Vie et opinions de Tristram Shandy/4/49

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 136-141).



CHAPITRE XLIX,

La Béguine.


« La douleur de mon genou, continua le caporal, étoit excessive en elle-même, mais les chaos de la charrette sur un chemin, extrêmement raboteux, la rendoient encore plus vive, et chaque pas étoit la mort pour moi ; — le sang que je perdois, le manque de soin, la fièvre que je sentois venir… — Pauvre garçon ! dit mon oncle Tobie ! — C’en étoit plus, dit le caporal, que je n’en pouvois supporter.

» Je racontois mes souffrances à une jeune femme, dans une maison de paysan où notre charrette qui étoit la dernière de la ligne avoit fait halte, et où l’on m’avoit fait entrer. — La jeune femme avoit tiré un cordial de sa poche, en avoit versé quelques gouttes sur du sucre, et voyant que cela me ranimoit, elle m’en avoit donné deux ou trois fois. — Je lui racontois donc la violence de la douleur que je sentois ; elle est si poignante, lui disois-je, que j’aimerois mieux ne jamais me relever de ce lit que je vois dans le coin de la chambre, et y mourir tranquillement, que de faire un pas de plus dans la maudite charrette.

« Elle essaya de me conduire à ce lit que je lui montrois ; mais je m’évanouis dans ses bras. — Elle avoit un excellent cœur, comme monsieur pourra le voir, dit le caporal en essuyant ses yeux. » —

« Je croyois l’amour une chose joyeuse, dit mon oncle Tobie. » —

« N’en déplaise à monsieur, c’est quelquefois la chose la plus sérieuse du monde.

» À la persuasion de la jeune femme, la charrette et les autres blessés étoient partis sans moi ; elle avoit assuré que j’expirerois en y rentrant. Tellement que lorsque je revins à moi, je me trouvai dans une cabane tranquille et paisible, où il n’y avoit plus que la jeune femme, le paysan et la femme du paysan. J’étois couché en travers sur le lit qui étoit dans le coin de la chambre ; ma jambe blessée reposoit sur une chaise, et la jeune femme à côté de mon lit tenoit d’une main sous mon nez le coin de son mouchoir imbibé de vinaigre, et de l’autre m’en frottoit les tempes.

» Je la pris d’abord pour la fille du paysan ; car ce n’étoit pas une auberge ; — et je lui offris une petite bourse où il y avoit dix-huit florins. — C’étoit encore un gage, continua Trim, en essuyant ses yeux, que ce pauvre Tom en partant pour Lisbonne m’avoit envoyé par un soldat de recrue.

» Je n’avois jamais fait ces tristes détails à monsieur. » Trim essuya ses yeux une troisieme fois. —

» La jeune femme appella le vieillard et sa femme, et leur montra l’argent, sans doute pour m’obtenir d’eux un lit et toutes les petites choses dont je pourrois avoir besoin, jusqu’à ce que je fusse en état d’être transporté à l’hôpital. — Allons, dit-elle ensuite en serrant la petite bourse, je serai votre banquier ; mais comme cette charge ne remplira pas tout mon temps, je serai aussi votre garde malade. »

« À la manière dont elle me parla, et à son habillement que je commençai à regarder alors plus attentivement, je vis que la jeune femme ne pouvoit pas être la fille du paysan.

» Elle étoit vêtue de noir de la tête aux pieds, et ses cheveux étoient cachés sous une bande de batiste qui serroit son front. C’étoit une de ces religieuses dont monsieur sait qu’il y a un grand nombre en Flandre, et qui ne sont pas cloîtrées. » —

« D’après ta description, Trim, dit mon oncle Tobie, je juge que c’étoit une jeune béguine. — C’est une espèce de religieuse qui ne se trouve qu’en Flandre et à Amsterdam. Elles différent des religieuses ordinaires, en ce qu’elles peuvent quitter le cloître pour se marier. Leur profession est de visiter et de soigner les malades ; j’aimerois mieux, je l’avoue, que ce fût leur inclination. » —

« Celle-ci m’a souvent dit, répliqua Trim, qu’elle me rendoit tous ces soins pour l’amour de Jésus-Chrit. — Je n’aimois pas cela. — J’aurois voulu que ce fût un peu pour l’amour de moi. — Je crois, Trim, dit mon oncle Tobie, que nous pourrions bien avoir tort tous les deux ; nous le demanderons ce soir à M. Yorick, chez mon frère Shandy ; n’oublie pas, Trim, de m’en faire souvenir. » —

« La jeune béguine, continua le caporal, m’avoit à peine dit qu’elle seroit ma garde-malade, qu’elle se mit en devoir d’en remplir les fonctions. Elle sortit, et au bout de quelques minutes qui me parurent bien longues, elle me rapporta des flannelles et des drogues pour mon genou, qu’elle bassina et fomenta pendant une couple d’heures ; puis elle me prépara une écuelle de gruau pour mon souper ; et quand je l’eus prise, elle me promit de revenir de grand matin, et me souhaita une bonne nuit. —

» En dépit de son souhait, ma nuit fut bien mauvaise. — La fièvre fut très-violente ; — la figure de la béguine ne cessa de me tourmenter. — À chaque instant j’aurois voulu partager le monde en deux, et lui en donner la moitié. — À chaque instant je m’écriois : Pourquoi n’ai-je qu’un havresac et dix-huit florins à partager avec elle ! — Tant que la nuit dura, je vis la belle béguine comme un ange bienfaisant, se tenir près de mon lit, en soulever les rideaux, et m’offrir des potions cordiales. Je ne fus tiré de mon songe que par la belle béguine elle-même, qui revint auprès de moi à l’heure promise, et qui me rendit en réalité les mêmes services dont je venois de rêver. — En vérité elle me quittoit à peine ; et je m’accoutumai tellement à recevoir la vie de ses mains, que je pâlissois et que mon cœur défailloit quand elle sortoit de la chambre. — Et cependant, continua le caporal, en faisant la réflexion

du monde la plus étrange,…

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. . . . . .je n’étois pas amoureux. — Car pendant les trois semaines qu’elle fut auprès de moi, nuit et jour occupée à panser mon genou, et à me rendre tous les soins les plus familiers ; je puis bien dire à monsieur que je ne sentis pas une seule fois ce que j’entends par amour. » —

« Cela est très-singulier, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« Très-étonnant, dit la veuve Wadman. » —

« Rien n’est cependant plus vrai, dit le caporal. » —