Vie et opinions de Tristram Shandy/3/89

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 234-238).



CHAPITRE LXXXIX.

Calais.


Calais, Calatium, Calusium, Calesium.

Cette ville, si vous en croyez ses archives, (et je ne vois aucune raison de les révoquer en doute) n’étoit autrefois qu’un petit village appartenant aux anciens comtes de Guines. Elle contient aujourd’hui près de quatorze mille habitans, sans compter quatre cents vingt feux dans la ville basse ou les faubourgs. Il faut supposer qu’elle ne sera arrivée que par degré à sa grandeur actuelle.

Il y a dans la ville quatre couvens et une seule église paroissiale. J’avoue que je n’en ai pas pris la mesure exacte ; mais il est aisé d’en approcher par conjecture. — Car, comme la ville renferme quatorze mille habitans, si l’église peut les contenir, elle doit être d’une grandeur considérable ; — et si elle ne le peut pas, il est ridicule de n’en avoir pas une autre. — Elle est bâtie en forme de croix, et dédiée à la vierge Marie. Le clocher, au haut duquel est une flèche, est placé au milieu de l’église, et porté sur quatre piliers de forme élégante et assez légère, mais cependant suffisamment solides.

L’église est ornée de onze autels, dont la plupart sont plus élégans que riches. Le maître-autel est un chef-d’œuvre en son genre. Il est de marbre blanc ; et, suivant ce qu’on m’a dit, il a près de soixante pieds de haut. S’il en avoit davantage, il seroit aussi haut que le mont Calvaire ; d’où je conclus qu’en conscience il est d’une hauteur raisonnable. —

Rien ne m’a frappé davantage que la grande place, que nous appelons en anglois carrée. Je ne saurois dire si elle est bien pavée et bien bâtie ; mais elle est au centre de la ville, et la plupart des rues (du moins celles de ce quartier) y aboutissent — Si l’on avoit pu avoir une fontaine à Calais, ce qui paroît impossible, il n’est pas douteux qu’on l’eût placée au centre de ce carré, où elle auroit fait un très bel effet ; — quoique ce carré ne soit pas précisément un carré : car il est de quarante pieds plus long de l’est à l’ouest, que du nord au sud. Aussi les François en général ont-ils plus de raison de les appeler des places, n’étant presque jamais des carrés parfaits.

La maison-de-ville est assez laide, et conséquemment peu digne d’être mise en vue ; sans quoi elle auroit pu briller sur cette place, à côté de la fontaine. Mais elle suffit pour sa destination, et est assez spacieuse pour contenir les magistrats qui s’y rassemblent de temps en temps. — De sorte que l’on peut présumer que la justice y est réguliérement distribuée.

Je suis, comme l’on voit, fort instruit sur ce qui concerne la ville ; mais comme il n’y a rien de curieux dans le Courgain, je m’en suis peu occupé. C’est un quartier séparé de la ville, qui n’est habité que par des matelots et des pêcheurs. Il consiste en une quantité de petites rues proprement bâties ; la plupart des maisons sont en brique. Il est extrêmement peuplé ; mais cette population s’explique par le genre de nourriture de l’espèce de gens qui y demeurent.

Au reste, un voyageur peut l’aller visiter pour se satisfaire.

Mais il ne faut pas qu’il oublie la tour du guet ; elle mérite d’être vue. On l’appelle ainsi à cause de sa destination ; parce qu’en temps de guerre elle sert à découvrir les ennemis, qui pourroient s’approcher de la place du côté de terre, ou du côté de mer, et à en donner avis. — Mais elle est d’une hauteur si prodigieuse, et attire vos regards si continuellement, que l’on ne peut s’empêcher d’y faire attention malgré soi.

Je fus très-fâché de ne pouvoir obtenir la permission de visiter les fortifications, qui sont les plus fortes du monde, et qui, depuis qu’elles ont été commencées jusqu’à nos jours, c’est-à dire, depuis Philippe de France, comte de Boulogne, jusqu’au moment ou j’en parle, ont coûté (suivant le calcul d’un ingénieur Gascon) plus de cent millions de livres. — Il est à remarquer que c’est à la tête de Graveline, du côté où la ville est naturellement la plus foible, qu’on a dépensé le plus d’argent ; tellement que les ouvrages extérieurs s’étendent beaucoup dans la campagne, et occupent un grand terrein.

Cependant, quoique l’on ait pu dire et faire, il faut convenir que Calais n’a jamais été aussi important par lui-même que par sa position, et cette entrée facile qui a tant de fois fournie à nos ancêtres pour pénétrer en France. Mais cet avantage n’étoit pas même sans inconvéniens ; et Calais a été pour l’Angleterre dans ces temps-là une source de querelles, aussi répétées que Dunkerque dans le nôtre. On regardoit à bon droit cette ville comme la clef des deux royaumes ; et c’est de-là que sont venus tant de débats, pour savoir qui la garderoit.

De ces débats, le plus mémorable fut le siége, ou plutôt le blocus de Calais par Édouard III. La ville resista une année entière aux efforts de ses armes, et se défendit jusqu’à la dernière extrémité ; la famine seule l’obligea de se rendre. — Le dévouement d’Eustache de Saint-Pierre, qui s’offrit le premier comme victime, pour sauver ses concitoyens, a placé le nom de ce généreux magistrat parmi ceux des héros. — Et, comme ce détail ne prendra pas plus d’une cinquantaine de pages, ce seroit faire au lecteur une injustice criante, que de ne pas lui donner le détail exact de cet événement romanesque et du siége lui-même, dans les propres mots de Rapin Thoiras.