dirigèrent ces travaux pendant plusieurs années. Alors il voulut voir s’il était possible de rajeunir la distribution et la décoration du palais vieux sans gâter ce qu’il renfermait de bon. Pour réaliser ce projet, il fit venir de Rome Giorgio Vasari, qui était au service du pape Jules III. Il le chargea non-seulement de donner ses soins à l’arrangement des salles que l’on avait commencées, au premier étage, en face de la place au blé, mais encore d’essayer d’introduire, sans toucher à ce qui était terminé, des escaliers secrets et publics qui missent en communication les divers appartements du palais. Tandis que l’on ornait les salles commencées de plafonds dorés, de stucs, de peintures à l’huile et à fresque, Vasari leva les plans de l’ancien et du nouveau palais, et prépara, non sans peine et sans étude, tout ce qui était nécessaire pour donner un seul niveau aux pièces établies sur des plans différents, et pour les lier entre elles sans nuire à ce qui était déjà fait. Au bout de six mois, il présenta au duc un modèle en bois de cet édifice qui a plutôt la forme d’un château que d’un palais. On pratiqua, d’après ce modèle qui fut agréé par Cosme, des dégagements et des escaliers commodes qui parcourent tous les étages, de telle sorte que maintenant on n’est plus obligé de traverser une foule de salles qui jadis étaient, pour ainsi dire, transformées en passages publics. Enfin le plafond de la grande salle a été élevé de douze brasses, et de magnifiques peintures ont complété ce riche ensemble. Certes, si Arnolfo, Michelozzo et les autres architectes qui ont travaillé à cet édifice depuis sa fondation, revenaient au monde, ils ne reconnaîtraient plus leur ouvrage. Mais n’oublions pas Michelozzo. Les dominicains de Fiesole, après avoir occupé l’église de San-Giorgio depuis le milieu du mois de juillet jusqu’à la fin de janvier, la cédèrent aux Salvestrini, en échange du couvent et de l’église de San-Marco, qu’ils obtinrent du pape Eugène, par l’entremise de Cosme de Médicis et de son frère Laurent. Il fut alors résolu que l’on rebâtirait entièrement le couvent de San-Marco sur un plan plus large et plus riche, fourni par Michelozzo. On se mit à l’œuvre l’an 1437, et l’on commença par la partie du couvent qui se trouve au-dessus de l’ancien réfectoire, en face des écuries élevées par le duc Laurent de Médicis. On y disposa vingt cellules commodes, on acheva la couverture de l’édifice, et on garnit le réfectoire de toutes les boiseries nécessaires. On suspendit alors les travaux pour voir la fin d’un procès suscité contre les religieux de San-Marco par Maestro Stefano, général des Salvestrini, qui revendiquait la propriété du couvent. Ce procès ayant eu une issue favorable pour les religieux, on reprit les constructions. De nouvelles contestations naquirent à l’occasion de la grande chapelle bâtie par Ser Pino Bonaccorsi (4). Cette chapelle, après Ser Pino, fut possédée par une certaine Donna de’ Caponsacchi, qui la transmit à Mariotto Banchi, auquel la disputa Agnolo della Casa. Celui-ci prétendait la tenir des Salvestrini à titre de don ou d’achat ; mais il perdit son procès, et Mariotto vendit la chapelle à Cosme moyennant cinq cents écus. L’emplacement occupé aujourd’hui par le chœur ayant été également vendu à Cosme par la confrérie dello Spirito-Santo, la chapelle, la tribune et le chœur furent commencés suivant les modèles de Michelozzo, et terminés l’an 1439. Bientôt après on vit s’élever la bibliothèque. Elle a quatre-vingts brasses de longueur, dix-huit de largeur, et renferme soixante-quatre armoires en bois de cyprès, pleines de livres magnifiques. On s’occupa ensuite du dortoir, du cloître et de toutes les autres distributions de ce couvent qui, grâce au talent de notre artiste qui les conduisit à bonne fin l’an 1452, passe pour le mieux entendu, le plus beau et le plus commode de l’Italie. On assure qu’il coûta trente-six mille ducats à Cosme qui, tant que durèrent les constructions, paya chaque année aux religieux une pension de trois cent soixante-six ducats. Au-dessus de la porte qui mène à la sacristie, on lit sur une tablette de marbre cette inscription :

Cum hoc templum Marco Evangelistæ dicatum magnificis sumptibus Cl. V. Cosmi Medicis tandem absolutum esset, Eugenius quartus Romanus Pontifex maxima cardinalium, archiepiscoporum, episcoporum, aliorumque sacerdotum frequentia comitatus, id celeberrimo Epiphaniæ die solemni more servato consecravit. Tum etiam quotannis omnibus, qui eodem die festo annuas statasque consecrationis ceremonias castè pièque celebraverint, viserintve temporis luendis peccatis suis debiti septem annos totidemque quadragesimas apostolica remisit auctoritate A. M.CCCC.XLII.


Cosme fit également bâtir, sur les dessins de Michelozzo, le noviciat et la chapelle de Santa-Croce de Florence, ainsi que la porte qui conduit de l’église à la sacristie, au noviciat et aux escaliers du dortoir. Ces travaux ne le cèdent en beauté, en commodité et en richesse à aucun de ceux que le magnifique Cosme de Médicis fit exécuter par Michelozzo. La porte en pierre de macigno fut beaucoup admirée, car jusqu’alors on avait rarement vu imiter ainsi la bonne manière antique. Ce fut encore par l’ordre de Cosme de Médicis que l’on éleva le palais de Cafaggiuolo, à Mugello, dans le goût d’une forteresse, sur les dessins et avec les conseils de Michelozzo, qui l’entoura de fossés, et l’enrichit de jardins, de fontaines et de tous les agréments qui conviennent à un château de plaisance. Deux milles plus loin, dans un endroit connu sous le nom de Bosco, Cosme chargea notre artiste d’achever un superbe couvent pour les moines de l’ordre de saint François, et d’opérer à Trebbio divers embellissements, Michelozzo construisit également, à deux milles de Florence, le palais de la villa Careggi, remarquable par sa magnificence, et il y amena des eaux abondantes dans la fontaine qui existe encore aujourd’hui. À Fiesole, pour Jean de Médicis, fils de Cosme, il bâtit un autre somptueux palais, dans lequel il sut utilement profiter des dispositions du terrain montueux sur lequel il se trouvait, pour placer dans les constructions inférieures pratiquées en voûtes les caves, les écuries, les celliers et toutes les dépendances de nécessité. Il réserva les étages supérieurs pour les appartements ordinaires, dans lesquels il ménagea des salles consacrées, les unes à l’étude, les autres à la musique. Il déploya toute son habileté dans ce palais qui est d’une solidité à toute épreuve, bien qu’il soit situé sur le penchant d’une colline. Michelozzo fit ensuite, presque au sommet de la même colline, l’église et le couvent des moines de San-Girolamo (5), et le modèle d’un hospice pour les pèlerins de la Terre-Sainte, qui fut envoyé à Jérusalem par Cosme de Medicis, et exécuté à ses frais. Michelozzo donna aussi les dessins de six fenêtres ornées des armes de Cosme, pour la façade de Saint-Pierre de Rome. Trois de ces fenêtres ont été de nos jours enlevées par l’ordre du pape Paul III, et remplacées par d’autres qui représentent les armes de la maison Farnèse. Cosme, ayant appris que la ville d’Assises manquait d’eau, chargea Michelozzo de remédier à ce grave inconvénient dont souffraient surtout les fidèles qui allaient, le 1er août de chaque année, chercher des indulgences à Santa-Maria-degli-Angeli. Michelozzo conduisit aussitôt les eaux qui sortent à mi-côte de la montagne dans une fontaine qu’il couvrit d’une belle et riche loge, soutenue par des colonnes et ornée des armes de Cosme. En même temps, il fit au couvent des moines de l’ordre de saint François quelques embellissements que le magnifique Laurent de Médicis augmenta plus tard, et Cosme ordonna de paver le chemin qui conduit de Santa-Maria-degli-Angeli à la ville. Au milieu de ces travaux, Michelozzo dressa le plan de l’ancienne citadelle de Pérouse. De retour à Florence, il bâtit le palais de Giovanni Tornabuoni, dans le genre de celui de Cosme, excepté qu’il n’y employa point le bossage, et ne le couronna point aussi richement (6). Après la mort de Cosme, que Michelozzo avait aimé autant que l’on peut aimer l’ami le plus cher, Pierre de Médicis fit élever à San-Miniato une chapelle en marbre par notre artiste, qui en outre y sculpta de sa propre main un bas-relief représentant la devise de Cosme, composée d’un faucon et d’un diamant. Pierre de Médicis, ayant ensuite résolu de construire entièrement en marbre la chapelle de la Nunziata, dans l’église des Servites, ne voulut pas que l’on érigeât ce monument sans les conseils de Michelozzo, qu’il aimait beaucoup et dont il connaissait le dévouement à son père Cosme. Cette chapelle fut donc exécutée sous sa direction par Pagno di Lapo Partigiani, sculpteur de Fiesole. La voûte est soutenue par quatre colonnes corinthiennes en marbre, hautes de neuf brasses environ, et ornées d’une double cannelure et de bases et de chapiteaux sculptés de différentes façons. Sur ces colonnes reposent l’architrave, la frise et la corniche, couvertes de diverses fantaisies, de devises, d’armoiries des Médicis et de feuillages. Au-dessus on voit une belle tablette de marbre renfermant une longue inscription, et entre les quatre colonnes un compartiment de marbre sculpté et enrichi de mosaïques et d’émaux travaillés au feu. Le pavé est composé de porphyre, de serpentin, de mischio et d’autres pierres rares habilement assemblées. La chapelle est fermée par une grille en bronze, surmontée d’un couronnement en marbre dans lequel sont fixés de beaux candélabres. Pierre de Médicis avait donné à cette même chapelle trente lampes d’argent ; mais elles furent détruites pendant le siège de la ville. Depuis plusieurs années déjà, le seigneur duc a ordonné de les refaire ; on s’en occupe activement, et bientôt elles seront toutes achevées. En attendant, trente autres lampes, non en argent à la vérité, ne cessent jamais de brûler, selon les intentions de Pierre de Médicis. Elles sont suspendues à une corniche en bois peint et doré, sur un angle de laquelle Pagno plaça un vase du milieu duquel s’élance un lis en cuivre, d’une dimension extraordinaire. Cet énorme poids ne porte pas entièrement sur la corniche. Deux branches en fer, peintes en vert, sont scellées dans l’angle de la corniche de marbre, et soutiennent en l’air les autres branches de cuivre. Cette machine, ingénieusement exécutée, est vraiment digne d’éloges. Non loin de là, du côté du cloître, Pagno construisit une seconde chapelle dont les fenêtres reçoivent le jour de la cour et éclairent en même temps le petit orgue. Cette chapelle sert de chœur aux moines. Elle renferme une grande armoire où l’on conserve tous les ornements d’argent de la Nunziata, frappés aux armes et à la devise des Médicis. Hors de la chapelle de la Nunziata, Pagno fit encore un candélabre en bronze haut de cinq brasses, et, à l’entrée de l’église, un bénitier en marbre, ainsi qu’un saint Jean. Au-dessus du banc où les moines vendent des cierges, il sculpta en demi relief une Vierge à mi-corps, grande comme nature, tenant l’enfant Jésus sur son bras ; et il laissa un autre groupe semblable, à Santa-Maria-del-Fiore. Dans sa jeunesse, Pagno avait exécuté quelques figures, à San-Miniato, en compagnie de son maître Donaio. Dans l’église de San-Martino de Lucques, il avait élevé, en face de la chapelle del Sagramento, un tombeau de marbre surmonté du portrait de Messer Piero Nocera. Le Filarete rapporte, dans son vingtième livre, que Francesco Sforza, quatrième duc de Milan, ayant donné un des palais de sa capitale au magnifique Cosme de Médicis, celui-ci, pour prouver au duc le prix qu’il attachait à ce présent, voulut que Michelozzo ornât de sculptures et agrandît de trois brasses et demie cette habitation, qui n’avait d’abord que quatre-vingt-quatre brasses de longueur. En outre, il l’enrichit d’une foule de peintures, parmi lesquelles on remarque la Vie de l’empereur Trajan et les portraits de Francesco Sforza, de la duchesse Bianca, sa femme, de leurs fils, de seigneurs, de grands personnages, de huit empereurs, et celui de Cosme lui-même, fait de la main de Michelozzo. Dans toutes les salles, notre artiste introduisit, de diverses manières, les armes de Cosme et sa devise du faucon et du diamant. Toutes ces peintures sont dues à Vincenzio di Zoppa, peintre fort estimé dans ce temps et dans ce pays. Les sommes consacrées par Cosme à la restauration de ce palais furent payées par Pigello Portinari, citoyen florentin, qui régissait alors les affaires de Cosme à Milan.

On voit à Gênes et ailleurs quelques ouvrages en marbre et en bronze où l’on reconnaît facilement la manière de Michelozzo. Mais nous nous sommes assez occupés de lui. Il mourut à l’âge de soixante-huit ans, et fut enterré à San-Marco de Florence. Son portrait, peint par Fra Giovanni (7), se trouve dans la chapelle de la Santa-Trinità, sous la figure d’un vieux Nicodème qui, la tête couverte d’un capuchon, descend le Christ de la croix.

D’un pas merveilleusement égal, Florence pousse au même but la peinture, la sculpture et l’architecture. Elle ne se lasse pas de leur fournir, avec une régularité et une continuité admirables, une série d’hommes dont les noms indiquent autant de nouveaux progrès. Après Cimabue, Giotto ; après Gaddi, Orcagna ; après Uccello, Masaccio ; après Ghiberti, Donatello ; après Brunelieschi, Michelozzo. Ce magnifique mouvement d’ascension durera jusqu’à Michel-Ange. Mais d’où vient que depuis il se soit arrêté, que depuis il se soit converti en mouvement rétrograde ? L’examen de quelques-unes des causes qui ont déterminé le progrès nous amènera peut-être à trouver celles qui ont précipité la décadence. Dans les beaux siècles, rien n’était moins rare que de rencontrer un artiste qui s’universalisait, au point d’être à la fois peintre, sculpteur, architecte, mécanicien, et même poëte et musicien. Les arts, véritablement frères, puisaient dans leur mystérieuse alliance une énergie, une vigueur, qui leur faisaient braver et surmonter tous les obstacles. Plus tard, et surtout de nos jours, non-seulement ils ont cessé d’être unis par de secrètes affinités, d’être solidaires l’un de l’autre ; ils se sont encore, chacun de son côté, divisés, fractionnés, à l’infini. Le résultat de cette séparation, de ce morcellement, a été de les réduire à une faiblesse, à un énervement, tels que la moindre difficulté les effraie et les force à reculer. Prenons l’architecture pour exemple. Sans parler des nombreux rapports qui existaient entre elle et les autres arts, examinons ce qu’elle était en elle-même, ce qu’elle comportait à elle seule, ou plutôt quelles fonctions on l’appelait primitivement à remplir. Un coup d’œil sur les œuvres des architectes d’alors suffit pour s’en rendre compte, un mot suffit pour l’expliquer. L’architecture, une et indivisée, embrassait toutes les constructions imaginables. Peut-on en dire autant aujourd’hui ? Hélas non ! Chaque partie est devenue un tout. L’architecture n’est plus une, il y a vingt architectures : d’un même art, on a fait vingt professions, vingt métiers différents, sans qu’il soit permis d’établir entre eux le plus léger contact. Demandez à un de nos architectes un bâtiment de mer, il vous répondra que, de sa vie, il n’a songé à l’architecture navale. Priez-le de retenir, de mouvoir, les eaux d’un étang, d’un ruisseau ; de conduire celles d’un fleuve, d’une rivière ; d’élever des constructions dans leur sein : l’architecture hydraulique n’entre pas dans son domaine. Chargez-le d’exécuter les travaux de construction nécessaires à l’attaque ou à la défense d’une place ou d’un territoire, il vous renvoie au génie militaire. Vous avez besoin d’une route, d’un pont, d’une usine ; il vous adresse au génie civil. Vous voulez qu’il vous trace, qu’il vous compose un jardin ; cela est également étranger à ses attributions. Comment, cet homme ne sait bâtir ni un vaisseau, ni une digue, ni des remparts, ni un pont, ni une usine ; et il s’intitule architecte ! Mais passons. Il va nous construire des temples, des palais, des maisons, tous les édifices, en un mot, où la beauté doit se marier à l’utilité, où l’imagination doit trouver sa part aussi bien que les besoins matériels. C’est un beau lot. Sans doute, on ne l’a distrait des autres, que pour mieux le cultiver dans son entier, que pour en faire une chose indivisible. Détrompez-vous, il n’en est rien. Cet art, ou pour mieux dire cette fraction d’art, se fractionne encore ; ce morceau détaché de la masse se morcelle encore. La théorie se sépare de la pratique. Vous avez la partie spéculative et la partie exécutive. Parmi nos architectes, les uns, ignorant les plus simples principes du goût, privés du sentiment des belles proportions, ne se doutant pas le moins du monde des ressources et des richesses que présente la décoration, ne s’occupent que des procédés pratiques de la construction, que du matériel de l’art. Le premier maître maçon venu remplirait parfaitement leur office. Les autres, lancés dans un ordre d’idées complètement spéculatives, se montrent dessinateurs fort habiles, déploient une foule de projets qui témoignent de leur science archéologique ; mais, étrangers aux notions positives de la construction, qui ne s’obtiennent que par la seule pratique, ils ne réalisent rien. Est-il nécessaire de nous appesantir sur les conséquences de la fatale division que nous avons signalée ? Ne sont-elles pas patentes ? Chaque jour, dans la rue, ne frappent-elles pas les yeux les moins exercés ? De plus, l’architecture, soumise maintenant aux exigences d’une bourgeoisie ignorante et corrompue, semble être condamnée à ne satisfaire que les plus déplorables caprices. Ne demandez à nos architectes ni brillantes inventions, ni sages imitations : ils n’inventent rien, ils ne savent pas même imiter. Ils enfantent des choses sans nom, dans lesquelles on dirait qu’ils se plaisent à prendre le contre-pied, à établir le néant de toute raison. On serait vraiment tenté de croire que depuis six cents ans on n’a travaillé à perfectionner les procédés de la construction, à accroître les moyens d’action, que pour leur rendre facile la réalisation des contre-sens les plus révoltants. À l’arabe, au normand, au lombard, ils marient le grec et le romain ; et de ces accouplements, il sort des monstres qu’ils s’attachent à rendre encore plus hideux par les ajustements dont ils affublent leurs membres rabougris et estropiés. Mais, reconnaissons-le, l’architecture ohéit à une loi fatale et mystérieuse. Intimement liée aux destinées de l’humanité, elle n’a point cessé d’étre son fidèle reflet ; elle doit être ce qu’elle est, pour ne pas se trouver en désharmonie avec le siècle. Quittons cet affligeant spectacle, et consacrons notre attention à l’un des représentants les plus complets de l’architecture du quinzième siècle, à Michelozzo, l’élève et le digne successeur de Filippo Brunelleschi. Comme on l’a vu, Michelozzo s’était d’abord destiné à la sculpture ; mais, après avoir étudié toutes les parties du dessin, à l’école du Donatello, il chercha un théâtre assez vaste pour lui permettre de se développer librement, et il embrassa l’architecture. Doué d’une imagination souple et féconde, d’une profonde judiciaire, d’une perspicacité rare et d’un génie solide, Michelozzo était bien l’homme que son siècle réclamait pour continuer le mouvement imprimé à l’architecture par Brunelleschi. Il comprit que cet art ne pouvait conserver son influence qu’à la condition de répondre aux goûts, aux idées et aux passions des peuples. Il vit la religion dépossédée d’une grande partie de l’empire que jusqu’alors elle avait exercé sur les esprits, et il tendit aussitôt de tous ses efforts à satisfaire aux nouvelles convenances, en modifiant, en transformant le système architectural qu’elle avait imposé. C’est ce que prouvent son couvent des Dominicains de San-Marco, son noviciat et sa chapelle de Santa-Croce, ses plans de l’hospice de Jérusalem, sa chapelle de San-Miniato, et celle de la Nunziata, qui fut exécutée sous la direction de Pagno di Lapo Partigiani. Le système qu’il adopta exigeait, sans doute, moins de science, moins de hardiesse, que celui qu’il avait repoussé ; mais aussi il offrait plus d’élégance et de simplicité, et portait une empreinte plus franche et plus pure de son utilité. Si Michelozzo emprunta à l’antiquité, comme Donatello l’avait fait pour la sculpture, et Masaccio pour la peinture, il sut néanmoins rester original. S’il se servit de quelques détails, de quelques belles et nobles ordonnances de l’art antique, ce fut en les harmonisant d’une manière tout à fait neuve avec les formes générales dont les mœurs et les habitudes de son époque exigeaient la conservation. Les édifices de Michelozzo autres que ceux cités plus haut ne dénotent pas moins de tact, d’esprit intelligent et même de génie. Bruneîleschi n’avait osé répudier dans son palais Pitti les traditions d’austérité léguées par l’ancienne Étrurie. À la vérité, il avait bien essayé de s’en écarter un peu, en remplissant de chambranles les ouvertures cintrées de son rez-de-chaussée ; mais leurs profils, si nobles et si purs qu’ils fussent, ne pouvaient rompre la pesante monotonie d’une façade percée de vingt-trois croisées seulement sur une longueur de quatre-vingt-dix toises. Michelozzo, avec plus d’audace et de bonheur, introduisit la variété dans la façade de son palais Médicis, tout en se gardant bien néanmoins de lui enlever le caractère de la force, de la grandeur et de la majesté. Ses essais dans la voie de l’ornement ont paru à certaines gens indignes de remarque ; mais ils suffirent pour lui mériter les suffrages d’hommes probablement moins savants ou moins difficiles, tels que les Bramante et les San-Gallo. On a voulu aussi ne tenir aucun compte à Michelozzo d’avoir été le premier à allier la commodité des distributions intérieures à la solidité et au luxe de la la construction. De toute éternité, nous assure-t-on, ce mérite court les rues. Et ce n’était pas assez de lui refuser les éloges que les juges les plus compétents lui ont prodigués, il a fallu encore l’accuser. Comment s’y est-on pris ? On lui a fait un crime d’avoir été universel dans son art ! Dieu merci, on sait que l’artiste le plus grand devient un misérable crétin, dès qu’il possède les qualités contraires aux défauts de celui qui daigne l’honorer de sa critique.

NOTES.

(1) Ce palais a passé depuis dans la famille Ricardi et en a porté le nom.

(2) Le Sansovino parle de cette bibliothèque dans sa Descrizione di Venezia, p. 81 ; l’Ammirato dans ses Ritraiti d’Uomini illustri di casa Medici, Lorenzo Scradero dans ses Monument. Italiæ, et le chanoine Biscioni dans sa savante préface du catalogue de la bibliothèque Médicis, imprimé à Florence en 1752.

(3) Les historiens florentins, tels que l’Ammirato, lib. IV, p. 201, et Gio. Villani, lib. VIII, cap. 16, s’accordent à dire que les fondations du Palais-Vieux furent jetées l’an 1298, bien qu’Arnolfo mourut en 1300.

(4) La grande chapelle fut bâtie non par Ser Pino, mais par une de ses filles, comme le prouve une inscription qui se trouvait sur un pilastre de cette chapelle, et qui était ainsi conçue : Nam cappellam fecit fieri domina Francisca uxor olim Banchi de Caponsacchis pro remedio animas patris sui Ser Pini Bonaccorsi et filiorum ejus Michaelis, Joannis et Philippi, anno Domini 1541, mense Julii.

(5) C’est-à-dire qu’il refit l’église et le couvent de San-Girolamo fondés par le B. Carlo de’ Conti da Montegranelli.

(6) Le palais Tornabuoni passa plus tard dans la famille Corsi.