Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 2/Leon-Battista Alberti

leon-battista alberti
LEON-BATTISTA ALBERTI,
ARCHITECTE FLORENTIN.

Les lettres sont d’une très-grande utilité pour tous les artistes, et principalement pour les peintres, les sculpteurs et les architectes. Elles leur ouvrent la voie de l’invention, et servent à orner leur esprit et à perfectionner leur jugement. Les conseils et les écrits d’un artiste instruit ont toujours plus de poids que les paroles et même les ouvrages de celui qui ne sait être qu’un metteur en œuvre. Leon-Battista Alberti nous offre la preuve de ces assertions. Il s’adonna non-seulement à l’étude de l’architecture, de la perspective et de la peinture, mais encore à celle de la langue latine, et, grâce à ses écrits, il passe pour supérieur à une foule de praticiens qui, cependant, l’ont laissé bien en arrière. Ainsi l’expérience montre que les écrits sont ce qu’il y a de plus puissant pour mettre un homme en réputation. Les livres pénètrent partout, et, pour peu qu’ils soient véridiques, partout ils procurent à leurs auteurs un haut crédit. Il n’est donc pas étonnant que Leon-Battista soit plus connu par ses écrits que par les édifices qu’il a élevés.

Ce célèbre architecte, issu de la noble famille des Alberti, naquit à Florence (1). Il entreprit de nombreux voyages pour mesurer les monuments de l’antiquité. Habile arithméticien et géomètre, il écrivit en latin dix livres sur l’architecture, qu’il publia en 1485, et qui ont été traduits en florentin par le révérend Messer Cosimo Bartoli, prévôt de San-Giovanni de Florence (2). On lui doit aussi trois livres sur la peinture, traduits aujourd’hui en toscan par Messer Lodovico Domenichi, les livres de la vie civile, et quelques écrits galants en prose et en vers (3).

Il fut le premier qui essaya de latiniser la versification italienne, en la soumettant au mètre des vers latins (4), comme le prouve l’épître qui commence par ces deux vers :

Questa per estrema miserabile pistola mando
  A te che spregi miseramente noi.

Leon-Battista, se trouvant à Rome du temps de Nicolas V, qui dans sa manie de bâtir avait mis cette ville sens dessus dessous, entra, par le moyen de son ami Biondo de Forli, au service de sa Sainteté qui jusqu’alors avait employé Bernardo Rossellino, sculpteur et architecte florentin, dont nous parlerons dans la vie de son frère Antonio. Le pape confia à ces deux artistes le soin de restaurer son palais et l’église de Santa-Maria-Maggiore. Leon-Battista conseillait et Bernardo exécutait. C’est ainsi que Nicolas V, entre autres travaux utiles et dignes d’éloges, leur fit restaurer l’aqueduc de l’Acqua-Vergine, et construire sur la place de Trevi cette fontaine qui est couverte d’ornements en marbre et des armes de sa Sainteté et du peuple romain (5).

Leon-Battista se rendit ensuite à Rimini, auprès de Sigismondo Malatesta. Il fut chargé par ce célèbre guerrier de composer le modèle de la façade et de l’église de San-Francesco et de l’entourer d’une longue file d’arcades, formant galerie, sous chacune desquelles devaient être placés les mausolées des hommes illustres de la ville de Rimini. Ce temple, d’une solidité remarquable, est un des plus beaux de l’Italie. Il renferme six chapelles dont l’une, dédiée à saint Jérôme, est ornée d’un grand nombre de reliques apportées de Jérusalem, et des tombeaux de Sigismond et de sa femme, richement sculptés l’an 1450. L’un de ces tombeaux est surmonté du portrait de Sigismond, et d’un autre côté on voit celui de Leon-Battista.

L’an 1457, époque à laquelle l’allemand Jean-Guttemberg découvrit l’imprimerie, Leon-Battista inventa un nouvel instrument pour reproduire les perspectives, diminuer les figures, et donner une grandeur apparente aux objets de petite dimension.

Dans ce temps, Giovanni Ruccellai voulut faire bâtir en marbre, à ses propres dépens, la façade de Santa-Maria-Novella. Il parla de son projet à son ami Leon-Battista, qui lui donna non-seulement ses conseils, mais encore un dessin qu’il résolut de mettre à exécution pour laisser de soi un souvenir à sa patrie. Cette entreprise fut achevée, l’an 1477, à la satisfaction de toute la ville (6) ; on admira surtout la porte, qui dut coûter beaucoup de travail à notre artiste. Il fit ensuite pour Cosimo Ruccellai le dessin du palais et de la loggia qui est en face dans la rue della Vigna. Malheureusement il commit, dans la disposition de son plan et l’érection de ses arcades, des écarts qui l’obligèrent à quelques ressauts qui nuisirent à la régularité du reste de l’ouvrage. Ces fautes montrent que l’on ne peut rien produire de parfait en architecture, si l’on ne joint pas à la théorie la pratique du métier.

Leon-Battista dessina encore pour les Ruccellai, dans la rue della Scala, un autre palais qu’il accompagna d’une double loggia d’une beauté extraordinaire. Suivant les préceptes de la bonne antiquité, il renonça à l’usage de faire porter des arcades sur des colonnes pour ramener les ordonnances de colonnes au système des plates-bandes ou architraves. À San-Brancazio, il employa la meme méthode pour construire la chapelle Ruccellai, qui est une de ses meilleures productions. On y voit les architraves supportées par deux colonnes et deux pilastres. Au milieu de cette chapelle se trouve un tombeau en marbre de forme ovale et semblable à celui de Jésus-Christ à Jérusalem, comme l’indique une inscription.

À la même époque, Lodovico Gonzaga, marquis de Mantoue, voulut élever, sur les dessins et les modèles de notre artiste, la tribune et la grande chapelle de la Nunziata à Florence. Dès qu’on eut détruit, à l’extrémité de l’église, une vieille chapelle carrée, Leon-Battista commença la tribune en forme de rotonde. Il pratiqua, dans la circonférence de cette rotonde, neuf chapelles en renfoncement formées par neuf arcades qui sont autant de grandes niches. Les bandeaux des cintres inscrits sur cette surface circulaire et concave semblent de biais et hors d’aplomb quand on les voit de côté. Cet effet de perspective est extrêmement disgracieux, et Leon-Battista aurait dû l’éviter. S’il eût été aussi habile praticien que théoricien, il aurait facilement laissé de côté cette difficulté et donné plus de grâce et de beauté à son édifice, qui, du reste, mérite de justes éloges.

Lodovico Gonzaga conduisit ensuite Alberti à Mantoue et le chargea de faire divers modèles, et entre autres celui de l’église de Sant’-Andrea (7). Sur la route de Mantoue à Padoue, on rencontre quelques temples où on reconnaît la manière de notre artiste.

Salvestro Fancelli, architecte et sculpteur de Florence, présida dans cette ville, avec un soin et une habileté extraordinaires, à l’exécution des dessins et des modèles de Leon-Battista, qui, pour diriger ses entreprises à Mantoue, trouva le même zèle et la même intelligence chez Luca, florentin. Ce Luca, comme le rapporte le Filarete, vécut et mourut à Mantoue et y laissa son nom à la famille des Luchi. Un architecte ne pouvant toujours surveiller en personne les constructions dont il est chargé, Leon-Battista fut vraiment heureux d’avoir rencontré des amis assez capables et assez dévoués pour lui rendre ce service, dont je connais par expérience toute l’importance.

Leon-Battista laissa en peinture des ouvrages qui ne se distinguent ni par leur grandeur, ni par leur perfection ; mais cela n’étonnera pas, si l’on songe que ses études ne lui permirent pas de consacrer beaucoup de temps au dessin. Cependant il savait facilement exprimer ses pensées avec le crayon, comme le prouvent plusieurs de ses dessins que nous conservons dans notre recueil, et parmi lesquels on remarque celui qui représente la galerie couverte de l’un et de l’autre côté du pont Sant’-Agnolo pour abriter les piétons contre le soleil pendant l’été, et contre la pluie et le vent pendant l’hiver. Leon-Battista avait exécuté ce travail par l’ordre du pape Nicolas V, que la mort empêcha de réaliser tous les embellissements qu’il promettait à la ville de Rome. Dans une petite chapelle, à côté du pont de la Carraia, notre artiste peignit trois petits tableaux et quelques perspectives. On voit encore de lui, à Florence, dans la maison Palla Ruccellai, son propre portrait fait au miroir et un tableau de grandes figures en clair-obscur. Sa meilleure peinture est une vue de Venise en perspective ; mais les personnages en ont été exécutés par d’autres maîtres.

Leon-Battista était plein de bonnes qualités. Il recherchait la société des gens de talent. Aimable, généreux, il se conduisit toujours honorablement et en gentilhomme. Il quitta trop tôt cette terre où il laissa un nom glorieux.



Vasari n’a vu ou plutôt n’a voulu voir que l’architecte dans Leon-Battista Alberti. Il n’a considéré ses études et ses travaux si variés que comme autant de sujets de distraction qui l’ont fatalement détourné de l’architecture, et empêché de se montrer dans cet art aussi habile praticien que profond théoricien. Il semble avoir glissé à dessein sur la prodigieuse réunion de connaissances et de talents qui font de Leon-Battista l’encyclopédiste par excellence de son époque ; et cependant c’était, à coup sûr, l’aspect le plus intéressant sous lequel l’histoire pouvait nous le présenter. Les bornes étroites de notre cadre nous ordonnent de choisir entre l’exposé des réflexions que nous jetons à la suite de chaque biographie, et le récit des particularités omises par Vasari, et qui font de la vie de Leon-Battista un ensemble curieux et imposant à la fois. Bien certains que l’intelligence de nos lecteurs saura nous suppléer, nous avons adopté le dernier parti, qui nous permet de leur offrir, bien qu’encore à l’état de croquis, le portrait si peu connu d’Alberti. Nous l’avons tracé d’après les documents les plus authentiques fournis par ses propres contemporains.

Leon-Battista appartenait à l’illustre famille des Alberti, qui jouissait depuis longtemps de toute la considération et de tout le crédit attachés au mérite rehaussé par une grande opulence et une antique noblesse. Scipione Ammirato, pour donner aux Concini l’éclat qui leur manquait, ne trouva rien de mieux que de leur assigner une origine commune avec les Alberti. Ceux-ci, dès les premiers jours de la république, avaient joué un rôle brillant dans la faction des blancs, et, de même que les Médicis, les Acciaiuoli, les Bardi, les Pitti, ils avaient habilement profité des intervalles de tranquillité pour accroître leurs richesses ; car les historiens ont consacré le souvenir de la magnificence princière qu’ils déployèrent à l’occasion des fêtes et des réjouissances populaires qui eurent lieu à Florence pour célébrer l’acquisition d’Arezzo. Enfin ils furent honorés neuf fois du gonfalonat, la plus haute magistrature à laquelle un Florentin pût aspirer. Mais, au milieu des fréquentes bourrasques qui agitèrent la république, le vent ne leur fut pas toujours favorable : Benedetto et Cipriano degli Alberti furent chassés de leur patrie, et, quelques années après, un décret de bannissement vint frapper leurs enfants au berceau.

Cipriano eut trois fils, Giovanni, Alberto et Lorenzo. Giovanni fut un de ces esprits actifs, si communs en Italie au quinzième siècle, qui savaient allier aux spéculations commerciales l’étude des arts et des lettres. Son frère Alberto, d’abord chanoine, puis évêque de Camerino, fut promu au cardinalat par le pape Eugène, dont il avait gagné les bonnes grâces en conduisant avec une rare habileté plusieurs graves et importantes missions diplomatiques. Lorenzo, homme de science et de mœurs austères, se voua tout entier à ses enfants, parmi lesquels nous trouvons notre Leon-Battista.

Les bons exemples de tout genre fournis par ses plus proches parents, joints aux leçons paternelles, durent exercer sur Leon-Battista, dès son plus jeune âge, une bienfaisante influence. Il s’est chargé lui-même de nous apprendre avec quelle sollicitude on veillait à son éducation, et quelle estime il faisait des soins dont on l’avait entouré. « Nos heures de travail, dit-il, étaient distribuées de telle sorte que pas une minute n’était perdue…. J’aurais été complètement heureux si les journées n’eussent pas été aussi courtes. »

Né dans une époque où les ouvrages de l’antiquité étaient l’objet des commentaires des philosophes et des inspirations des poètes, Alberti conçut une véritable passion pour les langues grecque et latine, mais la connaissance profonde qu’il en acquit, loin d’être un but pour lui, ne fut qu’un moyen : elles ne lui servirent que d’introduction aux arcanes de la science de Rome et d’Athènes. Comme Dante, comme Pétrarque, comme Boccace, il espérait y trouver le lien qui devait rattacher la chaîne de la tradition, que la société, préoccupée par les idées religieuses, avait laissé se rompre. Il était guidé, non par un brutal appétit de savoir, mais par un amour éclairé et philosophique de la science, mais par un sentiment noble et généreux qui le poussait à travailler au bien-être des hommes par la recherche et la mise en lumière de tout ce qui était capable de développer l’intelligence humaine.

Les ouvrages de Leon-Battista sur les arts, les sciences, l’histoire et la philosophie, sans parler de ceux qu’il a consacrés à la poésie et à la critique, sont trop nombreux pour que nous songions à en donner ici l’analyse. Il est à regretter que la plupart soient composés en latin ; car s’ils ne sont guère lus, nous dirons même s’ils sont inconnus aujourd’hui, c’est sans doute à cette cause qu’il faut l’attribuer. Alberti s’était si bien approprié la langue de Virgile, qu’il composa à l’âge de vingt ans une comédie intitulée Philodoxeos, dont le style naturel et facile trompa Alde Manuce à tel point, que ce célèbre lettré la publia de bonne foi comme une production retrouvée du poète antique Lepidus. Vasari, d’ailleurs, ne nous le donne-t-il pas comme le premier qui ait essayé de latiniser la versification italienne en la soumettant au mètre des vers latins ? Bien plus, dans un manuscrit du quinzième siècle[1], ne lit-on pas qu’il fut en quelque sorte obligé de rapprendre l’idiome maternel, qu’il avait trop négligé durant le long exil de sa famille, per diuturnum familiæ Albertorum exilium. Néanmoins, les ouvrages qu’il écrivit en toscan, tels que son traité De Famiglia, sont des modèles de pureté et d’élégance.

Il étudiait le droit civil et canonique à Bologne, lorsque l’excès de l’application lui causa une dangereuse maladie, accompagnée de symptômes fort singuliers. Ses fibres, trop faibles pour résister à la tension immodérée à laquelle il les avait soumises, se relâchèrent, et il tomba dans un état d’énervement et d’atonie complet. Une espèce de vertige s’emparait souvent de lui ; des bruits étranges et confus bourdonnaient à ses oreilles ; des lueurs fantastiques passaient devant ses yeux, et l’organe de la mémoire subissait des variations extraordinaires : il oubliait jusqu’aux noms de ses amis qui l’entouraient. Il avait déjà essuyé une première maladie également occasionnée par l’abus du travail. À peine convalescent, il écrivit sa comédie de Philodoxeos, dont nous avons parlé plus haut, et se remit presque aussitôt avec la même ardeur à l’étude des lois.

Mais, la seconde fois, les médecins comprirent d’où procédait le mal, et lui défendirent toute occupation qui aurait exigé quelque effort de mémoire. Alberti laissa donc de côté le droit civil et canonique, et aborda les mathématiques et la philosophie, lesquelles, assurait-il, s’attaquent non à la mémoire, mais à l’intelligence. C’est alors qu’il composa son traité sur les mathématiques, Tractatus mathematica appellatus ; celui où il examine les avantages et les inconvénients des lettres, De commodi litterarum atque commodis ; divers opuscules philosophiques et moraux, quelques poésies galantes et satiriques, et plusieurs comédies fort gaies, telles que celle de la veuve et le défunt, Vidua et Defunctus.

Malgré l’énormité de ces travaux qui réclamaient une constitution de fer, Alberti revint à la santé ; mais il se vit forcé de faire fréquemment appel à la variété, pour conserver cet appétit moral que le dégoût remplace lorsqu’on ne met aucun frein à son intempérance. Ainsi, autrefois, quand la frénésie de la lecture s’emparait de lui, la faim, le besoin de sommeil et de repos étaient impuissants à le distraire de ses livres, puis la satiété arrivait, et rien ne lui était plus odieux que la vue d’un livre : chaque lettre, disait-il, se transformait pour lui en scorpion. Il trouva un agréable délassement dans la musique qu’il avait apprise sans maître, et cependant on le regardait comme le plus habile organiste de son temps. Il se retrempait, il prenait une nouvelle vie en passant des travaux abstraits des mathématiques, du droit et de la philosophie, au dessin, à la peinture, à l’architecture, aux jeux de la gymnastique.

Les dons de l’esprit ne furent pas les seuls qui le distinguèrent. Ses qualités corporelles auraient excité l’envie des Grecs. Sa force égalait son agilité à la course et son adresse dans le maniement des armes et des chevaux. Une flèche, partie de sa main, transperçait la plus épaisse cuirasse de fer. Il sautait à pieds joints par dessus dix hommes debout sans effleurer la pointe de leurs cheveux. D’un doigt, il lançait avec tant de vigueur une petite pièce de monnaie, que celui qui se tenait à ses côtés l’entendait siffler dans les airs et résonner en frappant une muraille éloignée de trois cents pieds. Sous son éperon l’étalon le plus fougueux, le plus indompté, tremblait et frémissait de tous ses membres comme un daim sous la griffe d’un lion.

Alberti semble n’avoir rien négligé de ce qui peut faire d’un homme un type de perfection. Chez lui les plus minces détails concourent à l’harmonie et à la majesté de l’ensemble. Il cultive les qualités de pur agrément avec tout autant d’amour que celles qui dépendent de l’intelligence la plus élevée. « Lorsque, disait-il, tu te promèneras dans la ville, monteras à cheval ou parleras en public, que l’art préside à ces trois choses ; mais aie bien soin de couvrir cet art d’un voile si discret, qu’il échappe aux regards les plus curieux. »

Les passe-temps de Leon-Battista auraient été pour un autre de sérieuses occupations. Avide de tout connaître, il n’arrivait pas un savant dans la ville qu’il habitait sans qu’il allât aussitôt lui demander son amitié et chercher à apprendre de lui quelque chose de nouveau. Souvent il se déguisait pour parcourir les boutiques et les ateliers, et causer librement avec les ouvriers afin de leur dérober des procédés qu’il leur rendait après les avoir perfectionnés. Il leur apportait même quelquefois en surcroît des découvertes dont il leur abandonnait tout le profit. C’est ainsi qu’à la suite d’une excursion dans la boutique d’un lunetier il inventa l’optique. Cet ingénieux mécanisme, que, de nos jours, on a rangé parmi les jouets d’enfants, avait une haute importance au commencement du quinzième siècle, car il agrandissait et le domaine de la peinture et celui des sciences mathématiques.

Pour donner une idée de l’effet que produisirent sur les spectateurs les vues enluminées que Leon-Battista soumettait à la répétition du miroir, nous placerons ici quelques lignes empruntées au manuscrit déjà cité de l’un de ses contemporains : « L’Alberti fit des choses tellement prodigieuses, qu’on se refusait à en croire ses propres yeux. Il avait renfermé, dans une petite boîte, des peintures qu’il montrait par un petit trou pratiqué dans une des parois. On apercevait des montagnes dont les cimes se perdaient dans les nues, et de vastes provinces dont la mer baignait les rivages. Les campagnes s’étendaient si loin, qu’elles finissaient par échapper à la meilleure vue. Les savants et les ignorants se croyaient en présence de la nature et non d’une peinture. Alberti appelait ces choses des démonstrations (has res demonstrationes appellabat). Il y en avait de deux sortes, les unes diurnes, les autres nocturnes. Dans ces dernières brillaient Arturus, les Pléiades, Orion et d’autres corps lumineux. La lune s’élevait derrière les montagnes et on distinguait les étoiles qui précèdent l’aurore. Dans les démonstrations diurnes le soleil frappait de ses rayons tous les objets environnants. Alberti excita la plus vive admiration chez les hommes les plus distingués de la Grèce auxquels les moindres effets de la mer étaient connus. Lorsqu’ils eurent appliqué leur œil au trou de sa petite boîte, il leur demanda ce qu’ils voyaient. Eh ! répondirent-ils, nous voyons une flotte sur les ondes. Elle arrivera ici avant qu’il soit midi, si elle n’est arrêtée par l’horrible tempête que nous présagent les vagues écumeuses où se reflètent les ardents rayons du soleil. » En ajoutant à son procédé divers accessoires des spectacles mouvants, Alberti approcha de la réalité et rivalisa avec la nature autant qu’il est permis à l’homme. Là ne se bornent pas ses inventions. Il composa un instrument avec lequel on pouvait mesurer la profondeur de la mer, et trouva le moyen de démonter et de recomposer en un moment le pont d’un vaisseau. On lui doit aussi des machines de guerre en tout genre. Nous regrettons que l’espace nous manque pour indiquer la manière ingénieuse dont il souleva un navire qui gisait au fond de la mer depuis Trajan ; nous renvoyons nos lecteurs à l’Italia illustrata de Biondo Flavio qui leur fournira sur ce sujet les détails les plus minutieux.

Nous avons peu de chose à dire des ouvrages d’architecture de Leon-Battista Alberti. Vasari nous en a dressé une liste complète et a su les apprécier avec une justesse qui ne laisse rien à désirer. Il a eu seulement le tort de lui attribuer la façade de Santa-Maria-Novella. Le goût demi-gothique qui y règne éloigne d’Alberti toute idée de participation à ce travail. Il n’est auteur que de la porte dont l’élégance et la pureté la rangent parmi les plus belles. Comme on l’a vu, Alberti tendit constamment à appliquer aux édifices qu’il fut chargé de construire à Rome, à Florence, à Mantoue et à Rimini, les ordres et les proportions des monuments antiques qu’il avait étudiés dans diverses parties de l’Italie. Mais son imitation n’est ni banale ni servile. Sa fontaine de Trevi, son palais Ruccellai, son chœur et sa tribune de la Nunziata, son église de Sant’-Andrea, et surtout son chef-d’œuvre, la célèbre église de San-Francesco de Rimini, se distinguent par un précieux mélange de fermeté, de finesse et de naïveté, qui touche de bien près à l’originalité. Aussi déplorons-nous vivement que de plus vastes entreprises ne se soient pas offertes à son génie. Il était de taille à lutter dignement avec les Cronaca, les Bramante, les Peruzzi, les San-Gallo. Le pape Nicolas V, qui l’avait choisi pour conseil dans tous ses projets d’embellissement de Rome, lui aurait sans doute demandé quelque grande édification, si la mort ne fût venue empêcher ce pontife de réaliser les larges idées qu’il nourrissait. Par bonheur, Alberti nous a légué un monument qui témoigne de la profondeur de sa science architecturale ; nous voulons parler de ses dix livres d’architecture (De re ædificatoria), qu’il écrivit en latin. Ce traité est le plus célèbre de tous ses ouvrages. Souvent réimprimé, il a été traduit en plusieurs langues, notamment en italien, l’an 1546, par Cosimo Bartoli, prévôt de San-Giovanni de Florence, et en français, l’an 1550, par Jean Martin, secrétaire du cardinal de Lenoncourt.

Vasari dit peu de mots sur les peintures de Leon-Battista et garde un silence absolu sur ses sculptures. Il paraît cependant que ses portraits et ses perspectives étaient fort recherchés, si l’on en croit son contemporain Angiolo Poliziano, et il est certain qu’il fut sculpteur, modeleur, et même graveur de mérite, car le Landini possédait de lui des ouvrages très-estimés en ces divers genres[2]. Quoi qu’il en soit, on lui doit une vive reconnaissance pour ses deux traités sur la peinture et la sculpture, où il expose, avec une élégance de style et une netteté admirables, les préceptes les plus sages et les procédés les plus précieux. Nous ne saurions mieux en faire l’éloge qu’en rappelant qu’ils ont pris place, à bon droit, à côté du Traité de Léonard de Vinci dans la belle édition que Raphaël Dufresne en a publiée l’an 1751.

Alberti ne pouvait manquer d’être accueilli avec empressement par les hommes les plus éclairés de son époque. Aussi le voyons-nous admis dans l’intimité des Laurent de Médicis, des Marsilio Ficino, des Cristoforo Landino, des Marsupini, des Acciaiuoli, des Rinuccino, des Nuti, des Poliziano, et enfin de tous ces savants, ces philosophes et ces artistes qui provoquèrent ou continuèrent, dans les lettres, les sciences et les arts, ce grand mouvement que l’on est convenu d’appeler Renaissance. Il prit une part active dans les discussions scientifiques et philosophiques dirigées par Laurent de Médicis, et dont l’ermitage des Camaldules et la villa Careggi furent le théâtre. Dans une de ces réunions qui se terminèrent par le fameux banquet où l’on célébra la fête de Platon, il improvisa sur Virgile un commentaire brillant que Cristoforo Landino, l’un des acteurs de ces fêtes, a consigné dans ses Quæstiones camaldolenses[3]. Alberti, par les raisonnements les plus subtils, s’efforce de démontrer que les belles fictions de l’Énéide ne sont qu’un voile riche et diaphane dont le poète a revêtu les plus hauts secrets de la philosophie. On rit aujourd’hui de ces conférences où l’esprit platonico-dantesque régnait en despote ; mais on oublie qu’après tout c’est de là que partirent les premières attaques contre la scholastique, mais on oublie que de ce foyer d’érudition profonde et de philosophisme mystique sortit l’amour des études morales, scientifiques et poétiques, en même temps que la liberté de penser dont les ailes s’étendirent sur toute l’Europe.

Si l’on joint aux talents si variés que Leon-Battista dut au travail, les qualités de cœur que la nature lui prodigua, on reconnaîtra en lui un de ces hommes malheureusement trop rares sur notre terre. On cite de lui mille traits de bonté, de générosité et de désintéressement sans exemple. Il nous faudrait plus de temps et plus de marge que nous n’en avons pour épuiser tous les détails que sa vie si pleine pourrait nous fournir ; mais notre récit, si incomplet qu’il soit, suffit pour prouver que nous n’avons pas eu tort de considérer Alberti comme l’encyclopédiste par excellence de son époque. Il y a en lui seul assez d’étoffe pour rendre vingt hommes célèbres.

Architecte, peintre, sculpteur, graveur, perspectiviste, musicien, orateur, poëte, critique, historien, moraliste, physicien, mathématicien, Leon-Battista Alberti serait unique dans l’histoire, si Léonard de Vinci n’eût point existé.


EXTRAIT
Du manuscrit de la bibliothèque Magliabechiana.

LEONIS BAPTISTÆ DE ALBERTIS VITA.

Omnibus in rebus, quæ ingenuum et libere educatum deceant, ita fuit a pueritia instructus, ut inter primarios ætatis suæ adolescentes minime ultimus haberetur. Nam cum arma et equos et musica instrumenta arte et modo tractare, tum literis et bonarum artium studiis, rarissimarumque et difficillimarum rerum cognitioni fuit deditissimus ; denique omnia, quæ ad laudem pertinerent, studio et meditatione amplexus est : ut reliqua omittam, fingendo atque pingendo nomen quoque adipisci elaboravit ; adeo nihil a se fore prætermissum voluit, quo a bonis approbaretur. Ingenio fuit versatili, quod ad nullam ferme censeas artium bonarum fuisse non idoneum ; hinc est, quod neque otio neque ignavia teneretur, neque in agendis rebus satietate usquam afficiebatur. Solitus fuerat dicere, se se in literis quoque illud animadvertisse, quod aiunt, rerum esse omnium satietatem apud mortales. Sibi enim literas, quibus tantopere delectaretur, interdum gemmas, floridasque atque odoratissimas videri, adeo ut a libris vix posset fame aut somno distrahi : interdum etiam literas ipsas suis sub oculis inglomerari, persimiles scorpionibus, ut nihil posset rerum omnium minus quam libros intueri. A literis idcirco, si quando sibi esse illepidæ occepissent, ad musicam et picturam, aut ad membrorum exercitationem se se traducebat. Utebatur pila, jaculo amentato, cursu, saltuque, luctaque ; atque in primis arduo ascensu in montes delectabatur. Quas res omnes valetudini potius quam ludo aut voluptati conferebat. Armorum præludiis adolescens claruit. Pedibus junctis stantium humeros decem hominum saltu supra transilibat. Cum hasta parem habuit saltantium ferme neminem. Sagitta manu contorta thoracem firmissimum vel ferreum pectus transverberabat. Pede sinistro stans ab pavimento ad maximi templi parietem adacto sursum in æthera pomum dirigebat manu, ut fastigia longe supervaderet sublimium tectorum. Equo insidens virgulam oblongam altero capite in pedis dorsum constituto, et manu ad alterum virgæ caput adhibita, in omnem partent quadrupedem agitabat virga ipsa, integras ut voîebat horas, immota nusquam. Mirum atque rarum in eo, quod ferociores equi sessorum impatientissimi, cum primum conscendisset, sub eo vehementer contremiscebant, atque veluti horrentes subtrepidabant. Musicam nullis præceptoribus tenuit, et fuere ipsius opera a doctis musicis approbata. Cantu per omnem ætatem usus est, sed eo quoque inter privatos parietes, aut solus, et præsertim rure cum fratre propinquisve. Tantum organis delectabatur et inter primarios musicos in ea re peritus habebatur. Musicos effecit nonnullos eruditiores suis monitis. Cum per ætatem cepisset maturescere, cæteris omnibus rebus posthabitis, se se totum dedicavit studiis literarum. Dedit enim operam juri pontificio jurique civili annos aliquot, idque tantis vigiliis tantaque assiduitate, ut ex labore studii in gravem corporis valetudinem incideret. In ea quoque ægritudine suos perpessus est affines non pios neque humanos ; idcirco consolandi sui gratia intermissis jurium studiis, inter curandum et convalescendum scripsit Philodoxeos fabulam annos natus non plus viginti, ac dum per valetudinem primum licuit, ad cœpta deinceps studia et leges perdiscendas se se restituit ; in quibus cum vitam per maximos labores summamque egestatem traheret, iterato gravissima ægritudine obrectus est. Artubus enim debilitatus, macritudineque absumtæ vires, ac prope totius corporis vigor roburque infractum atque exhaustum ; eo deventum gravissima valetudine, ut lectitanti sibi oculorum illico acies obortis vertiginibus torminibusque defecisse viderentur, fragoresque et longa sibila inter aures multo resonarent. Has res physici evenire fessitudine naturæ statuebant : ea de re admonebant iterum atque iterum, ne in bis suis laboriosissimis jurium studiis perseveraret. Non paruit, sed cupiditate ediscendi se se lucubrationibus macerans, cum ex stomacho laborare occepit, tum et in morbum incidit dignum memoratu : nomina enim interdum familiarissimorum, cum ex usu id foret futurum, non occurrebant. Rerum autem, quæ vidisset, quam mirifice fuit tenax. Tandem ex medicorum jussu studia hæc, quibus memoria plurimum fatigaretur prope efflorescens intermisit. Verum quod sine literis esse non posset, annos natus quatuor et viginti ad philosophiam se atque mathematicas artes contulit, eas enim satis se posse colere non diffidebat, siquidem in his ingenium magis quam memoriam exercendam intelligeret. Eo tempore scripsit ad fratrem De commodis literarum atque incommodis : quo in libello ex re ipsa perdoctus, quodnam de literis foret sentiendum disseruit. Scripsitque per ea tempora animi gratia quamplurima opuscula, Ephebiam, De religione, Deiphiram, et pleraque hujusmodi soluta oratione ; tum et versu elegias, eclogasque atque cantiones et hujuscemodi amatoria, quibus plane studiosis ad bonos mores imbuendos et ad quietam animi prodesset. Scripsit præterea et affinium suorum gratia, ut linguæ latinæ ignaris prodesset, patrio sermone annum ante trigesimum ætatis suæ etruscos libros primum, secundum, ac tertium De familia, quos Romæ die nonagesimo, quod incoharat, absolvit ; sed inelimatos et asperos, neque usquequaque etruscos ; patriam enim linguam apud exteras nationes per diutinum familiæ Albertorum exilium educatus non tenebat, et durum erat hac in lingua scribere eleganter atque nitide, in qua tum primum scribere assuesceret. Sed brevi tempore multo suo studio, multa industria id assecutus extitit, ut sui cives, qui in senatu se dici eloquentes cuperent, non paucissima ex illius scriptis ad exornandam orationem suam ornamenta in dies suscepisse faterentur. Scripsit et præter hos annum ante trigesimunm plerasque intercænales, illas præsertim jocosas Viduam, Defunctum, et istis simillimas : ex quibus quod non sibi satis mature editæ viderentur, tametsi festivissimæ forent et multos risus excitarent, plures mandavit igni, ne obtrectatoribus suis relinqueret, unde se levitatis forte subarguerent. Vituperatoribus rerum, quas scriberet, modo coram sentent iam suam depromerent, gratias agebat ; in æquamque id partem accipiebat, ut se fieri elimatiorem emendatorum admonitu vehementer congratularetur. De re tamen ita sentiebat omnibus facile persuasum iri posse, ut suaplurimum scriptio approbaretur, quæ si forte minus, quam cuperet, delectet, non tamen se inculpandum esse, quandoquidem sibi secus quam cæteris auctoribus non licuerit. Cuique enim aiebat ab ipsa natura vetitum esse meliora facere sua, quam possit facere : demum sat est putandum, si quod pro viribus et ingenio muneri satisfecerit. Mores autem suos iterum atque iterum perquamdiligentissime cavebat, ne a quoquam possent ulla ex parte, ne suspicione quidem vituperari ; et calumniatores pessimum in vita hominum malum versari aiebat : illos enim didicisse per jocum et voluptatem, non minus qui per indignationem et iracundiam famam bonorum sauciari, et posse nullis remediis cicatricem illati eorum perfidia ulceris aboleri. Itaque voluit omni in vita, omni gestu, omni sermone et esse et videri dignus bonorum benevolentia ; et cum cæteris in rebus tum maxime tribus omnem dicebat artem consumendam, sed arti addendam artem, ne quid illic factum arte videatur : dum per urbem obambularis, dum equo veheris, dum loqueris ; in his enim omni ex parte circumspiciendum, ut nullis non vehementer placeas. Muliorum tamen, etsi esset facilis, mitis acnulli nocuus, sensit iniquissimorum odia occultasque inimicitias sibi incommodas atque nimium graves ; ac præsertim a suis affinibus acerbissimas injurias intolerabilesque contumelias pertulit animo constanti. Vixit cum invidis et malevolentissimis tanta modestia et æquanimitate, ut obtrectatorum æmulatorumque nemo, tametsi erga se iratior, apud bonos et graves de se quidpiam nisi plenum laudis et admirationis auderet proloqui. Coram et ab ipsis invidis honorifice accipiebatur. Ubi vero aures alicujus levissimi ac sui simillimi paterent, hi maxime, qui præ cæteris diligere simulassent, omnibus calumniis absentem lacerabant ; tam ægre ferebant virtute et laudibus ab eo superari, quem fortuna sibi longe esse inferiorem ipsi omni studio et industria laborassent. Quin et fuere ex necessariis (ut cætera omittam) qui illius humanitatem, beneficentiam liberalitatemque experti, intestinum et nefarium in scelus ingratissimi et crudelissimi conjurarint servorum audacia in eum excitata, ut vim ferro barbari immeritissimo inferrent. Injurias istiusmodi a suis illatas ferebat æquo animo per taciturnitatem magis, quam aut indignatione ad vindictam penderetaut suorum dedecus et ignominiam iri promulgatum sineret : suorum enim laudi et nomini plus satis indulgebat, et quem semel dilexerat, nullis poterat, injuriis vinci ut odisse inciperet : sed LEON-BATTISTA ALBERTI. 351

improbos, aiebat, maleficiis in bonos inferendis facile superiores futuros ; nam satius quidem apud bonos putari sentiebat iniuriam perpeti, quam facere ; idcirco nolentibus lædere, contra eos qui lacessire parati sint, contentionem esse non æquam. Itaque protervorum impetum patientia frangebat et se a calamitate, quoad posset, solo virtutis cultu vindicabat. Bonis et studiosis viris fuit commendatus, principibusque non paucis acceptissimus : sed quod omne ambitionis assentationisque genus detestaretur, minus multis placuit, quam placuisset, si pluribus se se familiarem fecisset. Inter Principes tamen en Italos interque Reges exteros non defuere uni atque item alteri testes, et præcones virtutis suæ, quorum tamen gratia ad nullas vindictas, cum novis in dies injuriis irritaretur et plane ulcisci posset, abusus est. Præterea cum tempora incidissent, ut his, a quibus graviter esset læsus, privata sua fortuna valeret pulchre pro meritis referre, beneficio et omni humanitate maluit, quam vindicta efficere, ut scelestos pœniteret talem a se virum fuisse læsum. Cum libros De familia primum, secundum, atque tertium suis legendos tradidisset, ægre tulit eos inter veteres Albertos alioquin ociosissimos vix unum repertum fore, qui titulos librorum perlegere dignatus sit, cum libri ipsis ab exteris etiam nationibus peterentur. Neque potuit non stomachari, cum ex suis aliquos intueretur, qui totum illud opus palam et una auctoris ineptissimum institutum irriderent. Eam ob contumeliam decreverat, ni Principes aliique interpellassent, tres eos quos tum absolverat libros igne perdere. Vicit tamen indignationem officio, et post annos tres, queis primos ediderat, quartum librum ingratiis pertulit : Hinc si probi estis, inquiens, me amabitis, sin tandem improbi, vera vobis improbitas erit odio. Illis libris illecti plerique rudes concives studiosissimi literarum effecti sunt. Eos cæterosque omnes cupidos literarum fratrum loco deputabat, illis quæque haberet, quæque nosset, quæque posset ultro communicavit, suas inventiones dignas et grandes exercentibus condonavit. Cum appulisse doctum quemvis audisset, illico se se ultro illius familiaritati insinuabat, et a quocumque quæ ignorasset ediscebat ; a fabris, ab architectis, a naviculariis, ab ipsis sutoribus, et sartoribus sciscitabatur, si quid nam forte rarum sua in arte, et reconditum quasi peculiare servarent ; eadem illico suis civibus volentibus communicabat. Ignarum se multis in rebus simulabat, quo alterius ingenium, mores peritiamque scrutaretur. Itaque rerum quæ ad ingenium artesque pertinerent scrutator fuit assiduus : pecuniarum et quæstus item fuit omnino spretor, pecunias bonaque sua amicis custodienda et usu fruenda dabat : tum apud hos a quibus se diligi conjectaret, fuit omnium rerum suarum atque institutorum et secretorum prope sutilis. Aliena secreta nusquam prodidit, sed æternum obmutuit. Literas perfidi cujusdam, quibus impurissimum ipsum inimicum pessime posset afficere, noluit prodere, sed interea dum se nequissimus ille conviciator literarum auctor mordere non desineret, nihilo plus commotus est, quam ut subridens diceret : Enim vero an tu, homo bone, num et scribere literas meministi ? Ad molestissimum quemdam calumniatorem conversus : Facile, inquit, patiar te, quoad voles, mentiendo ostendere qualis quisque nostrum sit. Tu istiusmodi prædicando efficis, ut te isti parum esse modestum sentiant, magisque me tua istac præsenti ignominia vituperes ; ego tuas istas ineptias ridendo efficio, ut mecum plus nihil assequaris, quam ut cum frustratus a me discesseris, tum te tui pigeat. Ac fuerat quidem natura ad iracundiam comparatus et animo acri, sed illico surgentem indignationem reprimebat consilio, atque ex industria verbosos et pervicaces interdum fugiebat, quod non posset apud eos ad iram non subcalescere. Interdum ultro seprotervis, quo patientiæ assuesceret, offerebat. Familiares arcessebat, quibuscum de literis et doctrina suos habebat perpetuos sermones, illisque exscribentibus dictabat opuscula, unaque simul eorum effigies pingebat aut fingebat cera. Apud Venetias vultus amicorum qui Florentiæ adessent expressit, annum mensesque integros postquam eos viderat. Solitus erat rogare puerulos, eam ne imaginem quam pingeret nossent et negabat ex arte pictum dici, quod non illico a pueris usque nosceretur. Suos vultus propriumque simulacrum æmulatus, ut ex picta fictaque effigie ignotis ad se appellentibus fieret notior. Scripsit libellos De pictura, tum et opera ex ipsa arte pingendi effecit inaudita et spectatoribus incredibilia, quæ quidem parva in capsa conclusa pusillum per foramen ostenderet, Vidisses illic montes maximos vastasque provincias sinum immane maris ambientes, tum e conspectu longe sepositas regiones usque adeo remotissimas, ut visenti acies deficeret. Has res demonstrationes appellabat, et erant ejusmodi, ut periti imperitique non pictas, sed veras ipsas res naturæ intueri decertarent. Demonstrationum erant duo genera, unum quod diurnum, alterum quod nocturnum nuncuparet. Nocturnis demonstrationibus vides Arcturum, Pleiades, Oriona et istiusmodi signa micantia, illucescitque excelso a rupium et verrucarum vertice surgens luna, ardentque antelucana sidera ; diurnis in demonstrationibus splendor passim lateque irradiat immensum terrarum orbem is, qui post erigeniam, ut ait Homerus, Iliad. I, vers. 477, auroram fulget. Quosdam Græcorum proceres, quibus mare foret percognitum, in sui admirationem pellexit ; nam cum illis mundi hanc fictam molem per pusillum, ut dixi, foramen ostenderet et rogaret : Ecquid nam vidissent ? Eia, inquiunt illi, classem navium in mediis undis intuemur ; eam ante meridiem apud nos habebimus, ni isthic ad orientem solem nimbus atque atrox tempestas properantem offenderit ; tum et mare inhorruisse intuemur periculique signa sunt, quod a sole nimium acres mare adversum jactat radios. Hujusmodi rebus investigandis operæ plus adhibuit, quam promulgandis ; nam plus ingenio quam gloriæ inserviebat. Numquam vacabat animo a meditatione et commentatione. Raro se domi ex publiço recipiebat non aliquod commentatus ; tum et inter cœnas commentabatur ; hinc fiebat ut esset admodum taciturnus, et solitarius aspectuque subtristis, sed moribus minime difficilis. Quin inter familiares, etiam cum de rebus seriis disputaret, semper sese exhibebat jucundum et servata dignitate festivum. Fuerunt qui ejus dicta et seria et ridicula cumplurima colligerent, quæ quidem ille extempore atque e vestigio celerius ediderit, ferme quam præmeditarit. Ex multis pauca exempli gratia referemus. De quodam qui diutius inter disserendum ostentandæ memoriæ gratia nimium multa nullo cum ordine esset perloquutus, cum rogaretur qualis sibi disputator esset visus, respondit : Eum sibi peram libris laceris et disvolutis refertam videri. Domum vetustam, obscuram et male ædificatam, in qua divertisset, tritavam, atque idcirco nobilissimam ædium appellabat, siquidem cæca et incurva esset. Peregrino roganti, quanam foret via eundum sibi eo versus, ubi jus redderetur : Non equidem, mi hospes, inquit, novi : tum concives qui aderant : Ne vero non hic novisti, inquiunt, prætorium ? Non equidem, inquit, jus ipsum isthic habitasse, o cives, memineram. Roganti ambitioso, purpura ne decenter uteretur : Pulchre, inquit, ea modo pectus tegat. Ociosum quemdam, garrulum, scurram increpans : Eia, inquit, ut apte carioso in junco evigilans considet rana ! Cum familiarem admoneret, ut a maledici consuetudine sese abdicaret, cabrones dicebat non recipiendos sinu. Cumque sibi contra a mathematico improperaretur, quod bilinguem et versipellem hospitem detinuisset : Num tu, inquit, nosti, nisi in puncto æquam superficiem attingere globus ? Levitatem et inconstantiam a natura esse datam mulieribus dicebat in remedium eorum perfidiæ et nequitiæ ; quod si perseveraret mulier suis inceptis, foret ut omnes bonas hominum res suis flagitiis funditus perderet, etc.

NOTES.

(1) Leon-Battista Alberti naquit en 1398, suivant Manni De florentinis inventis, cap. 31, ou en 1400, suivant le Bocchi, p. 50 de ses Elogj.

(2) On trouvera le catalogue complet des écrits de Leon-Battista et de leurs diverses éditions, pag. 313 de l’ouvrage du comte Mazzuchelli. — La première traduction des dix livres d’architecture de Leon-Battista fut publiée en 1546, à Venise, par Pietro Lauro de Modène. La traduction de Bartoli parut à Florence l’an 1550, chez le Torrentino.

(3) Le traité de la peinture en latin fut imprimé à Bâle, l’an 1540, et réimprimé par les Elzevir en 1649, à la fin de leur Vitruve. La traduction du Domenichi fut imprimée à Venise, l’an 1547, par Giolito.

(4) Cette tentative a été renouvelée par Claudio Tolomei.

(5) Cette fontaine a disparu pour faire place à celle que Clément XII a fait élever sur le dessin de Nicola Salvi, architecte romain.

(6) On lit sur la façade de cette église : JOANNES ORICELLARIUS PAULI FILIUS AN. SAL. MCCCCLXX.

(7) Voyez la description de cette église dans la Storia ecclesiastica'di Mantova, lib. vi, compilée par le Donesmondi, et dans les commentaires de la Storia di Mantova de l’Equicola.

(8) Dans la première édition du Vasari, on lit :

Leoni Baptistæ Alberti Vitruvio Florentino
  Albertus jacet hic Leo, Leonem
  Quem Florentia jure nuncupavit,
  Quod princeps fuit eruditiorum,
  Princeps ut leo solus est ferarum.

  1. Codex I Classis xxi M. S. Bibliothecæ Magliabechianæ Florentiæ. — Nos lecteurs trouveront à la suite de ce commentaire un extrait de ce curieux manuscrit.
  2. … E restano nelle mani nostre commendatissime opere di pennello, di scarpello, di bulino et di gette da lui fatte.
  3. Cristoforo Landino termine ainsi : « Hæc sunt quæ de plurimis longèque eccellentioribus, quæ Leo-Baptista Albertus, memoriter, dilucidè, ac copiosè, in tantorum vivorum concessu disputavit, meminisse volui. »