Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/19

GIOVANNI DA PONTE,
peintre florentin.

« À bon vivant l’argent ne manque jamais ! » est un vieux proverbe menteur auquel il ne faut pas se fier, car celui qui mange son pain en herbe doit finir par mourir sur la paille. Néanmoins on voit quelquefois la fortune sourire à ces étourdis qui jettent leur bien par les fenêtres ; et si elle revient ensuite à leur retirer ses faveurs, la mort accourt aussitôt à leur secours au moment même où ils commenceraient à regretter amèrement les folles prodigalités de leur jeunesse, et à connaître toute l’horreur de la misère attachée à une vieillesse pauvre et souffreteuse. Ainsi serait advenu à Giovanni da Santo-Stefano-a-Ponte, si, après avoir dissipé son patrimoine, les profits de son métier et plusieurs héritages inattendus, son dernier soupir ne se fût échappé avec son dernier écu.

Giovanni naquit l’an 1307, et étudia de bonne heure chez Buonamico Buffalmacco dont il s’efforça d’imiter surtout la joyeuse vie. Ses premiers ouvrages sont à l’église paroissiale d’Empoli, dans la

gio. da ponte
chapelle de San-Lorenzo, où il peignit à fresque

plusieurs traits de la vie de ce saint. Ce début fit concevoir de si grandes espérances, qu’on l’appela, l’an 1344, à Arezzo, pour représenter l’Assomption de la Vierge, dans une chapelle de San-Francesco. Se trouvant en crédit, car il y avait alors disette de peintres, il décora dans l’église paroissiale la chapelle de Sant’-Onofrio et celle de Sant’-Antonio qui est aujourd’hui gâtée par l’humidité. Il laissa encore d’autres peintures à Santa-Giustina et à San-Matteo, mais elles furent détruites en même temps que ces deux églises, lorsque le duc Cosme voulut fortifier la ville. C’est alors que l’on trouva au bas de la culée d’un ancien pont, près de Santa-Giustina, ces deux belles têtes antiques d’Appius Ciccus et de son fils, et cette épitaphe que conserve précieusement le seigneur duc. Giovanni revint à Florence au moment où l’on achevait l’arche du milieu du pont de la Santa-Trinità. Il peignit plusieurs figures dans une chapelle élevée sur un pilier et consacrée à l’archange Michel. Cette chapelle et le pont furent emportés par la débâcle de 1557. On prétend que c’est de ce dernier ouvrage que vint à Giovanni le nom da Ponte. Il exécuta, l’an 1355, derrière l’autel de la grande chapelle de San-Paolo de Pise, des fresques que le temps et l’humidité ont fort endommagées. On lui doit encore la décoration de la chapelle des Scali dans l’église de la Santa-Trinità de Florence, et un tableau dont le sujet est tiré de la vie de saint Paul et que l’on voit près de la grande chapelle, où est le tombeau de Maestro Paolo, l’astrologue (1). Enfin Giovanni fit à Santo-Stefano, près du Ponte-Vecchio, quelques peintures à fresque et en détrempe qui le mirent en réputation. Il eut de nombreux camarades qui recherchaient sa compagnie plutôt que ses ouvrages. Il aimait les hommes lettrés, mais surtout les artistes qu’il encourageait à travailler consciencieusement, bien qu’il s’abstînt de leur donner lui-même l’exemple. Il mourut à l’âge de cinquante-neuf ans, d’une maladie de poitrine qui l’enleva en peu de jours. S’il eût vécu davantage, il aurait eu beaucoup à souffrir ; car il laissa à peine de quoi se faire enterrer honnêtement à Santo-Stefano. Ses productions datent de l’an 1345 environ.

Nous possédons dans notre recueil un squelette de la main de Giovanni, et une aquarelle représentant saint Georges à cheval, vainqueur du serpent (2).

Le peu qui nous reste maintenant de Giovanni da Ponte prouve qu’il n’était point de l’école du Giotto, et cette remarque est parfaitement d’accord avec sa filiation artistique, telle que le Vasari nous l’a conservée. Élève de Buffalmacco, lequel eut pour maître le Tafi, Giovanni da Ponte demeura encore fortement engagé dans les errements de l’art byzantin. Il n’est pas le seul, d’ailleurs, qui dans son temps en fût encore là. Les renseignements puisés dans les écrivains synchronistes et dans le Vasari lui-même démontrent positivement que les tenants de l’art byzantin étaient encore fort nombreux dans la corporation, dont les statuts furent en grande partie l’ouvrage de ce Jacopo da Casentino, dont tout à l’heure nous aurons la biographie.

On l’a vu, Giovanni da Ponte fut un joyeux compère, un autre Buffalmacco. Dieu nous garde de nous faire les panégyristes de sa vie dissolue, de son insouciance et de sa verve railleuse ; mais le Vasari et les nouvellistes du temps ne nous ont cependant rien appris sur son compte d’assez fâcheux pour motiver les épithètes flétrissantes qu’on lui a jetées en passant.

Et puis, où donc a-t-on pris que cet homme fut sans talent ? C’est une permission toute nouvelle que prennent les auteurs systématiques que nous avons ici en vue, de dénaturer l’histoire sous une pudeur simulée et une indignation assurément à froid. Sans doute le talent s’augmente et s’élève dans les bonnes mœurs, mais peut-on nier qu’il ne se soit quelquefois allié aux mauvaises ? peut-on affirmer que le sentiment de l’art et la conscience de son objet s’y perdent nécessairement ? Il arrive souvent, au contraire, qu’ils sont fortement recommandés et tenus en honneur par ces hommes dérangés et paresseux, plutôt par faiblesse que par perversité. Voyez le Vasari, souriant lui-même à cette remarque qu’on aurait pu faire aussi bien que nous, et qui aurait évité des déclamations qui deviennent vraiment choquantes par l’exagération et la raideur dévote qu’on y met. Ne nous dit-il pas que Giovanni da Ponte prêchait la conscience aux artistes, quoiqu’il ne leur donnât guère l’exemple ? Ne nous dit-il pas que le jovial et irrévérent Buffalmacco déclarait que les peintres, en ne faisant rien autre chose que des saints et des saintes, rendaient les hommes plus dévots et meilleurs, au grand dépit des démons. Le peintre le plus sérieux de l’école catholique moderne pourrait-il, dans sa componction, mieux penser et mieux dire ?

On a donc eu tort de vouloir écraser sous de saintes colères ce pauvre diable de Giovanni da Ponte. Nous n’eussions point cherché à le mettre en saillie. La bonne figure de Buffalmacco et le caractère plus significatif encore du Giotto suffisaient pour établir que dès le quatorzième siècle l’art italien n’avait manqué d’aucun des éléments nécessaires à sa vie, à sa vie complète. Mais nous devions bien nous y arrêter un peu, puisqu’on l’a pris pour prétexte plutôt que pour but de récriminations assez ridicules, il nous semble.

Ce que le temps et l’humidité surtout ont épargné des œuvres de Giovanni da Ponte, à Assise, nous permet, quoi qu’on en dise, de le placer, sans hésiter, au nombre des peintres les plus distingués de son époque.

Il est donc évident qu’on a commis une erreur flagrante et intéressée envers le Vasari, quand on a renouvelé contre lui la bonne ou mauvaise plaisanterie de Milizia, qui l’accuse d’avoir dressé l’insectologie florentine. Les Allemands se plaignent au contraire de ce qu’il passe sous silence un grand nombre d’artistes florentins encore fort intéressants, et cela pendant le quatorzième siècle. Ce qui prouve au moins que le Vasari ne poussait point au volume, comme tant d’autres collecteurs, c’est qu’il ne nous a transmis aucun détail biographique sur les douze fondateurs de la corporation de saint Luc, dont il nous donnera bientôt les noms et qui ne devaient naturellement pas être les plus médiocres à Florence. Ces détails ne lui eussent pas été difficiles à rassembler. Les mémoires et les notices qui se rattachent à cette compagnie existent encore. Les manuscrits, les parchemins dont non seulement les bibliothèques publiques, mais encore toutes les grandes maisons italiennes, sont si abondamment pourvues, ont fourni, à ceux qui ont pu les regarder d’un peu près, un nombre incroyable de noms d’artistes ; et il est de toute évidence que le Vasari a cru faire et a fait réellement un choix assez sévère pour ses biographies. Mais cela ne convient guère aux gens pressés, méprisants, pour qui les sommités seules méritent un coup d’œil. Les vrais amis de l’art sont plus sympathiques, moins exigeants, jouissent davantage, et, ne leur en déplaise, savent encore pourquoi.

NOTES.

(1) Maestro Paolo dal Pozzo Toscanelli, célèbre mathématicien et astrologue.

(2) Dans la première édition de Vasari, on trouve l’épitaphe suivante, composée en l’honneur de Giovanni da Ponte :

Deditus illecebris, et prodigus usque bonorum,
   Quæ linquit moriens mi pater, ipse fui.
Artibus insignes dilexi semper honestis,
   Pictura poteram clarus et esse volens.