Imprimerie C.-P. Ménard (p. 92-172).

Un coin du vieux Chambéry.

LA MAISON PANISSOT



Nous habitions, en 1842, une des plus vieilles maisons de l’ancien Chambéry.

C’était une immense construction comprenant trois corps de logis de cinq étages, sans compter les mansardes. Ce bâtiment avait sans doute subi de nombreuses modifications, au gré des propriétaires successifs auxquels il avait appartenu. Tout y était étrange, sans style et sans régularité : les fenêtres basses et étroites distribuaient parcimonieusement l’air et la lumière à de grandes pièces, dont les portes en arcades avaient de faux airs d’entrées de sacristie. En outre, chaque appartement contenait tant d’alcôves dissimulées, de cabinets noirs, de soupentes superposées, de recoins mystérieux et de portes dérobées que j’incline à croire que la maison avait été bâtie par quelque conspirateur ou par quelque croquemitaine des vieux temps.

Il me prenait parfois des terreurs sans nom quand je traversais les longs couloirs intérieurs sur lesquels pouvaient s’ouvrir instantanément quatre ou cinq portes, d’où mon imagination voyait par avance surgir des fantômes de toutes couleurs et de toutes dimensions.

Ce n’était au reste pas sans motifs plausibles que mon esprit évoquait ces sinistres apparitions. J’avais ouï conter de lugubres histoires touchant notre logis. Des prêtres traqués par les révolutionnaires s’étaient réfugiés dans cette maison, et l’on disait que l’un d’eux était mort de faim dans un des cabinets noirs où nous logions notre charbon. Plus tard, les Autrichiens, l’épouvante de mon enfance, occupèrent quelque temps cette habitation. Enfin, que sais-je encore ?… Tant il y a que j’avais bien peur lorsque la nuit tombait, et que, malgré le feu clair de la cheminée et la lueur des lampes à verres dépolis, le grand salon rouge gardait des coins mal éclairés.

Cependant, quels que fussent ses inconvénients, la maison Panissot était du haut en bas bondée de monde, et quelle variété de locataires ! Il y en avait de toutes conditions, de tous rangs, de tous caracteres commerçants, rentiers, gens d’affaires, ouvriers, riches, pauvres, vieux, jeunes, grincheux ou gais, mariés ou célibataires, une vraie fourmillière.

Tout ce monde vivant côte à côte, se connaissant, se coudoyant, échangeait un salut respectueux ou amical, un bonjour affectueux. Voisins et voisines s’intéressaient les uns aux autres. On savait que le petit dernier de la blanchisseuse du cinquième avait la coqueluche, que la chatte de la proprié taire s’était cassée la patte, que le fils du confiseur avait eu trois prix au collége, et cent autres nouvelles toutes aussi palpitantes d’actualité.

Quelle simplicité et quelle bonhomie dans les rapports entre tant de gens divers ! Chacun, tout en gardant son rang, savait s’élever ou s’abaisser à propos pour prêter son aide et donner un conseil à celui qui en avait besoin.

Sans connaître, même de nom, les doctrines républicaines que certains écrivains prônent actuellement, presque tous les vieux Savoyards d’alors pratiquaient ces principes de solidarité morale, base de la seule égalité possible et durable.

Ce qui plus que toute chose contribuait à la conservation de cette harmonie générale, c’était l’absence de luxe extérieur de la part de la classe aisée. Le pauvre n’avait que bien rarement à s’écarter de sa route pour laisser passer un équipage fringant ou un couple enrubanné. L’enfant de l’ouvrier ne perdait pas des heures entières à couver envieusement du regard les devantures des magasins à la mode, et les gentilles ouvrières en robe d’indienne et bonnet blanc ne suivaient pas encore les grandes dames pour essayer de s’incruster dans la mémoire le relevage d’une jupe ou le savant échafaudage d’une coiffure excentrique.

Alors, nos mères étaient simples et gardaient toute leur sollicitude et leurs préoccupations pour le bien-être intérieur. Il y avait telle maison où l’on aurait pu tenir cheval et voiture, où femmes et jeunes filles eussent pu se vêtir de velours tous les jours de l’année, qui n’achetait pas pour deux cents francs par an de pâtisseries et de gibier. Mais, en revanche, comme les grandes armoires étaient remplies de beau linge, comme le caveau était garni de bouteilles poudreuses, et quelle plantureuse hospitalité on offrait aux amis, non pas à des intervalles de plus en plus rares, mais à tout venant, mais toujours !

Et sur ces tables abondamment servies, si l’on ne voyait pas comme aujourd’hui cette recherche du clinquant, ce souci de l’esbrouffe, on savait au moins que la vieille argenterie, quelque peu noircie et bossuée, ne contenait pas un atome d’alliage et surtout ne devait rien à personne.

Parmi les vingt-huit ménages de la maison Panissot, grand’mière s’était formé un cercle d’intimes au milieu duquel nous vivions à l’aise et sans cérémonie. J’avais trouvé peu de compagnons de jeu dans ces familles presque toutes composées de personnes d’un âge plus que respectable, mais je n’en menais pas moins l’existence la plus libre et la plus émaillée de distractions de toutes sortes.

C’était à qui m’inviterait à déjeuner ou à souper, à qui m’emmènerait le dimanche à la campagne ou me garderait pour la soirée, et je me plaisais infiniment avec ces vieilles bonnes gens, me bourrant l’estomac de friandises et l’esprit d’histoires amusantes. Puis je cumulais un nombre infini de fonctions volontaires auprès d’elles. C’était moi qui tenais les écheveaux de laine, de coton ou de soie que l’on avait à dévider, qui faisais verbalement les commissions d’un étage à l’autre, qui cherchais les lunettes égarées, qui me glissais sous les meubles à la poursuite d’un dé ou d’une bobine, qui ouvrais la porte au chat et au chien ; moi qui disais si la rue était déserte ou peuplée, de quel côté s’en allaient les nuages, s’il ventait ou pleuvait ; en un mot, j’étais sans cesse de quelque utilité à tous. On me pardonnait ainsi nombre d’espiègleries commises un peu par-ci, un peu par-là, et on se hâtait de les excuser auprès de grand’mère, laquelle ne demandait qu’à être autorisée à l’indulgence.

Je ne sais si, malgré la bonne envie que j’en ai, je saurai vous peindre telles qu’elles revivent en mon souvenir ces chères figures amies si bieveillantes pour moi, si simples, si sincères même dans leurs petits travers et dans leurs idées surannées. J’essaierai, et ceux de mes lecteurs pour qui j’écris ces pages, toutes empreintes de la mémoire du passé, me pardonneront les lacunes de mon récit, en faveur du sentiment qui le dicte.

Notre plus proche voisine était Madame Théodorine Panissot, la propriétaire de l’immeuble, comme disait Me Antoine Crozat, le procureur logeant vis-à-vis de nous, dans l’aile gauche de la maison.

Madame Panissot avait alors assurément cinquante-huit ans bien sornés ; mais comme tout le monde savait lui faire plaisir et que d’ailleurs cela ne nuisait à personne, on ne lui en accordait que quarante sept. Elle possédait, du reste, un tel savoir-faire pour harmoniser sa mise avec ses prétentions juvéniles qu’il y avait tels jours où l’on aurait juré qu’elle disait vrai.

C’était une ex-brune au teint bilieux, au regard encore vif et au nez aquilin. Sa bouche un peu large avait des coins très-accusés, et, malheureusement, quelques dents absentes accentuaient encore la déformation de ses lèvres d’un rouge peu naturel. Elle était grande, maigre, tant soit peu voûtée déjà, parlait très-vite et en bredouillant.

C’était toute une histoire que la vie de Madame Panissot. J’étais bien jeune pour comprendre la portée des confidences, d’ailleurs très-gazées, qu’elle faisait à grand’mère, le soir en tricotant au coin du feu ou pendant les longues après-dinées qu’elle passait avec nous. Cependant, j’ai gardé souvenir des plaintes amères formulées contre Monsieur Janus Panissot, son mari, viveur, joueur et… (je n’ai jamais pu saisir le reste de la nomenclature de ses défauts)… qui depuis dix-sept ans vivait séparé de sa femme, dans une propriété qu’il possédait près d’Evian.

Oh ! que de larmes le récit de ses méfaits amoureux arrachait à la sensible dame ! Lorsqu’elle ouvrait son cœur à grand’mère, et cela arrivait neuf fois la semaine, elle en avait pour deux heures à parler, tantôt bas si j’étais là, tantôt avec des notes aigres et irritées ressemblant au grincement monotone et intermittent d’une porte roulant sur un gond rouillé.

Le principal grief de Madame Panissot contre son volage époux était de ne l’avoir jamais comprise. Elle avait dû, disait-elle, refouler sans cesse les trésors d’affection dont son cœur était plein, afin de s’éviter les sarcasmes grossiers de cette âme vulgaire… C’était là un de ces crimes conjugaux qu’une femme ne pardonne pas, et la bonne dame moins que toute autre.

Pour employer cette force aimante restée longtemps inactive, l’excellente créature émiettait çà et là, sur les gens, les bêtes et les choses cette passion rentrée dont elle ne savait que faire. Son appartement, par exemple, était une vraie ménagerie. Toute une population miaulante et piaulante y faisait de l’aube à la nuit un tintamarre à ne pas s’entendre. J’étais moi-même l’objet d’une de ses toquades sentimentales et j’occupais un rang très-honorable dans ses affections : elle m’aimait un peu moins que Friponne la chatte blanche, mais beaucoup plus que Grincheuse la belle perruche américaine.

Oh ! que de friandises je lui coûtais ! Volontiers elle ne m’eût nourrie que de nougat ou de chocolat vanillé, si bonne-maman n’y avait mis bon ordre.

Pauvre femme ! elle ne savait à quoi dépenser son temps et son argent. C’était une véritable âme en peine conservant partout et toujours la mémoire de l’infidèle ; elle y revenait à tout propos, et nourrissait son chagrin de toutes les bribes de souvenirs qu’elle retrouvait. Sa chambre était un musée en raccourci où j’aspirais des semaines à pénétrer. Sur chaque meuble se voyait un alignement de petits coffrets, de portefeuilles, de bourses fanées, de mille riens enfin, portant tous sur une étiquette des notes hiéroglyphiques rappelant une date heureuse ou triste du temps passé. Lorsque, par faveur spéciale, j’étais admise à accompagner bonne-maman dans cette sorte de sanctuaire, je regardais curieusement de loin ces choses sans signification pour moi, que la pseudo-veuve embrassait parfois avec transport, comme aussi, dans ses accès de rancune rétrospective, menaçait de jeter en bloc dans la cheminée.

Grand’mère, avec sa haute raison et sa patience d’ange, calmait souvent par de bonnes paroles l’effervescence de ces sentiments opposés, et rendait un peu de calme à ce cœur tourmenté.

Tout auprès de nous encore vivait la famille Saucaz, gens riches et bien placés dans la bourgeoisie de la ville. C’était un curieux ménage que celui des Saucaz. Le père, ancien inspecteur de l’insinuation, était mort il y avait longtemps. Son fils, Monsieur Édouard, était un avocat sérieux comme un juge-mage. La mère Saucaz, sourde et impotente, n’en prétendait pas moins conserver le manche de la poêle, comme l’on dit vulgairement. Ce désir, contrecarré sans cesse par l’humeur autoritaire de Zalie, sa fille cadette, donnait lieu à des guerres intestines se traduisant en tempêtes toujours apaisées par l’ange de la maison : Mademoiselle l’aînée.

Cette dernière était une manière de sainte, vivant complétement en dehors de la société et presque à l’écart dans sa propre famille. Elle se nommait Philomène, était longue, maigre et jaune à faire peur. Ses lèvres, qu’elle n’ouvrait que rarement pour parler, remuaient toujours, débitant à tous les saints du paradis, y compris peut-être aussi le Bon Dieu, de temps en temps, une kyrielle d’oraisons auxquelles personne ne comprenait rien.

Lorsqu’à propos d’une friture ou d’un flan de semoule, Zalie et sa mère s’esbrouffaient la bile, on voyait arriver du fond d’un corridor une grande ombre pâle et extatique qui, les mains jointes et les yeux perdus au plafond, nazillait un verset d’épître ou d’évangile, comme reproche ou exhortation, puis attendait impassible l’effet certain de sa sainte intervention. Je ne crois pas qu’il y eût jamais d’exemple de résistance de la part des deux femmes dominées par l’influence mystique de la dévote.

Vis à-vis de Monsieur Édouard, Philomène conservait le même prestige : il suffisait d’un signe, d’un soupir, d’un départ précipité pour que le jeune homme contint son impatience ou réprimât sa furtive gaité. Et du haut en bas des cinq étages de la maison il en était de même : tout le monde chantait les louanges de la bigote, on se racontait ses prières interminables, ses macérations, ses extases ; on se disait tout bas qu’elle avait des visions et tout haut qu’elle faisait des miracles ; que si ceux-ci n’avaient point l’éclat et le retentissement de ceux des saintes d’un autre âge, la faute en était au peu de foi et à l’aveuglement des chrétiens modernes. Au reste, on ne pouvait contester à ces prodiges une utilité très appréciable : ainsi Colline, la servante, soutenait que si Mademoiselle faisait le signe de la croix sur la bassine où cuisait la provision de beurre, celui-ci se calmait incontinent, quelle que fut la force de l’ébullition. Un fait d’ailleurs bien avéré, c’est que Philomène Saucaz possédait le don d’arrêter les saignements de nez opiniâtres, le hoquet convulsif et les corizas naissants, à l’aide d’un flacon d’eau bénite dans laquelle infusait une dent de saint Concors.

Vous pouvez penser si cette réputation et ces priviléges lui valaient des demandes de prières et d’assistance au moindre bobo des commères du quartier. Il y avait des jours où sa chambre ne désemplissait pas. Elle recevait tout ce monde avec l’air austère et tranquille d’une personne sûre de son pouvoir surnaturel, tout en renvoyant à Dieu la gloire des guérisons obtenues par ses prières.

Sa santé, fortement ébranlée par les jeûnes outrés, donnait à chacun des inquiétudes ; on tremblait à l’idée que cette sainte personne pouvait manquer tout d’un coup aux malades et aux affligés dont elle était la providence. Une fois, je me souviens que pour un refroidissement, on pensa la perdre ; ce fut un brouhaha subit dans le clan des rats d’église : il y eut des neuvaines aux Capucins, des Triduum à Saint-Benoit et des cierges allumés dans toutes les chapelles. Nous allâmes trois fois à la messe et deux fois au Chemin de croix chez les Jésuites à cette occasion. Enfin, elle reprit son petit train de vie au grand soulagement de tous ; pour ma part, je ne pouvais plus prier.

Donc, au demeurant, l’ange de la maison menait une excellente vie et ne pouvait s’en prendre qu’à elle de sa maigreur diaphane et de son teint de citron. Sous prétexte de sermons, de conférences, de colloques, de neuvaines et de méditations, elle ne touchait pas l’aiguille, si ce n’est pour coudre de petits cordons à de grands scapulaires ou broder quelque surplis à son directeur.

Son directeur !… Ah ! je m’en souviens avec terreur, croyez-le ; je le craignais comme le feu et l’esquivais aussi souvent que possible ; mais grand mère, heureuse des pincements d’oreilles dont il me gratifiait à chaque rencontre, réagissait activement contre l’éloignement qu’il m’inspirait. Le chanoine Chavasson, directeur d’une foule de confréries et le bras droit de l’archevêque, était un homme d’une corpulence exceptionnelle ; sa haute taille, ses larges épaules, sa figure jaune et ses cheveux plats constituaient un ensemble peu ordinaire et point du tout sympathique. Joignez à cela de gros yeux verts, un nez immense tout barbouillé de tabac, des lèvres rentrées, et vous me direz si je n’étais pas excusable d’en avoir peur. Eh bien ! à mon profond étonnement, toutes les vieilles personnes qui m’entouraient en étaient coiffées ! C’était une litanie perpétuelle sur ses mérites transcendants :

— C’est un homme si élevé ! disait l’une.
— Un homme si profond ! disait l’autre.
— Un esprit si éclairé !
— Un cœur si angélique !
— Un vrai saint !
— Un véritable apôtre !

Ainsi de suite, toutes les vertus et les dons du Saint-Esprit y passaient sans épuiser la verve de ses pénitentes.

Lui, ne se départant point de sa mine renfrognée et de sa gravité béate, savourait à plaisir les adulations des âmes pieuses qu’il dirigeait, sans trop se soucier d’augmenter en réalité la dose de sainteté dont on le gratifiait.

C’était un dîneur forcené. Toujours sûr d’avoir son couvert mis dans les meilleures maisons de la ville, il aimait à choisir celles dont la cave avait une réputation bien établie. Sur ce point, les Saucaz, propriétaires de vignobles à Chignin, aux Cornioles et à Touvière, devaient avoir ses préférences ; il ne se passait pas, en effet, de semaine où il n’y dinât une fois ou deux.

Dans ces occasions, Mademoiselle Philomène daignait s’occuper des menus détails de la réception. Elle connaissait les goûts, les habitudes, les manies, les caprices de ce grand esprit, et mettait tout sens dessus dessous pour les satisfaire. Zalie, sa sœur, avide des compliments que le pieux gourmand ne manquait pas de lui prodiguer, passait son temps à méditer des surprises gastronomiques toujours parfaitement accueillies. L’éminent Chavasson était en plein le fétiche de la famille Saucaz. Il y avait dans la maison tels meubles, telles pièces d’argenterie ou de vaisselle consacrés uniquement à l’usage du directeur de Mademoiselle. On disait le fauteuil de Monsieur le chanoine, le verre, le bol, la tasse de Monsieur le chanoine, et Colline, pensant faire œuvre pie, usait brosses et torchons à l’entretien de toutes ces reliques.

Il est juste de dire que le vénérable directeur avait un merveilleux talent pour tenir en haleine tout ce monde de cagots. Jugez-en : Il avait su persuader la future Bienheureuse qu’elle devait mettre à profit ses célestes inspirations pour composer un catéchisme ! Oui, vraiment, un catéchisme par demandes et par réponses, avec annotations, amplifications et éclaircissements à l’usage des âmes troublées et hésitantes. Je puis vous en parler savamment, puisque j’ai collaboré à cette œuvre dont, hélas ! j’ignore absolument la destinée.

Voici en quoi consista ma très-modeste coopération : Je savais les quatre parties du catéchisme diocésain mieux qu’un diacre de Notre-Dame, et même je commençais très-bien à argumenter sur quelques points scabreux de là doctrine, comme qui dirait la grâce sanctifiante et le mystère de la Sainte Trinité sur lequel je ne bronchais pas.

La Sainte mettait à profit, à la fois, ma mémoire et ma candeur d’enfant : retournant de cent façons une demande, elle espérait provoquer une réponse ingénue et sincère sur l’interprétation de certains passages obscurs. Ces séances de casuistique se renouvelaient fréquemment, surtout l’hiver, durant ces longues soirées froides et tristes où la bise gémissait dans la cheminée, où la pluie fouettait les vitres et ruisselait à flots sur le pavé de la grande cour. Tous les habitués des réunions du soir nous entouraient, et, suivant la bonne volonté que je mettais à ressasser mes explications, grand’mère me glissait dans la main une pastille de chocolat ou un pruneau que je grignotais dans les moments de répit.

Pauvre livre en herbe, qu’est-il devenu ? où sont allés jaunir ces feuillets gribouillés, surchargés, raturés à toutes les lignes, dont chacun s’entretenait autour de la docte demoiselle ?

Je me souviens combien j’étais fière lorsque j’entendais affirmer qu’il ferait la gloire du siècle et tout particulièrement celle de notre cher pays. Hélas ! hélas ! pauvre livre, qu’es-tu devenu ?

Nous voyions aussi très-souvent M. Crozat, le procureur, et sa dame, une grosse personne blonde et bouffie qui passait sa vie à cuisiner et faire des conserves de toutes sortes de choses. Nous dinions chez eux deux fois par an. C’était encore le temps des dîners à trois services de neuf plats chacun, rangés symétriquement au milieu d’une table immense, surchargée de petits et de grands verres qu’un garçon frisé emplissait à chaque instant. Chez les Crozat florissait le culte de la chanson au dessert, on ne se lassait pas de demander aux uns et aux autres leur triomphe. Celui-ci chevrottait : La Redingote grise, Je posséde un réduit obscur, ou Adieu, mon beau navire. Celle-là roucoulait : La mer m’attend ou Les canards de Tourraine. Puis, lorsque biscuits, gâteaux et massepaïns avaient disparu, lorsque l’estomac légèrement tiré, les yeux à demi-clos, on entendait sonner dix heures, tous les convives, vieux et jeunes, entonnaient avec un ensemble contestable le traditionnel : Bonsoir, mes amis, bonsoir ! Oh ! chère, chère gaité de nos aïeux, ne valais-tu pas les ennuyeuses tirades politiques et mercantiles de leurs descendants ?

De l’autre côté de la cour, dans un entresol étroit et sombre, s’empilait toute la nichée des Pelet-Borsat : père, mère, trois garçons et je ne sais combien de petites filles sales, camuses et mal peignées, me faisant de continuelles grimaces à travers les persiennes ou les vitres que leur mère tenait soigneusement fermées par précaution.

M. Pelet-Borsat, géomètre-arpenteur, était un modèle de père couveur. Chaque fois qu’il rentrait pour le repas de famille, il était assailli par la troupe de ses moutards : l’un lui tirant la basque de sa lévite marron, l’autre les bouts flottants de sa cravate olive ; tous criant, riant, piaillant, jusqu’à ce qu’il les eût installés autour de la grande table où fumait un immense plat de légumes quelconques.

Sa femme et la vieille Pierrette, leur bonne, ne pouvaient suffire à toute la besogne intérieure ; lui se chargeait de débarbouiller ses mioches, les habillant, les peignant et poussant la bonté paternelle jusqu’à leur faire avaler, cuillerée à cuillerée, la bouillie ou la panade de leur déjeuner.

Le dimanche, c’était un spectacle à peindre que celui de l’embarquement de toute la tribu Pelet-Borsat pour la promenade ou une partie de plaisir. Je crois qu’ils possédaient une propriété lilliputienne à Montagnole ou à Bellecombette, d’où ils tiraient une masse de provisions de ménage que le couple Borsat rapportait, le soir de chaque expédition, dans des cabas en tapisserie ou des sacs de nuit d’indienne.

Ceux-là, nous ne les fréquentions pas, un peu parce que les enfants trop mal élevés ne pouvaient être de bons compagnons pour moi, et aussi parce que je crois qu’il eût été difficile à la maîtresse de maison de trouver un instant pour recevoir des visiteurs.

Au-dessus d’eux, dans un appartement de garçon, logeait le chevalier Rinaldo Carlovaris, un monsieur qui était je ne sais quoi dans le gouvernement. Celui-là était un de ces Piémontais bons enfants comme nous en avons connu quelques-uns. Petit, brun, grassouillet, rieur et gracieux, il nous plaisait beaucoup.

De l’autre côté du palier, demeurait Madame veuve Charlet et sa mignonne petite fille, mon amie de cœur en ce temps-là.

Enfin, au troisième étage, dans un immense logement toujours hermétiquement clos, vivait la plus marquante et surtout la plus excentrique de nos connaissances : Mademoiselle de Rouxy de Plétange. Celle-là, je ne l’oublierai jamais. Figurez-vous une grande personne de soixante ans, ayant été blonde et jolie, mais ne conservant de ses attraits qu’un souvenir augmenté de regrets. Ses yeux, d’un bleu céleste à vingt ans, avaient pris cette teinte passée d’une étoffe hors d’usage. Le nez, beau de forme, surmontait une bouche conservant une expression hautaine dans les plis de ses lèvres pâlies.

Mademoiselle de Rouxy était la plus étrange créature qu’il se puisse imaginer. Vivant concentrée dans le culte d’un passé amèrement pleuré, elle s’était volontairement séparée de la société moderne, trop mesquine et trop bourgeoise à ses yeux. Rien des idées, du bruit, du mouvement extérieur n’arrivait à cette chambre frileusement capitonnée où s’était calfeutrée la noble demoiselle. Ceux mêmes qui l’approchaient encore, respectant cette réclusion matérielle et morale, n’avaient garde de lui rappeler par une allusion malencontreuse que nous vivions en plein dix-neuvième siècle, et non point aux temps du Comte-Vert ou de Charles-Emmanuel Ier. L’affectueuse complicité de ses amis permettait donc à la descendante des preux barons savoyards de s’immobiliser dans ses idées de grandeurs surannées.

Tout, autour d’elle, était d’un autre âge ; elle se complaisait à vivre parmi les débris des splendeurs de ses ancêtres. Si vous saviez quel air solennel avaient les grands fauteuils jaunes de son salon ! Et les vieilles glaces à facettes dans leurs cadres à jour, les consoles à pieds contournés, les bahuts massifs et carrés, les tentures fanées et verdies par les soleils du siècle passé, tout était extraordinaire pour moi dans cet intérieur sombre comme un manoir abandonné.

Seule la chambre de la baronne gardait un aspect moins morne, bien qu’elle eût peut-être quelque chose de plus curieux encore. Il me semble revoir tout cela dès que je ferme les yeux. Le lit tenait la bonne moitié de l’emplacement ; il était aussi élevé qu’un maître-autel et aussi large qu’un salon parisien. On eût certainement taillé tout un ameublement dans les rideaux en soie à ramages bronzés qui l’entouraient. Du reste, Mademoiselle de Rouxy quittait rarement ce vaste édifice ; elle passait là les trois quarts de son existence. Rien n’était plus drôle que de la voir recevant ses visiteurs, couchée de son long par-dessus la courte-pointe de parade que l’on étendait dès le matin sur le lit. Vêtue d’une robe en vieux damas ou en soie brochée et coiffée d’une capote couleur puce ou vert-épinard, elle ressemblait à ces saintes en grande toilette que l’on expose à certains jours de fête dans les églises de Sicile ou des Abruzzes. Quelle capote, mon Dieu ! un vrai monument ! Un flot de blondes ou de dentelles en garnissait l’intérieur, encadrant étroitement les joues pâles et tombantes de la singulière demoiselle. Elle ne quittait jamais cet accoutrement, quelles que fussent les personnes qu’elle eût à recevoir.

Je ne saurais vous dire dans quelles profondes rêveries je me plongeais le soir, à l’heure de notre visite quotidienne, lorsqu’assise sur la petite chauffeuse qu’elle m’avait assignée, je regardais craintivement ce visage ridé, éclairé par la lueur diffuse de la lampe à capuchon vert. Je l’écoutais racontant quelques vieilles histoires de ses aïeux : leurs démêlés avec d’ambitieux voisins, leurs alliances princières, leurs vies glorieuses et leurs morts héroïques. On eût pu croire que tous ces faits dataient de l’an passé, tant les détails en étaient précis, le tąbleau vivement retracé.

Son grand plaisir, lorsque j’étais seule avec elle, était de me donner une leçon de blason. Je devais répéter à satiété ce que signifiaient : champ d’azur, champ de gueules ou menu-vair puis elle refaisait pour mon usage particulier toute l’histoire de sa race. En avaient-ils occis des mille et des cents ces aïeux dont elle était si fière ! Et les châteaux surpris, les forteresses conquises, les manants pendus haut et court…, cela ne pouvait se nombrer.

À l’heure qu’il était, toute cette vaillante lignée n’avait plus pour représentants directs que deux petits mirliflores d’officiers incapables d’aucune action d’éclat, si ce n’est d’emporter aux crocs de leurs moustaches le cœur d’une pensionnaire en vacances !… Et sur cette pensée, l’irascible demoiselle se lamentait, s’irritait, s’échauffait, s’épuisait, jusqu’à ce que sa gouvernante, la grosse Nise, vînt la morigéner, tout en lui épongeant le front et lui frappant dans le dos pour faire cesser sa suffocation.

Pauvre Nise ! quel excellent cœur c’était, et comme elle se multipliait pour accomplir sa tâche ! La baronne ne voulait aucune autre personne pour la servir aussi cumulait-elle les fonctions les plus diverses, depuis celle d’huissier de la porte jusqu’à celle de dame d’atours…, se tirant de tout à merveille sans bruit et sans murmure.

Un autre personnage moins utile à la vérité, mais de beaucoup plus important que la gouvernante, c’était Caraby, l’inséparable compagnon de Mademoiselle de Rouxy. Caraby mériterait à lui seul un chapitre, si j’osais m’attarder encore dans ma narration. Deux traits seulement pour vous peindre, à la fois, sa transcendante sagacité, et vous expliquer l’amour passionné de la vieille recluse pour cet épagneul pelé et larmoyant.

Imaginez que Caraby, d’habitude paresseux et taciturne, tout d’un coup dégourdissait ses jambes raidies par les rhumatismes, aboyait, sautait, cabriolait, comme pris d’un enthousiasme subit, lorsqu’on le mettait en présence du tableau représentant l’arbre généalogique de l’illustre maison de Plétange !… Cet exercice presque journalier transportait d’aise sa maîtresse, et tous deux, confondant leur ravissement, formaient devant ce grand cadre doré le groupe le plus bouffon.

Autre chose encore : Caraby qui était le chien le plus gourmand que jamais portière eût possédé, Caraby pour qui Nise accommodait des ris de veau et des cervelles, afin de ménager les quatre dents qui lui restaient, refusait obstinément de ronger un os de poulet le vendredi, cet os eût-il conservé autour de lui la chair la plus juteuse !…

Cette orthodoxie de principes était due en partie aux leçons morales du premier maître de ce chien phénomène. L’épagneul avait appartenu dans son âge le plus tendre à Monsieur l’abbé Ruinart, aumônier de je ne sais plus quel couvent de la ville. L’abbé, une des lumières de l’Église, disait-on, avait d’énormes loisirs ; les deux douzaines de religieuses dont il épluchait la conscience ne prenaient point tout son temps, ce qui lui permettait de consacrer de longues heures à se créer un moyen infaillible de gagner des âmes à la bonne cause.

Avec une profondeur de vues toute cléricale, il se livrait à l’élevage et à l’éducation de toutes sortes de petites bêtes savantes destinées à être offertes à sa clientèle spirituelle.

Connaissant le dessus du panier de la gent dévote, il était à même, en étudiant les besoins et les caprices de ces cœurs desséchés par l’égoïsme, l’isolement ou la souffrance, de procurer à chacun une distraction, une occupation, un attachement propres à combattre l’ennui, ce mortel ennemi des classes riches et désœuvrées. Donc, l’abbé Ruinart s’était fait une éternelle amie de la baronne de Rouxy, en lui faisant cadeau de Caraby élevé expressément pour elle. Et le zélé pêcheur d’âmes n’avait garde de ne point mettre à profit l’influence acquise sur cette créature isolée, affaiblie, vivant d’une vie exceptionnelle et se nourrissant des chimériques souvenirs d’un passé évanoui.

Sans avoir l’air d’y toucher, avec un tact infini, une réserve obséquieuse, il tirait de beaux écus de la grande bourse en filoche bleue où la demoiselle serrait ses économies. Tantôt l’évêque in partibus de Socotora réclamait des missionnaires, tantôt les religieuses des Cinq Plaies désiraient agrandir leur couvent ou les Pères du Saint-Suaire demandaient un subside, enfin l’argent s’éparpillait aux quatre vents pour la plus grande gloire de Dieu et le profit de l’Église.

Tout était donc pour le mieux ; Caraby pouvait dormir tranquille et manger des rognons sautés sans remords : il était riche en bonnes œuvres.


II.


Notre rue, tout étroite qu’elle était, n’en restait pas moins une des plus fréquentées de la ville. C’était près de là que défilaient le matin les régiments de toutes armes allant à la manœuvre ou à la parade ; près de là que, les beaux dimanches d’été, passaient les groupes de promeneurs en toilette, s’en allant chercher l’ombrage des tilleuls du Verney ou la fraîcheur des sombres allées du Grand-Jardin ; près de là encore que s’arrêtaient les chaises de poste poussiéreuses, les énormes diligences à deux étages chargées de voyageurs et de colis de cent espèces.

Dès l’aube, le joyeux tapage commençait : tambours, grelots, coups de fouet, volées de cloches, tout se mêlait et se confondait aux autres bruits de la cité. Bientôt, en effet, les marchands ambulants prenaient possession de la rue. C’était la mère Soretta criant tous les cinq ou six pas de sa voix éraillée : « Chumiqu’ ! Chumiqu’ ! » ; c’étaient le vendeur de bonne conserv’de genièv’, le raccommodeur de faïence, le vitrier du coin, le porteur de sable des Déserts, la marchande de charr’étain, enfin l’homme de Thoiry et la femme de Puisgros réclamant aux cuisinières les os, les chiffons et les verres cassés.

J’aimais à voir ce va-et-vient, à entendre ce vacarme dès les premières heures de mon réveil ; la rue était toute égayée par les rayons roses du soleil levant ; les boutiques ouvertes laissaient voir les marchands affairés faisant la toilette du comptoir, disposant les étoffes, époussetant les livres, accrochant à la montre les mille brimborions destinés à tenter l’acheteur. On saluait de loin un confrère, on disait un bonjour pressé aux ménagères diligentes allant faire la provision du jour. L’ouvrier matinal, l’outil sur l’épaule et le panier au bras, partait pour le chantier ; les vieilles clopinaient en savates jusqu’au porte-pot de l’angle chercher leur porre goutte, et les enfants, à moitié endormis encore, s’en allaient, tirant du pied, à l’école ou au collége ; pendant que du haut en bas des façades grises, les croisées s’ouvraient pour renouveler l’air des appartements époussetés et cirés, ici par les bonnes, là par les valets à gilets rouges des grandes maisons.

Ah ! que de choses disparues, que de gens oubliés, j’ai vu passer de la fenêtre de cette chambre bleue où couchait grand’mère ! J’ai vu pendant des années cahoter sur le pavé pointu la vinaigrette du commandant R***, celui-là dont le bras gauche était resté sur l’un des champs de bataille de l’empire. Vous souvenez-vous de la vinaigrette, cette fille bâtarde des litières de l’autre siècle ? Vous souvenez-vous d’avoir vu le soir nos places sillonnées par ces longues boîtes noires à roulettes, s’avançant avec la grâce d’un caniche qui marcherait’ sur ses pattes de derrière ? Toutes nos élégantes d’alors se faisaient conduire en cet équipage au bal ou au théâtre.

J’ai vu la mère ***, l’ex-déesse de quatre-vingt-treize, descendre chaque matin de son galetas, son topinet jaune à la main, pour aller à l’autre bout de la rue acheter deux sous de bouillon dans une gargote borgne…

J’ai vu l’entrée triomphale de la brigade de Savoie venant tenir garnison dans ses propres foyers. Ah ! quelle joie, mon Dieu ! quelle fête ! quand lo noûtro (les nôtres), comme disaient les vieux attendris, défilèrent fièrement à travers la ville, nous rapportant le cher drapeau tout en loques, devant lequel chaque front s’inclinait…

Qu’ai-je vu encore ? Des cortèges royaux dorés, reluisants, tapageurs ; les grands valets écarlates écartant les curieux trop tenaces ; les carabiniers superbes avec leurs plumets ondoyants ; les généraux, les aides-de-camp… puis le Roi !

Le Roi ! ce quelqu’un qu’on adorait sans le connaitre… Le Roi qui passait souriant et incliné au milieu de la foule enthousiaste et ravie !…

Et les belles processions de la Fête-Dieu, alors que toutes les cloches de la ville égrenaient dans l’air limpide et frais leurs plus joyeuses sonneries ! alors que les bannières enrubannées, se gonflant à la brise du matin, ondulaient gracieusement sous les guirlandes et les draperies des reposoirs ; que les sénateurs en toges rouges, les chanoines en manteaux violets, les pénitents noirs encapuchonnés et les confréries multicolores s’allongeaient en interminables files sous les arbres touffus de nos boulevards ou de chaque côté de nos places transformées en parterre embaumé. Oh ! que c’était beau ces choses auxquelles tout le monde en ce temps-là, même ceux qui les prescrivaient, croyaient simplement et sincèrement !…

Et que d’autres souvenirs me reviennent ! Les mascarades du Mardi-Gras ! Ces fringants cavaliers caracolant gracieusement sous les fenêtres des belles dames, revêtus des magnifiques travestissements loués si cher chez Stobitz, le tailleur en vogue de la place Saint-Léger. Enfin ! enfin le terrifiant spectacle de la promenade du pendu !…

Oh ! combien de fois j’ai revu dans mes rêves cet homme pâle, marchant courbé et tremblant entre les deux aides du bourreau, sentant à chaque mouvement le sinistre ef froid attouchement de cette corde qui, quelques minutes plus tard, devait l’étrangler ! Que de fois j’ai entendu le son sec et intermittent des sous tombant dans la sébille des archers noirs, ces sous destinés à payer les messes de Requiem pour l’âme du condamné ! Le tintement du cuivre et le glas funèbre sonné dans toutes les églises marquaient seuls le pas du sinistre convoi !…

Tout cela est oublié aujourd’hui : pompes royales, solennités religieuses, expiations barbares et folies carnavalesques ont fait place à d’autres fêtes, à d’autres enseignements, à d’autres plaisirs. Nos pères ont vécu leur temps nous vivons le nôtre. L’humanité marche en changeant de symbole, mais l’histoire le dit à chaque page : Ne maudissons ni présent, ni passé ; le bien et le mal s’équilibrent toujours à toutes les époques.

Si vous le permettez, j’en reviendrai à ce petit coin de notre vieille cité où, comme je vous l’ai dit en commençant, nous habitions, grand’mère et moi, en 1842.

Il me reste à vous conter une triste, triste histoire que peu de personnes sans doute ont sue autrefois et que toutes peut-être ont oubliée, tant les persannages qui y jouèrent un rôle étaient humbles et ignorés.

Le logement que nous occupions était si vaste que, dès les premiers jours de notre installation, on m’avait abandonné une chambre toute entière pour y serrer mes jouets et y prendre mes ébats. Cette chambre était spacieuse, isolée et sans meubles, trois qualités qui me permettaient d’en jouir à l’aise sans gêner personne.

J’avais fait de ce bienheureux réduit un vrai capharnaüm. Je ne sais pas ce que je n’y avais point porté mes poupées, leurs ménages, mes livres d’étrennes, des chiffons des images, en un mot tout ce qui dans la maison m’avait paru propre à servir à mes amusements.

On nommait cette pièce la chambre de l’allée. Construite en effet sur le passage voûté conduisant à la rue, elle ne faisait point partie l’appartement. L’unique fenêtre qui l’éclairât, donnait du côté opposé à celles de notre logis. De là je pouvais voir toute la partie de la maison Panissot affectée aux cuisines et à leurs dépendances, et de plus la façade intérieure du bâtiment voisin appartenant à M. Antoine Guichet, greffier au Tribunal civil.

À vrai dire, c’était un lieu bien sombre que celui où je passais de si bons moments. Jamais le soleil n’entrait là le matin, le faîte des toits voisins l’empêchait d’ÿ pénétrer le soir, ses rayons tournés du côté de la rue éclairaient seulement les étages supérieurs placés à ma droite mais cela ne m’empêchait point d’aimer mon petit domaine.

Parfois, lorsque j’avais assez joué, assez sauté, assez lu mes beaux livres de contes, je me mettais à la croisée et j’inspectais le voisinage. Il y avait beaucoup à voir. D’abord, les allées et venues des locataires des deux maisons, les combats acharnés des rats d’égouts se disputant les épluchures de légumes que l’on déposait le soir sur le bord de la rivière coulant tout au fond de l’allée puis le mouvement intérieur de chaque ménage, les conversations échangées entre les cuisinières de tous les étages ; enfin les agaceries et les farces grossières qu’avaient à subir les bonnes du quartier, de la part des mitrons du père Minot.

Une de ces sottes et méchantes plaisanteries qui ne manquait jamais son effet s’adressait à une dame qui demeurait au quatrième étage chez M. Guichet. Son appartement, assez grand en apparence, n’avait aucune fenêtre donnant sur la rue, et celles que l’on pouvait apercevoir de mon observatoire étaient garnies de barreaux solides et rapprochés.

Toutes les fois que, pour les besoins de la boulangerie, les garçons de Minot passaient dans la cour, ils criaient à pleins poumons « Mame Gaud… au… au ! Mame Gaud… au… au ! » Il était rare qu’au bruit de ces voix on ne vit pas surgir à travers les treillis de fer une figure de vieille femme qui, les yeux égarés, la bouche contractée, cherchait à découvrir d’où lui venaient ces appels. C’était peine perdue ; les mauvais drôles, contents de l’effet produit s’enfuyaient en riant à gorge déployée, faisant entendre encore dans le lointain ce nom torturant la pauvre créature : « Mame Gaud… au… au !… »

La vieille murmurait un instant, puis refermait la fenêtre pour la rouvrir encore à chaque nouvelle attaque de ses persécuteurs.

Cette femme était folle, du moins on le disait autour de nous. Elle ne logeait dans la maison Guichet que depuis quatre ou cinq ans. Personne ne la fréquentait, jamais on ne la voyait au dehors ; ses voisins du cinquième n’en savaient pas plus sur elle que ceux du premier ; on disait qu’elle était folle, et voilà tout. Une servante borgne, et ratatinée prenait soin d’elle et de son ménage, allait, venait, sans mot dire.

Vainement, Josette, ma bonne, avait usé sa diplomatie à vouloir nouer des relations avec cette taciturne gouvernante, elle n’en avait pu tirer que deux ou trois bonjours assez brefs ne satisfaisant. point sa curiosité ; aussi la mauvaise langue prétendait-elle que cette fille avait, comme sa maîtresse, reçu un coup de marteau sur la cervelle.

De loin en loin, les voisins vcyaient monter chez la folle un Monsieur bien mis, jeune, à l’air grave et distingué, mais ses visites étaient courtes et le reste du temps les fournisseurs seuls pénétraient dans le mystérieux logis. D’où était venue aux garçons boulangers l’idée de tourmenter cette femme qui leur était inconnue, nul ne s’en souvenait et n’aurait pu en donner la raison ; seulement, depuis fort longtemps tous les mitrons successifs s’étaient légué cette scie qui ne paraissait pas devoir prendre fin de sitôt.

Les deux femmes ne demeuraient point seules dans cet appartement sombre et clos comme une prison. Souvent, des pleurs et des cris d’enfant se faisaient entendre, et dans les grands jours d’été, aux heures chaudes de l’après-dinée, on avait quelquefois aperçu une petite tête blonde essayant de passer il travers les barreaux d’une fenêtre pour regarder curieusement dans la rue ou sur les toits inondés de soleil mais, au bout de quelques minutes de contemplation muette, l’enfant disparaissait comme effarouchée par la présence d’une personne que l’on ne voyait pas du dehors.

Je m’étais informée auprès de grand’mère et de Josette de ce que pouvait bien être cette petite qui ne sortait jamais. Bonne-maman m’avait répondu qu’elle l’ignorait comme moi ; mais ma bonne, qui gardait une dent aux vieilles du quatrième, m’assura que « c’était un pauvre ange que ces deux folles tenaient enfermé pour le faire mourir et s’en débarrasser ainsi. » Je ne pouvais supporter cette idée, et bien des fois j’avais eu la tentation d’interpeller la petite inconnue lorsqu’elle se montrait furtivement à moi, pour savoir s’il était vrai qu’on la retînt prisonnière et qu’on voulût la faire mourir ; mais ses apparitions étaient si rares que je n’avais pu mettre encore mon projet à exécution.

Un jeudi du mois de juin, je crois, j’étais dans la chambre de l’allée, si occupée à barbouiller de couleurs des gravures que j’avais reçues en cadeau peu de temps auparavant, que j’en oubliais de manger les belles cerises de mon goûter. Cependant, mon ouvrage avançait, et désirant juger de l’effet de mes enluminures, je me levai en me rapprochant du jour. Par hasard, mes regards se dirigèrent vers le haut de la maison Guichet ; je demeurai un instant interdite. Montée sur le rebord d’une croisée, s’accrochant de ses deux mains aux gros barreaux de fer, la petite prisonnière me regardait curieusement… La distance qui nous séparait n’était pas grande ; mais, placée comme je l’étais, je ne pouvais la voir qu’un peu obliquement ; je n’en distinguais pas moins très-bien ses traits, ses vêtements et jusqu’à la marque d’une cicatrice profonde qu’elle portait au front. J’eus vite fait de reconnaître qu’elle était très-maigre et que sa figure toute mignonne avait un air craintif qui remuait le cœur.

Sans m’arrêter à l’inconvenance que j’allais commettre en parlant haut à la fenêtre, je fis un signe amical à la fillette en lui criant :

— Bonjour, Mademoiselle…

L’enfant, voyant que je l’interpellais, devint rouge, rouge, et cacha son visage avec sa petite main pâle. Son geste si gracieux m’enchanta ; je continuai, bien décidée à lier connaissance :

— Dis-moi, Mademoiselle, est-ce vrai que tu es en prison là-haut et que ta bonne veut te faire mourir ?

C’était catégoriq et j’avais le droit de penser qu’enfin j’allais savoir à quoi m’en tenir ; mais, hélas ! ma demande, comme mon bonjour, resta sans réponse ; pourtant, la petite avait découvert sa figure et me regardait de nouveau attentivement, sans mot dire.

Ce mutisme prolongé commençait à refroidir ma bonne volonté à son égard et peut-être aurais-je fini par me fâcher du peu d’empressement qu’elle mettait à accepter mes avances, lorsqu’un incident vint changer la face des choses.

Tout d’un coup, je vis poindre la figure refrognée de la bonne derrière l’épaule de l’enfant. Je fus prise de peur en songeant que la pauvre petite créature allait être battue par cette méchante femme.

J’attendis anxieuse… La borgnesse toucha le bras de la fillette, celle-ci tressauta en se retournant puis, quelle fut ma surprise de voir ces deux êtres si dissemblables se sourire mutuellement, la — vieille soutenant le corps frêle de l’enfant, celle-ci entourant d’une main le cou de sa bonne et montrant de l’autre la fenêtre où je restais muette et ébahie.

La gouvernante comprit sans doute sans explication ce qui s’était passé, car, s’avançant quelque peu, elle fit de la tête un signe qui pouvait se prendre pour un salut puis un colloque étrange s’établit entre mes deux voisines, l’une gesticulant et poussant de petits cris inarticulés, l’autre répondant de son mieux du regard, des lèvres et des mains, sans que je pusse comprendre autre chose que toute cette pantomime me concernait. À la fin, rassurée par l’attitudepacifique de la gouvernante, je me hasardai à renouveler ma tentative de conversation…

— Mademoiselle, dis-je en m’adressant cette fois à la vieille, pourquoi votre petite ne veut-elle pas me parler ?

La borgnesse promena circulairement son œil du haut en bas des maisons voisines pour voir si personne n’écoutait aux fenêtres ; rassurée par cette rapide inspection, elle se pencha de mon côté autant que les barreaux le lui permirent et me dit d’une voix basse et cassée :

Ma chère demoiselle, ma petite Nancy ne peut pas vous répondre, elle est muette !…

Ces mots me firent froid par tout le corps. Muette toute petite comme elle était !… cela devait être affreux… ne pouvoir rien, rien, rien dire !… c’est bon lorsque l’on est grand, que l’on va et vient sans l’aide de personne, ou bien quand on est vieux et que l’on a parlé avant… mais à cinq ou six ans !… Je ne comprenais pas comment on pouvait y tenir. Toutes ces pensées affluèrent à la fois à mon cœur et à ma tête ; j’avais envie de pleurer. Aussi fut-ce d’un grand élan que je dis à la vieille bonne qui continuait caresser la fillette :

Oh ! Mademoiselle, s’il vous plaît, amenez Nancy chez grand’mère, je jouerai avec elle et je lui prêterai tout…

J’allais terminer ma phrase lorsque, soudain, la gouvernante se retourna vivement comme surprise par la venue d’une personne, et, me faisant à la hâte un signe d’adieu, elle posa l’enfant à terre et ferma brusquement la croisée.

Qu’était il arrivé ? je ne le savais pas, mais je pensais que sans doute la folle, étant rentrée inopinément dans la chambre, avait effrayé la servante habituée à redouter les violences de sa maîtresse. J’attendis un instant, espérant revoir mes nouvelles connaissances, mais ce fut inutilement. Alors, toute fiévreuse et toute remuée par ce que je venais de voir et d’apprendre, je courus à la chambre de grand’mère, à qui je racontais mon aventure en l’agrémentant de toutes les réflexions que m’inspirait le malheur de la petite Nancy.

Deux jours après, grâce à mon babillage, toute la maison Panissot s’intéressait à la petite muette.

Mademoiselle de Rouxy en avait causé à son petit lever et à son grand coucher. Madame Crozat avait remis la cuisson de sa confiture de groittes pour nous faire visite, afin d’apprendre de moi-même ce qu’il en était, et Madame Panissot, toute attendrie, ne parlait de rien moins que d’adopter cette enfant.

Il n’y eut pas jusqu’à Josette qui ne revînt quelque peu de sa mauvaise opinion à l’égard de la sournoise servante. Pour moi, je ne songeais plus qu’au moyen de revoir mes voisines, et je passais toutes mes heures de liberté à guetter leurs fenêtres. Fut-ce hasard, fut ce volonté, je ne sais, mais pendant six grands jours je ne vis ni la vieille, ni la petite fille.

Je commençais sinon à oublier, au moins à monter moins assidûment ma faction, lorsqu’un matin que bonne-mhaman me conduisait à l’école, nous rencontrâmes la bonne de Nancy sous la voûte de l’allée.

Avant même que grand’mère eût pensé à me retenir, je courus en avant, et, m’adressant sans préambule à la vieille femme, je lui demandai ce que faisait la petite fille, la priant encore de la conduire à la maison, où elle serait la bien-venue. J’invoquai sur ce point le témoignage de bonne-maman, laquelle s’était approchée pendant que je débitais mon invitation.

La bonne, prenant son air le plus souriant, et sans me répondre directement, fit à grand’mère une révérence respectueuse, en lui disant :

— Madame, vous avez-là une petite fille bien honnête. Oh ! comme elle a bon cœur !

On comprend que la conversation engagée sur ce ton ne pouvait qu’être pleine d’aménité des deux parts.

Cependant la servante ne voulut point me promettre la visite de Nancy, m’assurant que Madame Gaud ne la permettrait pas ; que pourtant, si cela était possible, je ferais bien plaisir à cette pauvre dame en allant quelquefois tenir compagnie à sa petite fille, qui était un vrai petit agneau du bon Dieu, bien tranquille et bien malheureux aussi d’être comme ça privée de la parole. Sur ce, nous nous séparâmes, croyant nous revoir bientôt.

Vous savez ce que c’est que le courant journalier de la vie : souvent l’on se dit « À demain ! » et des mois se passent sans que la promesse soit tenue.

C’est ce qui arriva cette fois là. Pour je ne sais quelle raison nous dûmes aller à la campagne le lendemain de cette rencontre, et je restais trois semaines sans revenir à Chambéry. Mais toujours, toujours je pensais à la petite Nancy, qui ne parlait pas et qui demeurait dans cette haute maison noire, d’où l’on ne devait rien voir, ni le ciel, ni les fleurs, ni les oiseaux, rien, rien… que les vieux chats maigres sautant d’un toit à l’autre, et quelquefois la pluie ruisselant sur les ardoises grises. Je pensais à tout cela au milieu des grands prés que l’on fauchait, sous la tonnelle de chèvrefeuilles odorants, et le long des petits sentiers où j’allais cueillir les fraises sauvages si savoureuses. J’y pensais et j’en étais toute attristée.

Un jour ou deux après notre retour à la ville, au moment où nous achevions de dîner, on sonna. Josette alla ouvrir et revint bientôt, disant que la servante de la dame folle demandait à parler à grand’mère. On la fit entrer ; elle paraissait sombre et affligée.

— Est-ce que votre petite Nancy est malade, m’écrai-je, avant même qu’elle eût fait quatre pas dans la salle.

Bonne-maman m’imposa silence et pria la gouvernante de lui apprendre ce qu’elle désirait d’elle.

Celle-ci, un peu embarrassée, comme quelqu’un qui n’a pas l’habitude d’exprimer sa pensée, raconta que depuis le jour où j’avais parlé à la fillette de la fenêtre de ma chambre, tout était sens dessus dessous chez sa maîtresse. Nancy avait un tel désir de me revoir qu’elle en pleurait souvent ; de son côté, Madame Gaud, voyant l’enfant s’attrister ainsi, s’agitait, se tourmentait et… sa maladie s’augmentait tous les jours.

— C’est pour ça, Madame, que je suis venue vous prier de laisser monter chez nous votre demoiselle si vous voulez avoir cette bonté, ce sera une bien bonne œuvre, allez ! D’abord, ajouta la brava femme, répondant par avance aux craintes que pourrait concevoir grand’mère, d’abord, il ne faut pas avoir du souci qu’il arrive quelque chose à votre petite. Notre pauvre dame est bien comme ça, de temps en temps, mais quand même, elle ne ferait pas de mal à une mouche ; c’est seulement une énervation qu’elle prend par moment.

Je crois que bonne-maman était bien perplexe n’osant point refuser tout-à-fait, surtout que de mon côté je réclamais avec insistance la même permission, et cependant, inquiète des suites que pourrait avoir son consentement, elle cherchait à gagner du temps, en interrogeant la borgnesse sur ce que celle-ci appel ait la maladie d’énervation de Madame Gaud.

— Voyez-vous, Madame, ma pauvre maîtresse, les autrefois, c’était la pâte du bon pain, et charitable, et serviable pour les pauvres, fallait voir ! Jamais on ne retrouvera la pareille, bien sûr. Mais que voulez-vous… les malheurs… ça vous démantibule l’esprit d’une personne ! Elle n’est pas méchante ; pourtant, quand elle repasse dans sa tête tout ce qui lui est arrivé, je crois que ça lui brouille le sang. Alors elle court par toute la maison, elle crie, elle appelle les uns, les autres… hélas ! mon Dieu, ceux qui sont morts ! Puis elle prend la petite dans ses bras, et elle pleure en disant toutes sortes de choses… Vrai ! on ne peut pas dire comme c’est, parce qu’il faut le voir pour le savoir. Elle n’a puis jamais que moi pour la plaindre, la pauvre femme ! Moi, que voulez — vous que je dise ?… j’ai vu tout comme ça s’est passé, je ne puis pas la consoler ; vous comprenez, Madame, j’ai autant de chagrin qu’elle ! Peut-être bien, reprit-elle après une pause, que si c’étaient d’autres personnes, elle les écouterait mieux.

En parlant ainsi, la vieille s’essuyait du revers de la main de grosses larmes qui roulaient sur ses joues maigres et flétries. Nous étions émues en voyant pleurer cette honnête et fidèle créature.

Grand’mère, l’interrompant, lui demanda si elle pensait qu’une visite de sa part pourrait faire du bien à la malade.

— Si cela lui ferait du bien ! Oh ! Madame, je n’osais pas vous prier de venir aussi ; mais si c’était de votre bonté, je vous assure que le bon Dieu vous en récompenserait !

C’est ainsi qu’il fut décidé que Marguerite (je savais enfin le nom de la domestique) disposerait adroitement Madame Gaud à recevoir grand mère dans l’après-midi, et que j’irais en même temps m’amuser avec la petite muette.

Je crois que j’aurais voulu lui porter, du premier coup, tous mes jouets, tant j’avais à cœur de la divertir ; ce ne fut qu’à grand’peine que je consentis à ne porter qu’une poupée, un ménage en porcelaine et quelques autres brimborions moins en combrants.

Il est des impressions qui restent toujours nettes et vivantes dans la mémoire. Celle de ma première visite à Madame Gaud est certainement de ce nombre. J’ai conservé le souvenir des moindres détails sur les personnes et sur les choses, de façon à pouvoir dépeindre, pièce à pièce, le sombre logis où vivaient ces trois êtres si malheureux et si isolés.

La vieille Marguerite nous avait prévenues que quelque étrange que pourrait nous paraître l’ameublement du salon, il ne fallait pas avoir l’air de nous en apercevoir, comme aussi ne point relever les singularités de langage de la malade, de crainte de la troubler davantage.

Donc, bien stylée par grand’mère sur toutes les éventualités possibles, je m’engageai derrière elle dans la cage étroite de l’escalier, dont les marches usées et salies laissaient à chaque pas glisser le pied peu habitué à ces sortes d’ascensions.

Quand nous eûmes monté, monté, monté, nous arrivâmes devant une porte noire, à droite de laquelle pendait un cordon de sonnette que bonne-maman tira doucement, pendant que je restai un peu en arrière, très-émue et fort embarrassée du chargement de joujoux que j’avais tenu à présenter moi-même à Nancy.

Comme nous étions attendues, la porte s’ouvrit bientôt, mais le couloir où nous entrâmes était si obscur qu’au premier abord nous ne vîmes pas qui était là ; seulement, la voix de la bonne nous souhaitant la bienvenue, nous apprit que c’était elle qui nous introduisait.

À mesure que nous avancions dans l’intérieur de l’appartement, le bruit d’un pas d’enfant se faisait entendre. Enfin, Marguerite poussa une porte de côté en nous invitant à passer par-là, pour nous rendre au salon où se trouvaient Madame Gaud et sa petite fille.

Il paraît que cette espèce d’antichambre était le lieu où se tenait habituellement la gouvernante, car partout, sur les meubles, se voyaient des ustensiles de ménage ou de travail : des corbeilles de linge, un panier à ouvrage ; enfin, bien installé sur une chaise garnie d’un coussin rembourré, un gros chat blanc faisait sa sieste. Un instant, il releva la tête pour voir qui arrivait ; mais jugeant sans doute inutile de se déranger, il remit son museau rose entre ses pattes, et se rendormit paisiblement.

Toujours précédés de la servante, nous parvinmes au salon où le spectacle le plus inattendu frappa nos regards.

Nous étions dans une vaste chambre, haute et mal éclairée par deux fenêtres à barreaux donnant sur la cour. Au fond, le long de la paroi, étaient appendus de grands rideaux, les uns en étoffe de laine noire, les autres en cotonnade blanche, simulant des portières légèrement relevées et laissant voir le bas de cadres à coins dorés, sans toutefois que l’on pût deviner ce qu’ils contenaient. Au-dessous de ces cadres et juste dans l’entre-bâillement des tentures, une croix de bois noircie s’appuyait au mur.

Enfin, en avant de chacune de ces espèces de chapelles mortuaires, des piles d’énormes rondins de chêne se dressaient en carrés symétriques, revêtues d’emblèmes funéraires.

Dans le milieu de ce singulier salon, on avait disposé, comme à l’ordinaire, des fauteuils, des chaises et un guéridon recouvert d’un large tapis.

Je ne sais pas au juste ce que pensait bonne-maman en entrant dans cette lugubre pièce, mais je me rappelle très-bien que je n’avais plus du tout envie de babiller et que j’oubliai complétement être venue là pour jouer avec une fillette de mon âge.

Dès qu’elle nous aperçut, Madame Gaud se leva de son siége et vint au-devant de nous, tenant la petite Nancy par la main. Celle-ci, rouge et souriante s’enveloppait dans la robe très-ample de sa grand’mère, heureuse et craintive à la fois de se trouver en présence de personnes jusque là étrangères pour elle.

Bonne-maman expliqua sa visite par la raison du voisinage et aussi par le désir que je témoignais de faire la connaissance d’une nouvelle compagne de jeu. La pauvre dame essaya d’exprimer le plaisir qu’elle éprouvait à nous recevoir, mais les paroles arrivaient confuses à ses lèvres et l’on sentait l’effort qu’elle devait s’imposer pour fixer sa pensée.

Mon Dieu, que cette femme faisait peine à voir ! Elle avait dû être d’une taille au-dessus de la moyenne, mais son corps courbé et comme ramassé sur lui-même ressemblait à ces arbres trop frêles qu’un orage violent aurait ployés pour toujours.

Ses traits fins et réguliers conservaient un grand air de distinction, et sous ses allures brusques et fiévreuses, on devinait l’élégance native et la marque incontestable d’une éducation soignée. Ce qui émouvait le plus c’était son regard. En ce temps-là, je n’avais pas encore vu, comme maintenant, d’autres figures ravagées par une constante souffrance intérieure ; j’étais donc vivement troublée par l’éclat intermittent de ces prunelles sombres dont les paupières bleuies par les larmes paraissaient ne plus pouvoir s’ouvrir entièrement. Puis ses tempes creuses sillonnées d’un réseau de veines saillantes, le mouvement convulsif de ses lèvres pâles et l’agitation continuelle de ses mains m’impressionnaient au plus haut point.

Peu à peu, cependant, Nvncy s’apprivoisait, et sitôt que je fus assise sur la chaise que Marguerite m’avait avancée, elle quitta la main de Madame Gaud pour se rapprocher de moi. De ce moment, j’oubliai mon triste entourage pour jouir en plein du contentement de ma nouvelle amie. Elle était si heureuse de regarder ma belle poupée, de la caresser, de l’embrasser ! Mais comme cela serrait le cœur de ne pas entendre jaser cette jolie petite bouche, de ne pouvoir comprendre tout ce que ses yeux bleus si doux et si intelligents essayaient d’exprimer ! Lorsqu’elle était impuissante à traduire par un geste ou par un regard le sentiment qu’elle ressentait, elle poussait un cri aigu et répété, semblable au chant de certains oiseaux. Marguerite, toujours attentive et ne perdant pas un seul de ses mouvements, devinait souvent sa pensée ou son désir. Alors l’enfant lui souriait amicalement et redevenait tranquille.

Pendant que je déballais, une à une, toutes les pièces du ménage que j’avais apporté, et que Nancy sautait de joie en les prenant délicatement de mes mains pour les ranger sur le guéridon, la conversation s’était établie entre Madame Gaud et grand’mère. Celle-ci essayait d’encourager la pauvre femme à sortir un peu, ne fût-ce que pour faire respirer l’air à cette chère fillette qui devait en avoir besoin. J’étais trop occupée pour prendre garde à la suite du dialogùe ; pourtant je ne pouvais m’empêcher de regarder à la dérobée les gestes saccadés et la figure si mobile de la vieille dame. À chaque instant, elle se tournait du côté de l’un de ces cadres voilés et paraissait lui adresser des signes ou des paroles inintelligibles pour tout autre qu’elle-même.

La gouvernante, jugeant sans doute que notre présence fatiguerait sa maîtresse, nous invita à la suivre dans la chambre à côté. Je quittai avec plaisir ce lieu où j’avais peur malgré moi, et nous nous installâmes dans la pièce où dormait le gros chat blanc.

Il y avait à peine un quart d’heure que nous étions là, toutes les trois très-occupées à tailler des ronds de poires pour les faire cuire dans des plats minuscules, lorsque nous entendimes de la cour monter l’appel bien connu : « Mame Gaud… au… au… » Un cri pareil à un sanglot répondit de l’intérieur du salon ; puis soudain la porte s’ouvrit, et nous vimes passer devant nous la folle, pâle et bouleversée, qui murmurait des mots sans suite :

— Ils m’appellent… Je vous dis qu’ils m’appellent je veux les voir ! Emmanuel ! Je veux les voir !

Grand’mère, fort embarrassée, s’était levée, et parlait bas à Marguerite. Celle-ci, triste mais tranquille, tâchait de la rassurer lui disant que ce ne serait rien ; que pourtant ces scènes sans cesse renouvelées épuisaient les forces de la malheureuse créature.

— Mais, demanda bonne-maman, par qui croit-elle être appelée ainsi, et quel est ce nom d’Emmanuel qu’elle prononce ?

La bonne, baissant la voix, répondit :

— Madame, elle pense à ceux qui sont morts, elle les voit et les entend partout. Emmanuel, c’était le nom du jeune Monsieur, le mari de sa fille, Madame Régine…

Et par conséquent la mère de la petite Nancy, continua grand’mère.

— Oui, Madame, souffla brièvement la borgnesse entendant le pas lourd et traînant de Madame Gaud qui revenait vers nous.

Je la regardai avec crainte, croyant lui retrouver la même expression égarée qui m’avait épouvantée un moment auparavant mais non, elle s’était calmée quelque peu, et ce fut d’un ton très doux qu’elle adressa ces paroles à grand’mère qui prenait congé d’elle :

— Merci, Madame, de votre bonté pour moi. Maintenant que je vous connais, je ne craindrai pas de vous confier quelquefois ma petite fille. Vous reviendrez aussi, n’est-ce pas ? insista-t-elle en serrant la main que lui tendait grand’mère. Puis, tout d’un coup, elle se retourna vers le salon paraissant écouter une voix que seule elle entendait.

— Ils rn’appellent, ils m’appellent… ! prononçat-elle très-vite, et, se dirigeant vers la porte, elle l’ouvrit et disparut.

Pendant tout le temps que dura cette scène, Nancy était restée cramponnée au bras de Marguerite, pâle et les yeux agrandis. N’entendant rien, ne comprenant rien à ce qui se passait, elle ne voyait que le bouleversement des traits de sa grand’mère et devait en être effrayée, malgré la fréquence des retours de pareilles crises. La vieille bonne la couvrait de caresses. J’essayais moi aussi de la distraire, mais son chagrin recommença quand elle vit que nous allions partir. Ce ne fut que lorsque Marguerite put la convaincre que je reviendrais et que, d’ailleurs, je laissais à sa disposition une partie des jouets, qu’elle cessa de pleurer.

Enfin nous rentràmes à la maison, fort émues par les faits dont nous avions été témoins.

C’eût été une imprudence de m’exposer souvent à de pareilles émotions ; il fut donc décidé que je n’irais plus qu’exceptionnellement chez Madame Gaud. Par contre, sa fillette venait tous les jeudis et tous les dimanches passer une heure ou deux à la maison. Cette nouvelle vie lui faisait un bien immense et développait étonnamment son intelligence. J’en étais arrivée à comprendre ses pensées, de même que sa vieille bonne aussi ; la pauvre chère créature m’aimait à l’adoration.

Devenue la favorite en titre de Madame Panissot, celle-ci la comblait de gâteries, et Mademoiselle de Rouxy, ayant voulu la voir, s’était prise de passion pour cette mignonne enfant toute frêle et toute rose, dont les regards savaient dire tant de choses, que vraiment on sentait que la parole serait pour elle un luxe presque inutile.

Pendant ce temps, grand’mère continuait son œuvre de dévouement auprès de Madame Gaud, passant parfois des heures entières à écouter patiemment les divagations de cette tête bouleversée et le soir, je l’entendais raconter à Madame Panissot quelques-uns des détails de ses tristes visites. Il lui était toutefois difficile de démêler, au milieu du flot de paroles que la folle lâissait couler de ses lèvres, quel terrible malheur l’avait frappée. Grand’mère n’osait point l’interroger directement à ce sujet, redoutant le mal qu’une demande indiscrète pouvait lui faire ; elle se bornait à l’écouter et à risquer, de temps à autre, un mot de résignation pieuse ou d’amicale commisération.

La vieille gouvernante, aussi reconnaissante des bontés de grand’mère pour sa maîtresse que si le bienfait se faut adressé à elle même lui témoignait une gratitude touchante. Mais, soit retenue, soit que ses souvenirs fussent trop douloureux à évoquer, elle ne parlait que rarement du passé, ce qui fait que l’on restait dans l’ignorance sur les causes de la folie de la vieille dame.

Je ne me souviens plus bien si c’est deux ou trois ans que dura cet état de choses. L’enfance ne compte point les jours de calme ; seuls les événements extraordinaires, heureux ou néfastes, marquent dans sa vie. C’est pourquoi, pendant une assez longue période de temps, je ne retrouve dans ma mémoire aucun fait saillant ayant rapport à Nancy et à sa grand’mère.

Je saute donc par-dessus les années relativement paisibles qui suivirent les événements que je viens de raconter, pour en arriver de suite au dénouement de la lugubre existence de notre voisine, Depuis quelques mois ; sa santé faiblissait à vue d’œil. L’état d’exaspération nerveuse dans lequel elle vivait fit, tout d’un coup, place à une prostration morale et physique qui, dans certaines affections mentales, est l’indice d’une fin prochaine. Il y avait des jours ou elle ne prenait aucune nourriture, d’autres, toujours moins rares, où elle ne quittait pas le lit.

Marguerite se désolait de la voir ainsi ; l’idée de la perdre faisait éclater son pauvre cœur en sanglots. Pourtant, le médecin, que sur le conseil de grand’mère elle avait appelé, n’ordonnait que des choses impossibles. Il voulait pour la malade de l’air, des promenades, de la distraction, ou bien les soins assidus et éclairés d’un aliéniste de profession. Au fond, il était convaincu de l’inutilité de ses visites et ne les renouvelait que sur les prières de la vieille bonne.

Bientôt, le peu d’espoir qu’elle nourrissait s’évanouit ; la faiblesse de Madame Gaud devint telle qu’elle cessa de se lever même pendant quelques heures.

Grand’mère, inquiète de ces symptômes, jugea de son devoir de prévenir le seul parent que l’on connût à la pauvre femme. M. Charles D***, avocat à Melun, l’oncle de Nancy, le frère de son père, était ce monsieur qui venait à de rares intervalles visiter les trois recluses. Connaissant l’intérêt que grand’mère portait à ces infortunées, il s’était mis depuis quelques mois déjà en relation avec elle. Il accourut à l’appel qu’il recevait. Cet homme était d’une bonté et d’une amabilité peu communes ; il adorait sa petite nièce et paraissait souffrir de la voir ainsi vouée à un avenir triste et à une vie incomplète. À chacun de ses voyages, il la comblait de cadeaux, desquels, je dois le dire, j’avais ma bonne part ; je me souviens toujours des belles boîtes de bonbons qu’il nous apportait à toutes deux.

Prévoyant l’issue fatale de la maladie de Madame Gaud, M. D*** pria grand’mère de se charger des douloureux devoirs qu’il lui serait peut-être impossible de remplir, vu son éloignement ; laissant, d’ailleurs, largement de quoi satisfaire aux besoins matériels de ses parents, dont il administrait la fortune en qualité de tuteur de Nancy.

La lente agonie de la pauvre folle dura plusieurs mois encore, sans que jamais elle recouvrît l’usage de ses facultés. La vie persistait dans ce corps usé, mais l’âme semblait absente déjà. Le seul symptôme de ressouvenir que l’on pût découvrir au milieu de l’atonie complète de ses sens était l’audition imaginaire des voix qui, croyait-elle, l’appelaient toujours.

Afin de calmer son agitation nerveuse, on avait dû, dès les premiers jours de l’aggravation du mal, dresser son lit dans le salon. Sans cesse elle tournait les regards du côté des cadres voilés, et de temps à autre elle se soulevait, paraissant écouter, puis retombait silencieuse et anéantie sur ses coussins.

Grand’mère, qui passait de longues heures auprès d’elle, en revenait affectée au plus haut point.

Un jour, Marguerite profita d’un moment d’assoupissement de sa maîtresse pour relever en entier les rideaux cachant les tableaux. Bonne-maman se trouvait là. C’étaient de magnifiques toiles représentant les portraits en bustes des trois morts qu’avait tant aimés et pleurés la malade : son mari, sa fille et son gendre. Plus tard, je les vis moi-même, et je me souviens encore un peu de leurs traits, surtout de ceux de la jeune femme, splendide créature blonde et souriante comme une aurore d’été.

Grand’mère et la bonne attendaient anxieuses le réveil de Madame Gaud. Celle-ci, en ouvrant les yeux, tourna comme d’habitude la tête du côté des tentures ; mais loin de s’émouvoir, ainsi que le craignaient les deux femmes, elle sourit à ces trois êtres, croyant peut-être continuer son éternel rêve.

À dater de ce jour, il fallut laisser les tableaux découverts. À la moindre tentative de baisser les tentures, la folle devenait rouge, inquiète et ses regards perdaient leur expression d’indifférence inconsciente.

Il paraît que le dernier mois de sa vie, elle ne prononça aucune parole. En vain sa fidèle Marguerite lui adressa-t-elle les plus affectueuses prières, l’enfant eut beau caresser de ses petites mains le visage amaigri de sa grand’mère, rien n’y fit, et jusqu’au dernier soupir on n’obtint de la malheureuse créature aucun retour à la raison, aucun signe d’intelligence, si ce n’est l’étrange persistance de ses regards continuellement fixés vers ces morts qu’elle allait enfin rejoindre.

Ce fut un soir du mois de juillet qu’elle mourut sans secousses et sans souffrances apparentes.

On crut que Marguerite perdrait, elle aussi, la raison, en voyant partir celle qu’elle avait servie toute sa vie avec cette fidélité et ce dévouement qui ne sont plus chez les serviteurs d’aujourd’hui qu’une tradition fort peu respectée.

La petite Nancy ne comprit point d’abord ce que c’était que la mort ; elle ne sut pas pourquoi des hommes noirs vinrent prendre le corps de sa grand’mère et l’emportèrent hors de cette maison, dont elle n’avait pas franchi le seuil depuis sept ou huit ans. Mais lorsque, un à un, elle vit emballer tous les meubles, que chaque pièce se dégarnissait et qu’un jour Marguerite, la prenant par la main, l’amena à la maison où elle vit son petit lit placé côte à côte avec le mien, peut-être eut-elle la lointaine perception de ne plus revoir la femme qui la couvrait de baisers si ardents. Alors elle chercha par tout l’appartement, se faisant ouvrir la plus petite porte, entraînant sa bonne dans tous les coins avec un air si interrogateur et si désolé que toutes nous nous mîmes à pleurer comme elle.

M. D***, d’accord avec bonne-maman, avait jugé : qu’avant d’appeler sa nièce près de lui, où il comptait essayer de la faire instruire, il serait bon de lui faire passer quelque temps à la campagne, au grand air, auprès de personnes qu’elle avait l’habitude de voir et qui l’aimaient comme si c’eût été une fille ou une sœur.

Marguerite, bien entendu, ne devait jamais quitter l’enfant de ses anciens maîtres. Aussi vint elle avec Nancy s’établir au Chaffard pour toutes les vacances.

Ce changement si complet d’existence fut une salutaire épreuve pour la fillette. C’était merveille que de voir, sous l’action vivifiante de l’air, du soleil et de l’activité physique, s’effacer la pâleur de son teint et la maigreur de ses joues.

Il n’en était pas de même de la vieille bonne. Toujours occupée de quelque ouvrage de lingerie ou de tricot, elle passait des jours entiers sans se lever de sa chaise. Bonne-maman avait pour elle des égards, de l’amitié même ; sa conduite et son caractère inspiraient, d’ailleurs, l’estime de tout cœur sensible. Elle tenait si peu de place dans la maison qu’il y avait des moments qu’on eût pu l’oublier, si sa sollicitude pour Nancy et son désir d’être utile ne l’eussent tirée de sa torpeur.

Le soir, assises autour de la table, grand’mère et elle travaillaient, pendant que la petite muette et et moi nous élevions des tours, des ponts ou des fortifications à l’aide de dominos, de dames et d’un plein sac de jetons. Alors on parlait du passé, de ce passé si rempli d’amers regrets. Marguerite se laissait aller complaisamment à ce courant, on voyait que sa vie était toute dans ses souvenirs.

Ce fut pendant une de ces soirées tranquilles et intimes que nous apprîmes enfin l’histoire entière de cette malheureuse famille, dont le seul membre vivant était destiné à ne jamais connaître le sort de ses parents et l’étendue du malheur qui les avait frappés. Ce jour-là, Madame Panasot, qui venait très-souvent dîner à la maison, fut empêchée par la pluie de rentrer comme de coutume à Chambéry.

Dans le but de couper court à notre désœuvrement, on avança l’heure du souper ; la soirée se trouva donc allongée par le fait.

Marguerite, moins taciturne que d’ordinaire, prenait part à nos jeux, construisant des tours si hautes et si solides qu’il fallait nos trois souffles réunis pour les démolir. Nancy, joyeuse, frappait des pieds et des mains, faisant entendre son cri habituel.

Elle était jolie à croquer avec sa bouche mignonne, son menton à fossettes et ses longués boucles blondes encadrant rovale pal fait de son visage. Seul, son front, labouré par la profonde cicatrice dont je vous ai déjà parlé, déparait sa précoce beauté. Chaque fois que le rire ou la douleur animait sa mobile physionomie, la balafre blanche s’accentuait. Ce soir-là, sous la clarté brillante de la lampe et pendant les accès de gaîté de Nancy, il eût été difficile de ne point en être frappé ; aussi Madame Panissot, qui prenait plaisir à regarder l’explosion de sa joie enfantine, ne put-elle s’empêcher de faire cette réflexion :

— Ah ! que c’est dommage qu’une si jolie tête soit gâtée ainsi ! — Puis, se tournant vers Marguerite :

— Je sais bien, dit-, elle, que c’est à la suite d’une chute que l’enfant a gardé cette cicatrice ; mais comment a-t-elle pu vivre après un si terrible accident ?…

— Ah Madame, c’est comme on dit chez nous : Dieu veut bien ce qu’il veut. — Cette petite a été sauvée où il y en a mille qui se seraient tuées… C’est vrai qu’il y avait bien déjà assez de morts comme ça !…

— Mais, continua la curieuse dame, heureuse de pouvoir mettre la borgnesse sur un chapitre qui l’intriguait depuis longtemps, mais sont-ils donc morts tous les trois à la fois, le père, le mari et la femme ?

— Non, Madame, le jeune Mousieur, lui, est mort dans son lit, mais las ! ça n’a pas été moins triste, allez !

— Est-il mort avant ou après sa femme, Marguerite ?

— Seulement quatre heures après, Madame.

Puis, baissant la te, la vieille femme ajouta entre ses lèvres :

— Que le bon Dieu ait son âme tout de même ; mais celui-là il s’est fait périr de sa volonté.

Sans doute, c’était la première fois que ce secret sortait de sa bouche, car grand’mère leva la tête avec un effroi mêlé de pitié et s’écria :

— Oh ! le malheureux qu’il lui soit fait miséricorde !

— Ainsi soit-il, pauvre brave dame, reprit Marguerite. Cependant, voyez-vous, il ne faudrait pas le juger rien que là-dessus, il était si bon et si honnête notre jeune Monsieur ! Il a fait ce malheur quand il a vu son beau-père et sa femme tous morts là devant ses yeux ; il n’a pu tenir, vous comprenez…

La bonne se tut un moment, mais ce n’était pas le compte de Madame Panissot, laquelle tenait à être une bonne fois mise au courant des péripéties de cette sombre histoire. Grand’mère tricotait en regardant avec une affectueuse commisération la petite Nancy qui, ne comprenant pas pourquoi nous nous étions arrêtées de jouer, n’en continuait pas moins à dresser des échafaudages de dominos qu’elle jetait ensuite à bas d’un revers de main. Moi, sentant poindre un récit long et peut-être terrible, je me faisais aussi petite que possible afin qu’on ne me jugeât pas de trop.

Madame Panissot donc, voyant les réticences de Marguerite, lui demanda sans ambages comment tous ces malheurs étaient arrivés à la fois dans la même maison.

— Eh bien ! Madame, je vais vous le dire tout uniment, répondit la gouvernante. Après tout, ceux qui ne sont plus là savent bien que si je parle d’eux, ce n’est pas pour leur enlever le repos, ni pour dire quoi que ce soit de mal ou de mensonge. Je les ai aimés et servis de leur vivant, je les honore encore dans mon cœur à présent qu’ils sont morts.

Voilà, mes braves dames, le commencement de toutes nos peines : vous verrez que c’est bien toujours et partout que les chagrins ne viennent pas seulement d’eux-mêmes, et que si on pouvait savoir se conduire quand on est jeune, on ne pleurerait pas tant lorsqu’on est vieux !…

Depuis tous les temps, mes parents tenaient en ferme le bien des messieurs Gaud. Monsieur Philippe, le grand-père de la petite qui est là, était mon frère de lait ; son père et sa mère n’avaient que lui d’enfant et ils l’aimaient comme leurs yeux. Moi je suis entrée dans la maison que mes huit ans n’étaient pas finis. Vous voyez que je pouvais bien avoir de l’attachement pour mes maîtres, d’autant que toute leur vie ils m’ont soignée comme leur propre enfant.

Quand Monsieur Philippe fut grand, il voulut devenir médecin. Son père n’aimait pas cet état, mais lui tint bon, et, au bout de six ou sept ans, il revint chez nous instruit et capable pour tout ce qui était de sa profession. Tout le monde l’honorait ; on l’appelait « Monsieur le docteur » gros comme le bras, et sa mère aurait bien voulu le garder à Chambéry où nous étions allés demeurer depuis trois ans. Mais lui avait son idée : depuis qu’il était en âge de se reconnaître, il s’était mis dans la tête d’épouser sa cousine Mademoiselle Geneviève Desroches, la fille du frère de notre dame.

Ce monsieur était médecin aussi, dans un pays du côté de Genève qu’on appelle Saint-Gervais-lesBains. Monsieur Philippe pensait que ce serait une chose à faire que d’aller s’établir auprès delui pour le remplacer quand le moment serait venu.

Ce plan aurait été bon si l’oncle ne s’était pas défendu de toutes ses forces contre le mariage des deux cousins. Il disait à son neveu :

Vois-tu, mon garçon, ce n’est ni pour te mortifier, ni pour te faire du chagrin que je refuse de te donner ma Geneviève, mais j’en sais plus que toi sur ce qui convient ou ne convient pas. Je n’ai jamais vu que ces mariages-là fissent merveille ; au contraire, les enfants ont toujours quelques infirmités aussi, crois-moi, change de sentiment et prends une femme ailleurs ; nous n’en serons pas moins bons amis.

Le pauvre père parlait bien, mais le moyen de faire entendre raison aux amoureux, surtout quand ils sont l’un et l’autre du même avis !… Monsieur Philippe essaya de s’en aller du pays, de se distraire et d’aimer d’autres demoiselles ; mais au bout de deux ans, il retourna chez son oncle et son cœur était toujours le même. Les parents, voyant alors qu’il fallait les laisser libres d’agir suivant leur amitié, remirent les choses entre les mains du bon Dieu, et on les maria.

La première année ça marchait dans leur petit ménage comme sur des roulettes. J’étais allée demeurer chez eux pour leur servir de cuisinière et de bonne tout ensemble. Ah ! je n’avais pas une grosse besogne, allez ! Les pauvres jeunes gens n’étaient pas difficiles à contenter, et comme on dit « Quand l’un avait soif, l’autre voulait boire. »

Voilà qu’au bout du douzième mois il fallut faire un baptême, c’était une jolie petite fille qui était venue. Ah ! le cher ange ! pour sûr ses joues n’étaient pas assez grosses pour loger tous les baisers qu’elle recevait dans le jour, et nous aurions vécu comme en paradis si elle avait été aussi bien portante qu’elle était mignonne et avenante mais la pauvre jeune dame, qui la nourrissait, vivait sur les charbons quand elle la voyait pâle ou seulement un peu abattue.

Cette petite avait tout de suite eu trop de connaissance, ça faisait peur à tout le monde. Monsieur Philippe ne fermait pas l’œil pour la bercer. Le grand-père Desroches marmottait entre ses dents :

— Celle-là ne sera jamais une forte luronne. Enfin, ils l’ont voulu ; que Dieu les assiste !

Pourtant, à force de soins, de vœux, de prières et d’autres bonnes œuvres, on vint à bout de sauver la petite Régine de toutes les maladies de l’enfance. Elle se fit grandelette et jolie comme un cœur.

C’était un plaisir de l’entendre dire ses petites raisons, et comme elle savait trouver dans sa tête ce qu’il fallait répondre aux uns et autres ! Son père ne voulait pas qu’on la mit à l’école trop tôt, crainte de la fatiguer mal à propos. Eh bien ! je ne sais comment ça se faisait, mais rien qu’en s’amusant et en regardant les images d’un livre, elle comprenait ce qu’il enseignait.

Ah ! mes chères dames, s’exclama tout d’un coup la vieille femme, comme c’est dur de se rappeler tout cela, de revoir dans ma mémoire, après tant de temps de tristesse, ma chère petite Régine au même âge que sa fille à présent, d’être toute seule au monde à savoir comme elle était bonne, rieuse, et comme ses parents l’aimaient !…

Et de grosses larmes pressées couraient sur les joues creuses et jaunies de Marguerite, sa voix tremblait dans son gosier ; elle fixait des regards attendris sur Nancy, qui, fatiguée sans doute de jouer seule, s’était depuis un instant endormie, la tête gracieusement appuyée sur son bras arrondi. Bonne-maman et Madame Panissot se taisaient, respectant la douleur de la brave créature ; moi je ne soufflais mot et souhaitais tout bas que l’on me crût couchée déjà.

— On passa comme ça six ou sept ans bien en paix dans la maison, recommença la bonne après s’être remise un peu.

Les vieux parents de M. Philippe étaient morts. M. Desroches, son beau-père, ne faisait plus que de promener sa canne du grand café de la ville à l’angle de la cheminée de sa chambre, et la petite grandissait à la volée ; mais las, au lieu de se fortifier, elle était toujours plus mince, plus pâle et plus agitée.

Jamais on ne l’entendait se plaindre d’aucun mal, pourtant elle mangeait comme un oiseau, restait des heures à regarder droit devant elle et devenait quelquefois froide comme un morceau de marbre.

M. Philippe l’avait menée un peu partout pour consulter ; mais tous les médecins répondaient qu’il n’y avait que des précautions à prendre, à lui donner tout ce qui pourrait lui faire plaisir, surtout beaucoup l’amuser et la distraire, et que tous ces bobos s’en iraient à mesure qu’elle prendrait de l’âge et de la force. On ne savait pas que faire, ni que penser, et ses parents se désolaient. Enfin, pour plus de malheur, vers quinze ou seize ans, elle devint tout-à-coup dormante…

Dormante ? interrogea Madame Panissot.

— Marguerite veut dire somnambule, sans doute, répondit grand’mère ; j’ai entendu appeler ainsi cette maladie par les gens des campagnes.

Dormante ou somnambule, je ne comprenais pas davantage la signification de l’un et de l’autre terme ; cependant, de peur de me faire remarquer, j’en attendis l’explication.

— Oui, Madame, confirma la borgnesse, c’est bien ça ; ma pauvre petite chérie perdit la tranquillité de son sommeil, je ne pouvais pas me coucher un seul soir sans crainte. Aussitôt endormie, elle se remuait, se tourmentait, je la voyais se lever toute droite sur son lit, descendre nu-pieds sur le plancher, et puis elle s’habillait comme si elle savait où ses robes et ses autres effets se trouvaient. Après ça, elle faisait tantôt une promenade dans sa chambre, aussi droite et aussi raide qu’un fantôme, tantôt elle se mettait devant sa table pour lire ou pour travailler, et malheur si on la touchait quand elle était comme ça, on seulement si le bruit qu’elle faisait la réveillait trop brusquement !

Oh ! Seigneur, que de soucis et d’ennuis cette enfant nous donnait, et tout de même elle restait si douce qu’on aurait dit un agneau, ce qui fait que tout le monde l’aimait, malgré le tourment qu’elle nous faisait avoir.

Dans ce temps-là, son père gagnait autant d’argent qu’il voulait comme médecin des bains ; son salon et son cabinet se remplissaient chaque matin de malades, et, le soir, il venait encore des personnes de la ville et des étrangers faire visite à toute la famille. Ça faisait un grand remue-ménage chez nous, et bien souvent nos dames allaient faire des parties de plaisir un peu ici, un peu là avec leurs amis et leurs connaissances. La jeune demoiselle aimait beaucoup à voir bouger autour d’elle, et il n’y avait rien à dire là-dessus.

Une année, juste que Régine finissait ses dix-sept ans, au commencement de l’été, un jeune Monsieur de Paris vint se loger dans la maison en face de la nôtre.

Celui-là n’était pas aux bains pour se guérir, il avait de trop bonnes jambes pour être malade. On le voyait partir tous les jours de grand matin pour un endroit ou pour un autre, et souvent c’était nuit quand il rentrait chez lui. Je ne sais pas comment il avait fait connaissance avec mes maîtres, peutêtre dans une promenade, mais voilà qu’au bout. d’un peu de temps il vint chez nous passer la soirée avec les autres.

Tout de suite il devint le Benjamin du vieux Monsieur Desroches : c’est que ce Monsieur en valait bien trois autres pour faire rire et raconter des histoires longues comme des prônes.

Notre demoiselle, qui commençait à penser à autre chose qu’aux poupées, me parlait à toutes les heures du jour de M. Emmanuel D***, et qu’il était gai, instruit, bon enfant, qu’il gagnait beaucoup d’argent à Paris rien qu’en écrivant dans des livres ce qui lui venait en tête. Elle me disait qu’il était… qu’il était… enfin, encore plus avancé que ceux qui font les gazettes.

— Peut-être était-ce un romancier ? insinua Madame Panissot, très littéraire de sa nature.

Marguerite hésita un moment, puis répondit :

— Je vous demande pardon, Madame, ce n’est pas ce nom-là.

— Alors ce sera poète, continua la dame se parlant à elle-même.

— Ça se peut bien, Madame, répartit complaisamment la bonne ; je ne m’en rappelle pas, voilà tout. Seulement, il paraît que sa profession lui faisait beaucoup d’honneur parce que tout le monde le louangeait et l’invitait dans la ville. Lui, eh bien ! s’il avait osé, il n’aurait plus bougé de chez nous. Ah ! le brave garçon que c’était ! Monsieur et Madame Gaud l’aimaient déjà bien, le grandpère ne pouvait plus s’en passer, et pour notre demoiselle c’était encore une autre affaire…

Depuis la première fois qu’elle lui avait parlé, on la voyait changer comme de la nuit au jour. Ses joues redevenaient rondes et fraiches ; elle avait des couleurs roses, et durant des heures elle riait et chantait comme un pinson sur une branche. Le soir, c’était elle qui demandait à ce qu’on fit une contredanse ou d’autres amusements, et avant minuit sonné on ne pouvait pas l’arrêter.

Ce qui faisait le plus de plaisir dans tout ça c’eat qu’avec cette vie ses nuits se passaient tranquillement jusqu’au matin, elle dormait sans seulement se retourner vrai, on aurait dit un miracle. Dans la ville, chacun parlait déjà de mariage mais les pauvres enfants n’avaient l’air de se soucier de rien autre que d’être ensemble et de vivre de leur gaîté et de leur amitié. Je ne crois pas que le bon Dieu ait jamais mis au monde deux créatures meilleures et plus jolies : rien que de les voir on était réjoui. Le vieux grand-père branlait sa tête toute blanche en les regardant de côté, et souvent il me disait :

— Allons, allons, Marguerite, le brunet me casse ma pipe ; la médecine est enfoncée, et la petite fera un jour une bonne grosse maman. — Et il se frottait les mains tout content.

Moi j’avais le cœur aussi léger qu’une plume et je croyais que nous demeurerions toujours de la même manière. Mais les jours s’en allaient l’un après l’autre derrière la montagne, l’été finissait et M. Emmanuel ne pouvait pas demeurer sans fin à Saint-Gervais. C’est vrai qu’il n’avait plus son père, ni sa mère ; un frère seul lui restait (c’est celui que vous avez connu, Madame, dit la bonne en interpellant grand’mère) ; mais pour le travail qu’il faisait, il paraît que le jeune Monsieur avait besoin de retourner à Paris.

C’est alors, mes chères dames, qu’on vit clair comme la lumière du jour que tant lui que la demoiselle ne pouvaient pas vivre longtemps séparés. Quand M. D*** parla de partir, la maison fut du même coup toute triste.

Les deux jeunes gens ne riaient plus ; Monsieur et Madame pensaient en eux-mêmes sans rien dire, et M. Desroches ne revenait plus de si bonne heure du café.

Enfin, un matin, enrentrant déjeuner, mon maître monta chez sa femme et je vis en servant à table qu’il y avait quelque chose de nouveau en l’air.

C’était tout-à-fait vrai, le jeune Parisien avait honnêtement demandé à M. Philippe de lui donner sa fille Régine, promettant de demeurer la moitié de l’année à Saint-Gervais si cela faisait plaisir aux parents de Mademoiselle, et que le reste du temps ils iraient tous à Paris pour ne pas se séparer. Là-dessus, mon maître avait pronuis de faire réponse quand il aurait consulté son monde.

Tout de même, il restait de quoi penser et le déplacement, et les voyages, et ceci, et cela, et puis Régine était encore bien jeune, presque point de santé jusqu’à ce moment-là. Madame Geneviève ne pouvait pas se décider, mais sa fille pleurait de si grosses larmes quand on lui faisait comprendre la raison, mais le vieux médecin fit tant de son côté, que trois ou quatre jours après, nos jolis amoureux se promenaient bras-dessus, bras-dessous, dans le jardin, pendant que les parents prenaient le frais sous la grande tonne : ils étaient promis.

Arrivée à ce point d’un récit, sans doute fort douloureux pour elle, Marguerite s’arrêta de nouveau. Sa poitrine oppressée, les deux mains jointes sur les genoux, on eût dit qu’elle cherchait à reconstruire par la pensée ce passé, tantôt lumineux comme une belle soirée d’automne, tantôt sombre et froid comme un jour gris de décembre.

Elle se taisant, un grand silence se fit autour de nous ; le souffle lent et régulier de Nancy profondément endormie et le tic tac des aiguilles à tricoter de grand’mère étaient les seuls bruits que l’on entendit, Madame Panissot avait laissé là sa bande de tapisserie, et tout entière à l’émotion que lui causait la touchante narration de la gouvernante, elle attendait qu’elle fût en état de la reprendre.

Par hasard et très-malencontreusement, à mon avis, ses yeux se tournèrent de mon côté :

— Eh bien, mon petit chou, me dit-elle affectueusement, tu n’es pas comme Nancy, toi : il paraît que tu n’as pas sommeil ; il va pourtant être neuf heures, je crois.

— Oh ! Madame, repris-je vivement, c’est que je suis bien plus grande qu’elle, et puis elle n’entend pas ce que l’on dit, tandis que moi…

— C’est égal, dit à son tour bonne-maman, il vaut mieux aller dormir, mon enfant ; c’est assez tard pour toi.

Je ne sais pas au juste quelle gamme de sentiments ma figure exprima dans ce moment, mais il y eut assez de désappointement, de chagrin et de prières réunis pour que mon excellente amie tâcha de raccommoder son intempestive remarque.

— C’est vrai que te voilà bientôt une personne raisonnable (j’avais onze ans passés) et que de plus tu es très-sage ce soir ; aussi bonne-maman fermera les yeux pour une fois… N’est-ce pas, chère Madame ? accentua d’un ton patelin Madame Panissot.

— Ah ! c’est bien vraiment parce que vous me le demandez, mon amie, répondit la chère femme d’un air de concession.

J’eus un expressif élan de reconnaissance qui les paya toutes deux de leur bonté, et tranquille désormais, je regardais d’un œil interrogateur la pauvre vieille Marguerite toujours absorbée dans ses souvenirs.

Une seconde fois le silence s’établit ; alors, relevant la tête, elle recommença à parler.

— C’est vrai ce que l’on dit, mes braves dames : quand quelque chose est écrit là-haut, tout s’arrange ici pour que ça arrive. Il y avait bien des raisons qui auraient pu faire manquer le mariage de Régine, et pourtant tout fut réglé en un tour de main comme un papier de musique, sans seulement qu’en pût savoir comment cela était arrivé.

On pensait attendre l’autre été pour les épousailles ; tout de même, nos dames avaient assez de besogne tracée jusque-là. Mademoiselle Régine, cependant, n’était pas si bien portante depuis que son prétendu lui manquait. On aurait vraiment dit qu’il était sa vie, son souffle, sa santé. La pauvre petite faisait tout son possible pour paraître tranquille pendant le jour, mais ses nuits redevenaient mauvaises et sa maladie reparaissait de temps en temps. Je n’osais pas dire à sa mère toutes les fois qu’elle me faisait veiller et que je passais des heures dans les transes…

Voilà que quand l’hiver arriva, Monsieur Desroches fut obligé de se coucher et tout de suite il devint bien malade. Ce cher homme sentait qu’il s’en allait, et son grand tourment était de ne pas voir sa petite mignonne mariée et heureuse ; il répétait tous les jours :

— Ah ! si je pouvais aller au moins jusqu’au printemps, je ferais devancer la noce !…

Personne n’osait croire qu’il reverrait les nouvelles feuilles, mais les vieux tiennent quelquefois plus longtemps tête à la maladie que les jeunes : c’est justement ce qui arriva pour lui. Le mois de mars revint, que le grand-père vivait toujours. Alors il fallut le contenter, et malgré que tout le monde était triste de faire un mariage dans une maison où la mort allait d’abord entrer, on ne put pas le laisser mourir sans lui donner la consolation qu’il demandait.

Donc, M. Emmanuel vint de Paris, avec son frère et un autre parent, un peu à l’avance, et quand tous les papiers furent prêts, on fit la cérémonie.

Oh ! mon Dieu, que c’était beau d’un côté et comme ça serrait le cœur de l’autre ! Quand je vis revenir de l’église notre chère petite Régine aussi belle que la Vierge un jour de vogue, toute blanche et toute pâle, donnant le bras à son beau mari què semblait avoir des rayons tout le tour de la tête ; quand je les vis entrer dans la chambre de grand-père et se mettre à genoux devant son lit, je mis mon tablier sur ma figure pour ne pas en voir davantage et je redescendis vite, vite, en pleurant : je ne pouvais pas eomprendre qu’on fit une noce comme ça.

Tout le jour, la maison resta pleine d’invités . M. Desroches avait voulu que tout se passât comme s’il avait été à table avec eux ; c’était son idée et on m’osait pas le contrarier. Après le repas, les mariés montèrent près de lui ; il leur parla bien doucement :

— Allons, mes enfants, vous allez partir ce soir ; soyez bien heureux, mais revenez dans la quinzaine, n’est-ce pas ?… Je ferai ce que je pourrai pour vous attendre ; eependant… vous savez… un grand-père ne peut pas toujours durer…

Et quand il eut dit ça un peu en riant, il leur fit signe avec la tête de s’en aller.

Et voilà comment ces pauvres enfants commencèrent leur ménage !

Au bout du temps promis, ils étaient bien revenus ; mais depuis trois jours le vieux Monsieur reposait au cimetière, et chez nous tout le monde était en deuil.

Tout de même, après les premiers moments de gros ennui, les jeunes reprirent le dessus : ils étaient si heureux, si heureux ! Rien ne leur manquait : M. Philippe et Madame Geneviève les bu : vaient des yeux, les amis de la famille leur faisaient de grandes fêtes, et puis jamais on n’avait vu un mari et une femme s’aimer comme ces deux-là !

Oui, mes chères bonnes dames, pendant deux ans tout entiers je les ai vus vivre, jour par jour, sans jamais se donner un démenti, sans jamais que l’un voulût ce que l’autre ne voulait pas. C’était comme deux petits jumeaux élevés dans le méme berceau.

Nous vivions tous ensemble ainsi qu’on était convenu à l’avance ; pendant l’été, nous demeurions à Saint-Gervais, et vers la fin d’octobre nous partons pour Paris.

M. Emmanuel devenait toujours plus fameux dans le monde avec ses livres et en même temps il se faisait riche aussi. Je crois qu’il savait faire de ses doigts et de sa tête tout ce que l’on peut imaginer : et des portraits grands comme des personnes, et des airs de musique qui faisaient rire ou pleurer par force, et ceci, et cela ; enfin, je ne crois pas que le bon Dieu ait jamais refait son pareil !

Pendant deux ans, Madame Régine n’eut point d’enfant, et cela ne manquait pas dans la maison parce qu’on était déjà assez heureux ; mais, la troisième année, la petite Nancy vint au monde. Alors son père et sa mère ressemblèrent à des petits qui s’amusent avec une poupée. La jeune dame, qui était forte et bien portante, nourrissait sa fille, et père, grand-père, grand’mère ne bougeaient plus le petit doigt sans s’inquiéler si la petite dormait ou non.

Il yavait cinq mois que Nancy était baptisée dans une belle église de Paris, quand on parla de retourner à Saint-Gervais ; mais par malheur un médecin conseilla à M. Emmanuel de mener sa femme aux bains de mer.

M. Gaud, lui, n’était pas du même sentiment ; pourtant, il laissa son gendre suivre l’idée qu’il avait.

— Toute la famille s’embarqua donc pour une ville, très-loin d’ici, qu’on appelle Dieppe. En arrivant là-bas, il fallut chercher une maison pour nous loger tous, parce qu’à l’hôtel ça coûtait les yeux de la tête. M. Emmanuel connaissait déjà le pays, il avait plusieurs amis dans la ville qui lui trouvèrent ce qui convenait le mieux.

— Je puis dire n’avoir jamais rien vu de plus joli que la maison où nous sommes allés demeurer. C’était tout doré et tout en peinture dedans comme dehors ; des chambres pas plus grandes que des corridors de chez nous, mais si bien lustrées, vernies et meublées qu’on les aurait prises pour des chapelles. Devant la porte d’entrée, il y avait un jardin de la longueur d’un châle-tapis, tout en dessins et en petites allées, bonnes à faire promener des chiens de dames ; de l’autre côté de la maison, c’était un grand mur en pente et puis la mer… Cela faisait peur toute cette eau qui montait et descendait le long des pierres de la muraille, et, les premiers temps, le bruit qu’on entendait le jour et la nuit me donnait envie de pleurer. Mes maîtres, surtout les jeunes, disaient que c’était bien beau, et restaient des heures et des heures à regarder passer les barquettes allant d’un côté ou de l’autre ; cela les amusait tout comme des enfants.

Cette maison, un peu loin de la ville, n’était batie que pour se loger pendant l’été : elle avait deux étages ; seulement, autour des chambres du second, on avait fait une terrasse. La façade qui regardait la mer, beaucoup plus large que les trois autres côtés, était garantie par une grille en fer, tandis qu’ailleurs il n’y avait qu’une bordure en gros fer-blanc, toute découpée comme une dentelle et haute à peu près d’un pied ou deux.

Si je tire un peu les choses au long, mes braves dames, c’est que vous comprendrez mieux comment notre grand malheur est arrivé.

Pour vous en finir, il y avait deux mois que nous habitions dans cette campagne, tous bien contents et en santé, sauf qu’on commençait à avoir un peu souci de ce que la petite Nancy ne jariquait pas, suivant la coutume des nourrissons de cet âge, et qu’elle n’avait pas l’air de prendre attention au bruit qu’on faisait autour d’elle. Monsieur Gaud se tourmentait de ça quand il était seul avec moi ; mais devant les autres, il ne disait rien pour ne pas les chagriner mal à propos.

Madame Régine s’était gardé pour elle et pour son mari les chambres d’en haut ; de là, on voyait la mer, la ville et la campagne tout à la fois. Bien souvent elle travaillait sur la terrasse, pendant que la petite dormait à côté d’elle dans son berceau, et quand le jeune Monsieur revenait de la ville, où il allait presque tous les jours, elle était la première à l’apercevoir sur la route ; ils se faisaient des signes avec leurs mouchoirs en s’appelant de loin. Enfin, voilà comme notre vie se passait, tranquille et sans embarras.

Un après-dîner que les deux Messieurs étaient allés à Dieppe, il vint un commissionnaire apporter un billet à la jeune dame. C’était son mari qui l’avertissait que, peut-être, ni son beau-père, ni lui ne rentreraient avant le lendemain matin : des amis les avaient engagés à dîner et ils n’avaient pas pu refuser.

Ce n’était pas là une grosse affaire, mais jamais depuis leur mariage il n’en était autant arrivé ; c’est pour ça que la chère petite dame devint toute triste après avoir reçu cette lettre. Madame Geneviève la plaisantait, et moi je lui disais des petits mots pour l’égayer ; pourtant, je voyais qu’elle gardait un chagrin qu’elle n’osait pas nous dire, de crainte de passer pour trop enfant.

À la tombée de la nuit, les dames allaient se mettre à table, quand tout d’un coup M. Gaud entra dans la salle à manger en disant d’un air tout gai : — Ah ! ah ! je vois qu’on prend vite son parti d’être veuve. Eh bien, moi, J’aime mieux ma mie au gué, j’aime mieux ma mie : c’est pour cela que je suis revenu. Et il alla embrasser sa femme et sa fille.

La première parole de Régine à son père fut de demander où était son mari. M. Philippe raconta qu’il l’avait laissé à la ville, avec deux camarades arrivés de Paris ce même matin-là ; que ces messieurs n’avaient point voulu se séparer de lui, et qu’ils étaient convenus de l’accompagner le lendemain, pour déjeuner tous en famille.

Je crois que ces arrangements n’allaient pas bien à la jeune dame, et qu’elle avait plus de souci qu’elle n’en montrait, car le reste de la soirée elle ne fut pas gaie comme de coutume : elle tourmentait sa petite, la promenait en avant, en arrière, dans le jardin et dans la maison. Enfin j’étais ennuyée de la savoir en peine, malgré qu’après tout, son mari ne risquait rien ; mais pour elle, si sensible, tout se faisait plus gros.

On mit coucher la petite un peu tard, ce soir-là pour qu’elle laissât reposer sa mère toute la nuit ; déjà, d’habitude, elle ne faisait qu’un sommeil et personne ne se dérangeait pour elle.

Madame Régine se mit aussi au lit ; je voulais rester près d’elle, comme autrefois, mais elle me renvoya en disant qu’une nuit était vite passée et qu’elle sonnerait si elle avait besoin de quelque chose. Moi, donc, toute tranquille, je lui souhaitai le bonsoir et je redescendis au premier, où j’avais ma chambre à côté de celle de Madame Geneviève. M. Philippe couchait un peu plus loin, juste au-des-sous de sa fille.

Ah ! Jésus ! Maria ! soupira la bonne après un moment de repos, celui qui m’aurait dit alors que la mort attendait derrière la porte de notre maison, je ne l’aurais pas cru certainement, parce que ce n’est pas possible de croire des malheurs comme ça !… Et pourtant, trois heures après…

Puis, faisant un grand effort sur elle-même, la vieille femme ajouta brusquement : — À présent, je vais vous dire la fin.

Je dormais en plein depuis un moment quand je ne sentis tirer par le bras et j’entendis la voix de M. Gaud qui disait :

— Marguerite, lève-toi vite et viens avec moi ! Je me secouai, je croyais faire un rêve. Le Monsieur redit encore :

— Vite, vite, Marguerite, Régine est en haut sur la terrasse, endormie… ne fais point de bruit : ma femme ne sait rien. Tous ces mots, mon maître les soufflait bas à mon oreille en serrant les dents ; sans le voir, je sentais qu’il tremblait et je répondais : oui, oui, comme une machine.

Quand il me sut réveillée, il sortit de la chambre sans presque toucher la terre : on aurait dit un fantôme.

J’étais plus morte que vive ; le sang me galopait dans les veines, les oreilles me sonnaient… Je cherchai ma robe et je l’enfilai en montant les escaliers pieds-nus, à tâtons, tout en pensant dans moi-même :

Seigneur, ayez pitié de nous ! Cette fois, nous sommes perdus !…

Je ne sais pas comment je suis arrivée jusqu’en haut, comment je me suis trouvée à côté de ma pauvre chère petite qui se tenait toute droite et toute raide à l’angle de la plate-forme, la tête tournée vers la ville, comme si elle regardait venir quelqu’un sur la route ; mais ce qui me fit sauter le cœur, c’est qu’elle avait sa fille dans ses bras… Le cher ange dormait aussi ! Ah ! mes bonnes dames, ce moment-là a plus duré pour moi que vingt ans de purgatoire, et pourtant, las ! il n’a encore que trop tôt fini !

M. Philippe avait fait le tour de la terrasse, il était de l’autre côté de sa fille, le bras tendu en avant pour la garantir en tous cas ; je faisais de même que lui et nous attendions en retenant notre souffle. Régine ne bougeait toujours pas. Je n’en pouvais plus !

Voilà que sans savoir pourquoi, peut-être parce que la petite avait remué, la jeune dame fit comme un saut sur elle-même en criant et ouvrant les bras tout grands… Le Monsieur se lança contre elle, moi j’étendis les deux mains, mais… je ne retins qu’à moitié Nancy : les deux corps du père et de la fille basculèrent par-dessus la bordure de fer-blanc et tout de suite je les entendis tomber ensemble dans le jardin sur les cailloux de l’allée !

En achevant ces mots, Marguerite, blême et épuisée, s’arrêta comme à bout de forces. Madame Panissot pleurait à chaudes larmes, mêlant à ses demi-sanglots quelques interjections incompréhensibles. Bonne-maman, très émue aussi, adressait à la vieille servante des paroles d’encouragement et de sympathie :

— Pauvre Marguerite, disait-elle, il eût mieux valu vous épargner la douleur de faire ce récit…

— Non, non, Madame, répondit celle-ci, croyez-moi, j’ai bien de peine à me rappeler tous ces malheurs ; tout de même, de les dire ça soulage un peu… toujours penser seule, toujours pleurer seule, ça vous tue !

Remise de son émotion, Madame Panissot voulut mettre à profit le besoin d’expansion que témoignait la gouvernante : elle fit questions sur questions pour connaitre la fin de cette terrible catastrophe et recevoir l’explication de quelques points du récit restés obscurs pour nous.

C’est ainsi que nous apprimes comment la bonne avait sauvé Nancy de la mort au moment où la mère la laissait inconsciemment tomber : l’enfant, entourée des langes de son berceau, retenue à moitié corps par Marguerite, ayant frappé contre les aspérités de la corniche, s’était fait cette profonde blessure dont on voyait encore la cicatrice à l’heure présente ; comment Madame Gaud, réveillée en sursaut par les cris désespérés de la domestique, se précipita à peine vêtue hors de la chambre, rencontrant Marguerite affolée, qui, sans pouvoir s’expliquer, lui remit la petite fille toute sanglante, pour courir au secours de ses maîtres…

Rien ne saurait rendre la naïve et poignante éloquence avec laquelle la gouvernante raconta les péripéties de ce drame : la stupeur de cette femme s’éveillant au milieu de la nuit pour se trouver tout d’un coup en présence de sa petite fille grièvement blessée, de sa fille morte et de son mari expirant ; les angoisses mortelles de deux créatures faibles, isolées, anéanties par un malheur foudroyant ; l’attente dans l’obscurité ; l’épouvantable désespoir de ce jeune homme, de cet époux en face du cadavre de sa femme ; son suicide ; enfin, pour comble de douleur, la folie de sa vieille maîtresse. Toutes ces choses, Marguerite les dépeignait dans ce langage simple et touchant qui lui était propre. Nous l’écoutions le cœur serré et attendri, et nos regards émus se tournaient affectueusement vers la chère orpheline à jamais privée des tendresses de ces êtres dont elle devait fatalement ignorer, à la fois, l’existence et l’amour.

On comprend que la dernière partie de cette longue narration fut abrégée autant que possible par la vieille bonne, incapable de supporter plus longtemps l’émotion d’aussi cruels souvenirs. Du reste, nous connaissions à peu près les événements qui suivirent la mort des trois membres de cette famille les amères tristesses et la lente agonie de Madame Gaud, l’inaltérable dévouement de cette humble et fidèle créature pour ses maîtres et bienfaiteurs. C’était là tout le bilan des dernières années de leur séjour à Chambéry.

Maintenant, Marguerite et Nancy allaient partir ; nous ne les reverrions probablement plus…

En écoutant grand’mère assurer notre vieille amie du constant souvenir que nous garderions d’elles, je compris pour la première fois ce que c’était qu’une séparation sans espoir de retour ; je fus triste, et, dès lors aussi, je commençai à soupçonner que la vie ce n’était peut être pas aussi amusant que je l’avais cru jusque-là.


FIN.