Vie et opinions de Tristram Shandy/3/55

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 156-160).



CHAPITRE LV.

Convoi et Oraison funèbre.


Je rapporterai en peu de mots, dans le prochain chapitre, tout ce qui me reste à dire sur le jeune Lefèvre ; ce qui comprend tout l’espace qui s’écoula depuis la mort de son père jusqu’à l’époque où mon oncle Tobie proposa au mien de me le donner pour gouverneur ; — et je n’ajouterai que très-peu de détails à ce chapitre-ci, dans l’impatience où je suis de retourner à ma propre histoire. —

Mon oncle Tobie, comme gouverneur de Dendermonde, rendit au pauvre lieutenant tous les honneurs de la guerre ; — il accompagna le corps au tombeau, conduisant lui-même le deuil, et menant le jeune Lefèvre par la main.

Yorick, de son côté, pour n’être pas en reste, rendit au défunt tous les honneurs de l’église, et l’enterra en grande pompe au milieu du cœur. — Il paroît même qu’il prononça son oraison funèbre. Je dis, il paroît ; et j’en juge par une note que j’ai trouvée sur l’un de ses sermons.

C’étoit la coutume d’Yorick, (et je suppose qu’elle lui étoit commune avec tous ceux de sa profession) de noter sur la première page de chacun de ses sermons le lieu, le temps, et l’occasion où il avoit été prêché. — Il y joignoit toujours un petit commentaire sur le sermon lui-même ; et en vérité rarement à sa louange. — Par exemple : — Sermon sur la dispersion des Juifs. Je n’en fais pas le moindre cas : je conviens que c’est un prodige d’érudition ; mais d’une érudition triviale, et mise en œuvre plus trivialement encore.

Celui-ci est d’une composition lâche. Je ne sais ce que diantre j’avois dans la tête quand je le fis.

— N. B. L’excellence de ce texte, c’est qu’il convient à tous les sermons ; et de ce sermon, c’est qu’il convient à tous les textes.

Pour celui-ci, je mérite d’être pendu ; j’en ai volé la plus grande partie ; et le docteur Pidigunes m’a dénoncé. — Rien n’est tel qu’un voleur pour en découvrir un autre.

Sur le dos d’une demi-douzaine je trouve écrit so so, et rien de plus ; — et sur les deux autres, moderato. — Ils sont tous huit dans un seul paquet rattaché avec un bout de ficelle verte, qui semble avoir jadis appartenu au fouet d’Yorick ; ce qui me fait conclure que par so so et par moderato, Yorick entendent à-peu-près la même chose ; et en cela il étoit d’accord avec le dictionnaire italien d’Altieri. —

Il faut pourtant convenir que les deux sermons étiquetés moderato sont cinq fois meilleurs que les so so, — montrent dix fois plus de connoissance du cœur humain, — renferment soixante et dix fois plus d’esprit et de feu ; — et pour m’élever par une gradation convenable, découvrent mille fois plus de génie. — Aussi quand je donnerai au public les sermons dramatiques d’Yorick, quoique je ne compte en admettre qu’un de tout le nombre des so so, je n’hésiterai pas à faire imprimer les deux moderato dans leur entier.

Je n’entreprendrai pas de deviner ce qu’Yorick pouvoit entendre par ces mots, lentamente, tenute, grave, et quelquefois adagio, tels que je les trouve sur quelques-uns de ses sermons. — Je serois encore plus embarrassé d’expliquer : à l’octava alta, con strepito, con l’arco, senza l’arco, et autres termes de musique avec lesquels il en a désigné d’autres. — Ce que je sais, c’est que ces mots ont sûrement un sens ; et Yorick, qui étoit à-la-fois musicien et prédicateur, les appliquoit de ses sonates à ses sermons. — Je ne doute même point que chacun de ces signes qui nous échappent, n’eût pour lui une signification distincte et précise.

— Parmi tous ses sermons, il y en a un, (et c’est lui qui m’a conduit à cette longue digression) ; il est sur la mort, et il a sans doute été fait à l’occasion du pauvre Lefèvre. Il est écrit d’une plus belle main que les autres, ce qui annonce une sorte de prédilection en sa faveur. Du reste, il est négligemment rattaché avec une lisière de laine, et enveloppé dans une feuille de papier bleu, qui sent encore le droguiste. Mais je doute que ces marques apparentes d’humilité aient été mises à dessein, d’autant que tout à la fin du sermon et non au commencement, (ce qui est contre l’usage invariable d’Yorick), je trouve écrit de sa main le mot :


Bravo.


Tout, à la vérité, concourt à radoucir ce que cette expression peut avoir de choquant. — Le mot est placé à deux pouces et demi au moins de distance de la dernière ligne, tout en bas de la page, et dans ce coin à droite qui est ordinairement recouvert par le pouce. Il est écrit avec une plume de corbeau, en petits caractères, et d’une encre si pâle, qu’en vérité on peut à peine se douter qu’il est là. — C’est plutôt l’ombre de la vanité, que la vanité elle-même ; — c’est plutôt une secrète complaisance, un mouvement passager de satisfaction, qui s’élève dans le cœur du compositeur à son insu, qu’une marque grossière d’applaudissement qu’on auroit l’effronterie d’offrir au public. —

Je sens bien que, malgré tous ces adoucissemens, j’ai rendu un mauvais service à Yorick en entrant dans toutes ces particularités, et que j’aurois dû les taire pour l’honneur de sa modestie ; — mais quel homme n’a pas ses foiblesses ? — Yorick n’en étoit pas plus exempt qu’un autre. Mais ce qui excuse la sienne en cette occasion, ce qui la réduit presque à rien, c’est que le mot fut barré quelque temps après par lui-même par une ligne d’une encre plus noire qui le traverse, comme s’il s’étoit rétracté, ou qu’il eût été honteux de sa première opinion.