Vie et opinions de Tristram Shandy/4/57

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 156-159).



CHAPITRE LVII.

Plan de campagne.


Amoureux, s’écria le caporal ! — monsieur se portoit si bien il y a deux jours, quand je lui racontois l’histoire du roi de Bohême ! l’histoire du roi de Bohême, dit mon oncle Tobie !… (Il rêva quelque temps)… Qu’est devenue son histoire ? » —

« Nous l’avons perdue je ne sais comment, dit le caporal. — Mais alors monsieur n’étoit non plus amoureux que moi. — Cela me vint, dit mon oncle Tobie, lorsque tu me quittas avec la brouette et les outils. Je restai seul avec Mistriss Wadman. Le trait qu’elle m’a laissé est encore là, ajouta-t-il en montrant sa poitrine. —

» Eh ! bien, dit le caporal, il n’y a qu’à marcher. — Monsieur sait bien qu’elle n’est non plus en état de soutenir un siège que de voler. » —

Mais comme nous sommes voisins, dit mon oncle Tobie, ne seroit-il pas mieux que je l’informasse civilement… » —

« Si j’osois, dit le caporal, être d’un avis différent de monsieur ! »

« Parle librement, dit avec bonté mon oncle Tobie. »

« Eh ! bien, dit le caporal ! sauf le respect de monsieur, je tomberois brusquement sur elle comme un tonnerre, pour répondre à ses petites attaques traîtresses ; et ensuite je lui parlerois civilement. — Car si elle s’aperçoit la première que monsieur est amoureux d’elle… — Dieu soit à son aide, dit mon oncle Tobie ! en ce moment, Trim, elle ne s’en doute non plus que l’enfant qui n’est pas encore né. »

Ô mon bon oncle ! —

Il y avoit déjà vingt-quatre heures que la veuve Wadman avoit tout dit à Brigitte, sans omettre une seule circonstance ; et en ce moment elles tenoient ensemble un petit conciliabule, touchant certains doutes, certains scrupules, relatifs à l’issue de l’affaire, et que le diable qui ne dort jamais avoit fait naître dans l’esprit de la veuve, avant même qu’elle n’eût achevé son Te Deum. —

« Si je l’épouse, disoit la veuve Wadman, j’ai bien peur, Brigitte, que le pauvre capitaine ne jouisse pas d’une bonne santé. — Il a reçu une si terrible blessure à l’aîne ! » —

« Bon, madame, répliqua Brigitte ! elle n’est pas si considérable que vous pensez. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je la crois bien guérie. » —

« Je voudrois en être sûre, dit la veuve Wadman ; — mais uniquement par rapport à lui. »

« Si madame le désire, dit Brigitte, j’en saurai tout le détail avant qu’il soit huit jours. — Car tandis que le capitaine lui rendra des soins, il est certain que monsieur Trim me fera sa cour ; et c’est mon affaire, ajouta-t-elle, de le traiter de sorte qu’il ne me cache rien de tout ce que nous avons intérêt de savoir. »

Elles prirent donc ainsi leurs mesures ; et mon oncle Tobie et le caporal prenoient les leurs de leur côté. —

» Maintenant, dit le caporal, en posant sa main gauche sur sa hanche, et animant son geste de la main droite, avec un air qui garantissoit presque le succès, — si monsieur veut me laisser faire, et me confier la conduite de l’attaque… » —

« De tout mon cœur, Trim, dit mon oncle Tobie. Et comme je prévois que dans toute cette guerre tu me serviras d’aide-de-camp, voici déjà une couronne pour t’aider à arroser ton brevet. » —

« Eh ! bien, dit le caporal, faisant d’abord une révérence pour son brevet, il faut prendre dans le grand coffre les habits galonnés de monsieur ; — il faut raccommoder les manches de celui qui est bleu et or. — Je retaperai à monsieur sa perruque à la Ramillies, et j’aurai un tailleur pour retourner ses culottes d’écarlate. » —

« J’aimerois mieux celles de pluche rouge, dit mon oncle Tobie. — Monsieur n’y pense pas, dit le caporal. »