Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/9


SAINT MOÏSE, SOLITAIRE, ET PREMIER ÉVÊQUE DES SARRASINS.


Avant de parler de saint Moïse, il faut dire quelque chose des Sarrasins, dont il fut le premier évêque. Ils habitaient, dans le ive siècle, en divers endroits de l’Arabie, et peut-être parvinrent-ils à l’occuper tout entière, ce qu’Ammien semble avoir cru. En effet, on voit que ce nom s’est étendu insensiblement sur tous les Arabes, bien qu’étant divisés en différentes nations ils conservassent dans chacune leur nom particulier.

Ils ont été appelés plus anciennement Scénites, parce qu’ils étaient errants dans la campagne et habitaient sous des tentes. On les appelait aussi Ismaélites et Agaréniens, parce qu’ils descendaient, du moins en partie, d’Ismaël, fils d’Abraham par Agar.

Selon divers anciens auteurs, ce furent eux-mêmes qui prirent le nom de Sarrasins, pour faire croire qu’ils descendaient d’Abraham par Sara son épouse, et non point par Agar la servante. Mais les savants des derniers temps croient que ce nom leur est plutôt un titre d’ignominie que d’honneur, et qu’il ne leur a été donné qu’à cause de leur brigandage, parce que sarat en arabe signifie voleur.

Ils se rendirent redoutables en divers temps, même aux Romains, qu’ils battirent sous Marc-Aurèle ou sous Commode. Ils s’étaient aussi beaucoup étendus dans les déserts de la Mésopotamie et de la Syrie. Ils étaient divisés en plusieurs nations ou tribus, dont chacune payait à son prince, à qui on donne ordinairement le titre de phylarque, et ils se donnaient les uns aux Romains, les autres aux Perses, selon qu’on leur faisait meilleur parti.

Quant à leur religion, la longueur du temps et le commerce avec les nations voisines leur firent oublier les traditions qu’Ismaël, dont ils descendaient du moins en partie, avait reçues de son père Abraham et qu’il leur avait transmises.

Il y en eut plusieurs qui, avant l’empire de Valens, embrassèrent la foi chrétienne, par la communication qu’ils avaient avec les prêtres et les solitaires d’alentour, étant touchés par la sainteté de leur vie et les grands miracles qu’ils faisaient. C’est ainsi que saint Hilarion, comme nous le dirons plus au long dans sa vie, en convertit en grand nombre dans la ville d’Éluse, d’où ils ne voulurent point qu’il sortit avant de leur avoir tracé la place d’une église. Zocome, chef d’une de leurs tribus, n’ayant point d’enfants, alla trouver un saint solitaire et lui témoigna son déplaisir. Le solitaire tâcha de le consoler, fit des prières pour lui, et l’assura qu’il aurait un fils s’il voulait croire en Jésus-Christ. Zocome se fit instruire dans la religion, Dieu lui donna l’enfant qu’il désirait, il reçut enfin le saint baptême, et, à son exemple, tous ses sujets se firent chrétiens. Sozomène, qui rapporte ceci, ajoute que cette tribu multiplia extrêmement et se rendit redoutable non-seulement aux autres Sarrasins, mais encore aux Perses.

Ce qui contribua le plus à étendre la foi de Jésus-Christ parmi les Sarrasins, fut la piété de leur reine Marie. Quelques-uns prétendent qu’elle était Romaine d’origine, aussi bien que chrétienne ; et, qu’ayant été prise dans la guerre, le roi des Sarrasins l’avait épousée à cause de ses excellentes qualités. Son mari était allié de l’empire ; mais sa mort mit fin au traité et forma une guerre.

Les Romains parurent d’abord la mépriser plutôt que la craindre ; mais Marie la soutint avec tant de vigueur et d’avantage, qu’ils furent contraints de demander la paix. Elle y consentit, à condition qu’on lui donnerait le solitaire Moïse pour évêque de sa nation. Ce saint homme était Sarrasin de naissance, et demeurait dans un désert voisin des États de cette princesse, entre l’Égypte et la Palestine, où ses vertus et ses prodiges l’avaient rendu fort célèbre.

Les Romains s’estimèrent heureux d’avoir la paix à cette condition. Valens, à qui ses généraux en donnèrent aussitôt avis, leur commanda de mener Moïse en diligence à Alexandrie, selon la coutume, comme étant la ville la plus voisine, pour y recevoir l’ordination épiscopale. C’était Luce qui s’y portait pour évêque, cet arien furieux qui s’était emparé de ce siége après la mort de saint Athanase, et qui y commettait d’horribles cruautés contre les catholiques, comme nous l’avons dit ailleurs.

Dès que Moïse le vit paraître pour faire la cérémonie, il lui dit en présence des généraux et de tout le peuple assemblé en grand nombre : « Arrêtez-vous, Luce, et ne pensez pas à m’ordonner évêque. Je reconnais que cette sublime dignité est au-dessus de mes forces, et que je ne mérite pas même d’en porter le nom. Cependant, si c’est l’ordre de la Providence que j’y sois élevé, nonobstant mon indignité, je prends ici le Dieu du ciel et de la terre à témoin que je ne souffrirai jamais que vous mettiez sur moi vos mains teintes et souillées du sang des saints. » Luce, qui ne s’attendait pas à une pareille apostrophe, y fut d’autant plus sensible que le reproche était public, et qu’il sentait dans son âme combien il le méritait. Il lui répondit avec un cœur plein d’émotion : « C’est me faire une injure bien éclatante que de témoigner une si grande horreur pour moi en présence de tout le monde, sans savoir quelle est ma croyance. Que si on vous a fait quelques mauvais rapports de moi, je suis prêt à vous faire une déclaration de foi, à laquelle vous devez plutôt vous tenir qu’à ce que des calomniateurs ont pu vous dire.

— Je sais, répliqua Moïse, je sais, Luce, quelle est votre foi ; elle m’est assez connue par les évêques, les prêtres et les diacres que vous avez envoyés en exil et condamnés aux mines. Pensez-vous donc qu’on puisse ignorer ces vexations ? Et y trouverez-vous les caractères de Jésus-Christ et de ceux qui font profession de la foi orthodoxe ? »

Le détestable Luce ne l’entendit qu’avec un étrange dépit. Il aurait voulu le tuer sur l’heure s’il avait pu suivre la fureur dont il se sentit transporté ; mais il fut contraint de subir toute la honte qu’il méritait, et de consentir, par la nécessité des affaires de l’Etat, de peur de rallumer la guerre des Sarrasins, qu’on le conduisît chez les évêques qu’il avait exilés, pour être sacré par eux, ainsi qu’il l’avait demandé.

Après que Moïse eut été sacré par les évêques confesseurs de Jésus-Christ, il prit soin des Sarrasins, que le Seigneur lui avait confiés. Il trouva parmi eux peu de chrétiens ; mais il en convertit un très-grand nombre par ses instructions et par ses miracles. Il conserva toujours la pureté de la foi, et maintint sa nation en paix avec les Romains.

Quant à la reine Marie, elle demeura toujours unie avec eux depuis l’ordination de Moïse, et envoya même du secours à Valens contre les Goths, dont il se servit très-avantageusement, et après sa mort lorsqu’ils assiégèrent Constantinople. Elle cimenta de plus son union avec les Romains en donnant sa fille en mariage à Victor, leur général, dont Théodoret et Nicéphore louent beaucoup la pureté de la foi. Tels furent les fruits de l’élection de saint Moïse, je veux dire la conversion d’une grande multitude de Sarrasins et leur paix avec l’empire. On ne sait pas combien de temps il vécut, ni où fut son siége épiscopal. L’église fait mémoire de saint Moïse dans son Martyrologe, au 7 février.