Vies des hommes illustres/Caïus Marcius Coriolan

Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (1p. 499-545).


CAIUS MARCIUS CORIOLAN.


(Né en l’an 526 environ et mort en l’an 488 avant J.-C.)

La maison des Marcius, une des familles patriciennes de Rome, produisit plusieurs personnages illustres, entre autres Ancus Marcius, petits-fils de Numa, et qui fut roi après Tullus Hostilius. Il y eut aussi Publius et Quintus Marcius, ceux qui amenèrent dans Rome la plus belle eau et la plus abondante ; et Censorinus, qui fut nommé deux fois censeur par le peuple romain, et qui proposa ensuite et fit porter une loi, par laquelle il était défendu de remplir deux fois les fonctions de censeur. Caïus Marcius, dont il s’agit dans ce récit, perdit son père en bas âge, et il fut élevé par sa mère ; et son exemple fit voir que, si l’état d’orphelin expose à bien des inconvénients, il n’empêche pas de devenir un homme de mérite, et de s’élever au-dessus du vulgaire, quoi qu’en disent les hommes lâches qui lui imputent leur bassesse, et qui s’excusent des vices de leur cœur sur l’abandon où s’est trouvée leur enfance. Au reste, Marcius a justifié l’opinion de ceux qui prétendent qu’une nature forte et vigoureuse, quand l’éducation lui manque, produit beaucoup de mauvais fruits mêlés avec les bons, comme une terre fertile qui manque de culture. La force de son caractère, sa fermeté inébranlable dans ses résolutions, lui donnèrent l’ardeur qui fait entreprendre les grandes choses, et la persévérance qui les met à fin. Mais aussi sa colère implacable, son inflexible opiniâtreté, le rendaient mal sociable, et peu propre au commerce des hommes. Si l’on admirait sa persévérance dans les travaux, son indifférence pour les plaisirs, son mépris pour les richesses, qu’on appelait avec raison tempérance, droiture et force d’âme, on ne pouvait souffrir, dans les rapports habituels de la vie civile, son humeur sauvage, ses manières dures et hautaines. C’est qu’en effet, le plus grand avantage que nous tirions de la bienfaisance des Muses, c’est de vaincre, d’adoucir notre naturel, par l’instruction et par les lettres, et de comprendre qu’il faut aimer la modération et bannir de nous tout excès.

Le courage militaire et les qualités du soldat étaient, en ce temps-là, les vertus que Rome honorait entre toutes ; et ce qui le prouve, c’est que la vertu, chez les Romains, n’a point d’autre nom que le nom même de vaillance, et que ce qui désigne cette espèce de vertu s’applique au genre tout entier lui-même[1]. Marcius était né, plus que pas un, avec la passion des armes : aussi s’accoutuma-t-il, dès son enfance, à les manier. Persuadé que les armes artificielles ne servent de rien, si l’on n’a pas exercé celles qu’on a reçues de la nature, il dressa si bien son corps à tous les genres de combats, qu’il devint un coureur agile, un lutteur inébranlable, et si ferme à la prise, que, l’ennemi une fois entre ses mains, rien ne l’en pouvait tirer. Et ses émules de courage et de vertu reconnaissaient la cause de toutes leurs défaites dans cette force de corps que rien n’abattait, et qui résistait à toutes les fatigues.

Il était encore très-jeune, quand il fit sa première campagne[2]. Tarquin, qui avait été roi de Rome, et qu’on avait banni, voulut tenter, après plusieurs combats où il avait été vaincu, un dernier coup de dés, si je puis dire, et il marcha contre Rome. Plusieurs peuples du Latium et des autres contrées de l’Italie l’aidèrent dans son entreprise, bien moins par intérêt pour lui, que par le désir d’arrêter les progrès des Romains, objet de leur crainte et de leur envie. Dans cette bataille[3], où les deux partis reprirent tour à tour l’avantage plusieurs fois, Marcius combattit, avec un courage extraordinaire, sous les yeux du dictateur[4] ; ayant vu un Romain qui venait d’être renversé, il courut à son secours, lui fit un rempart de son corps, et tua l’ennemi qui venait pour l’achever. Après la victoire, il fut un des premiers que le général décora d’une couronne de chêne. C’est la couronne habituellement décernée à celui qui a sauvé la vie d’un citoyen. Peut-être a-t-on voulu, par là, faire honneur au chêne, à cause des Arcadiens[5], que l’oracle d’Apollon a appelés mangeurs de glands ; peut-être est-ce parce que le chêne est fort commun, et que les gens de guerre en trouvent facilement partout ; peut-être enfin est-ce parce que cet arbre est consacré à Jupiter protecteur des villes, que la couronne de chêne a paru plus convenable pour le soldat qui avait sauvé un citoyen. D’ailleurs, le chêne est le plus fertile des arbres sauvages, et le plus vigoureux des arbres cultivés. Les hommes en tiraient jadis une nourriture, le gland, et une boisson, l’hydromel[6] ; et ils lui devaient presque toute la viande dont ils se nourrissaient, car c’est le chêne qui produit la glu[7] dont on se sert à la chasse pour prendre le gibier. On dit que les Dioscures apparurent dans cette bataille ; et qu’aussitôt après le combat, on les vit à Rome, sur leurs chevaux couverts de sueur, et qu’ils annoncèrent la victoire dans le Forum, près de la fontaine, à l’endroit où s’élève encore aujourd’hui leur temple. C’est pour cela que le jour des ides du mois de juillet[8], anniversaire de cette victoire, a été consacré aux Dioscures.

Les lueurs passagères d’une réputation prématurée suffisent pour éteindre le désir de la gloire dans le cœur des jeunes gens médiocrement passionnés pour elle : c’en est assez pour apaiser en eux une soif facile à satisfaire. Mais une pensée forte et généreuse grandit, au contraire, par l’effet même des honneurs, et elle s’embrase d’un plus vif éclat. C’est comme un vent rapide, qui pousse l’homme vers tout ce qui se montre beau ; la récompense de ce qu’il a fait semble lui prescrire l’engagement de mieux faire à l’avenir ; et il aurait honte de trahir sa gloire, en ne la surpassant pas par de plus grands exploits. Tel était Marcius. Rival de lui-même, il s’efforça d’être, pour ainsi dire, chaque jour un nouvel homme ; il ajouta sans cesse à ses belles actions des actions plus belles encore : il entassa dépouilles sur dépouilles ; il vit les derniers généraux sous lesquels il servait lui décerner, à l’envi de ses anciens chefs, d’honorables récompenses, et rendre à sa vaillance des témoignages plus magnifiques encore. Les Romains avaient alors à livrer bien des combats, à soutenir bien des guerres : il n’y eut pas une seule de ces occasions, d’où Marcius revint sans quelque couronne ou quelque prix d’honneur. La gloire était, pour les autres, la fin de la vertu ; mais ce que Marcius cherchait dans la gloire, c’était la joie qu’en ressentait sa mère. Que sa mère entendît les louanges qu’on lui donnait ; qu’elle le vît recevoir des couronnes ; qu’elle le tint dans ses bras, et l’arrosât de ses larmes, c’était pour lui la récompense suprême, le comble du bonheur. Épaminondas confessa, dit-on, le même sentiment, lorsqu’il regarda comme sa fortune la plus belle d’avoir eu son père et sa mère encore vivants, lors de son expédition de Leuctres et de sa victoire. En effet, il eut la satisfaction de les voir l’un et l’autre partager sa joie et le féliciter de ses exploits. Au reste, Marcius croyait juste de s’acquitter, envers sa mère, de toute la reconnaissance qu’il aurait due à son père ; il ne songeait qu’à trouver pour Volumnie[9] de nouvelles joies, de nouvelles marques de respect : même ce fut à sa prière, et pour céder à ses instances, qu’il se maria ; et, lorsqu’il eut des enfants, sa mère ne cessa point d’habiter sous le même toit que lui.

Marcius jouissait déjà, dans Rome, d’une grande réputation et d’un grand crédit, qu’il devait à sa vertu, lorsque le sénat, pour soutenir les riches, provoqua le mécontentement du peuple, qui se plaignait de l’oppression où le tenaient les usuriers. Ceux qui n’avaient qu’un bien modique voyaient tout ce qu’ils possédaient saisi et vendu à l’encan ; et ceux qui n’avaient rien absolument étaient appréhendés au corps et détenus en servitude, malgré les cicatrices des blessures qu’ils avaient tant de fois reçues en combattant pour la patrie. La dernière de ces expéditions, la guerre contre les Sabins, ils l’avaient faite sur la parole que les riches leur avaient donnée de les traiter avec moins de rigueur, et sur un décret du sénat, qui rendait garant de cette promesse le consul Manius[10] Valérius. Ils avaient vaillamment combattu dans la bataille, et défait les ennemis ; mais les créanciers ne se montrèrent pas moins impitoyables ; et le sénat, qui feignait d’avoir oublié ses promesses, les laissait traîner et retenir en prison, pour gages de leurs dettes. Bientôt la ville fut en proie aux troubles et à la sédition. Les ennemis, instruits de ces agitations populaires, entrèrent à main armée sur le territoire de Rome, et ils y mirent tout à feu et à sang. Alors les consuls firent un appel à tous ceux qui étaient en âge de porter les armes ; mais personne ne se présenta. Les magistrats se partagèrent d’opinions comme auparavant : les uns voulaient qu’on cédât quelque chose aux pauvres, et qu’on relâchât l’excessive rigueur de la loi ; les autres soutenaient un avis tout contraire, et Marcius était de ce nombre. Ce n’est pas que, dans cette affaire, Marcius tint grand compte de la question d’argent ; mais il regardait l’entreprise du peuple comme une tentative de désobéissance et d’attentat contre les lois, que la prudence, selon lui, commandait d’amortir et d’éteindre.

Le sénat s’était assemblé plusieurs fois en peu de temps, et sans pouvoir rien conclure, quand tout à coup les pauvres s’attroupent, s’animent les uns les autres, et abandonnent la ville. Ils se retirèrent sur la montagne qu’on appelle aujourd’hui le mont Sacré, située le long du fleuve Anio[11]. Ils ne s’y livrèrent à aucune violence, à aucun mouvement séditieux ; et ils se contentèrent d’exhaler leurs plaintes. « Il y a longtemps, criaient-ils, que les riches nous ont chassés de Rome. Nous trouverons partout, dans l’Italie, l’air, l’eau et la sépulture. Rome ne nous offre rien de plus, sinon des blessures ou la mort à recevoir, en combattant pour les riches. » Le sénat s’inquiéta de cette retraite ; et il députa vers le peuple les plus doux et les plus populaires d’entre les vieux sénateurs. Ménénius Agrippa porta la parole[12]. Tout en adressant au peuple d’instantes prières, il fit avec franchise une complète apologie du sénat ; et il termina son discours par un apologue, depuis fameux. « Tous les membres du corps humain s’étaient révoltés, dit-il, contre l’estomac. Ils se plaignaient que l’estomac demeurât seul oisif dans le corps, sans contribuer à son service, tandis que les autres membres supportaient toute la peine et toute la fatigue, pour fournir à ses appétits. L’estomac se moqua de leur sottise, qui les empêchait de sentir que, s’il recevait seul toute la nourriture, c’était pour la renvoyer et la distribuer ensuite à chacun d’eux. Citoyens, dit Ménénius, il en est de même du sénat par rapport à vous : ses délibérations, les affaires qu’il prépare, sont la garantie du bon ordre dans l’État, et la source de tous les biens, de tous les avantages qui se répandent sur chacun de vous. »

Ce discours amena la réconciliation. Seulement ils demandèrent au sénat, et ils en obtinrent, de pouvoir élire cinq magistrats chargés de les défendre : ce sont ceux qu’on appelle maintenant tribuns du peuple. Les premiers élus furent les chefs mêmes de la révolte, Junius Brutus et Sicinius Bellutus. L’union une fois rétablie dans la cité, le peuple eut bientôt pris les armes ; et les consuls n’eurent plus affaire qu’à des soldats obéissants et pleins d’ardeur. Marcius, tout mécontent qu’il fût de l’augmentation de force que le peuple avait obtenue au préjudice de l’aristocratie, ne laissa pas d’exhorter les patriciens, qu’il voyait comme lui affligés de ce désordre, à ne point rester en arrière des plébéiens, dans ces luttes pour la défense de la patrie, et à montrer qu’ils l’emportaient sur eux, bien plus encore par la vertu que par la puissance[13]. C’était avec la nation des Volsques, que les Romains étaient alors en guerre[14]. Corioles, la ville la plus importante du pays, était assiégée par le consul Cominius. Les autres Volsques, qui craignaient qu’elle ne succombât, rassemblent toutes leurs forces, et ils volent à son secours. Ils comptaient livrer la bataille aux Romains sous les murs de la ville, et les attaquer des deux côtés à la fois. Cominius partage ses troupes, marche avec une moitié au-devant des Volsques qui venaient défendre la ville, et laisse, pour continuer le siège, Titus Larcius, un des Romains les plus braves. Ceux de Corioles, qui n’avaient plus dès lors que du mépris pour le petit nombre des assiégeants, font une sortie, mettent les Romains en déroute, et les poursuivent jusque dans leurs retranchements. À cet instant, Marcius accourt avec une poignée de soldats, renverse tous ceux qui lui font résistance, arrête l’effort des autres, et rappelle à grands cris les Romains au combat. Car il avait toutes les qualités que Caton[15] désirait dans un homme de guerre : la main qui frappe des coups assurés, et cet accent de la voix, cet air du visage, qui portent la terreur et le trouble dans l’âme des ennemis. Un grand nombre de Romains se rallient autour de lui ; et les Volsques prennent la fuite. C’est encore trop peu pour Marcius : il poursuit les fuyards, et il les charge avec vigueur, jusqu’aux portes de la ville. Arrivé là, il voit les Romains suspendre la poursuite, assaillis par une grêle de traits, qui pleuvent de dessus les murailles ; il voit que pas un n’ose avoir la pensée d’entrer pêle-mêle avec les ennemis dans une ville pleine de soldats en armes : il s’arrête ; il exhorte les siens, et il leur rend le courage. « Ce n’est pas aux fuyards, leur crie-t-il, c’est bien plutôt à ceux qui les poursuivent, que la Fortune ouvre les portes de Corioles ! » Puis il s’élance, accompagné seulement de quelques hommes résolus, au travers des ennemis ; et il pénètre avec les Volsques dans la ville, sans que personne, dans le premier moment, ait osé résister, ni seulement tourner la tête. Bientôt il s’aperçut du peu de Romains qu’il y avait dans la ville ; mais ils étaient engagés, lui et les siens, au milieu des ennemis. Il fit, dit-on, des prodiges incroyables de valeur ; et il déploya une force, une agilité, une audace sans égales. Il renverse tout ce qui se trouve sur son passage, repousse les uns aux extrémités de la ville, force les autres de mettre bas les armes, et donne tout le temps à Larcius de faire entrer le reste des Romains dans Corioles.

La ville ainsi prise, la plupart des soldats s’arrêtaient à piller, et à faire du butin. À cette vue, Marcius est saisi d’indignation. « C’est une honte, leur crie-t-il, alors que le consul et les Romains qui l’accompagnent sont peut-être aux prises avec les ennemis, de vous en aller cherchant çà et là de quoi vous enrichir, ou de vous soustraire au danger sous prétexte de butin à faire ! » Mais le plus grand nombre fut sourd à ses remontrances. Pour lui, il court, avec ceux qui le veulent suivre, sur la route qu’a tenue l’autre armée. Sans cesse il presse ses compagnons de hâter le pas : il les exhorte à ne pas ralentir leur ardeur ; il prie instamment les dieux de permettre qu’il arrive non point après le combat, mais assez à temps pour partager avec ses concitoyens les dangers de la journée. C’était l’usage, en ce temps-là chez les Romains, quand ils étaient rangés en bataille, et qu’ils n’avaient plus qu’à prendre leur bouclier et à ceindre leur casaque, de faire leur testament de vive voix, en nommant leur héritier devant trois ou quatre de leurs camarades. Les soldats étaient en présence de l’ennemi, et ils s’occupaient à ce devoir, lorsque Marcius arriva. Les premiers qui l’aperçurent suivi de quelques hommes seulement, et tout couvert de sang et de sueur, furent d’abord effrayés ; mais, quand ils virent qu’il courait au consul, et lui tendait la main avec tous les signes de la joie, en lui annonçant la prise de Corioles, et que Cominius, de son côté, l’embrassait et le serrait étroitement dans ses bras, alors tous sentirent se ranimer leur confiance ; car les uns avaient entendu la nouvelle de cet heureux événement, et les autres l’avaient devinée. Ils poussent des acclamations, et ils pressent leurs généraux de les mener au combat.

Marcius demanda à Cominius quel était l’ordre de bataille des ennemis, et où étaient rangées leurs meilleures troupes. Cominius répondit qu’il croyait que leur centre était occupé par les Antiates, les plus belliqueux des Volsques, et qui ne le cédaient en courage à personne. « Je t’en prie donc, dit Marcius, et je t’en conjure, mets-moi en face d’eux. » Le consul, plein d’admiration pour son dévouement, lui accorda sa demande. À peine a-t-on lancé les premiers traits, Marcius sort des rangs, charge les Volsques qu’il avait devant lui, et les enfonce du premier choc. Mais les deux ailes se tournent contre lui ; et il allait être enveloppé, quand le consul, qui vit le danger, envoya ses meilleurs soldats au secours. Il se livra, autour de Marcius, un sanglant combat : la terre fut en un instant jonchée de morts ; mais à la fin, les ennemis, écrasés de toutes parts, furent rompus et mis en fuite. Marcius était couvert de blessures et accablé de fatigue. Les Romains qui poursuivaient les ennemis le priaient de se retirer dans le camp. « Ce n’est pas aux vainqueurs, dit-il, à être las ; » et il court après les fuyards. Ce qui restait de l’armée des Volsques fut complètement défait ; et il y eut un grand nombre de morts et de prisonniers[16].

Le lendemain, le consul mande Marcius, et convoque l’armée. Puis il monte sur son tribunal ; et, après avoir rendu aux dieux les actions de grâces que méritait une si grande victoire, il adresse la parole à Marcius même. Il fait un magnifique éloge de la conduite que Marcius a tenue sous ses yeux dans le combat, et des traits de bravoure dont Larcius lui a rendu compte. Puis il lui commande de prendre, à son choix, la dîme de tout le butin qu’on avait fait sur les ennemis, argent, chevaux, prisonniers, avant que rien fut distribué aux autres. Il lui donne en outre, pour prix de sa vaillance, un cheval de bataille richement harnaché. Les Romains applaudirent aux paroles du consul. Marcius, s’étant avancé, dit qu’il acceptait le cheval, et qu’il était flatté des louanges que lui avait décernées le consul ; mais que, pour tout le reste, comme c’était, à ses yeux, un salaire plutôt qu’une marque d’honneur, il le refusait, content de partager avec l’armée. « Je ne demande, ajouta-t-il, qu’une seule grâce, que je mets au-dessus de toutes les autres, et que je te supplie de m’accorder. J’avais, parmi les Volsques, un hôte et un ami, homme honnête et vertueux. Aujourd’hui, il est prisonnier ; et, de riche, d’heureux qu’il était, il est devenu esclave. Il est en proie à bien des souffrances : je veux au moins le délivrer d’un de ses malheurs, celui d’être vendu. » À ces paroles de Marcius, ce fut dans l’armée une acclamation universelle ; et l’on admira son désintéressement, plus encore qu’on ne faisait sa bravoure militaire. Ceux-là même qui ne se pouvaient défendre d’un sentiment de jalousie, à la vue des honneurs dont il était comblé, le jugèrent d’autant plus digne de ces présents, qu’il les avait refusés ; et la vertu qui lui faisait mépriser de magnifiques récompenses leur inspira plus de respect que celle qui les lui avait méritées. Le bon emploi des richesses est, en effet, plus glorieux que le bon usage des armes ; mais il est encore plus beau de savoir se passer des richesses que d’en faire un bon emploi.

Quand les acclamations de la foule et le bruit eurent cessé, Cominius, s’adressant aux soldats : « Compagnons, dit-il, vous ne pouvez forcer Marcius à recevoir des présents qu’il ne veut pas accepter. Mais donnons-lui une récompense qu’il ne puisse refuser ; et décernons-lui le nom de Coriolan, si toutefois l’exploit même ne le lui a point déjà donné avant nous. » Depuis ce jour, Coriolan fut le troisième nom de Marcius. Ce fait met en lumière l’usage des Romains. Ils avaient d’abord un nom propre, ainsi Caïus ; le deuxième nom, Marcius par exemple, était le nom de la maison ou de la famille ; le troisième s’ajoutait plus tard aux deux autres : on le tirait ou d’une action particulière, ou d’un événement, ou du caractère, ou de la figure, ou de quelque vertu[17]. C’est ainsi que, chez les Grecs, certaines actions ont fait donner les surnoms de Soter[18], de Callinicus[19] ; une singularité physique, ceux de Physcon[20], de Grypus[21] ; une vertu, ceux d’Évergète[22], de Philadelphe[23] ; la fortune, celui d’Eudémon[24], que porta le second des Battus. Il y eut des rois qui reçurent des surnoms satiriques : par exemple, Antigonus fut appelé Doson[25], et Ptolémée, Lathyrus[26]. Cette dernière espèce de surnoms a été la plus commune chez les Romains. Ainsi ils appelèrent Diadématus un des Métellus, parce qu’ayant eu pendant longtemps une plaie au front, il ne paraissait en public que la tête bandée. Un autre Métellus fut nommé Céler[27], parce que, très-peu de jours après la mort de son père, il avait réussi à donner, pour les obsèques, un combat de gladiateurs aux Romains, émerveillés de la promptitude de tant de préparatifs. Encore aujourd’hui, ils donnent des surnoms pris de quelque particularité de la naissance. Ils appellent Proculus[28], celui qui est né pendant que son père était absent ; Postumus[29], celui qui vient au monde après la mort de son père. Quand, de deux jumeaux, l’un meurt en naissant, le survivant reçoit le surnom de Vopiscus[30]. Ils empruntent aussi leurs surnoms des imperfections du corps, tels que Sylla[31], Niger[32], Rufus[33], ou même Cécus[34], Claudius[35]. C’était un admirable moyen d’accoutumer les citoyens à ne pas rougir de la cécité, ni des autres défauts du corps ; à ne les point regarder comme une honte et un affront, mais à y répondre comme à des noms propres. Au reste, ce sont là des recherches qui conviennent mieux peut-être à un autre sujet.

Quand la guerre fut finie, les démagogues réveillèrent la sédition. Non point qu’ils eussent quelque nouveau sujet de plainte, quelque accusation fondée ; mais ils prirent pour prétexte d’imputer aux patriciens les maux qui n’étaient que la suite nécessaire des premiers troubles et des dissensions d’autrefois. La plupart des terres n’avaient été ni ensemencées ni labourées ; et la guerre n’avait pas permis de faire venir du blé d’ailleurs : la disette devint donc extrême. Les démagogues, voyant qu’il n’y avait point de blé au marché, et que, même y en eût-il, le peuple manquait d’argent pour en acheter, lancèrent contre les riches des accusations calomnieuses. C’étaient les riches, à les en croire, qui satisfaisaient leur rancune en affamant le peuple. Or, il arriva de Vélitres[36] une députation, qui venait remettre cette ville aux Romains, et les prier d’y envoyer une colonie : une maladie contagieuse avait tellement ravagé et dépeuplé Vélitres, qu’il y restait à peine la dixième partie des habitants. Les gens sensés regardèrent comme une heureuse circonstance, et vraiment opportune, le besoin où se trouvaient les Véliternes. Ils espéraient que ce serait un moyen de soulager la disette, et en même temps de dissiper la sédition : il ne fallait pour cela, pensaient-ils, que purger la ville des citoyens turbulents et qui se laissaient emporter aux déclamations des démagogues, comme d’autant d’humeurs vicieuses, qui altéraient la santé de l’État. Les consuls choisissent donc ceux-là, et les envoient dans la colonie ; puis ils enrôlent les autres citoyens, pour une expédition contre les Volsques, cherchant dans les travaux de la guerre un remède aux troubles intérieurs, et comptant que riches et pauvres, plébéiens et nobles, une fois ensemble sous les armes et dans le même camp, et partageant les mêmes dangers, prendraient des sentiments plus doux et plus paisibles les uns pour les autres. Mais les démagogues Sicinius et Brutus s’opposèrent aux décrets. « Les consuls, criaient-ils, déguisent, sous le nom spécieux de colonie, une proscription sauvage. Ils poussent les pauvres dans un gouffre, en les envoyant habiter une ville dont l’air est empesté, toute remplie de morts restés sans sépulture, et où ils seront à la merci d’un démon étranger et funeste. Et, comme si ce n’était point assez encore d’avoir fait périr par la famine une partie des citoyens, et de livrer les autres à la peste, les voilà qui vont, de gaieté de cœur, entreprendre une guerre, afin que la ville soit affligée de tous les fléaux à la fois, parce qu’elle a refusé de rester l’esclave des riches. »

Le peuple, tout rempli de ces discours, ne venait point répondre à l’appel des consuls, et il se dégoûtait de la nouvelle colonie. Le sénat ne savait quel parti prendre ; mais Marcius, enflé de ses succès, et qui se vantait fort de la considération dont il jouissait auprès des principaux citoyens, combattit ouvertement les démagogues, et il fit presser le départ de la colonie. On obligea, sous des peines sévères, ceux que le sort avait désignés, de partir pour Vélitres. Quant à la guerre, comme le peuple refusait absolument de s’enrôler, Marcius rassembla ses clients, avec tout ce qu’il put déterminer de volontaires, et il alla faire des courses sur les terres des Antiates[37]. Il y trouva une grande quantité de blé, de bestiaux et d’esclaves, dont il ne prit rien pour lui ; et il ramena dans Rome sa troupe chargée de butin. Les autres citoyens, à la vue de leur bonne fortune, furent saisis d’un sentiment de dépit et d’envie. Marcius leur devint odieux ; et l’accroissement de sa gloire et de sa puissance ne paraissait plus, à ces esprits chagrins, qu’un symptôme menaçant pour le peuple.

Peu de temps après, Marcius demanda le consulat ; et presque tous les suffrages penchaient de son côté. Le peuple éprouvait quelque honte à refuser un citoyen des plus distingués par sa noblesse et par sa vertu, et à lui faire affront, après tant de services importants qu’il avait rendus. C’était l’usage, à Rome, que ceux qui briguaient le consulat vinssent, sur le Forum, solliciter le peuple et se recommander à lui, vêtus d’une simple robe, et sans tunique ; soit que cet humble costume fut mieux assorti à leur état de suppliant, soit que ceux qui portaient les cicatrices de quelques blessures voulussent montrer des signes visibles de leur bravoure. Car ce n’était point par crainte qu’ils ne corrompissent le peuple à prix d’argent, qu’on avait exigé que les candidats parussent sans ceinture devant les citoyens dont ils briguaient la faveur : on ne vit que longtemps après s’introduire l’usage de vendre ou d’acheter les suffrages, et de trafiquer des élections. La contagion atteignit ensuite les tribunaux et les camps ; et, livrant les armes en esclaves à l’argent, elle changea en monarchie le gouvernement populaire. Ce n’est pas sans raison qu’on a dit que celui-là ruina le premier la démocratie, qui le premier donna des festins au peuple, et qui lui fit des distributions d’argent. Mais on ne voit pas que le fléau se soit manifesté tout d’un coup dans Rome : il s’y glissa, au contraire, secrètement, et par des progrès peu sensibles ; car on ignore quel fut le premier Romain qui corrompit par argent le peuple ou les tribunaux. À Athènes, le premier qui donna de l’argent à des juges fut Anytus, fils d’Anthémion, accusé d’avoir livré aux ennemis le fort de Pylos. C’était sur la fin de la guerre du Péloponnèse[38] : temps où l’âge d’or régnait encore dans toute sa pureté, sur la place publique de Rome.

Marcius montrait les cicatrices de tant de blessures qu’il avait reçues dans tant de batailles, durant dix-sept années[39] où il avait pris part à toutes les guerres, et où il avait toujours remporté le prix de la valeur ; et les citoyens, par respect pour sa vertu, s’étaient donné parole, d’un commun accord, de le nommer consul. Le jour de l’élection, Marcius se rendit sur la place dans un appareil magnifique, accompagné du sénat ; et les patriciens qui l’environnaient montraient assez que jamais candidature n’avait été à ce point l’objet de leur prédilection. Cette faveur des nobles fit passer derechef la multitude, de la bienveillance à la haine et à l’envie. Et à ce sentiment vint se joindre la crainte qu’armé une fois de la puissance souveraine, cet homme, tout dévoué au parti aristocratique, et qui jouissait de tant de crédit auprès des patriciens, ne ravît au peuple sa liberté. D’après ces réflexions, Marcius fut écarté ; et l’on élut d’autres consuls.

Cette déconvenue affligea vivement le sénat, qui y vit un affront fait à lui-même, plus encore qu’à Marcius. Pour Marcius, il ne supporta point tranquillement l’injure ; et il ne sut point se résigner, accoutumé qu’il était à céder aux mouvements de cette partie de l’âme qui est le siège de la colère et de l’opiniâtreté. Il prenait ce défaut pour noblesse de cœur et hauteur de pensée. Il n’avait pas cet heureux mélange de gravité de douceur, de raison et d’instruction, qui constitue la meilleure part de la vertu politique. Il ignorait que celui qui gouverne, et qui traite avec des hommes, dût fuir, entre toutes choses, l’opiniâtreté, cette compagne de la solitude, comme s’exprimait Platon[40], et qu’il dût surtout pratiquer la patience des injures, malgré le ridicule qu’y attachent certaines gens. Doué d’un caractère franc et ouvert, mais dur et inflexible, il croyait que la force consiste uniquement à avoir le dessus en tout ; tandis que c’est faiblesse et lâcheté de laisser pousser la colère, comme une tumeur, du fond de la partie malade et souffrante de notre âme. Marcius rentra donc chez lui ; l’agitation dans le cœur, et plein de ressentiment contre le peuple. Les jeunes patriciens de Rome, si fiers de leur noblesse et de leur courage, s’étaient montrés, de tout temps, complètement dévoués à sa personne : ils s’attachèrent à lui plus étroitement encore ; et, loin d’adoucir son dépit, ils ne firent que l’enflammer davantage, en partageant son indignation et sa douleur. Car Marcius était pour eux un chef, un maître complaisant qui les formait, durant les expéditions, au métier de la guerre, et qui allumait en eux une émulation de vertu exempte de toute jalousie, par les louanges qu’il donnait à ceux qui faisaient bien.

Cependant il arriva à Rome une provision de blé considérable. Une partie avait été achetée en Italie, et l’autre, qui n’était pas moindre, envoyée de Syracuse en présent, par le tyran Gélon. On eut donc la douce espérance que la ville allait être, tout à la fois, délivrée et de la disette et des dissensions. Le sénat s’assembla le jour même ; et le peuple se répandit en foule autour de la Curie, attendant l’issue des délibérations, et ne doutant pas que le blé acheté ne lui fut vendu, sur le marché, à un prix raisonnable, et qu’on ne lui distribuât gratuitement celui dont Gélon avait fait présent. C’était là, en effet, l’avis ouvert par quelques sénateurs. Mais Marcius se lève, et il s’emporte avec violence contre ceux qui favorisaient le vœu de la multitude : il les appelle démagogues, traîtres à la noblesse ; et il leur reproche de fomenter contre eux-mêmes les germes funestes d’audace et d’insolence, qu’on avait jetés dans la foule. « Il eût fallu, disait-il, les étouffer à leur naissance, et non point fortifier le peuple par une première et énorme concession. Le peuple est déjà devenu si redoutable, que rien ne se fait plus que selon son gré. On ne le peut forcer à rien malgré lui ; il n’obéit pas même aux consuls : il vit dans l’anarchie, et il ne reconnait plus que ce qu’il appelle ses magistrats. Ceux qui proposent de faire des largesses et des distributions de blé, comme on en fait en Grèce, pays de complète démocratie[41], autorisent véritablement une désobéissance qui sera la ruine de l’État. Car le peuple ne prétendra pas, certes, qu’il reçoit ce blé comme le prix de ces expéditions auxquelles il s’est refusé ; de ces retraites séditieuses, qui n’ont été que des trahisons envers la patrie ; de ces calomnies contre le sénat, qu’il a accueillies avec tant de complaisance. Ils se figurent que nous cédons par crainte, et que c’est pour les flatter qu’on leur accorde ce qu’ils demandent. Dès lors, plus de bornes à leur mutinerie : des révoltes et des séditions sans fin. Ce serait donc, de notre part, acte de pure folie. Si nous sommes sages, ôtons-lui ce tribunat, qui a anéanti la puissance consulaire, jeté la division dans la cité, et détruit son unité d’autrefois. Tant que Rome sera déchirée par deux factions rivales, n’espérons plus ni union, ni paix, ni aucun terme à nos maux et à ces agitations intestines. »

Marcius parla longtemps sur ce ton ; et il fit passer, dans l’âme des jeunes gens et de presque tous les riches, la fureur dont il était lui-même animé. « C’était lui, criaient-ils, le seul invincible, le seul ennemi déclaré de la flatterie. » Mais quelques vieux sénateurs repoussèrent son avis, dans la prévision de ce qui allait arriver. Or, il n’arriva rien que de fâcheux. Les tribuns, qui étaient présents à la délibération[42], voyant que l’opinion de Marcius l’emportait, accourent vers la multitude, en jetant de grands cris, et en exhortant le peuple à se réunir à eux, pour leur prêter secours. Le peuple se rassemble en tumulte, et on lui rapporte le discours de Marcius. Peu s’en fallut, dans le premier mouvement de la colère, qu’il ne courût se jeter sur le sénat. Mais les tribuns se bornèrent à accuser Marcius, et ils le firent sommer de venir se défendre. Marcius chassa ignominieusement les licteurs qu’ils avaient envoyés. Les tribuns allèrent donc eux-mêmes, accompagnés des édiles, pour l’entraîner de force. Déjà ils l’appréhendaient au corps ; mais les patriciens vinrent à son secours, repoussèrent les tribuns, et frappèrent même les édiles. La nuit finit par les séparer, et mettre fin au tumulte. Le lendemain, à la pointe du jour, les consuls, qui voyaient la multitude irritée accourir de toutes parts au Forum, craignirent pour la république. Ils assemblent le sénat ; et ils lui proposent d’aviser aux moyens d’apaiser le peuple par des décrets favorables. « Ce n’est pas le moment, disaient-ils, de s’opiniâtrer à une dispute d’honneurs et de dignités. Consultez la prudence : la conjoncture est critique et dangereuse, et elle réclame une politique toute de ménagement et d’humanité. » La plupart des sénateurs accédèrent à cet avis ; et les consuls allèrent parler au peuple. Ils firent tout leur possible pour calmer l’irritation. Ils justifièrent le sénat des calomnies dont on l’avait chargé ; mais ils le firent sans récrimination, et en mêlant à leurs discours de sages avis et d’utiles remontrances. Ils finirent par assurer le peuple qu’il n’y aurait point de chicane sur le prix du blé[43].

Cette promesse apaisa la multitude ; et l’on voyait assez, à son silence et à sa tranquillité, qu’elle se rendait aux discours des consuls. Alors les tribuns se levèrent, et ils déclarèrent qu’à l’exemple du sénat, qui prenait le parti de la raison, le peuple accéderait, de son côté, à tout ce qui serait juste ; mais qu’il fallait que Marcius vînt répondre sur différents chefs d’accusation, et attester s’il n’avait point encouragé le sénat à renverser le gouvernement, et à ruiner l’autorité populaire ; si, appelé par les tribuns pour se justifier, il n’avait pas refusé de leur obéir ; si enfin, en frappant les édiles sur la place publique, et en les traitant avec ignominie, il n’avait point excité, autant qu’il était en lui, la guerre civile, et poussé les citoyens à prendre les armes. Ils voulaient, par ces questions, ou humilier Marcius, en le forçant à une amende honorable, chose si contraire à son humeur ; ou, s’il suivait son caractère, soulever contre lui un implacable ressentiment : c’était ce dernier résultat qui leur paraissait le plus inévitable. Ils avaient bien jugé Marcius. Celui-ci se présenta comme pour se justifier ; et le peuple se disposa à l’écouter en silence et dans le plus grand calme. Mais, au lieu d’un discours humble et suppliant, qu’on attendait de lui, il se mit à parler avec une liberté insultante, et qui sentait plus l’accusation que la libre défense : le ton de sa voix, l’air de son visage, témoignaient d’une assurance assez semblable au mépris et au dédain. Le peuple s’irrite, aux paroles de Marcius, et fait éclater son indignation. Alors Sicinius, le plus audacieux des tribuns, après avoir conféré quelques moments avec ses collègues, s’avance au milieu de l’assemblée, et prononce à haute voix que les tribuns ont condamné Marcius à mort ; puis il ordonne aux édiles de le conduire sur-le-champ au Capitole, et de le précipiter du haut de la roche Tarpéienne.

Les édiles se mettaient en devoir de le saisir au corps. Les plébéiens, pour la plupart, trouvèrent l’action atroce, et dépassant toutes les bornes. Quant aux patriciens, tout hors d’eux-mêmes, et outrés de douleur, ils courent avec de grands cris au secours de Marcius : les uns repoussent ceux qui veulent l’arrêter, et l’enferment au milieu d’eux ; les autres tendent vers le peuple des mains suppliantes, car, dans ce désordre, dans cette confusion générale, ni paroles ni prières ne se pouvaient faire entendre. À la fin, les amis et les parents des tribuns, voyant qu’il serait impossible d’emmener Marcius, ni de le punir, sans répandre le sang de bien des patriciens, leur persuadèrent de supprimer ce qu’il y avait, dans la sentence, de cruel et de contraire à l’usage ; de ne pas enlever de force Marcius pour le tuer sans forme de procès, et de s’en remettre au peuple de la décision. Alors Sicinius, un peu calmé, demande aux patriciens quel est donc leur projet, de vouloir ravir Marcius à la justice du peuple. « Mais vous-mêmes, répliquèrent les patriciens, que prétendez-vous faire, de condamner ainsi, sans formalité judiciaire, à un supplice cruel et injuste, un des plus vertueux Romains ? — Hé bien, reprit Sicinius, n’en faites plus un prétexte de querelles et de séditions contre le peuple : on vous accorde que cet homme soit jugé dans les formes. Quant à toi, Marcius, nous te citons à comparaître au troisième jour de marché, pour te défendre devant les citoyens, et pour faire décider la question par leurs suffrages. » Les patriciens ne firent plus dès lors aucune objection, satisfaits d’emmener avec eux Marcius.

Les marchés se tiennent à Rome tous les neuf jours ; et c’est ce qui les fait appeler nundines[44]. Dans l’intervalle de temps qui devait s’écouler jusqu’au troisième jour de marché, la guerre avait éclaté contre les Antiates : diversion qui donna aux patriciens l’espoir que le jugement serait différé, et que la durée de l’expédition, et les soins qu’elle allait exiger, assoupiraient le ressentiment populaire, ou même l’éteindraient tout à fait. Mais la paix se conclut presque aussitôt avec les Antiates ; et l’armée rentra dans Rome. Les patriciens, qui craignaient pour Marcius, tinrent plusieurs fois conseil entre eux, afin d’aviser à ne le point livrer, et aussi à ne pas fournir aux démagogues de nouveaux prétextes de soulever la multitude. Appius Claudius, connu pour un des plus ardents ennemis de la démocratie, protesta que le sénat renversait l’autorité des patriciens, et qu’il ruinait à jamais les affaires de la république, s’il souffrait que le peuple eût le pouvoir de juger les patriciens. Mais les sénateurs les plus anciens et les plus populaires pensaient que le peuple ne deviendrait ni difficile ni intraitable, quand il aurait ce pouvoir, et qu’il y gagnerait, au contraire, en douceur et en humanité ; que le peuple ne méprisait pas le sénat, mais qu’il s’en croyait méprisé ; que l’honneur qu’on lui ferait, en lui accordant le droit de juger, serait à ses yeux une satisfaction suffisante, et qu’en même temps qu’il prendrait en main les suffrages, il déposerait sa colère.

Marcius, qui voyait le sénat partagé entre sa bienveillance pour lui et la crainte que lui inspirait le peuple, demanda aux tribuns de quels crimes ils l’accusaient, et pour quel grief ils le traduisaient devant la justice du peuple. Les tribuns répondirent qu’ils l’accusaient du crime de tyrannie, et qu’ils le convaincraient d’avoir voulu s’emparer du pouvoir suprême. Marcius se lève à ces mots, déclarant qu’il va sur-le-champ se présenter au peuple, et répondre à cette imputation ; qu’il n’y a point de jugement, point de supplice qu’il ne soit prêt à subir, s’il est convaincu d’un pareil attentat. « Seulement, ajouta-t-il, ne m’accusez que sur ce fait, et ne mentez point aux sénateurs. » Les tribuns le promirent ; et, à cette condition, le jugement fut déféré au peuple.

On s’assembla ; et d’abord, les tribuns exigèrent forcément que les suffrages fussent donnés par tribus, et non par centuries[45], afin que les riches, les nobles et les gens de guerre fussent dépouillés de leur avantage, au profit des indigents, et de cette populace séditieuse qui n’a aucun égard pour le juste et l’honnête. Ensuite, laissant de côté le crime de tyrannie, qu’il leur était impossible de prouver, ils rappelèrent, comme ils avaient déjà fait, les discours que Marcius avait tenus dans le sénat pour empêcher la diminution du prix des blés, et pour conseiller l’abolition du tribunal. Enfin, ils proposèrent un nouveau chef d’accusation : ils reprochèrent à Marcius de n’avoir point apporté au trésor public le butin qu’il avait fait dans le pays des Antiates, et de l’avoir partagé à ses soldats. Marcius, dit-on, se trouva tout embarrassé, à cette accusation ; car il ne s’y attendait point, et il ne trouva pas, sur-le-champ, des raisons qui portassent la conviction dans la multitude. Il commença par faire l’éloge de ceux qui l’avaient accompagné à cette expédition ; mais ceux qui n’y étaient point allés, et qui étaient en bien plus grand nombre, l’interrompirent par leurs clameurs. À la fin, les tribus ayant donné leurs suffrages, il y en eut trois de plus pour la condamnation[46] ; et la peine prononcée fut le bannissement perpétuel.

Le peuple se montra fier de la sentence qu’il venait de porter, plus que d’aucune bataille qu’il eût gagnée jamais sur les ennemis. Pour le sénat, sa douleur fut vive, son abattement profond : il se repentit de n’avoir pas tout tenté, de ne s’être pas exposé à toutes les chances, plutôt que de souffrir un tel outrage, et de laisser prendre au peuple un si grand pouvoir. Il n’était pas besoin, ce jour-là, pour distinguer les classes des citoyens, de regarder au vêtement, ou à d’autres marques extérieures : on reconnaissait tout de suite un plébéien à sa joie, un patricien à sa désolation. Marcius seul ne fut ni étonné ni abattu. C’était toujours la même fermeté dans son air, dans sa démarche et dans sa contenance ; et, pendant que tous les patriciens étaient vivement affectés, on le voyait seul impassible. Non que ce fût par raison et par douceur de caractère, ou par résignation à sa disgrâce : c’était un effet de son indignation et de sa colère ; et cette passion est un véritable chagrin, quoique la plupart des hommes ne s’en doutent pas. Car, dès que la tristesse s’enflamme, pour ainsi dire, et qu’elle se change en fureur, elle bannit de l’âme l’abattement et la faiblesse. De là vient que la colère semble mettre en jeu toute notre énergie. C’est comme cette chaleur que développe la fièvre : l’âme est alors dans un état de tension, et dans une sorte de bouillonnement et d’effervescence. Telle était la disposition où se trouvait Marcius ; et ses actions le firent bien voir.

Il rentre chez lui, il embrasse sa mère et sa femme, qui se lamentaient en versant des larmes, et en jetant de grands cris ; il les exhorte à supporter patiemment leur malheur ; et, les quittant aussitôt, il gagne les portes de la ville. Tous les patriciens en corps l’avaient accompagné. Là, il prend congé d’eux, sans rien vouloir accepter, sans demander rien : trois ou quatre de ses clients faisaient toute sa suite. Il passa quelques jours dans des terres qu’il avait près de Rome, agité de mille pensées diverses ; mais ce n’étaient que suggestions de la colère. Son but, ce n’était pas quelque entreprise honorable pour lui, utile à sa patrie : non ; il ne songeait qu’à tirer vengeance des Romains. Il s’arrêta enfin au projet de leur susciter quelque guerre terrible, avec un des peuples voisins ; et il résolut de tenter d’abord les Volsques, dont il connaissait les ressources en hommes et en argent : il était persuadé d’ailleurs que leurs dernières défaites avaient moins diminué leurs forces qu’augmenté leur jalousie et leur ressentiment.

Il y avait alors, dans la ville d’Antium, un homme que ses richesses, son courage et l’illustration de sa race, faisaient honorer comme un roi dans tout le pays des Volsques : il se nommait Tullus Amphidius[47]. Marcius n’ignorait pas qu’il lui était, plus qu’aucun autre Romain, un objet de haine ; car ils s’étaient souvent défiés dans les combats, avec ces menaces et ces bravades familières à de jeunes guerriers qu’exaltent l’émulation et l’amour de la gloire. Ainsi, aux motifs généraux d’hostilité qui les animaient, se joignait une inimitié personnelle. Mais il connaissait la grandeur d’âme de Tullus ; et surtout il le savait, plus que pas un des Volsques, disposé à rendre aux Romains tous les maux qu’ils avaient faits à sa nation. Aussi vérifia-t-il le mot d’un poëte[48] :

Il est difficile de lutter contre la colère. Ce qu’elle veut, on l’achète au prix de la vie.


Il prit un costume, un déguisement, sous lequel il fût complètement impossible de reconnaître sa personne ; et, comme Ulysse :

Il entra dans la ville des ennemis[49].

C’était le soir ; il rencontra une foule de monde, mais nul ne le reconnut. Il va droit à la maison de Tullus ; il y entre sans se faire annoncer, et il s’assied près du foyer, en silence et la tête couverte. Les gens de Tullus furent fort surpris ; mais ils n’osèrent le faire lever, car il y avait, dans sa personne, dans tout son extérieur et dans son silence même, je ne sais quel air de majesté. Ils allèrent rapporter à Tullus, qui soupait, cette singulière aventure. Tullus se lève, vient trouver Marcius, lui demande qui il est, et ce qu’il désire. Marcius alors se découvre la tête ; et, après un moment de silence : « Tullus, dit-il, si tu ne me reconnais pas encore, ou si tu n’en crois pas tes yeux, il faut nécessairement que je me dénonce moi-même. Je suis Caïus Marcius, celui qui vous a fait tant de maux, à toi et aux Volsques ; maux dont le surnom de Coriolan que je porte partout est la preuve irréfragable. Ce surnom, monument de ma haine contre ton pays, voilà la seule récompense qui me reste de tous les travaux que j’ai subis, de tous les périls auxquels je me suis exposé ; voilà le seul bien qu’on n’ait pu me ravir. J’ai été dépouillé de tous les autres, par l’envie et la violence du peuple, et par la mollesse, par la trahison des magistrats et des nobles. Banni de ma patrie, je suis venu en suppliant m’asseoir à ton foyer, non pour y chercher la sûreté et la vie ; car est-ce ici que je serais venu si j’avais craint la mort ? mais pour me venger des Romains qui m’ont chassé ; et ce m’est déjà une vengeance, que de te rendre maître de ma personne. Si donc tu as le courage d’attaquer vos ennemis, allons, tire parti de mes malheurs, noble guerrier ! et fais tourner ma disgrâce à l’avantage commun des Volsques. Je combattrai pour vous avec bien plus de succès encore que je n’ai fait contre vous ; car ceux qui connaissent le faible de l’ennemi ont un avantage que ne peuvent avoir ceux qui l’ignorent. Si tu recules à cette pensée, je ne veux plus vivre ; et toi-même tu ne dois pas sauver la vie à un homme qui fut autrefois ton ennemi et l’ennemi de ta patrie, et qui ne peut maintenant ni te servir ni te venir en aide. » Tullus, à ce discours, éprouva une joie inexprimable. « Lève-toi, dit-il à Marcius, en lui tendant la main, et reprends courage. Tu nous fais un présent bien précieux, en te donnant à nous. Espère tout de la reconnaissance des Volsques. » Alors il fait mettre Marcius à table, et il le traite avec toute sorte d’égards. Les jours suivants, ils conférèrent ensemble sur les moyens de faire la guerre.

Cependant, à Rome, l’irritation des nobles contre le peuple, aigrie par la condamnation de Marcius, était une cause de perpétuels désordres. D’ailleurs, des devins, des prêtres, des particuliers, annonçaient des prodiges d’un caractère vraiment sérieux. En voici un entre autres, tel que le rapporte la tradition. Il y avait un Romain, nommé Titus Latinus[50], homme de condition ordinaire, mais, au demeurant, ami du repos et de la vertu, étranger à toute superstition, et plus encore à tout sentiment de vanité. Il vit en songe Jupiter, qui lui ordonna d’aller dire au sénat que, dans les supplications faites en son honneur, on avait mis, à la tête de la procession, un mauvais danseur, et qui lui avait parfaitement déplu. Titus ne tint d’abord aucun compte de cette vision ; mais elle se répéta une seconde fois et une troisième : il ne s’en mit pas davantage en peine. Alors il perdit son fils, enfant de grande espérance, et il devint lui-même perclus de tous ses membres. Voilà ce qu’il raconta dans le sénat, où il s’était fait porter sur un brancard. Dès qu’il eut déclaré sa vision, il sentit, dit-on, son corps reprendre des forces ; il se leva, et il s’en retourna seul chez lui. Les sénateurs, étonnés, firent, à propos de cette déposition, une enquête approfondie. On découvrit, à la fin, qu’un citoyen avait livré à ses esclaves un de leurs camarades, avec ordre de lui faire traverser la place publique en le battant de verges, et ensuite de le mettre à mort. Or, pendant qu’ils exécutaient cet ordre, et que le malheureux, déchiré de coups, faisait des contorsions horribles et bondissait de douleur, la procession, par hasard, marchait derrière eux. Les assistants furent généralement révoltés de ce spectacle hideux et indécent ; mais personne ne se mit en devoir de le faire cesser, et on se borna à des injures et à des malédictions, contre l’auteur de ce châtiment atroce. Car les Romains traitaient alors leurs esclaves avec beaucoup de douceur. Partageant leurs travaux, et vivant habituellement avec eux, les maîtres devaient, en effet, avoir pour eux plus de bonté et plus d’attachement que depuis. C’était un grand châtiment, à un esclave qui avait commis une faute, que de lui faire porter un de ces bois fourchus qui servent d’appui au timon du chariot, et de le promener ainsi dans le voisinage. L’esclave qui avait subi cette punition, et que ses camarades et ses voisins avaient vu en cet état, perdait toute confiance. On l’appelait furcifer[51] ; car ce qu’on nomme étai en Grèce, les Romains l’appellent furca.

Lors donc que Latinus eut rendu compte au sénat de sa vision, on chercha quel pouvait être ce mauvais danseur qui avait marche en tête de la procession, et qui avait tant déplu à Jupiter. Quelques-uns se rappelèrent, vu l’étrangeté du supplice, cet esclave qui avait été battu de verges au travers de la place publique, et ensuite puni de mort. Les prêtres furent d’accord que c’était là le danseur dont il s’agissait. Le maître fut condamné à l’amende ; et l’on recommença tout de nouveau, à l’honneur du dieu, les jeux et la procession. On voit, par cet exemple, combien Numa avait réglé sagement toutes ses institutions religieuses. Rien de beau surtout comme cette ordonnance qui prescrit, quand les magistrats ou les prêtres sont occupés au culte divin, qu’un héraut s’avance, et qu’il crie à haute voix : Hoc age ! expression qui signifie : Fais cela. C’est les avertir de donner toute leur attention à la cérémonie, et de n’être distraits par aucune occupation, aucun soin étranger. Car, pensait Numa, presque toutes les actions humaines n’ont pour mobile, en quelque sorte, que la force et la contrainte. Aussi, n’est-ce pas seulement pour des motifs de cette importance, que les Romains ont coutume de recommencer les sacrifices, les processions, les jeux sacrés : il suffit de la moindre chose. Qu’un des chevaux qui traînaient les thenses[52] vint à tirer plus lâchement, ou que le cocher prit les rênes de la main gauche ; et vite, un décret du sénat faisait recommencer la cérémonie. On les a vus, dans ces derniers temps, recommencer jusqu’à trente fois le même sacrifice, parce qu’on y croyait remarquer quelque défaut ou quelque obstacle. Tant les Romains ont pour la divinité un respect profond !

Cependant, à Antium, Marcius et Tullus conféraient secrètement avec les plus puissants d’entre les citoyens ; et ils les exhortaient à profiter des divisions des Romains, pour déclarer la guerre. Ceux-ci y répugnaient encore, parce qu’il y avait, entre les deux peuples, une trêve conclue pour deux ans ; mais les Romains leur fournirent un prétexte de rupture, en publiant, le jour même des jeux publics, sur un soupçon léger et calomnieux, un ordre à tous les Volsques de sortir de Rome avant le soleil couché. Ce fut, suivant quelques-uns, l’effet d’une ruse et d’un stratagème de Marcius, qui avait envoyé à Rome, aux consuls, le faux avis que les Volsques devaient attaquer les Romains pendant la célébration des jeux, et mettre le feu à la ville. Cette proclamation donna plus d’énergie que jamais à la haine des Volsques contre les Romains ; et Tullus, en insistant sur l’odieux de cette mesure, aigrit de plus en plus les âmes, et il obtint qu’on députerait à Rome, pour redemander les terres et les villes que les Volsques avaient perdues pendant la guerre. À ces propositions, les Romains s’indignèrent ; et ils répondirent aux députés, que les Volsques pouvaient bien prendre les premiers les armes, mais que les Romains les poseraient les derniers.

Sur cette réponse, Tullus convoque l’assemblée générale des Volsques ; et la guerre est décidée. Alors il conseille d’appeler Marcius, d’oublier d’anciens griefs, et de lui témoigner toute confiance. « Devenu votre allié, disait Tullus, il vous rendra plus de services qu’il ne vous a fait de mal quand était votre ennemi. » Introduit dans l’assemblée, Marcius parla si bien devant le peuple, que son éloquence ne parut point au-dessous de sa bravoure. On admire cette prudence consommée jointe à tant d’audace ; et on le nomme général avec Tullus, en les investissant l’un et l’autre d’un pouvoir absolu. Mais Marcius craignait que le temps nécessaire pour les préparatifs de la guerre ne lui fit perdre une occasion favorable d’agir. Il charge donc les magistrats et les principaux citoyens d’assembler les troupes et de faire les provisions ; pour lui, il n’attend pas les levées : les plus ardents consentent à le suivre ; et, avec sa troupe de volontaires, il entre sur les terres des Romains, avant que personne, à Rome, se soit douté de rien. Il fit un si grand butin, que les Volsques se lassèrent au pillage, et qu’ils ne pouvaient suffire à le consommer dans leur camp. Mais les biens dont on regorgeait, et cette dévastation, ce dégât de tout le pays, étaient les moindres avantages que Marcius envisageât dans cette expédition : le grand but qu’il se proposait, c’était de commettre les patriciens avec le peuple. Car, en pillant, en ravageant toute la campagne, il épargnait avec le plus grand soin les terres des nobles ; et il ne permettait pas d’en enlever ou d’y gâter la moindre chose. Aussi les récriminations devinrent-elles plus vives de part et d’autre, et les troubles plus dangereux. Les patriciens accusaient le peuple d’avoir injustement banni un homme redoutable. Mais, à entendre le peuple, c’étaient les patriciens qui, pour satisfaire leur vengeance, avaient appelé Marcius sur le territoire de Rome ; et, tandis que l’ennemi exerçait ses ravages sur les terres des autres, eux, simples spectateurs, ils avaient, au dehors, la guerre même pour garde et pour rempart de leur fortune et de leurs biens. Cette expédition inspira aux Volsques une entière confiance en eux-mêmes, et un plus grand mépris pour les Romains ; et Marcius ramena, sans encombre, ses soldats dans leur pays.

Les Volsques, remplis d’ardeur, eurent bientôt rassemblé leurs forces ; et elles se trouvèrent si considérables, qu’on prit le parti d’en laisser une portion pour la sûreté des villes, et de marcher avec l’autre contre les Romains. Marcius donna à Tullus le choix entre les deux armées ; mais Tullus répondit que Marcius ne lui cédait en rien pour le courage, et qu’il avait été plus heureux dans les combats. « Je désire, ajouta-t-il, qu’il commande les troupes destinées à aller contre l’ennemi. Moi, je resterai à la garde du pays, et je ferai passer à l’armée les provisions nécessaires. » Fortifié ainsi dans son autorité, Marcius marcha d’abord contre Circéum, colonie romaine. La ville se soumit volontairement, et elle fut garantie du pillage. Il se mit ensuite à ravager les terres des Latins, persuadé que les Romains viendraient combattre pour la défense de ces peuples, qui étaient leurs alliés. Plus d’une fois, en effet, les Latins envoyèrent implorer leur aide ; mais la multitude était mal disposée, et d’ailleurs les consuls, dont l’année allait finir, ne voulaient rien hasarder ; et voilà comment les Latins furent renvoyés, sans qu’on leur accordât leurs demandes. Coriolan alla donc attaquer les villes du Latium, et il prit de force Toléries, Laviques, Pédum et Bola, qui lui firent résistance : tous les hommes furent vendus, et les biens livrés au pillage. Celles qui se rendirent furent traitées avec de grands ménagements ; et, de peur qu’à son insu elles n’éprouvassent quelque dommage, il campait le plus loin d’elles possible, et il ne prenait rien sur leurs terres. Il se rendit maître de Bouilles, ville qui n’est pas à plus de cent stades[53] de Rome. Il y fit un butin considérable, et il fit massacrer presque tous ceux qui étaient en âge de porter les armes. Dès lors les Volsques qu’on avait laissés pour la défense des villes ne purent plus se contenir : ils se portèrent en armes au camp de Marcius, en disant qu’ils ne connaissaient pas d’autre général, et que lui seul était leur chef. Le nom de Marcius devint célèbre par toute l’Italie : on admirait sa valeur, et cette révolution étonnante qu’avait produite dans les affaires le changement d’un seul homme.

À Rome, les choses étaient dans une confusion extrême : les citoyens refusaient de combattre ; et les deux partis passaient des journées entières à se quereller, et à tenir l’un contre l’autre des propos séditieux. Cela dura jusqu’à ce qu’on apprit que les ennemis avaient mis le siège devant Lavinium, sanctuaire des dieux pénates de Rome, et d’où les Romains tiraient leur origine, car c’était la première ville qu’Énée eût bâtie. Cette nouvelle produisit, dans les sentiments du peuple, un changement merveilleux et subit, et, dans ceux des patriciens, la révolution la plus singulière et la plus bizarre. Le peuple voulait qu’on abolît sur-le-champ la condamnation de Marcius, et qu’il fût rappelé à Rome : le sénat s’assembla pour délibérer sur cette proposition, et la rejeta formellement, soit qu’il s’opiniâtrât à contredire à tout ce que désiraient les plébéiens, ou qu’il ne voulût pas que Marcius rentrât dans Rome par la faveur du peuple ; soit enfin qu’il eût fini par prendre en haine un homme qui maltraitait tout le monde, bien que tous ne l’eussent point offensé, et qui s’était déclaré l’ennemi de sa patrie, quoiqu’il sût que la plus grande portion des citoyens et la plus saine compatissait à ses malheurs, et se tenait pour outragée avec lui. Cette résolution fut proclamée ; et le peuple ne put donner à sa proposition force de loi, parce qu’un sénatus-consulte eût été nécessaire.

Marcius, à cette nouvelle, sentit redoubler sa colère. Il quitte le siège de Lavinium[54], s’avance furieux du côté de Rome, et vient camper près des fossés Cluiliens, à quarante stades[55] de la ville. Son approche jeta dans Rome un effroi et un trouble inexprimables ; et la sédition s’apaisa sur-le-champ : il n’y eut plus ni un magistrat ni un sénateur, qui osât contredire le peuple sur le rappel de Marcius. En voyant ces femmes qui couraient çà et là dans les rues, ces vieillards répandus dans les temples, versant des larmes, et adressant aux dieux d’humbles prières, et tous les esprits incertains, incapables de prendre avec courage un parti salutaire, il n’était personne qui n’avouât que le peuple avait eu raison de demander le rappel de Marcius, et que c’était une grande faute au sénat d’entrer en courroux et en mauvais vouloir, alors précisément qu’il était sage de renoncer à tout ressentiment. Ils résolurent donc, d’un avis unanime, d’envoyer des députés à Marcius, pour lui offrir le retour dans sa patrie, et pour le prier de mettre fin à la guerre.

Les députés envoyés par le sénat étaient tous ou parents ou amis de Marcius. Ils s’attendaient à recevoir de lui, à ce titre, un accueil favorable ; mais il n’en fut rien. Conduits à travers le camp, ils le trouvèrent assis, entouré des principaux d’entre les Volsques : sa contenance était hautaine, ses paroles d’une rudesse insupportable. Marcius leur ordonna de déclarer ce qu’ils avaient à dire ; et ils parlèrent en termes doux, modestes, comme il convenait à leur situation présente. Quand ils eurent fini, Marcius répondit, sur ce qui lui était personnel, avec l’aigreur et le ressentiment d’un homme profondément blessé ; puis, comme général des Volsques, il demanda qu’on rendît les villes et les terres que les Romains avaient conquises sur eux, et qu’on leur accordât le droit de cité, ainsi qu’on l’avait fait aux Latins ; n’y ayant jamais, disait-il, de paix solide que celle qui porte sur des conditions justes et égales pour les deux partis. Il leur donna trente jours pour délibérer ; et, aussitôt les députés partis, il sortit lui-même du territoire de Rome.

Cette retraite fut le premier prétexte d’accusation que saisirent ceux des Volsques qui depuis longtemps lui portaient envie, et qui ne pouvaient supporter sa puissance. Tullus lui-même en était : non qu’il eût reçu personnellement de Marcius aucune offense ; mais, par une faiblesse commune chez les hommes, il était piqué de voir sa propre gloire si complètement obscurcie, et d’être négligé par les Volsques, pour qui Marcius seul était tout, et qui voulaient que les autres généraux se contentassent de la part qu’il leur donnait à sa puissance et à son autorité. De là donc les premières inculpations qu’on sema secrètement contre lui. Les rivaux de Marcius, ligués par le ressentiment, appelaient sa retraite une trahison, qui livrait à l’ennemi, selon eux, non des villes ou des armées, mais le temps, qui décide ordinairement du salut ou de la perte de toutes choses. Que s’il avait porté à trente jours la durée de la trêve, c’était parce qu’en moins de temps les ennemis n’auraient tiré du sursis aucun véritable avantage. Toutefois, Marcius ne passa point ces trente jours, dans l’inaction. Il alla ravager les terres des alliés de Rome ; et il prit sept grandes villes, toutes très-peuplées, sans que les Romains osassent les secourir : leurs âmes étaient frappées d’engourdissement ; et l’on eût dit une léthargie profonde, une complète paralysie, enchaînant leur ardeur militaire.

La trêve expirée, Marcius rentra, avec toutes ses troupes, sur le territoire de Rome. On lui envoya une seconde députation, pour le supplier de calmer son ressentiment, et de retirer les Volsques de dessus les terres des Romains ; après quoi il pourrait faire et proposer ce qu’il croirait le plus expédient pour les deux peuples. « Les Romains, dirent les députés, n’accorderont rien à la crainte ; et, si les Volsques paraissent mériter quelque faveur, ils ne l’obtiendront qu’après avoir posé les armes. — Comme général des Volsques, répondit Marcius, je n’ai rien à vous dire ; mais, en ma qualité de citoyen romain, je vous conseille de rabattre un peu de votre orgueil, et de vous prêter à des conditions raisonnables. Revenez dans trois jours ; et apportez le consentement du sénat à mes demandes. Que si vous prenez une résolution contraire, je ne vous promets plus de sûreté à reparaître dans mon camp avec de vaines paroles. »

Les députés rapportèrent cette réponse ; et le sénat, comme on fait dans une tempête violente et quand le flot gronde, jeta, pour sauver l’État, l’ancre sacrée[56]. Il ordonna que les prêtres des dieux, les préposés aux mystères, les ministres des temples, et, avec eux, le collège des Augures, antique et nationale institution chez les Romains, iraient tous en députation vers Marcius, revêtus chacun des ornements qui sont d’usage dans leurs cérémonies ; qu’ils feraient tout leur possible pour l’engager à poser les armes, et à régler ensuite, avec ses concitoyens, les intérêts des Volsques. Marcius les reçut dans son camp ; mais il leur fit les mêmes refus qu’aux autres : même rudesse dans son air comme dans ses paroles. « Il faut, leur dit-il, ou accepter mes premières propositions, ou vous résoudre à la guerre. » Au retour des prêtres, les Romains se décidèrent à se renfermer dans la ville, à défendre les murailles, et à repousser l’ennemi, s’il venait donner l’assaut. Ils mirent leurs espérances dans le temps surtout, et dans les chances inopinées de la Fortune, incapables qu’ils étaient de trouver d’eux-mêmes aucun expédient salutaire ; car la ville était remplie de trouble, de frayeur, de rumeurs sinistres.

Cela dura jusqu’au moment où il leur arriva quelque chose de semblable à ce que dit en plusieurs endroits Homère, et à quoi le commun des hommes refuse créance. Le poëte s’écrie, à l’occasion d’événements extraordinaires et inattendus :

C’est Minerve, la déesse aux yeux bleus, qui lui avait inspiré cette pensée[57] ;


et ailleurs :

Mais quelqu’un des immortels changea mon dessein, en me faisant sentir
Ce que dirait le peuple[58] ;


et encore :

Soit qu’il l’eût soupçonné lui-même, ou qu’un dieu le lui eût commandé ainsi[59].


Tous passages que bien des gens méprisent, comme des opinions insoutenables et des fictions sans vraisemblance, par lesquelles le poëte infirme la loi du libre arbitre. Mais telle n’est point la pensée d’Homère ; car il attribue à notre initiative tous les actes explicables, tout ce qui se fait habituellement et par les suggestions de la raison. C’est ce qu’on voit en plusieurs passages :

Mais j’ai conçu ce projet dans mon cœur magnanime[60] ;


et encore :

Il dit ; et le fils de Pélée est saisi de dépit : son cœur,
Dans sa poitrine velue, se partage entre deux pensées[61] ;


et enfin :

…… Mais elle ne put
Séduire le vertueux et vaillant Bellérophon[62].


Mais, dans les circonstances extraordinaires et périlleuses, où nous avons besoin d’une sorte d’inspiration et d’enthousiasme, le dieu qu’Homère fait intervenir ne nous ravit point notre liberté : au contraire, il la met en mouvement. Le dieu n’opère pas l’exercice de notre volonté, mais il excite en nous des images et des idées qui nous déterminent ; qui ne font pas que nos actions soient involontaires, mais qui donnent naissance à un acte de notre volonté, et qui y ajoutent la confiance et l’espoir. Car il faut ou refuser aux dieux toute influence sur nos actions, ou reconnaître qu’ils n’ont pas d’autre moyen de secourir les hommes et de coopérer avec eux. Les dieux ne manient point notre corps ; ils ne font pas mouvoir eux-mêmes nos mains et nos pieds, à mesure que le besoin l’exige : c’est à l’aide de certains principes de nos opérations, c’est par certaines images, certaines pensées, qu’ils éveillent la faculté active de notre âme, et qu’ils sollicitent notre libre arbitre, ou, dans d’autres cas, qu’ils les détournent ou les retiennent. Cependant, à Rome, les femmes s’étaient répandues dans tous les temples. Le plus grand nombre et les plus distinguées priaient, prosternées en suppliantes au pied de l’autel de Jupiter Capitolin. Entre celles-ci était Valérie, sœur de Publicola, celui qui avait rendu aux Romains tant de signalés services, et dans la guerre, et pendant la paix. Publicola était mort avant ce temps, comme nous l’avons dit dans sa Vie ; mais Valérie jouissait, dans Rome, d’une estime et d’une considération universelles, car elle était digne, par ses vertus, de l’éclat de sa naissance. Elle se trouva soudainement dans cet état dont je viens de parler ; et, saisie d’une inspiration divine, elle vit ce qu’il y avait à faire. Elle se lève du pied de l’autel, fait lever les autres femmes, et se rend avec elles à la maison de Volumnie, mère de Marcius. Elle entre. Volumnie était assise auprès de sa belle-fille, et tenant entre ses bras les enfants de son fils. Valérie range en cercle ses compagnes ; puis, prenant la parole : « Volumnie, et toi, Virgilie[63], dit-elle, nous venons, de nous-mêmes, femmes nous adresser à des femmes, et non point par un décret des sénateurs ou l’ordre d’un magistrat : c’est le dieu, je le crois, qui, touché de nos prières, nous a poussées à venir ici, réclamer de vous ce qui doit nous sauver, nous et les autres citoyens, et ce qui vous assurera à vous-mêmes, si vous écoutez nos demandes, une gloire plus éclatante que celle dont se couvrirent les filles des Sabins, lorsqu’elles firent cesser la guerre entre leurs pères et leurs maris, et qu’elles les réconcilièrent ensemble, par une paix et une amitié solides. Venez avec nous vers Marcius ; prenez comme nous l’appareil des suppliantes ; rendez devant lui, à votre patrie, ce témoignage véritable et juste, que le ressentiment de tous les maux qu’il lui a fait souffrir ne l’a point portée à se venger sur vous, ni à vous faire subir aucun traitement rigoureux, et qu’elle vous remet à lui, dût-elle n’obtenir aucune condition raisonnable. »

Les acclamations de toutes les femmes accueillirent le discours de Valérie. Volumnie répondit : « Ô femmes ! nous portons, comme vous, notre part des calamités publiques, et nous avons de plus nos malheurs particuliers. L’éclat de la gloire et des vertus de Marcius ne rejaillit plus sur nous ; et nous voyons les armes de nos ennemis entourant sa personne, pour s’assurer de lui, bien plus que pour protéger sa vie. Mais la plus grande de nos infortunes, c’est de voir la patrie réduite à une telle extrémité, qu’elle mette en nous sa dernière espérance. Aura-t-il quelque égard pour nous, lui qui n’en a point pour sa patrie, qu’il a toujours préférée à sa mère, à sa femme et à ses enfants ? Cependant employez-nous à votre gré ; conduisez-nous vers lui : si nous ne gagnons rien autre chose, nous pourrons du moins mourir à ses pieds, en le suppliant pour la patrie. » À ces mots, elle prend les enfants, fait lever Virgilie, et se rend avec les autres femmes au camp des Volsques.

À ce touchant spectacle, les ennemis eux-mêmes se sentirent saisis de respect, et ils gardèrent le silence. Marcius était assis sur son tribunal, environné des officiers de l’armée. La vue des femmes qui s’approchaient le surprit d’abord ; puis, lorsqu’il eut reconnu sa femme marchant à leur tête, il voulut soutenir son caractère d’obstination et d’inflexibilité. Mais bientôt, vaincu par sa tendresse, et n’étant plus maître de son émotion, il n’a pas le courage de l’attendre sur son tribunal : il descend avec précipitation, et il s’élance au-devant d’elle. Il commence par se jeter au cou de sa mère. Il la tient longtemps embrassée, et, après elle, sa femme et ses enfants. Il laisse couler des larmes abondantes, il prodigue les plus douces caresses, et il s’abandonne au sentiment de la nature, comme à un torrent qu’il ne saurait contenir. Quand il eut rassasié sa tendresse, et qu’il s’aperçut que sa mère voulait parler, il prit avec lui les Volsques du conseil, et il écouta Volumnie, qui lui tint à peu près ce discours : « Tu vois, ô mon fils ! même sans que nous ayons besoin de te le dire, à notre habillement et à l’état de nos corps exténués, quelle vie solitaire et triste nous avons menée depuis ton exil. Songe maintenant que tu as devant toi les plus malheureuses de toutes les femmes ; car ce qui nous était le plus doux spectacle, la Fortune nous l’a rendu le plus terrible, en nous montrant, à moi mon fils, et à elle son époux, assiégeant les murs de sa patrie. Et, ce qui est pour les autres une consolation puissante dans toute infortune et dans tout mauvais succès, à savoir d’adresser aux dieux leurs prières, cela même est devenu pour nous une cause de perplexités cruelles ; car nous ne pouvons demander aux dieux tout à la fois et la victoire pour Rome, et ta propre conservation : toutes les malédictions qu’un ennemi pourrait prononcer contre nous sont renfermées dans nos prières. C’est une nécessité, pour ta femme et tes enfants, d’être privés ou de leur patrie ou de toi ; quant à moi, je n’attendrai pas que la Fortune décide, moi vivante, de l’événement de cette guerre. Si je ne te puis persuader de faire cesser tant de maux en nous rendant la paix et la concorde, et d’être le bienfaiteur des deux peuples plutôt que le fléau de l’un d’entre eux, tu n’approcheras de Rome, sache-le bien et prépares-y ton courage, qu’après avoir passé sur le corps de celle qui t’a mis au monde ; car je ne dois pas attendre ce jour où je verrais les Romains triompher de mon fils, ou mon fils triompher de sa patrie. Te demander de sauver Rome en perdant les Volsques, ce serait te proposer une pénible et embarrassante alternative : il n’est ni honnête de détruire ses concitoyens, ni juste de trahir ceux qui se sont fiés à nous. Ce que nous te demandons aujourd’hui, c’est de nous délivrer des maux que nous souffrons : bienfait qui sera également salutaire pour les deux peuples, mais plus glorieux et plus beau pour les Volsques ; car ils ont la victoire en main, et ils paraîtront nous donner, tout en se les assurant à eux-mêmes, les plus grands de tous les biens, une paix et une amitié réciproques. Si nous les obtenons, c’est à toi surtout que nous en serons redevables ; mais, s’ils nous sont refusés, toi seul encourras les reproches des deux peuples. Cette guerre, dont l’événement est douteux, a du moins ceci de parfaitement certain : vainqueur, tu seras le fléau de ta patrie ; vaincu, on dira que, pour satisfaire ton ressentiment, tu as attiré sur tes bienfaiteurs et tes amis d’affreuses calamités. »

Marcius avait écouté le discours de Volumnie sans rien répondre. Même après qu’elle eut fini de parler, il resta longtemps silencieux ; et Volumnie, reprenant la parole : « Pourquoi te taire, dit-elle, ô mon fils ? Est-il donc beau de tout donner à la colère et au ressentiment des injures ? et ne l’est-il pas d’accorder quelque chose à une mère qui te prie pour de si précieux intérêts ? Est-il digne d’un grand homme de conserver le souvenir des maux qu’il a soufferts ; et n’est-ce le fait ni d’un grand homme ni d’un homme de cœur de reconnaître et d’honorer ces bienfaits que les enfants reçoivent de leurs pères et mères ? Il n’y a pas un homme au monde qui dût, mieux que toi, être fidèle au sentiment de la reconnaissance, toi qui te montres si âpre dans la vengeance d’une ingratitude ? Tu t’es bien assez vengé de ta patrie, tandis que tu n’as donné encore à ta mère aucun témoignage de ta reconnaissance. Et d’ailleurs, la nécessité fût-elle moins pressante, je devais encore obtenir de ta piété filiale des demandes si justes et si raisonnables. Si je ne puis rien gagner sur toi, pourquoi ménagerais-je ma derniere espérance[64] ? » En disant ces mots, elle se précipite à ses pieds, avec sa femme et ses enfants. « Que fais-tu, ma mère ! » s’écrie Marcius. Il la relève ; et, lui serrant vivement la main : « Tu as emporté, dit-il, une victoire heureuse pour la patrie, mais funeste pour moi. Je me retire, vaincu par toi seule. »

Il parla ensuite quelque temps en particulier avec sa mère et sa femme ; puis il les renvoya à Rome, sur leur demande. Le lendemain, dès la pointe du jour, il ramena les Volsques dans leur pays. Tous les Volsques ne virent pas du même œil ce qui s’était passé. Les uns blâmaient Marcius, et improuvaient sa conduite ; mais d’autres pensaient tout autrement, et voyaient avec joie la guerre terminée. Quelques-uns, tout mécontents qu’ils fussent de la paix, n’en avaient pas plus mauvaise opinion de Marcius ; et ils le trouvaient bien pardonnable de s’être laissé fléchir par de si puissantes nécessités. Mais personne ne résista à l’ordre du départ : tous suivirent le chef, bien plus encore par admiration pour sa vertu, que par déférence pour son autorité.

Délivré du péril, le peuple romain laissa mieux paraître encore toute la crainte que lui avait fait éprouver cette guerre. À peine ceux qui gardaient les murailles eurent-ils aperçu décamper les Volsques, tous les temples furent ouverts : on portait des couronnes de fleurs, et on immolait des victimes, comme s’il se fût agi d’une victoire. La joie publique éclata surtout dans les témoignages d’honneur et de reconnaissance que le sénat et le peuple prodiguèrent aux femmes romaines. Ils reconnaissaient, ils déclaraient que c’était à elles qu’on devait manifestement le salut de Rome. Le sénat ordonna aux consuls de leur accorder, pour prix d’un tel service, toutes les prérogatives et toutes les récompenses qu’elles désireraient. Elles ne demandèrent qu’une chose : ce fut qu’on élevât un temple à la Fortune féminine, offrant de faire elles-mêmes les frais de la construction, à condition que l’État fournirait les victimes, et qu’il se chargerait de toutes les dépenses exigées par la convenance du culte divin. Le sénat loua leur générosité ; mais il fit faire, aux frais du trésor public, le temple et la statue de la déesse. Les femmes n’en apportèrent pas moins l’argent qu’elles y avaient destiné, et elles en firent une seconde statue. Placée dans le temple, cette statue, suivant les Romains, aurait prononcé ces paroles : « Femmes, vous avez fait, en me consacrant, une action agréable aux dieux. » Ils content même qu’elle répéta ces mots une seconde fois ; mais c’est vouloir nous faire croire des choses qui ont tout l’air d’une pure invention, et auxquelles on ne saurait ajouter foi. Que des statues aient sué, qu’elles aient jeté quelques larmes ou quelques gouttes de sang, il n’y a rien là d’impossible : les bois et les pierres contractent souvent une moisissure qui engendre l’humidité ; ils prennent d’eux-mêmes plusieurs sortes de couleurs, et ils reçoivent diverses teintes de l’air qui les environne ; et rien n’empêche sans doute la divinité de mettre, dans ces apparences, comme des signes d’événements futurs. Il est possible encore que des statues rendent un son semblable à un murmure et à un soupir, qui soit causé par une rupture ou par la séparation violente de leurs parties intérieures ; mais qu’un corps inanimé produise une voix articulée, des paroles claires, distinctes et intelligibles, c’est ce qui est absolument impossible ; car ni notre âme, ni la divinité même, ne peuvent former des sons articulés, des discours suivis, sans un corps pourvu de tous les organes de la parole. Là où l’histoire veut, à l’aide d’un grand nombre de témoins et dignes de foi, forcer notre assentiment pour de pareils faits, il faut croire qu’ils sont l’effet d’un mouvement différent de celui qui agit sur nos sens, et que c’est alors l’imagination qui entraîne le jugement : comme, dans le sommeil, nous croyons entendre ce que nous n’entendons pas, et voir ce que nous ne voyons point. Toutefois, ceux qui ne se peuvent résoudre, par affection, par ardent amour pour la divinité, à rejeter ni à révoquer en doute aucun de ces prodiges, ont pour fondement de leur croyance la puissance merveilleuse de la divinité, infiniment supérieure à la nôtre. Dieu ne ressemble en rien à l’homme, ni dans sa nature, ni dans sa sagesse, ni dans sa force ; et il n’y a rien d’absurde à ce qu’il fasse des choses qui nous sont impossibles, et à ce qu’il trouve des moyens d’agir, qui surprennent toutes nos facultés. Différent de nous en toutes manières, c’est surtout par ses opérations qu’il se distingue de nous, et qu’il nous dépasse à une distance infinie. Mais notre peu de foi, comme dit Héraclite, fait que la plupart des œuvres divines échappent à notre connaissance.

Marcius venait d’arriver à Antium, au retour de l’expédition. Tullus, qui le haïssait et ne le pouvait souffrir, parce qu’il redoutait son crédit, résolut de se défaire de lui au plus tôt, craignant, s’il laissait échapper cette occasion, de n’en plus retrouver d’aussi favorable. Il souleva et ameuta contre Marcius une foule de citoyens, et il lui ordonna de quitter le commandement et de rendre compte de son administration. Marcius vit tout ce qu’il perdrait à devenir un simple particulier, tandis que Tullus resterait général et jouirait d’une autorité sans bornes parmi ses concitoyens : il répondit donc qu’il quitterait le commandement quand les Volsques le lui ordonneraient, car c’était d’eux qu’il l’avait reçu ; que, d’ailleurs, il était prêt à rendre à l’instant même compte de sa conduite à ceux des Antiates qui voudraient l’entendre. Le peuple s’assembla ; et des démagogues, apostés par Tullus, se levèrent et aigrirent les esprits contre Marcius. Mais, lorsque Marcius se leva pour leur répondre, le respect qu’on lui portait fit cesser le tumulte, et lui permit de s’expliquer librement. Les plus estimables d’entre les Antiates, fort aises de jouir de la paix, se montraient disposés à l’écouter favorablement, et à le juger avec équité. Tullus craignit qu’il ne les convainquît de son innocence. Car Marcius était très-éloquent ; et d’ailleurs ses exploits d’autrefois lui valaient plus de reconnaissance que sa dernière action de défaveur, ou plutôt l’accusation elle-même était un complet aveu de la grandeur de ses services : en effet, les Volsques ne lui auraient pas fait un crime de ce qu’ils n’avaient pas pris Rome, s’ils n’eussent pas dû à Marcius d’avoir été sur le point de la prendre. Tullus vit donc qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et qu’il ne s’agissait pas de songer à gagner le peuple. Les plus hardis de ceux qu’il avait ameutés se mettent à crier qu’il ne faut pas écouter le traître, ni souffrir qu’il domine tyranniquement les Volsques en refusant de se démettre du commandement. Ils se précipitent tous à la fois sur lui et le massacrent, sans que pas un des assistants ose prendre sa défense[65]. Mais les Volsques montrèrent bientôt que ce meurtre n’avait pas l’assentiment du plus grand nombre des citoyens : ils accoururent de toutes les villes voisines pour honorer ses restes ; ils lui firent des obsèques avec toutes les distinctions dues à sa dignité, et ils décorèrent son tombeau d’armes et de dépouilles, trophées qui annonçaient le guerrier courageux et le général.

Les Romains ne donnèrent, en apprenant sa mort, aucun témoignage d’honneur à sa mémoire, ni aucun signe de ressentiment contre lui. Seulement, ils permirent aux femmes, sur leur demande, de porter pendant dix mois le deuil de Marcius, comme elles faisaient d’ordinaire pour un père, un fils ou un frère : c’était le plus long terme qu’eût fixé au deuil Numa Pompilius, ainsi que nous l’avons dit dans sa Vie. Quant aux Volsques, les circonstances ne tardèrent pas à leur faire regretter Marcius. D’abord, ils se prirent de querelle, pour la prééminence, avec les Èques, leurs alliés et leurs amis : on en vint aux mains ; et il y eut de part et d’autre beaucoup de morts et de blessés. Vaincus ensuite par les Romains, dans une bataille où périt Tullus, et où fut détruite la fleur de leur armée, ils s’estimèrent trop heureux de se soumettre aux conditions de paix les plus honteuses, de subir en tout la loi du vainqueur, et de rester sujets du peuple romain.



  1. Le mot latin virtus signifie à la fois courage et vertu. Il en est de même en grec du mot ἀρετή.
  2. On peut supposer qu’il avait dix-sept ou dix-huit ans, à l’époque de l’expulsion des Tarquins ; mais il avait déjà une trentaine d’années, à la bataille du lac Regille.
  3. Il s’agit de la bataille du lac Régille, qui se donna en l’an 496 avant J.-C.
  4. Ce dictateur se nommait Aulus Postumius.
  5. En souvenir d’Évandre et de ses compagnons, fondateurs de Pallantée, sur le mont Palatin.
  6. On récoltait le miel dans le creux des vieux chênes : voilà comment la boisson faite avec le miel était regardée comme un produit du chêne.
  7. La glu se tirait du gui, qui pousse sur le chêne.
  8. Le 13 juillet.
  9. Les autres historiens donnent à la mère de Coriolan le nom de Véturie, et celui de Volumnie à sa femme.
  10. D’autres lisent Marcus Valérius ; mais c’est une erreur de nom, que les derniers éditeurs ont eu raison de faire disparaître.
  11. Qui se jette dans le Tibre un peu au-dessus de Rome.
  12. D’autres, suivant les historiens, avaient déjà parlé, avant que Ménénius contât son apologue.
  13. Le rôle politique de Marcius en cette circonstance prouve bien qu’à la bataille du lac de Régille il était déjà homme fait ; car la retraite du mont Sacré est de l’an 493, c’est-à-dire de trois ans seulement postérieure à la bataille.
  14. Les Volsques habitaient une partie du Latium méridional, et ils confinaient à la Campanie.
  15. Plutarque veut dire Caton l’Ancien. Voyez sa "Vie", la dix-huitième de la collection.
  16. Cette bataille et la prise de Corioles sont de la même année que la retraite du peuple sur le mont Sacré.
  17. Le surnom d’un individu passait quelquefois à toute sa lignée, comme celui de Caton, de Cicéron, de Pictor ; en sorte que les membres de certaines familles avaient réellement deux noms fixes, et ne se distinguaient les uns des autres que par le surnom : ainsi les frères Marcus et Quintus Tullius Cicéron et leur cousin Lucius Tullius Cicéron.
  18. Sauveur.
  19. Victorieux.
  20. Ventru.
  21. Qui a le nez aquilin.
  22. Bienfaiteur.
  23. Aimant ses frères.
  24. Heureux. Battus était roi de Cyrène.
  25. Devant donner, ou prometteur.
  26. Pois chiche ; d’autres écrivent Lamyrus, bouffon.
  27. C’est-à-dire prompt.
  28. De procul, loin.
  29. C’est-à-dire tout à fait dernier. Ce mot doit s’écrire sans h ; et nous avons le plus grand tort d’en mettre une dans notre mot posthume, qui n’est que la transcription de ce superlatif latin.
  30. Né viable.
  31. On verra, dans la Vie de Sylla, que Plutarque s’est trompé sur le sens de ce nom.
  32. Le noir.
  33. Le roux.
  34. L’aveugle.
  35. Le boiteux.
  36. Ville des Volsques, aujourd’hui Vellétri, sur la voie Appienne.
  37. Antium était la capitale du pays des Volsques.
  38. Dans la vingt-quatrième année de cette guerre, c’est-à-dire en l’an 407 avant J.-C.
  39. Coriolan disait ceci en l’an 492 ou 491 ; ce qui montre bien que ses premières campagnes sont fort antérieures à la bataille du lac Régille.
  40. C’est dans une lettre, adressée à Dion, que Platon s’exprime ainsi.
  41. Il est plus que probable que Coriolan n’était pas assez instruit de ce qui se passait hors de l’Italie, pour parler de la Grèce à la tribune de Rome.
  42. Ils avaient été invités à y assister : ils n’y étaient que par la volonté des sénateurs, et non point en vertu d’un droit.
  43. Il y a quelques différences de détail entre le récit de Plutarque et celui de Denys d’Halicarnasse ; mais le fond s’accorde.
  44. De novem et de dies.
  45. On sait que, dans les comices par tribus, tous les citoyens votaient indistinctement, riches ou pauvres, suivant leur quartier ; tandis que, dans les comices par centuries, la quatre-vingt-treizième et dernière se composait de tous les pauvres, et, quoique infiniment la plus nombreuse, ne comptait que pour une unité.
  46. On ne sait pas exactement quel était, à cette époque, le nombre des tribus ; il monta plus tard jusqu’à trente-cinq ; mais on croit qu’il y en avait alors vingt et une, dont douze votèrent en majorité contre Coriolan.
  47. D’autres le nomment Attius Tullus.
  48. On ignore le nom de ce poëte.
  49. Homère, Odyssée, chant IV, vers 245.
  50. D’autres le nomment Latinius, ou Atinius, ou Atromius, ou Acronius.
  51. C’est-à-dire porte-fourche, mot qui équivalait, dans la langue latine, à notre mot pendard. On le trouve fréquemment dans les poëtes comiques.
  52. C’étaient des espèces de châsses d’argent ou d’ivoire, faites en forme de char couvert. On y portait les statues des dieux, et les objets consacrés, qu’on nommait exuviæ, dépouilles.
  53. À peu près vingt kilomètres ou cinq lieues.
  54. Il avait laissé des troupes en quantité suffisante pour continuer le blocus.
  55. Huit kilomètres, ou deux lieues.
  56. La maîtresse ancre, l’ancre de miséricorde.
  57. Odyssée, chant XVIII, vers 158.
  58. Iliade, chant IX, vers 459, 460.
  59. Odyssée, chant IX, vers 339.
  60. Odyssée, chant IX, vers 299.
  61. Iliade, chant I, vers 188, 189.
  62. Iliade, chant VI, vers 162, 163. Plutarque citait de mémoire ; et quelques-uns de ces vers ne sont pas tout à fait conformes au vrai texte d’Homère.
  63. J’ai déjà remarqué que d’autres donnent à la mère de Coriolan le nom de Véturie, et à sa femme celui de Volumnie
  64. C’est-à-dire : « Pourquoi hésiterai-je à me tuer, afin de faire sur toi, par ma mort, l’impression que je n’ai pu faire par mes prières ? »
  65. C’était en 488 de Rome, et Coriolan n’avait certainement pas quarante ans. Selon l’historien Fabius Pictor, il aurait vécu jusqu’à une grande vieillesse, et toujours dans l’exil ; mais cette opinion n’a pas prévalu chez les anciens.