Vieilles gens et vieilles choses/2
LA MORT DE LALLO[1]
I.
Oh ! qu’il y a longtemps que cette histoire est arrivée ! Qu’il y a longtemps que je la garde silencieusement en mon souvenir, ainsi que l’on conserve l’impression d’une grande terreur ou d’une grande souffrance !
Nous étions bien petits alors, nous, les bambins du Chaffard ! Gais et lestes comme une bande de moineaux pillards, nous courions de ci, de là, dès le matin, par les bois, les champs et les prés, égrenant à tous les vents nos rires joyeux, humant à pleine poitrine l’air âcre et frais de la montagne, cet air de Savoie qui sent si bon !
Nous étions bien petits quand mourut le pauvre Lallò ! Lallò, notre guide, notre conseiller, notre soutien Lallò qui résumait en lui toute la force, tout le courage et toute la bonté que nous pouvions concevoir !…
Je ne sais trop pourquoi il me prend aujourd’hui
fantaisie de vous conter ce lugubre drame, pourquoi
mon esprit s’est arrêté sur ce terrible souvenir ;
mais ce que je puis dire, c’est qu’il a tant
de fois occupé mes songes et mes rêveries qu’il me
sera facile de vous le retracer vrai, simple, horrible,
comme je l’ai vu, comme il s’est passé.
De Sainte-Ombre à Chacuzard, nul garçon ne fut jamais si beau, si doux, si fort que Lallò. Il était l’idole de toutes les mères de notre commune et la pensée intime de toutes les jeunes filles. À dix-neuf ans, il avait encore sa chevelure noire bouclée, comme celle des petits anges que l’on voyait aux quatre coins de l’autel de la paroisse. Sous sa veste de serge, ses guêtres grises, son gilet à carreaux bruns et rouges, il donnait des distractions même à la prieure de la confrérie des filles, Mlle Mion, la nièce de Mme Sadoux, notre voisine à l’église.
Lallò était savant : il savait lire dans tous les livres ; il aurait certainement pu déchiffrer les pattes de mouche de M. Ritton, le notaire, ou les barres entremêlées de M. Michalet, le maître d’école. Il écrivait aussi quelquefois, le dimanche, sur une belle ardoise qu’il avait polie lui-même, et Mme Tissot, la regrallière (buraliste) avait eu recours à lui pour régler un compte où personne n’avait rien compris jusque-là.
Vous voyez qu’on avait bien raison au Chaffard d’aimer Lallò et d’en être fier pour tout l’honneur qu’il promettait au pays.
Nous, les petits, nous l’aimions, et partant nous le tourmentions. Il était toujours de corvée : c’était lui qui allait nous chercher à la cîme des grands peupliers les nids de pie ou de corbeau que nous convoitions en vain ; c’était lui qui nous faisait nos arcs, nos fifres, nos lacets, nos fouets, nos frondes ; lui qui nous cueillait des cerises, lui qui nous abattait les premières noix et les premières pommes de la saison.
Aussi, comme nous l’avons tous pleuré ! Comme le village fut morne et triste pendant son agonie, et que de fois, durant ces terribles heures, nous avons joint nos petites mains pour demander à Dieu de nous le conserver ! Tout fut vain, il mourut ! et pendant un grand mois, nous allâmes tous les jours porter sur cette terre froide et dure qui le recouvrait, des fleurs et des fruits qui, dans notre croyance enfantine, devaient lui faire compagnie.
II.
Lallò était l’ainé d’une famille nombreuse. Son père, Pierre Descolaz, tenait depuis vingt-deux ans la ferme de M. le juge-mage Paturel qui était un homme si riche qu’il ne connaissait pas sa fortune. C’était là du moins l’opinion de toutes les commères de l’endroit.
Pierre avait élevé son fils dans l’idée qu’il devait lui succéder dans la direction de la ferme ; aussi en avait-il fait un laboureur fini. Les vieux qui longeaient les terres du château, en allant à la messe le dimanche, regardaient avec admiration ces beaux champs de blé unis comme une carte, où chaque grain de froment semblait avoir été semé à la distance voulue, où le haut maïs et les pommes de terre buttées et sarclées avec soin, croissaient verts et drus, promettant des récoltes à remplir les greniers et les caveaux.
— « Celle qui prendra ce garçon-là pour mari, disaient-ils, fera une bonne poignée ! » — Et chacun pensait qu’il serait le bienvenu dans sa maison, le jour où il en demanderait l’entrée. Mais Lallò avait déjà fait son choix, au grand déplaisir de la Jeanne, sa mère.
Celle que le jeune homme aimait, c’était sa cousine Marianne Desait, la plus belle fille de tout le mandement. Ah ! qu’elle était jolie Marianne ! Comme elle était rieuse et gaie ! On connaissait dans la commune bien des têtes de vingt ans qu’elle avait mises à l’envers. Marianne avait dix-sept ans ; elle était blonde, aussi blonde que Lallò était brun. Dans la paroisse, on lui avait donné le surnom de Quinsonnet (petit pinson). Elle ne l’avait pas volé, certes ; jamais sa bouche n’était close : ou le rire ou la chanson, toujours sa voix se faisait entendre pure, fraiche, argentine, au fond de la taillée (le taillis) où elle suivait son père à la coupe des bois, dans les champs parmi les moisonneurs, dans les vignes au temps des vendanges.
Lallò passait bien des veillées d’hiver auprès du tour de Marianne ; et les soirs d’automne, quand filles et garçons allaient s’asseoir en rond dans les grands vergers fauchés, toujours les deux amoureux savaient se ménager une place isolée, plus abritée, moins en vue, pour s’y blottir. Que se disaient-ils lorsque, penchés l’un vers l’autre, ils oubliaient de tiller leur fagot de chanvre ou laissaient les jeunes couples chanter une ronde ou une complainte ? Que se disaient-ils ? Nous étions bien petits pour le savoir, mais autour d’eux, les vieillards souriaient, et quelques femmes, hors de cause en ces matières, murmuraient d’un ton bon enfant : « La jolie paire ! »
III.
Je vous ai dit que Jeanne Descolaz voyait d’un mauvais œil son fils courtiser sa cousine. C’est que cette femme-là était une vaillante travailleuse, une de ces natures dures à elles-mêmes et sévères sur la question des devoirs. Elle avait élevé huit enfants, et nourri trois des fils de son maître ; elle savait ce que c’était que la peine, et loin de la craindre, elle la recherchait, ne s’épargnant jamais. Sa voix était la première qui se faisait entendre après le chant du coq, son pas était le dernier bruit qui résonnait, le soir, dans la maison. Elle aimait toute cette famille qu’elle avait portée, allaitée, bercée et nourrie de son travail et de ses privations. Elle l’aimait de toute la force de son âme, mais jamais parole de louange n’était sortie de ses lèvres à l’adresse de l’un des siens. Son mari, qu’elle avait épousé à dix-neuf ans, était pour elle comme un maître : il la tutoyait, elle lui disait vous ; jamais je ne l’ai vue assise à la table commune. Pendant les repas où les enfants semblaient oublier un peu la rigidité du père, Jeanne avait toujours quelque chose à faire. Après avoir réparé toutes les omissions, toutes les négligences, et donné à chacun sa part, elle s’éclipsait, allait de l’écurie au fenil, du jardin au poulailler, puis revenait desservir et relaver les ustensiles de ménage, au moment où les travailleurs repartaient pour les champs.
Sa fille ainée, la filleule de Mme Paturel et la sœur de lait du petit Monsieur Gustave, promettait de lui ressembler, ce qui la comblait de joie ; joie mal contenue qui se trahissait par un mot d’approbation pour son œuvre chaque fois qu’il était question des compagnes de Fanny. Mais s’agissait-il de Marianne, sa nièce, elle n’en parlait jamais sans ajouter qu’elle était heureuse que sa fille n’eût point le même caractère. « — Celle-là, disait-elle d’un ton nuancé de pitié, aurait bien dû venir au monde chez des messieurs ; elle aurait au moins su porter le parasol des dames mieux qu’un fagot de buis de la montagne ou une corbeille de pommes au marché. »
Il est clair qu’avec de tels sentiments, la pauvre mère ne voyait pas avec plaisir son fils, son orgueil et sa préférence, devenir amoureux du « Quinsonnet. »
Les remontrances n’avaient pas manqué au jeune homme : « Que feras-tu, disait-elle parfois, d’une fille qui ne peut pas seulement porter trois cartans de blé au moulin ? La vois-tu à l’herbe avant le soleil levant ? Est-ce elle qui dépense beaucoup d’huile pour la veillée du samedi ? Va, va ce n’est pas avec des chansons que l’on élève une famille, que l’on paye une cense (fermage) et que l’on se met quatre sous de côté. Il ne te manque pas de quoi mieux choisir ici et ailleurs, si tu veux prendre femme ce qui ne presse pas encore, Dieu merci ! »
Mais Lallò laissait gronder sa mère, et retournait toujours, malgré lui, rôder autour de la jolie paysanne. Dans le pays, on ne trouvait pas qu’il fît bien, et nombre de bonnes langues disaient que cela tournerait mal. Nous qui ne savions pas, au fond, ce que c’était que l’amour, et à quoi ces allées et venues de Lallò devaient aboutir, nous prenions fait et cause pour Marianne elle était si jolie, et nous amusait tant !
Dans nos courses à travers les villages de la commune, nous trouvions toujours le temps de nous arrêter chez les Desait. Souvent, nous étions porteurs de messages amoureux de la part de l’un ou de l’autre, et il fallait voir comme celui de nous qui en était spécialement chargé, s’en acquittait sérieusement et avec fierté ! Il semblait qu’il grandissait dans sa propre estime. Marianne, Lallò te fait dire que, dimanche, il va à Saint Jeoire après vêpres ; il faut être chez toi, il y passera en revenant. Ou bien, c’était Marianne qui réclamait son cousin pour la veillée suivante ou pour une vogue prochaine[2].
La guerre que la mère Jeanne leur faisait, gênait un peu leurs amours ; c’est pourquoi ils employaient toutes les ruses et tous les moyens pour se voir et passer quelques heures ensemble.
Un des grands griefs de la fermière, c’était la coquetterie qu’elle reprochait à Marianne. La jeune fille aimait les froufrous, non point qu’en ce temps-là on en fit grand usage, mais la vanité de la fillette savait lui suggérer les moyens de se faire belle à peu de frais. Nulle paysanne ne savait porter aussi bien qu’elle la coiffe à la folle, se chausser de bas mieux tirés ; elle avait peu à peu ajouté à son fichu de laine des franges d’abord, une petite collerette ensuite ; son cou paraissait plus blanc depuis qu’elle nouait sa croix d’argent avec un large velours noir, dont les bouts longs et bouclés retombaient négligemment sur ses épaules ; puis, sa chevelure rebelle au peigne avait des ébourifferents si gracieux, si naturels qu’on lui pardonnait de la friser un peu le dimanche. Ses compagnes l’enviaient, et la critiquaient ; mais ce qui consolait Marianne, c’est que toutes essayaient de l’imiter. Elles perdaient leur temps et leurs peines ; cela, bien entendu, redoublait le ressentiment qu’elles en éprouvaient.
Les résultats de cette sourde animosité étaient quelques vertes semonces que Mlle Mion faisait subir à Marianne dans les réunions de la confrérie. Le pauvre Quinsonnet vivait avec la menace, sans cesse renouvelée de se voir enlever le voile, punition dont tremblait d’effroi toute la jeunesse féminine de la paroisse ; mais Marianne était incorrigible. À chaque grande fête de l’année, elle étrennait une robe ou une coiffe neuve, sans se préoccuper des conséquences. Il est vrai qu’elle savait que cela faisait plaisir à Lallò, lequel avait la faiblesse de la vouloir plus jolie et mieux mise que toutes les autres filles de son âge.
IV.
On était à la veille de la vogue de Bassens la Saint-Barthélemy, à laquelle filles et garçons pensaient depuis trois mois. Chacun, en allant au travail ou en expédiant la besogne pressée du samedi, se faisait part de ses projets pour le lendemain. Les uns porteraient leur goûter pour le manger à l’ombre des pommiers ou des saules ; d’autres invitaient leur bonne amie pour une contre-danse ; tous se promettaient de l’entrain et des bombances inusitées.
Marianne nous avait donné une commission pour Lallò : c’était la recommandation de ne point manquer d’aller chez elle ce soir-là, ayant, disait-elle, quelque chose de très-important à lui dire, quelque chose qui ne pouvait pas être remise. Nous allâmes, tout courants, le dire à notre ami. Il était fort occupé en ce moment-là ; par une coïncidence qui le contrariait beaucoup, il se trouvait que c’était les Descolaz qui devaient offrir le pain bénit à la messe du jour suivant.
C’était alors un événement dans une maison, lorsque le tour du pain bénit arrivait. Les parents, les amis, voire même un peu les ennemis ou ceux avec qui l’on avait eu quelques petites chicanes, se réunissaient à la table de famille. On allait très-loin dans les dépenses quelquefois il était convenu qu’en cette circonstance tout devait se mettre par les écuelles[3]. On tenait à si bien faire les choses qu’il n’était point rare de voir apparaître au commencement du repas une belle tête de veau blanchie ou une dinde hors d’âge.
Pierre Descolaz, fermier d’un homme de justice, conseiller délégué et chantre de paroisse, était un personnage trop important pour ne pas vouloir garder tout le décorum obligé. Aussi, depuis trois jours, était-on sur les dents à la ferme.
Les préparatifs, culinaires occupaient la Jeanne depuis le matin ; elle avait eu à pétrir du pain blanc et des gâteaux ; des rissoles se confectionnaient sur la grande table de cuisine, et les voisines avaient entendu les derniers cris d’un coq engraissé de longue main pour servir de pièce de résistance. Lallò préparait le bois pour activer la cuisson de toute la victuaille, et restait chargé en outre des courses à faire.
Le pain bénit commandé à Charnbéry ne pouvait être prêt que le dimanche matin. C’était encore sur le jeune homme que l’on comptait pour l’aller quérir ; comme aussi c’était lui qui devait le distribuer le lendemain à l’église, cérémonie qui intimidait les plus hardis de nos garçons.
En apprenant que sa cousine demandait à le voir, Lallò parut légèrement contrarié cependant il répondit qu’il ne manquerait pas d’aller chez son oncle, aussitôt la nuit venue. Nous le laissâmes donc à son ouvrage pour courir à de nouvelles distractions, et, surtout, nous préparer au grand plaisir du lendemain.
V.
C’était un beau dimanche d’août, celui-là, clair et chaud, dès le matin. Les collines de la Ravoire, de Saint-Baldoph et de Montagnole semblaient vêtues de gaze rose, pendant que la crête sévère du Granier s’élevait droite et raide dans le ciel d’un bleu pâle.
Nous aimions le dimanche, nous autres, bambins, il y avait autour de nous un mouvement, une allure de fête qui plaisait à notre nature turbulente. Dès que les volées de la grande cloche se faisaient entendre, nous courions nous appeler et savoir qui garderait la maison ou qui nous accompagnerait aux offices.
En ce beau temps-là, malgré que le paysan fût plus humble, plus simple et moins instruit que maintenant, il vivait plus cordialement avec ses maîtres ou les messieurs de son entourage. Tout en se sentant profondément inférieur à eux, il n’en gardait pas moins les façons franches et pleines de bonhomie de l’être content de son état. L’égoïsme n’avait pas encore gâté ces natures honnêtes. Tous étaient pauvres, tous acceptaient l’avenir de peine et de travail qui leur était réservé, mais tous savaient se faire un bonheur relatif avec les modestes ressources qu’ils possédaient. Nous vivions au milieu de ces paysans simples et bons, comme si nous étions de leur famille. Leurs enfants partageaient nos jeux, et souvent il arrivait que nous échangions contre leur pain noir les tartines de miel ou de confitures de notre goûter.
Nous nous étions éveillés, ce matin-là, plus tôt que de coutume. L’espoir d’aller à Bassens avait écourté notre sommeil, et longtemps avant que le soleil eût doré les rocs de Bellavarda, nous courions joyeux et bruyants à travers le village.
La curiosité nous prit d’aller voir les préparatifs du gala chez Pierre Descolaz ; nous devions passer devant chez lui pour nous rendre à l’église. Il fallait une bonne heure pour arriver au village, et c’était notre habitude de nous embarquer de suite après notre déjeûner, pour être à temps aux trois coups de la messe.
Il y avait tant à faire et à voir le long de cette route ombreuse que nous suivions ! Les noisettes et les mûres nous attardaient si souvent ! Puis, nous nous arrêtions devant chaque nouvelle maison, pour appeler les retardataires ou donner un bonjour à ceux qui faisaient le dîner.
En arrivant à la ferme du château, nous appelâmes de loin Lallò. Un des petits frères répondit qu’il n’était pas encore de retour de Chambéry, où il était allé avec Fanny, sa grande sœur, chercher le pain bénit. La mère Jeanne, qui allait et venait dans la maison, une cuillère à la main, nous invita à repasser chez elle après la messe pour manger un morceau de crochon (grignon) qu’elle nous garderait. Nous promîmes avec enthousiasme, et nous reprîmes notre volée.
VI.
Les derniers coups de cloche, annonçant le commencement de l’office, venaient de se faire entendre, comme nous franchissions l’escalier de l’église. Une odeur enivrante d’encens parfumait l’air chaud et lourd.
Je me souviendrai toujours de l’émotion indicible qui me serrait le cœur chaque fois que j’entrais dans cette petite église de village simple et nue, mais pleine pour moi de la présence invisible de ce Dieu que l’on m’apprenait moins à craindre qu’à aimer.
Je n’ai jamais aussi bien prié que là, et je donnerais bien gros pour retrouver, à cette heure, une de ces naïves et profondes adorations de mon enfance.
Le prêtre était à l’autel ; l’asperges me était dit, mais sur la table sainte manquait encore le pain bénit qui devrait être offert. C’était un événement ; on se regardait avec anxiété ; quelques sourires à double entente se dessinaient sur les lèvres minces des commères jalouses. « Comment pouvait-on faire attendre ainsi Monsieur le curé ?… »
Enfin, au grand soulagement de tous, Fanny entra portant un superbe pain safrané, capable de fournir cinq ou six fois à la distribution ordinaire. Lallò n’accompagnait point sa sœur, et la jeune fille rouge et essoufflée paraissait avoir porté seule la charge depuis la ville. Elle dit un mot bas à l’oreille du clerc, et sortit un instant pour se donner le temps de remettre un peu d’ordre à sa toilette.
La messe s’acheva sans que notre ami parût. Une autre circonstance bien faite pour exciter la curiosité, ce fut l’absence de Marianne ; fait aussi remarqué que possible, dans ce milieu si étroit et si formaliste, si enclin surtout à créer des torts à la jeune fille.
Ce n’était certes pas dans les habitudes du « Quinsonnet » de manquer une occasion de se montrer dans de nouveaux atours, et tout le monde savait que Marianne se préparait, dès longtemps, à briller à la célèbre vogue. Pourquoi donc était-elle demeurée à la maison ? Ce fut là l’objet des commentaires sans fin des villageois et villageoises, au retour de l’église.
Pressés de savoir à quoi nous en tenir et aussi de recevoir notre part du crochon promis, toute notre jeune bande prit par la dressière[4] de « vire avà » (tourne en bas) pour arriver plus tôt chez les Descolaz. Là, grandes furent notre surprise et notre peine d’entendre à l’intérieur de la maison une violente dispute dans laquelle tantôt les voix de Pierre Descolaz et de la mère Jeanne s’élevaient grondeuses et menaçantes, tantôt celle de notre ami Lalló reprenait contenue et irritée tout à la fois.
Pris de peur, nous déguerpîmes sans mot dire, en ayant, toutefois, assez saisi de la discussion pour comprendre que le père et la mère reprochaient à leur fils d’avoir manqué l’office de la paroisse, pour quelque commission ou quelque fantaisie de sa cousine ; et la Jeanne, à bout de patience, avait fini par cette phrase qui nous terrifiait : « Va, Lallò, Dieu te punira, c’est moi qui te le dis ; tu ne veux pas nous écouter, mais la Marianne fera ton malheur ! »
Sur cette terrible menace les voix s’étaient tues, et nous nous étions éloignés.
VII.
Ah la belle vogue que celle de la Saint-Barthélemy, il y a trente ans ! Une si belle vogue qu’elle aurait pu lutter de gaité, d’entrain et de bruit avec les plus fameuses kermesses du pays flamand. Comme toutes fes fêtes populaires, celle-ci avait sa légende. On racontait que deux de nos rois avaient voulu jadis visiter Bassens, ce jour-là. D’abord Victor-Emmanuel Ier, en 1817, puis Charles-Félix plus tard. Le peuple gardait souvenir de ces deux dates, de la dernière surtout, grâce à une anecdote restée dans la mémoire des villageois. Un des vieux du pays, enhardi par l’air bienveillant du roi, s’était approché du monarque, et tout en s’informant de la santé royale, avait fait dans son patois cette remarque insolite à sa très-gracieuse majesté : « Sire le rêy, vo-s-ai bien fé de n’amenâ pas v’tra fenna diên v’tron ciazo, car le fenne, mey d’y sé bin, y est to d’long on fottù êmbiarro ![5] »
Donc, Bassens était en fête : la foule endimanchée emplissait les chemins de rires et de chansons.
Le pré de vogue, entouré de tentes blanches faites avec des pieux et des draps de lit, était en outre couvert de groupes de promeneurs venus de la ville et des communes environnantes. Aux deux extrémités du verger immense, sous de larges pommiers branchus, des violons criards et des tambours d’occasion, marquaient la mesure aux danseurs qui avaient quitté veste et gilet pour être plus à l’aise.
Toute cette jeunesse s’en donnait à cœur joie ; mais le couple le plus admiré, celui qui, au dire des connaisseurs, s’en tirait le mieux et avec le plus de grâce, c’étaient nos amoureux, Marianne et Lallò. Aucun souvenir de la scène du matin ne paraissait troubler la quiétude des deux jeunes gens. Marianne resplendissait dans sa toilette fraiche et gracieuse ; Lallò paraissait oublier tout ce qui l’entourait pour le bonheur de passer le bras autour de la taille de la belle jeune fille.
Nous allions, nous, d’un groupe à l’autre, ouvrant de grands yeux devant les étalages de sifllets d’un sou, admirant les tours de force des saltimbanques invitant les badauds à entrer dans leur baraque branlante, et grignotant à belles dents les vogues et les chéretons[6] que l’on nous avait achetés en arrivant.
Au bout de quelques heures de ce plaisir fait de vacarme et de mouvement, les promeneurs devinrent plus rares chacun songeait au retour. Nous dûmes partir les premiers, bien à regret, et non sans nous être fait prier longtemps. L’autorité maternelle nous contraignit, en fin de compte, à reprendre le chemin du Chaffard, où nous arrivâmes à la grande nuit, dormant d’un œil et tirant d’une jambe, la tête bourdonnante encore de musique, de cris, de rires et de chansons.
Bientôt après, nous dormions tous sans entendre la voix lointaine des vogueurs attardés sur les grandes routes, chantant quelques-unes de ces complaintes dont le rhythme triste et doux s’harmonisait avec le silence et le recueillement d’une nuit d’été.
Les deux semaines qui suivirent ce dimanche-là, se passèrent sans incidents. L’ouvrage pressait ; la fin de la moisson, très en retard cette année-là, et le fauchage des regains occupaient tous les bras. C’était un grand entrain à la ferme et partout.
Comme nous aimions ces temps de moisson et de fenaison ! Partis, dès le matin, avec une troupe quelconque d’ouvriers, choisissant de préférence la plus nombreuse, nous écoutions avec un plaisir indicible les contes, les chansons, les mille cancans bavards des travailleurs insouciants. C’était là que se répandaient tous les bruits, toutes les médisances, les nouvelles du canton ; chacun apportait sa part de réflexions malignes, et les rires payaient amplement la peine des conteurs.
Puis, le dîner sous les arbres, au bord des champs d’épis mûrs, l’eau que l’on allait puiser à la fontaine, les mets que l’on se partageait sans façons, le bon sommeil que l’on faisait pendant les chaudes heures du jour, sur les gerbes empilées ou sur les tas de foin odorant, tout cela nous enchantait, nous petits citadins habitués à la réserve et à la contrainte d’une éducation plus élevée.
Ce fut dans une de ces réunions de bonnes langues que nous apprîmes les motifs de l’altercation qui avait eu lieu entre Lallò et ses parents : il s’agissait, en effet, d’une fantaisie de coquetterie de Marianne.
Sachant que son cousin devait aller à la ville, le dimanche matin, pour des commissions pressées, elle l’avait chargé de lui rapporter une coiffe neuve commandée en vue de la vogue, où elle se promettait de briller au bras du beau garçon. Cette coiffe, elle l’avait rêvée bien belle, bien riche, capable de faire rager Marie Guédioz et Rosalie Vitton, capable d’exciter la sainte colère de la prieure et l’envie de toutes ses compagnes. Aussi était-ce un secret que cette commande. Lallò seul devait être mis dans la confidence, car seul, il avait assez d’amour pour pardonner cette faiblesse. Donc, c’était entendu : son cousin laisserait partir Fanny avec le pain bénit, et s’en irait bien en cachette chez la marchande, laquelle avait juré solennellement que tout serait prêt à l’heure.
Mais on sait ce qu’est un serment de modiste. Quand Lallò vint lui réclamer la coiffe promise, c’est à peine si elle l’avait commencée.
L’amoureux, sachant ce qui l’attendait au retour s’il arrivait les mains vides, déclara qu’il ne partirait pas sans avoir le bonnet. Bien lui en prit : une heure après, il repassait au pas de course le pont de la Garatte en emportant le précieux paquet. Mais le temps s’était écoulé, et Marianne n’avait pu se rendre à la messe ce jour-là.
Après l’événement, étaient venus les commentaires. Toutes celles que la toilette du « Quinsonnet » avait éblouies ou écrasées, ne tarissaient pas de propos malveillants : — Le bon Dieu ne pouvait point bénir une fille qui avait le cœur de danser un jour où elle avait manqué aux offices…… Et on verrait bien…, et cela ne finirait pas ainsi…
Enfin, tout le monde la déchirait à belles dents.
Elle, pendant ce temps, travaillait à la ferme avec la famille Descolaz. Lallò, le plus fort et presque le chef de l’exploitation, tenait à tout. Lui, le rude ouvrier toujours prêt à lever un fardeau, à décharger une voiture, à lier des gerbes ou à les transporter, n’avait guère le temps de prendre du repos ; pourtant, depuis deux jours, il boitait d’une jambe ; c’était là un accident sur lequel il refusait de s’expliquer.
IX.
Un soir, à l’heure où grand mère et moi nous faisions la prière à haute voix, on frappa violemment à notre porte. La domestique se leva pour ouvrir, en demandant qui était là.
— Moi, moi, Pierre Descolaz, ouvrez vite, notre Lallò est presque mourant chez nous !…
Vous jugez de la stupeur qui accueillit ces paroles, dites d’une voix haletante et oppressée.
Le fermier entra ; il était ruisselant de sueur.
— Ah ! pauvre dame, à notre secours ! mon garçon est perdu ! cria-t-il en joignant les mains.
Grand’mère effarée le pressait de questions, mais il paraissait hors d’état de s’expliquer.
— Qu’est-ce donc, mon pauvre Pierre ? Que faut-il ? Qu’est-il arrivé ? Est-il tombé ? Mon Dieu, mon Dieu, dites donc vite !…
Toutes ces interrogations étaient faites sans suite, entremêlées des lamentations de Josette, notre cuisinière, et d’exclamations de ma part. Le vieux fermier fit un effort violent, comme s’il s’arrachait les mots de la poitrine :
— Dame ! exclama-t-il, je vous dis qu’il est perdu ! il est enragé !…
Grand’mère jeta un cri d’effroi. Josette se signa.
— Enragé, Pierre !… Oh ! ce n’est pas possible ! Je l’ai vu hier matin encore. Enragé ! mais comment, comment cela est-il arrivé ?
Pierre pleurait ; il ne pouvait plus parler, sa voix expirait dans sa gorge. Cependant nous comprîmes que le mal de jambe dont souffrait Lallò provenait d’une morsure qu’il avait reçue, le fameux dimanche de la vogue, lorsqu’il revenait de Chambéry. Le jeune homme, froissé des reproches qu’il avait eu à subir de la part de ses parents, s’était tu sur cette circonstance que, d’ailleurs, il croyait sans gravité.
Il fallut se contenter de ces explications sommaires. Pierre n’y teuait plus d’inquiétude.
— Ah ! pauvre dame du bon Dieu, reprit-il, venez vite avec quelque chose !… Il est comme fou depuis deux heures : il déparle, il crie, il écume… Oh ! si vous voyiez, si vous voyiez !…
— J’y vais, j’y vais ! disait grand’mère, en ouvrant tiroirs et placards ; et prenant à la hâte des fioles et des paquets de je ne sais quelles drogues, elle sortit avec le paysan.
Josette et moi, nous restâmes à la maison, bien en peine et bien désolées. J’aurais donné tout au monde pour voir mon cher Lallò que j’aimais tant, pour savoir ce que c’était que la rage et aussi ce que c’était que mourir, mais je dus me résigner à me mettre au lit. Josette s’installa avec son tricot dans ma chambre, car j’étais trop effrayée pour demeurer seule. Je me fis raconter toutes les histoires de chiens enragés qu’elle pouvait connaître. Je mourais de peur en écoutant ces récits, mais pas moyen de me décider à fermer les yeux ! Pauvre Lallò ! il allait mourir !… et nous ne le verrions plus ! C’était toute la conclusion que je pouvais tirer de nos interminables divagations sur la rage, et cette certitude me faisait verser toutes les larmes de mon cœur.
X.
Le lendemain, la sinistre nouvelle courait partout : chacun la colportait en la commentant. C’est qu’il y a trente ans ce mot de rage avait une expression plus terrifiante encore que de nos jours.
À cette époque, où presque jamais un médecin ne pénétrait sous le toit d’un paysan, où toute la science de guérir consistait à employer quelques remèdes secrets conservés mystérieusement dans une ou deux familles, et légués comme une partie patrimoine, être atteint de la rage était une chose horrible. La croyance que l’on devait impitoyablement étouffer les malheureux malades dès les premiers symptômes du mal, subsistait encore vivace dans tous les esprits si bien que personne dans notre village ne doutait que l’on en fit autant pour le jeune homme, s’il était prouvé qu’il fût vraiment enragé. Cela faisait frémir les plus durs et les plus insensibles.
Dans toutes les cours, dans tous les chemins, sur tous les seuils, des groupes se formaient en conciliabules ; il se débitait là des contes de toutes couleurs. Les uns émettaient l’avis que c’était la malédiction de la Jeanne sa mère qui devait être tombée en rage sur le pauvre Lallò d’autres faisaient le récit des scènes qui s’étaient passées pendant la nuit à la ferme, comment la dame avait envoyé chereber un médecin et aussi M. le curé, et comment, après s’être bien consultés tous deux, l’un était reparti en branlant la tête, et l’autre avait promis de revenir au matin.
Puis, c’était le tour des remèdes, des guérisons miraculeuses, le récit de tous les « má baillà » (maux donnés) et de toutes les « dégrâces » (disgrâces) dont s’était débarrassée chacune des personnes présentes. Les commères indiquaient force recettes pour les maux de jambe et les rages de dents ; on discutait sur la vertu du bouillon de vipère ou sur l’efficacité de crapauds fendus et appliqués vivants sur la morsure ; quelques-uns penchaient pour l’eau bénite bouillie à la chaleur du cierge pascal. Bref, tout le savoir médical des habitants se fit jour en cette circonstance.
Ce qui nous faisait le plus trembler, nous autres enfants, c’était cette sentence qui revenait à chaque instant dans la bouche des plus vieux et des plus expérimentés :
— Vous verrez qu’il faudra l’étrangler, si le médecin ne revient pas pour lui donner le bouillon d’onze heures !… — Et ces paroles, accompagnées d’un clignement d’œil particulier, laissaient sous-entendre à nos imaginations échauffées de terribles choses qu’apparemment nous devions ignorer.
Je brûlais du désir d’aller à la ferme et de voir tout ce qu’il en était. Du reste, je ne manquais pas de prétextes pour m’y rendre, malgré les observations de Josette. Grand’mère n’avait point reparu depuis la veille au soir plusieurs fois déjà on était venu la demander pour un motif ou pour un autre. Je saisis donc l’occasion de l’aller chercher pour courir chez les Descolaz. Cinq ou six de mes petits camarades m’accompagnaient, espérant se faufiler après moi dans la maison et voir… voir quoi ? Nous ne le savions vraiment pas, mais une curiosité intense nous poussait, et nous eûmes vite franchi les huit ou neuf cents mètres qui séparaient le Chaffard de la maison de Lallò.
XI.
Nous allions entrer dans la maison des Descolaz, quand nous vîmes venir à nous par le chemin du grand village une foule silencieuse et recueillie comme une procession.
En tête marchait M. le curé, revêtu d’un surplis et d’une étole ; il portait serré contre sa poitrine un objet entouré d’une étoffe de soie brodée d’or. Sur le même rang marchait le clerc Francois Chenallet, tenant élevé au-dessus de la tête du prêtre un large parapluie rouge en limoge, comme ceux des plus riches paysans du pays. De l’autre main restée libre, le clerc agitait de temps en temps une grosse sonnette qui avait un son sourd et voilé.
Tout cela, nous ne l’avions jamais vu ; aussi la bande de marmots qui m’avait suivie, s’arrêta-t-elle interdite, cherchant quelque trou de haie pour disparaître. Une vieille femme se trouvait dans la cour en ce moment :
— Mettez-vous à genoux, petits, nous cria-t-elle. le bon Dieu va passer.
Ces mots me bourdonnèrent à l’oreille, comme la trompette du jugement dernier. Nous nous agenouillàmes dans la poussière et sur les cailloux, en baissant la tête. Je tremblais comme une feuille. Je m’attendais à voir ou à sentir quelque chose d’extraordinaire. M. le curé passa, les gens du village passèrent, je ne vis rien, je ne sentis rien ! Mes compagnons se relevèrent, et s’enfuirent moi, je restai, et en me faufilant au milieu de la foule, je parvins à entrer dans la maison.
Des pleurs, un murmure sourd de prières dites, à voix basse, voilà tout ce que j’entendis au premier moment.
Il y avait tant de monde dans cette première pièce que je ne pouvais voir ce qui s’y faisait seulement, de temps à autre, les gémissements du pauvre Lallò arrivaient jusqu’à nous par la porte entr’ouverte de la chambre.
On attendit quelques minutes ; puis, la voix grave de Monsieur le curé commanda de faire retirer tous ceux qui n’étaient pas de la famille, l’état du malade ne permettant pas de l’administrer pour le moment. La maison se vida en peu d’instants. Bien des femmes en sortant tenaient leur tablier sur leurs yeux, bien des hommes avaient la manche de leur habit mouillée.
C’était affreux en effet d’entendre crier Lallò : sa voix d’ordinaire vibrante et claire avait des sons sourds et détonnants, comme ceux d’une cloche fêlée.
N’osant point m’avancer davantage, je m’étais mise, après le départ de la foule, dans un coin obscur où se trouvaient deux des petits frères ; ceux-là pleuraient franchement. Fanny, assise sur un banc, la tête appuyée sur le pétrin, demeurait silencieuse et immobile. Le gros Benoit, frère aîné de Pierre Descolaz, remuait distraitement les bûches presqu’éteintes qui garnissaient le foyer, où une marmite grondait sourdement sur les braises qui l’entouraient. Il y avait encore quelqu’un dans cette cuisine : c’était une femme, non pas à genoux, mais pliée et ramassée sur elle-même, à moitié cachée par un grand buffet mis en travers de la pièce. Son corps, dont je ne voyais que la partie inférieure, semblait secoué par un frisson continuel ; de temps en temps, lorsque Lallò râlait plus fort, le tremblement qui l’agitait redoublait, et j’entendais un bruit qui passait entre ses dents serrées.
J’avais si peur que mon front était tout mouillé de sueur.
XII
De la place où j’étais, je voyais à peu près un tiers de la chambre où couchaient d’habitude les époux Descolaz et les plus jeunes des enfants.
En ce temps là, comme maintenant encore, les grands garçons avaient leur lit sur le fenil en été, dans l’écurie en hiver. Il était rare qu’il y eût deux chambres à coucher dans une maison de paysans.
Si quelqu’un de la famille tombait malade, il prenait la place du père et de la mère ; ceux-ci s’arrangeaient comme ils pouvaient : le mari dormait à la grange, et la femme avec ses filles.
Lallò devait donc être dans le lit paternel, mais je ne le voyais pas. Les seules personnes que je pusse apercevoir, étaient Monsieur le Curé, qui priait les mains jointes, la figure contractée, et François, le clerc, debout à côté de lui, les yeux tout mouillés de larmes.
Je vous l’ai dit, j’avais bien peur ; ce qui surtout m’impressionnait le plus, c’était d’entendre mon pauvre ami. Ses phrases sans suite n’avaient aucun rapport avec la situation présente : il appelait ses compagnons de travail, grondait ses frères, gourmandait ses bœufs ; tout cela s’entrecoupait de cris subits et de silences plus effrayants encore. Je ne savais pas ce que c’était que le délire, et je ne pouvais comprendre comment il disait tant de choses qui n’étaient pas vraies.
Cela ne faisait qu’augmenter le désir que j’avais de le voir, et ma curiosité l’emportant sur mes hésitations, je m’avançai sur le seuil de la chambre, en passant ma tête par l’entre-bâillement de la porte. Le tableau qui frappa mes regards est tellement resté présent à ma pensée, que je n’ai qu’à fermer les yeux pour le revoir vivant et affreux.
Dans un angle de cette pièce éclairée seulement par une étroite fenêtre grillée, juste en face de moi, couché sur le lit, les jambes liées avec une corde, le haut du corps retenu de même, le pauvre mourant que nous avions connu si beau et si alerte, se tordait dans des convulsions atroces.
De son chevet, Pierre Descolaz aussi pâle, aussi raide que les statues que j’avais vues dans la chapelle de Lémenc, les bras entourés de linges roulés, regardait droit devant lui. De l’autre côté, François Fluttaz, leur voisin, les mains enveloppées de même, fixait le malade avec des yeux hagards. Au pied du lit, la Jeanne courbée en deux, la tête cachée dans son tablier, tremblait et sanglotait à la fois. Grand’mère, agenouillée, lisait à mi-voix dans un livre de prières.
Moi, je regardais surtout Lallò. Je ne pouvais croire que ce fut lui, tant il était affreux. Sa tête allait et venait, comme celle d’un enfant que l’on berce trop fort ; les cordes qui l’attachaient au lit, l’empêchaient de se soulever ; cependant je distinguais très-bien ses traits. Il était tout bouffi, tout enflé ; son nez et ses lèvres avaient grossi, son cou était gonflé ; par moments, il ouvrait la bouche toute grande pour aspirer l’air ; ses dents claquaient ; sa respiration montait en sifflant de son gosier que l’on eût dit être devenu trop étroit.
Oh ! mon Dieu, qu’il était terrible à voir, surtout lorsque, dans le paroxysme d’une crise, il invoquait la mort, et priait les assistants d’en finir par pitié pour ses souffrances !
— Monsieur le curé, criait-il, en fixant ses yeux rouges et enflammés, Monsieur le curé, faites une prière au bon Dieu pour qu’il me fasse définir !… Puisqu’il faut que je m’en aille, qu’il me prenne tout de suite ! Pardon, pardon, mon Dieu, je souffre trop, je brûle, je brûle ! Oh ! si j’ai fait des péchés, j’ai bien fait mon enfer, depuis hier !
— Mère, reprenait-il d’une voix qu’il essayait d’adoucir, mère, vous m’avez bien pardonné tous mes manquements, n’est-ce pas ? Dites-moi que vous n’en voudrez pas à vous savez bien qui je veux dire.
Elle n’en peut pas mais, voyez-vous !…… C’est le bon Dieu qui l’a permis comme ça… Que je souffre, Seigneur ! Que j’ai chaud dans la poitrine !… Mère, vous m’embrasserez quand je serai mort. Oh ! pardonnez-moi, s’il vous plaît, je suis votre garçon, votre enfant, votre Lallò…… Ah ! si j’avais des étoupes dans la bouche, elle ne serait pas plus sèche !…… Comme ça me ferait plaisir, si je pouvais tous vous embrasser avant de mourir !…… mais je ne puis pas…… je suis enragé, enragé !…… Oh ! tuez-moi, tuez-moi, père, tuez-moi !…… Monsieur le curé est là, il vous pardonnera tout de suite…… Ce n’est pas un péché d’achever quelqu’un comme moi…… Pitié, mon Dieu, pitié !…… J’ai trop de mal !…… »
Puis le délire ou l’assoupissement succédait à ces terribles crises. Dans ses rêves, le pauvre malheureux luttait tantôt contre des ours, des chiens, des serpents, tantôt contre des fantômes ; parfois, il appelait Marianne. Alors il devenait doux et tendre, essayait de répéter quelques-uns des refrains qu’ils avaient chantés jadis ensemble :
« Je t’en donnerai une robe,
Un cotillon fait z’à la mode ;
Un petit corset de velours.
Sera pour porter tous les jours…… »
Oh ! que cela fendait le cœur de l’entendre chanter ainsi !
De temps en temps, Pierre lui essuyait le front et la Jeanne, s’approchant de ses jambes, lui embrassait les genoux, l’appelant de tous les mots les plus caressants comme s’il avait encore été tout petit. Personne ne prenait garde à moi ; je restais debout sur le seuil de la porte, la main sur la bouche pour ne pas pleurer trop fort : il me semblait que mes pieds tenaient à la pierre ; et que jamais plus je ne bougerais de là……
Un instant, le malade se calma ; on crut que c’était la mort qui venait. Grand’mère dit quelques mots bas à la Jeanne, celle-ci se leva doucement et vint se pencher sur le lit pour écouter la respiration courte et haletante de son fils… Puis, approchant ses lèvres du visage de l’agonisant :
« Tiens, tiens, mon Lallò, dit-elle, je ne veux pas que tu partes comme ça… Je veux que tu sois embrassé par ta mère avant de mourir !… Seigneur ! sanglota la pauvre femme, quand sa bouche eut touché le front de son enfant, c’est comme un charbon rouge ! Pauvre petit ! pauvre petit ! que le bon Dieu le prenne tout de suite pour qu’il ne souffre plus ! »
Et, se tordant les mains de désespoir, la mère retomba à genoux.
XIII.
Lallò avait senti, dans sa torpeur, le baiser maternel ; il avait entendu cette prière, il essaya malgré ses liens de bondir en avant.
François Fluttaz étendit le bras pour le retenir ; il n’en était pas besoin, les cordes étaient solides ; la tête du moribond retomba en arrière, mais le repos d’un instant avait cessé, une crise affreuse recommença.
« À mon secours ! à mon secours ! râla-t-il d’une voix sourde, éraillée, pleine de hoquets et de sanglots. Mère, je brûle, j’ai du feu partout, je veux qu’on me tue, je veux qu’on m’assomme !…… Père, ayez pitié de moi ! Oh ! si je pouvais me briser la tête moi-même, comme ce serait vite fait !…… Père, c’est bien fini tout de même… une heure de plus, une heure de moins, pour vous autres, cela ne fait rien, et moi, je n’en puis plus ! plus !!! »
Alors il se passa dans cette chambre une scène dont je frémis encore après tant d’années écoulées.
On entendit comme un hurlement de loup ou un beuglement de taureau irrité sortir de la poitrine de Pierre Descolaz. Il regarda farouchement autour de lui, et se dirigeant d’un pas lourd vers un des angles de la chambre, il se baissa, prit un objet que je ne pouvais voir, et revint vers le lit. Il était terrible sur sa tête nue, ses cheveux gris semblaient s’être hérissés tout d’un coup ; ses lèvres entr’ouvertes paraissaient rire malgré elles, pendant qu’un ruisseau de larmes coulaient sur ses joues blafardes et ridées.
« Monsieur le Curé, dit-il en levant sa main armée d’un marteau de tailleur de pierre, c’est assez comme ça, n’est-ce pas ? Si le bon Dieu ne veut pas le prendre, moi, je vais lui donner…… » Le marteau était juste au-dessus du front de Lallò qui le regardait de ses grands yeux fixes et rouges. Le bras du père allait retomber…… mais, prompt comme la pensée, le prêtre s’élança en retenant la main du malheureux égaré.
« Arrêtez ! arrêtez, Pierre ! cria-t-il, vous seriez un assassin ! Cette vie appartient à Dieu, seul il connaît la minute où l’âme de votre fils doit paraître devant lui !…… »
« Alors, million de tonnerres !… qu’il la fasse sonner vite !… » rugit le paysan, et, pris d’un vertige subit, le pauvre homme chancela un instant comme font ces grands arbres que l’on abat, puis son corps s’en alla rouler devant le lit où râlait son enfant.
Malgré la vivacité de mes souvenirs, je ne saurais dépeindre l’horreur d’un tel moment.
Il y eut beaucoup de mouvement dans la chambre.
On secourut Pierre ; Benoit et Fanny le transportèrent devant le foyer. Les enfants accoururent en pleurant. La mère Jeanne poussait des cris à s’ouvrir la poitrine. Grand’mère et le prêtre récitaient à haute voix les prières pour la recommandation de l’âme, car cette fois c’était bien l’agonie qui commençait pour Lallò.
Brisé sans doute par cette dernière émotion, il avait fermé les yeux : un souffle toujours plus oppressé passait à travers ses lèvres contractées ; sa figure avait pris une expression étrange ; dans quelque minutes il avait vieilli de dix ans ; ses membres se détendaient, comme s’ils eussent été écrasés par un poids énorme. Il resta bien longtemps ainsi ; la respiration devint toujours plus insensible, toujours plus distante. Enfin, Monsieur le curé s’approcha, étendit la main, fit un grand signe de croix sur ce corps qui ne bougeait pas et dit d’une voix basse et étouffée :
« Remerciez Dieu, Jeanne, votre fils ne souffre plus ! » C’était fini, Lallò était mort ; il avait dix-neuf ans et sept mois.
XVI
Personne n’avait répondu au prêtre dans cette lugubre chambre ; personne n’avait bougé. Il me semblait que tout le monde était mort autour de moi. J’eus peur, si peur que je me retournai soudainement pour m’enfuir. Derrière moi, je vis Marianne, les mains cramponnées au battant de la porte. Son regard était égaré, sa bouche ouverte n’avait plus de cris, sa poitrine plus de sanglots ; on eût dit qu’elle était en pierre.
Je compris que c’était elle que j’avais aperçue dans le coin obscur de la cuisine, lors de mon entrée dans la maison. La pauvre créature avait assisté, invisible, à toute cette atroce agonie de son bien-aimé Lallò. Sans doute, le désir de revoir le cher mort l’avait poussée vers cette chambre où elle n’osait entrer de crainte de rencontrer le regard de la mère désespérée.
Tout cela, je l’ai pensé depuis, mais alors j’étais trop jeune pour me rendre compte d’un sentiment. Je ne voyais que les faits, et j’en fus si effrayée que je sortis en courant de cette demeure désolée sans oser me retourner. J’arrivai à la maison pleurant et tremblant tout à la fois. Josette me gronda, me dit que j’avais la fièvre, que je mourrais comme Lallò en punition de ma désobéissance, et cent choses aussi terrifiantes, puis elle finir par me coucher, en continuant à maugréer.
Depuis ce moment là, je perds complétement souvenir de ce qui se passa. On m’a dit que j’avais été malade pendant plusieurs jours, que grand’mère avait beaucoup pleuré, mais de tout cela, je n’en puis rien dire par moi-même, si ce n’est que pendant bien des mois je ne pus m’endormir, le soir, sans que quelqu’un restât près de mon lit. Voilà pour ce qui me concerne.
Maintenant, si vous tenez à savoir ce que sont devenus les personnages de cette histoire, je puis vous le dire en peu de mots.
Tous les vieux sont morts ; un à un, ils sont allés se ranger sous les croix noires du petit cimetière où dort aussi, depuis bien des années, la chère et sainte femme qui fut ma grand’mère.
Le prêtre qui avait assisté aux derniers moments du jeune homme existe encore, je crois. Il y a quelques mois, je le vis passer sous mes fenêtres, blanchi et courbé par l’àge, mais toujours doux et triste, comme je l’avais connu dans mon enfance
La ferme de M. Paturel est tenue par Étienne Descolaz, le cadet de toute la famille. Daudon est mort à l’attaque de la tour de Solférino, en 1859 ; Fanny est mariée à B***, près Chambéry ; elle a de beaux enfants dont l’un, m’a-t-on dit, ressemble à son oncle Lallò.
Et Marianne ?…… Ah ! Marianne, c’est le côté sombre et poignant de ce souvenir que j’ai évoqué pour vous. Bien peu de personnes dans la commune, où elle est née, et où elle vit encore, savent ce qu’a été cette grande vieille fille maigre, pâle et triste, qui chaque matin et chaque soir de l’été, passe en rasant les haies du village, menant paître ses deux vaches dans les marais communaux. Les enfants ne l’aiment pas, ils en ont peur.
Jamais elle ne rit, jamais elle ne s’arrête en chemin, jamais on ne la voit aux foires, aux vogues, ni aux marchés des environs. Elle vit seule, toute seule, travaille beaucoup, et donne presque tout ce qu’elle gagne aux pauvres du Chaffard. On m’a dit, car je ne l’ai pas vue depuis vingt ans au moins, que sa chevelure si blonde et si bouclée, est maintenant toute blanche !……
Pauvre Marianne qui donc autre que moi se souvient que tu as été si rieuse et si jolie ? Qui se souvient là-bas, dans ce petit hameau tout rebâti à neuf, des amours de Lallò et du Quinsonnet ?……
- ↑ Lallo — diminutif de Claude, patois des environs de Chambéry.
Nous nous permettrons d’employer quelquefois des expressions locales. La première fois qu’elles se rencontrent, nous les donnons d’abord en italiques, et nous les faisons. suivre de leurs correspondants français quand cela est nécessaire. - ↑ Vogue — fète annuelle d’un village.
- ↑ Se ruiner en festins.
- ↑ Sentier de traverse sur une côte rapide.
- ↑ Sire le Roi, vous avez bien fait de n’amener pas votre fmrme dans votre voyage, car les femmes, moi je le sais bien, c’est toujours un fameux embarras.
- ↑ Sorte de giteaux safranés.