Vies des hommes illustres/Comparaison d’Alcibiade et de Coriolan

Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (1p. 546-551).


COMPARAISON
D’ALCIBIADE ET DE CORIOLAN.


Tel est le récit des actions d’Alcibiade et de Marcius, que nous avons jugées dignes d’être retracées au souvenir. On voit que, pour les exploits militaires, la balance ne penche guère ni d’un côté ni de l’autre. Ils ont tous deux donné des preuves égales d’audace et de bravoure dans les batailles ; ils ont déployé, à la tête des armées, les mêmes ressources et la même prudence. Peut-être regardera-t-on Alcibiade comme un plus parfait général, parce qu’il a toujours été vainqueur dans les combats nombreux qu’il a livrés sur terre et sur mer ; mais tous les deux ont eu cela de commun que, lorsqu’ils combattaient en personne, et qu’ils commandaient leurs concitoyens, toujours on vit prospérer sensiblement les affaires de leur pays, et qu’elles empirèrent, au contraire, lorsqu’ils changèrent de parti.

Quant au gouvernement politique, la conduite d’Alcibiade fut toujours détestée des gens sages, à cause de sa licence, de sa honteuse dissolution, et des flatteries avec lesquelles il gagnait la multitude. Marcius se rendit odieux au peuple romain par sa roideur, son orgueil et ses sentiments oligarchiques. On ne peut donc, sur ce point, louer ni l’un ni l’autre. Cependant celui qui gouverne d’une manière douce et populaire est moins blâmable que ceux qui traitent le peuple avec une fierté méprisante, pour n’avoir pas l’air de le flatter. Il est honteux de se faire son complaisant, pour acquérir le pouvoir ; mais une autorité qui se fonde sur la terreur, la violence et l’oppression, est à la fois et une honte et une injustice.

Marcius, comme on l’a pu remarquer, avait un caractère plein de simplicité et de franchise, tandis qu’Alcibiade était astucieux et fourbe dans sa politique. Ce qu’on reproche surtout à celui-ci, c’est la méchanceté avec laquelle il trompa, suivant Thucydide, les ambassadeurs lacédémoniens, afin de rompre la paix. Mais cette action, tout en rejetant Athènes dans les embarras d’une guerre, la rendit forte et redoutable, par son alliance avec ceux de Mantinée et d’Argos, qui fut l’ouvrage d’Alcibiade. C’est pourtant aussi par une ruse que Marcius fit naître la guerre entre les Romains et les Volsques : il calomnia, suivant Denys[1], les intentions des Volsques qui étaient venus aux jeux de Rome. Le motif, ici, ajoute encore à la perversité de l’action. Il n’était pas excité, comme Alcibiade, par l’ambition, par des rivalités, par les luttes de la politique : il ne voulut que satisfaire son ressentiment ; passion qui, suivant la maxime d’Ion[2], paye toujours mal les complaisances. Pour cela, il porta le trouble dans plusieurs contrées de l’Italie, et il ruina, par son animosité contre son pays, un grand nombre de villes qui ne lui avaient fait aucun tort.

Il est bien vrai qu’Alcibiade fit, par colère, éprouver de grands maux à ses concitoyens ; mais leur repentir le ramena sur-le-champ ; et, même après son second bannissement, loin de voir avec indifférence les fautes des généraux qui l’avaient remplacé, il eut soin de les avertir du danger où les allait jeter leur imprudence. On célèbre la démarche d’Aristide auprès de Thémistocle ; hé bien, l’exemple fut renouvelé par Alcibiade : il alla trouver ces généraux, dont il n’était point l’ami, et il leur représenta ce qu’il convenait de faire. Marcius, au contraire, déchargea sa vengeance sur tous les citoyens de Rome, encore que beaucoup d’entre eux n’eussent aucunement offensé sa personne, et que même la plus saine partie et les plus gens de bien eussent pris à cœur l’injustice dont il était victime, et compati à ses peines. Ensuite, l’inflexibilité qu’il opposa à plusieurs députations, aux prières par lesquelles on essaya d’apaiser le ressentiment d’une seule offense, fait voir que c’était pour renverser et détruire sa patrie, et non pour la recouvrer et obtenir son rappel, qu’il avait excité une guerre cruelle et impitoyable.

On trouvera peut-être entre eux cette différence, qu’Alcibiade retourna vers les Athéniens à cause de la crainte et de la haine que lui inspiraient les Spartiates, qui en voulaient à sa vie, tandis que Marcius ne pouvait honnêtement abandonner les Volsques, qui s’étaient montrés si généreux envers lui et l’avaient nommé leur général, et qui lui avaient accordé la plus grande confiance et une autorité sans bornes : sort tout autre que celui d’Alcibiade, dont les Spartiates abusaient plutôt qu’ils ne s’en servaient, et qui, après avoir longtemps erré dans leur ville, après avoir été ballotté dans leur camp, fut forcé enfin de se jeter entre les mains de Tisapherne ; à moins toutefois qu’on n’explique par son désir de rentrer dans Athènes les soins qu’il prit pour empêcher que la ville ne pérît de fond en comble.

On raconte qu’Alcibiade recevait sans scrupule des présents intéressés, argent qu’il dépensait honteusement pour son luxe et pour ses débauches. Quant à Marcius, les généraux ne purent lui faire accepter les dons qu’ils lui offraient pour honorer sa valeur : c’est même là ce qui lui attira la haine du peuple, lors des différends occasionnés par l’abolition des dettes. On était persuadé qu’il agissait moins par intérêt que pour insulter les pauvres, et pour les traiter avec mépris. Antipater[3] écrit, dans une lettre sur la mort d’Aristote : « À tant d’autres talents, il joignait celui de gagner les cœurs. » Faute de ce talent, les belles actions et les vertus de Marcius furent insupportables à ceux-là même qui en recueillaient les fruits : ils ne pouvaient souffrir ni son orgueil ni son opiniâtreté, cette compagne de la solitude, comme s’exprime Platon[4]. Au contraire, Alcibiade savait accueillir avec grâce tous ceux qui avaient affaire à lui. Rien d’étonnant dès lors que ses succès lui aient valu tant de gloire : leur éclat était encore accru de la bienveillance et de la faveur générales. Souvent ses fautes mêmes étaient gracieusement reçues, et passaient pour des jeux d’esprit. Aussi, malgré tout le mal qu’il avait fait à sa patrie, fut-il plusieurs fois nommé général et mis à la tête des forces militaires, au lieu que les Romains refusèrent le consulat à Marcius, malgré tous ses exploits et ses actes de bravoure. À tel point que l’un ne put être haï de ses concitoyens, à qui il avait fait tant de mal ; et que l’autre, justement admiré pour sa vertu, ne sut jamais se faire aimer des siens.

Comme général, Marcius ne fit rien d’important pour Rome, mais beaucoup pour les ennemis contre sa patrie. Alcibiade, et comme soldat et comme chef d’armée, rendit de grands services aux Athéniens. Présent, il triomphait aisément de ses ennemis ; et la calomnie n’avait de force contre lui qu’en son absence. Marcius était présent lorsque les Romains le condamnèrent ; et ce fut au milieu de leur assemblée que les Volsques le massacrèrent : meurtre inique, certainement, et impie ; mais enfin Marcius avait fourni un prétexte à leur vengeance, quand, après avoir refusé publiquement la paix aux députés de Rome, il s’était laissé fléchir par des femmes, et que, sans faire cesser l’inimitié entre les deux peuples, il avait perdu, en pleine guerre, et sacrifié un temps précieux. S’il avait eu vraiment égard à ses obligations envers les Volsques, il ne se serait retiré qu’après avoir fait approuver sa retraite à ceux qui lui avaient donné leur confiance. Que s’il était indifférent aux intérêts des Volsques, et s’il n’avait suscité cette guerre que pour satisfaire son ressentiment et s’arrêter ensuite, il ne devait pas épargner sa patrie à cause de sa mère, mais épargner sa mère en faveur de sa patrie ; car sa mère et sa femme n’étaient qu’une portion de cette patrie qu’il assiégeait. Rejeter inhumainement les supplications publiques, les prières des députés de la ville, les soumissions des prêtres, pour accorder ensuite sa retraite aux prières de sa mère, c’était moins honorer sa mère qu’insulter à sa patrie : sauver sa patrie par pitié, et sur l’intercession d’une seule femme, c’était déclarer qu’elle ne méritait pas d’être sauvée pour elle-même. Cette retraite fut donc une grâce odieuse et cruelle, dont aucun des deux peuples ne lui sut gré ; car il ne se retira ni sur la demande de ceux à qui il faisait la guerre, ni du consentement de ceux pour qui il la faisait. La cause de toutes ces inconséquences était dans la rudesse de son caractère, dans l’excès de son orgueil et de son opiniâtreté, vice toujours odieux à la foule, mais qui, joint à l’ambition, devient complètement farouche et intraitable. Car on dédaigne alors de faire la cour au peuple, comme si l’on ne désirait pas les honneurs ; et, quand on n’a pu les obtenir, on en conçoit un vif ressentiment.

Bien d’autres, sans doute, un Métellus[5], un Aristide, un Épaminondas, n’ont jamais eu pour la foule ni flatteries ni complaisances : aussi méprisaient-ils véritablement tout ce que le peuple est maître de donner ou d’ôter. Souvent bannis, souvent repoussés dans les candidatures, souvent condamnés à l’amende, ils ne s’irritaient pas contre les citoyens ingrats : le premier signe de repentir, la première invitation les ramenait, et leur faisait oublier ces injustices. Celui qui flatte le moins le peuple doit aussi le moins s’en venger ; car ce ressentiment si vif pour le refus d’une charge qu’on poursuit, provient d’un désir violent de l’obtenir. Alcibiade ne dissimulait pas qu’il aimait les honneurs, et qu’il ne savait point se résigner à un échec : il cherchait donc à se rendre agréable et cher à ceux avec qui il vivait. C’était l’orgueil qui empêchait Coriolan de faire sa cour à ceux qui lui pouvaient donner les honneurs et l’autorité ; et cependant il ne se voyait pas, sans un douloureux dépit, déçu dans ses prétentions ambitieuses. Ce sont là, il est vrai, les seuls défauts qu’on ait à reprendre en lui : dans tout le reste, sa vertu brille avec éclat ; et sa tempérance, son mépris des richesses, le rendent comparable à tout ce que la Grèce eut jamais de citoyens vertueux et désintéressés, je ne dis plus à Alcibiade, le plus éhonté certes des hommes vicieux, et le plus parfait contempteur de la bienséance et de l’honnêteté.



  1. L’historien Denys d’Halicarnasse.
  2. Le poëte tragique. D’autres lisent de Dion : ce serait alors une parole de l’homme d’État dont Plutarque a écrit la Vie.
  3. Le fameux général macédonien.
  4. Plutarque a déjà cité ce mot dans la Vie de Coriolan.
  5. Probablement le Numidique, qui fut en butte aux persécutions de Saturninus.