Vie et opinions de Tristram Shandy/4/55

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 152-155).



CHAPITRE LV.

Un clou ne chasse pas l’autre.


Rien ne fait voir les caractères de mon père et de mon oncle Tobie sous un point-de-vue plus plaisant, que leurs différente manière d’agir dans les mêmes accidens. J’appelle l’amour accident et non pas malheur, dans l’opinion où l’on sait que je suis qu’il rend toujours le cœur d’un homme meilleur. — Grand Dieu ! comment devoit être le cœur de mon oncle Tobie quand il étoit amoureux, — étant déjà si parfaitement bon quand il ne l’étoit pas ?

Mon père, comme il paroît par quelques-uns des papiers qu’il a laissés, étoit très-sujet à cette passion avant son mariage. Mais c’étoit toujours avec une sorte d’impatience originale, et même un peu acide ; et quand l’accident lui arrivoit, au lieu de s’y soumettre en bon chrétien, il enrageoit, se démenoit, tapoit des pieds, faisoit le diable à quatre ; et écrivoit contre l’objet de sa passion la diatribe la plus amère dont il pût s’aviser.

J’en ai retrouvé une en vers, qui s’adresse à je ne sais quel œil qui avoit troublé son repos pendant deux ou trois nuits. Dans le premier transport de son ressentiment, voici comme il commence :


Maudit œil que l’enfer confonde !
Œil né pour le malheur du monde !
Qui mets les gens en pire état,
Que payen, turc ou renégat !.....


En un mot, tout le temps que duroit le paroxisme, mon père n’avoit à la bouche qu’injures, qu’imprécations, et presque des malédictions. — Seulement il étoit trop impétueux pour suivre la méthode d’Ernulphe, pour suivre même sa réserve. Mon père qui étoit de l’esprit le plus intolérant, ne se contentoit pas de maudire sans exception tout ce qui sous le ciel pouvoit entretenir ou exciter son amour ; jamais il n’achevoit sa litanie de malédictions sans se maudire lui-même à son tour, comme un des fous et des imbécilles les plus fieffés, disoit-il, qui eût jamais été lâché dans le monde.

Mon oncle Tobie au contraire prit le tout comme un agneau ; il s’assit tranquillement, et laissa le poison travailler dans ses veines sans résistance. — Dans les douleurs les plus aiguës de sa blessure (comme au temps de celle qu’il avoit reçue à l’aîne) il ne lui échappa pas une expression chagrine ou de mécontentement ; il ne s’en prit ni au ciel ni à la terre ; il ne pensa ni ne parla mal de qui que ce soit. Pensif et solitaire, il s’assit, sa pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa jambe boiteuse, poussant de temps à autre quelque soupir sentimental, — qui, mêlé avec les bouffées de tabac, ne pouvoit incommoder personne.

Je le répète, il prit le tout comme un agneau. —

À la vérité, il commit d’abord une méprise. — Le matin de cette même journée, il avoit monté à cheval avec mon père, pour tâcher de sauver un petit bois charmant, que le doyen et le chapitre de Shandy faisoient abattre pour en donner le profit aux pauvres (d’esprit, certainement, car l’argent en fut partagé entre le doyen et les chanoines.) — Le dit bois se trouvoit en vue de la maison de mon oncle Tobie, et lui étoit du plus grand secours pour sa description de la bataille de Wynnendale ; — aussi avoit-il couru avec empressement pour le sauver.

Il avoit été au grand trot, — sur un cheval dur, — avec une selle incommode. — Bref, il étoit arrivé que la partie séreuse du sang avoit pénétré entre cuir et chair, et avoit causé un apostème aux pays bas de mon oncle Tobie. — Lorsque ce clou (car c’en étoit un) commença à pousser, mon oncle Tobie qui avoit peu d’expérience en amour, se persuada que c’étoit là un des symptômes et une des parties constituantes de sa passion ; — mais l’apostème venant à crever, et l’amour restant le même, mon oncle Tobie comprit bien que sa blessure n’étoit pas blessure superficielle, et qu’elle avoit pénétré jusqu’à son cœur.