Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/24

JACOPO DI CASENTINO,
peintre.

Depuis longtemps le bruit de la renommée de Giotto et de ses élèves avait retenti de tous côtés. Animés par l’espoir du progrès et l’envie d’acquérir de la gloire et des richesses, de nouveaux peintres se levèrent avec la ferme conviction qu’ils devaient surpasser et Giotto et Taddeo, et les autres artistes. Jacopo di Casentino ne fut pas le dernier à montrer cette noble ambition. Il appartenait à la famille de Messer Cristoforo Landino de Pratovecchio  (1). Un moine de Casentino, gardien de la Vernia, le plaça, pour apprendre le dessin et la peinture, auprès de Taddeo Gaddi qui travaillait alors dans son couvent. En peu d’années, les progrès de Jacopo furent si remarquables que, se trouvant à Florence avec Giovanni de Milan, au service de Taddeo, il obtint de peindre le tableau que l’on voit à Nofri, près du mur du jardin, vis-à-vis San-Giuseppe, celui du tabernacle de la Vierge du Marché-Vieux, et celui de la place de San-Niccolò, à côté de la Via del Cocomero. Ces deux derniers tableaux ont été refaits, il y a peu de temps, par un homme assurément beaucoup moins habile que Jacopo.

À cette époque, on venait d’achever les voûtes d’Orsanmichele. Jacopo, dont le crédit était désormais bien établi, reçut l’ordre de les décorer et de représenter sur un fonds d’outremer les patriarches, quelques prophètes et les chefs des tribus. On compte seize figures qui sont aujourd’hui à moitié gâtées. Il peignit en outre, sur les parois intérieures, et sur les pilastres, plusieurs miracles de la Vierge, et d’autres sujets où l’on reconnaît facilement sa manière. Il retourna ensuite dans le Casentino, et enrichit de ses ouvrages Pratovecchio, Poppi et divers endroits de cette vallée. Puis il se rendit à Arezzo, qui était alors gouverné par un conseil de soixante riches et honorables citoyens. Il laissa, dans la chapelle principale de l’évêché de cette ville, un tableau de saint Martin, et, dans la vieille cathédrale, maintenant détruite, un grand nombre de peintures, parmi lesquelles était le portrait du pape Innocent VI. Dans l’église de San-Bartolommeo, il décora, pour le chapitre des chanoines, la façade du maître-autel et la chapelle de Santa-Maria-della-Neve. Pour l’ancienne confrérie de San-Giovanni de’Peducci, il peignit quelques traits de la vie de saint Jean, qui depuis ont été badigeonnés. À San-Domenico, il représenta dans la chapelle de San-Cristofano le bienheureux Masuolo brisant les fers d’un marchand de la famille des Fei qui construisit cette chapelle. À Sant’-Agostino, il réussit merveilleusement dans ses fresques de la chapelle et de l’autel des Nardi.

Comme Jacopo s’occupait aussi d’architecture, le conseil des Soixante lui ordonna d’amener, sous les murs d’Arezzo, les eaux du coteau de Pori qui se trouve à trois cents brasses de la ville. Du temps des Romains, ces eaux arrivaient au théâtre et à l’amphithéâtre dont il ne reste plus que quelques vestiges, les Goths les ayant détruits de fond en comble. Jacopo éleva alors, c’est-à-dire en 1354, la fontaine Guizianelli (2), que par corruption on appelle aujourd’hui Viniziana, et qui ne subsiste plus depuis l’an 1527.

Tout en dirigeant ces travaux, Jacopo ne laissait pas de peindre. Ainsi il représenta dans le palais de la vieille citadelle plusieurs traits de la vie de l’évêque Guido et de Pietro Saccone (3), et, sous l’orgue de l’église paroissiale, l’Histoire de saint Mathieu et beaucoup d’autres sujets. À la même époque, il enseigna les principes de son art à Spinello d’Arezzo qui les transmit ensuite à Bernardo Daddi. Ce dernier honora sa patrie par ses ouvrages, et mérita par ses qualités l’estime de ses concitoyens qui l’employèrent dans les affaires publiques. Les peintures de Bernardo sont très-estimées. On peut en juger par celles qui ornent les chapelles de San-Lorenzo et de Santo-Stefano à Santa-Croce. Enfin, après avoir décoré les parois intérieures des portes de Florence, cet artiste mourut chargé d’années, et fut honorablement enterré, l’an 1380, dans l’église de Santa-Felicità.

Mais retournons à Jacopo. L’an 1350, il vit les partisans de l’ancienne manière grecque et ceux du nouveau style de Cimabue fonder une société sous l’invocation de saint Luc, tant pour chanter les louanges de Dieu et lui rendre des actions de grâces, que pour se réunir quelquefois et se prêter des secours spirituels ou matériels, suivant le temps et le besoin : coutume encore pratiquée aujourd’hui par plusieurs confréries à Florence, où anciennement elle était beaucoup plus en vigueur. Ils établirent, dans la grande chapelle de l’hôpital de Santa-Maria-Nuova, leur premier oratoire qu’ils durent à la bienveillance de la famille des Portinari, et élurent six chefs avec le titre de capitaine, deux conseillers et deux trésoriers, comme on peut le voir dans les anciens mémoires de la confrérie dont le premier chapitre commence ainsi :

« Questi capitoli ed ordinamenti furono trovati e fatti da’ buoni e discreti uomini dell’arte de’ dipintori di Firenze, e al tempo di Lapo Gusci dipintore ; Vanni Cinuzzi dipintore ; Corsino Buonajuti dipintore ; Pasquino Cenni dipintore ; Segna d’Antignano dipintore. Consiglieri furono Bernardo Daddi e Jacopo di Casentino dipintori ; e camarlinghi Gherardi e Domenico Pucci dipintori. »

« Ces chapitres et règlements furent trouvés et faits par les bons et prudents hommes de la compagnie des peintres de Florence ; et du temps de Lapo Gusci, peintre ; Vanni Cinuzzi, peintre ; Corsino Buonajuti, peintre ; Pasquino Cenni, peintre ; Segna d’Antignano, peintre. Les conseillers furent Bernardo Daddi et Jacopo di Casentino, peintres ; et les trésoriers Gherardi et Domenico Pucci, peintres (4). »

Lorsque la compagnie fut ainsi constituée, les capitaines et les autres peintres chargèrent Jacopo di Casentino d’exécuter le tableau de leur chapelle. Il représenta saint Luc faisant le portrait de la Vierge, et il plaça sur un côté du gradin les hommes de la confrérie, et de l’autre côté toutes les femmes agenouillées. Cette société a subsisté jusqu’à nos jours où elle a subi quelques modifications, comme on le raconte dans les neuf chapitres approuvés par l’illustrissime duc Cosme, protecteur des arts du dessin.

Jacopo, accablé d’années et de fatigue, retourna dans le Casentino, et mourut à Pratovecchio, âgé de quatre-vingts ans. Il fut enseveli par ses parents et ses amis à Sant’-Agnolo, abbaye de l’ordre des Camaldules. Spinello introduisit son portrait dans un tableau des Mages que l’on voyait dans l’ancienne cathédrale. Nous terminerons en disant que nous possédons plusieurs dessins de la main de Jacopo (5).

Les différentes associations fondées par les artistes italiens dans les premiers jours de la renaissance, et presque toutes placées comme celles des Florentins sous l’invocation de l’Évangéliste saint Luc, constituent assurément un des faits les plus importants à examiner dans l’histoire des arts. La spontanéité remarquable avec laquelle ces sociétés ont surgi partout montre combien elles répondaient à un besoin général, et la longue faveur dont elles ont joui, dépose combien elles ont su y satisfaire. Ce serait donc un grave oubli que de détacher leur examen de l’ensemble des considérations et des études que provoque le grand mouvement de l’art moderne. En effet, leurs statuts, leurs principes, leur influence, doivent servir à expliquer plus d’un point mal compris ou contesté. Aussi les écrivains exclusifs que nous avons déjà signalés et qui visent à s’approprier la direction de l’art contemporain, en expliquant à leur façon l’art du passé, n’ont-ils pas négligé d’invoquer à l’appui de leurs doctrines les témoignages de ces compagnies. Malgré leur manière toute contradictoire d’interpréter la fonction accomplie et les services rendus par elles, ils se sont entendus à merveille pour attribuer en partie, à l’existence de ces corporations, la marche assurée qu’ont suivie nos arts dans leurs progrès. D’un côté, les gens de la recrudescence de l’art catholique ont décidé déjà qu’on ne devait voir dans ces fondations, où certes la présence bienfaisante de la moralité, découlant de la religion chrétienne, ne peut être niée par personne ni par nous, qu’une confrérie purement dévote et instituée par les artistes, seulement pour leur édification mutuelle. Et à cet égard, nous avons sous les yeux cette singulière insinuation d’un de leurs plus savants écrivains : « Ils avaient (les peintres) leurs réunions périodiques, non pas pour se communiquer leurs découvertes, ni pour délibérer sur l’adoption de nouvelles méthodes, mais tout simplement pour chanter les louanges de Dieu et lui rendre des actions de grâces » (Per rendere lode e grazie a Dio). Ces derniers mots sont empruntés à notre auteur ; mais pourquoi donc, encore cette fois comme toujours, mutiler son texte pour en dénaturer le sens ? Il est vrai que le Vasari a dit que ces peintres s’étaient associés pour rendre grâces à Dieu, mais n’est-il pas vrai aussi qu’il ajoute : « Et pour se prêter des secours matériels. » Dans quelle vue fait-on donc si bon marché de ce membre de phrase qui, dans l’intérêt de l’histoire de l’art, devait plutôt susciter des développements qu’être passé systématiquement sous silence ? Les questions d’utile apprentissage, de bon compagnonage, de garantie, de salaire et de droits civils dans la patrie, d’assistance et de protection dans les voyages, valaient cependant bien la peine qu’on y regardât. Autant vaudrait dire, pour expliquer sommairement la vitalité et la grandeur de l’élément démocratique dans l’Italie renaissante, que toutes les communes, que toutes les ligues bourgeoises et ouvrières, n’étaient que de pieuses confréries, parce que toutes avaient un saint ou une sainte sur leur gonfalon. D’un autre côté, les fondateurs et les souteneurs des académies modernes, fort peu occupés de la question religieuse, mais naturellement enchantés de pouvoir faire remonter loin la noblesse de leur corps, n’ont pas manqué d’appeler à l’appui de leur régime oiseux, exclusif, partial et rétrograde, les indispensables, les tutélaires, les larges et progressives dispositions des anciens.

Le fait des confréries ou des académies de saint Luc a donc été, de part et d’autre, complètement travesti. Nous tâcherons de le rétablir. Mais comme c’est là un sujet délicat et difficile, nous le renverrons à la fin de notre entreprise, alors que nous verrons le Vasari et le frère Ange Montorsoli solliciter le grand duc Cosme Ier pour qu’il établisse à Florence l’académie des Beaux-Arts. Ce qui eut lieu en 1562. Il serait trop imprudent à nous de traiter maintenant une question aussi lourde et qui excite tant de susceptibilités. Nous aurions besoin d’y poser trop de choses en fait avant de les avoir démontrées, et nous perdrions tout le légitime avantage que nous devons retirer pour notre thèse de la succession des pensées que la lecture du Vasari suggérera à nos lecteurs, sur l’appui et la bienveillance desquels nous comptons dans un sujet si périlleux.

NOTES.

(1) Cristofano Landino, célèbre commentateur du Dante, florissait dans le XVe siècle. Il vécut quelque temps après Jacopo, bien que le contraire semble résulter des paroles de Vasari.

(2) Au lieu de Guizianelli, on doit lire Guinizelli ou Vinizelli.

(3) Pietro Saccone da Pietramala fut seigneur d’Arezzo. Voyez Gio. Villani, lib. X, cap. 36 et 199.

(4) On trouve l’histoire de la fondation de cette société dans le Baldinucci, dec. V, sec. 2, p. 47. Voyez aussi les Lettere Sanesi, p. 143.

(5) Dans la première édition du Vasari, on lit l’épitaphe suivante composée en l’honneur de Jacopo :

Pingere me docuit Gaddus : componere plura
  Apte pingendo corpora doctus eram :
Prompta manus fuit ; et pictum est in pariete tantum
  A me : servat opus nulla tabella meum.

Le portrait de Jacopo, peint par Spinello, a été détruit.